Nous avons déjà vu que, pour Karl Marx, le capital se définit comme un rapport de production, caractérisé par l’expropriation des producteurs, la transformation de la force de travail en marchandise et la formation de plus-value par exploitation de cette force de travail [1]. Cette définition du capital centrée sur le procès de production se complète par une autre centrée sur le procès de circulation comme « valeur en procès » : valeur tendant à s’autonomiser sous la forme fétichiste d’une « substance automate », capable en apparence de se conserver et de se valoriser par elle-même en un mouvement cyclique indéfiniment recommencé [2].
Or le capital est à la fois l’un et l’autre puisqu’il est l’unité de son procès de production et de son procès de circulation. En ce sens, chacune des deux définitions précédentes est unilatérale et la nécessité s’impose d’une troisième définition qui permette de rendre compte de la réalité du capital dans son unité. Une telle définition existe bien chez Marx : c’est celle du capital comme pouvoir.
Cependant cette troisième définition du capital ne fait pas, de la part de Karl Marx, l’objet d’une élaboration aussi minutieuse que les deux précédentes. Placée à l’horizon de sa pensée, elle est essentiellement perceptible comme le point de rencontre d’un certain nombre de ses lignes de fuite de cette dernière.
Selon son acception la plus courante, le pouvoir est ce rapport qui confère à des hommes la capacité de commander à d’autres hommes : la capacité de diriger, d’organiser et de contrôler leurs activités, en imposant une volonté extérieure et étrangère à la leur propre. En ce sens immédiat, ce rapport de production qu’est le capital est incontestablement un rapport de pouvoir. Au sein de son procès de production, il se présente comme un commandement exercé sur les producteurs salariés qui se manifeste dans la direction, l’organisation et la surveillance de leur travail par les agents qui le personnifient (les capitalistes, les managers, etc.). Plus largement, c’est l’ensemble du procès social de production que le capital tend à commander en le dirigeant et en l’organisant par l’intermédiaire de son procès de circulation. Par le bais de ce dernier, le capital détermine les proportions fluctuantes selon lesquelles le travail social doit se répartir entre les différentes branches et secteurs pour assurer les conditions de sa propre reproduction.
Bien plus, le capital ne se contente pas de commander au travail comme à une réalité qui lui resterait extérieure et étrangère. Il s’approprie (s’incorpore) en fait l’ensemble des puissances du travail social dont il fait sa puissance propre. C’est le cas au sein du procès de production dans lequel sous forme du capital fixe (le système des instruments mécaniques et automatiques) il concentre en lui les puissances naissant de la socialisation du procès de travail : de la coopération entre un grand nombre de travailleurs, de la division du travail en une série de tâches parcellaires et spécialisées, enfin de la science elle-même comme force productive générale matérialisée dans le système des machines. Mais cela n’est pas moins vrai en ce qui concerne le capital circulant qui assure l’unité du procès global de production sociale, en reliant entre eux ses différents éléments (les différentes entreprises capitalistes) : la coopération des producteurs à l’échelle de la société entière prend alors la forme de l’entrelacement des mouvements des innombrables capitaux singuliers. Ainsi le capital apparaît comme omnipotent parce qu’omniprésent :
« (…) toutes les forces du travail sont transposées en celles du capital : dans sa partie fixe est absorbée sous forme matérialisée la force productive du travail (indépendante et extérieure à lui) ; dans sa partie circulante (…) tout se passe comme si le capital faisait les avances à l’ouvrier, et assurait la simultanéité de l’activité dans toutes les branches. » [3]
Ainsi, sous la forme du capital social, la force productive totale de la société finit par se poser comme une puissance séparée des producteurs et de la société dans son ensemble, une puissance qui leur devient à la fois extérieure et étrangère, qu’elle ne commande plus mais qui, au contraire, tend à l’asservir. Le pouvoir du capital sur la société procède en ce sens de l’aliénation de la puissance productive de la société, appropriée par le capital et retournée par lui contre elle. Le capital acquiert ainsi un véritable pouvoir de vie et de mort sur le corps social.
La détermination du capital comme pouvoir n’est pas moins présente au sein de sa définition comme valeur en procès. Elle s’y explicite même en des termes qui donnent une définition originale du pouvoir comme médiation sociale autonomisée : comme autonomisation d’un rapport social relativement à ses propres acteurs.
C’est déjà en ces termes que Karl Marx rend compte de ce qu’on appelle couramment le pouvoir de l’argent. Tout détenteur d’une certaine somme d’argent peut en effet s’approprier n’importe quelle marchandise ; et, au-delà de cette dernière, il peut commander en un sens l’activité de ceux qui l’ont produite. Tout se passe comme si, avec l’argent qu’il a en poche, un individu disposait d’un fragment de la puissance sociale qu’il peut exercer, à son gré, sur toute parcelle du travail social. Ce qui conduit Karl Marx à comparer l’argent à une sorte de pierre philosophale :
L’argent « investit l’individu de la domination générale sur la société et le monde des puissances, des travaux, etc. C’est comme si la découverte d’une pierre me procurait, indépendamment de ma personne, la maîtrise de toutes les sciences. La possession de l’argent me met en relation avec la richesse (sociale), comme la pierre philosophale avec toutes les connaissances. » [4]
Bien plus, l’argent me permet de dépasser les limites de ma simple individualité et de m’approprier l’ensemble des qualités humaines :
« Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles - à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je puis m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante, est anéanti par l’argent ». [5]
L’argent possède donc le pouvoir de métamorphoser, de transfigurer mon être, de le parer de toutes les déterminations et richesses de l’humanité. Et on devine immédiatement tous les attitudes, représentations, investissements fantasmatiques qui s’attachent à ce pouvoir de l’argent et qui participent pleinement de son fétichisme.
Ce pouvoir, l’argent ne le tient que de son caractère de rapport social autonomisé. Conformément à son concept, il n’est rien, en effet, que la forme autonome prise par la valeur, autrement dit par un rapport social médiatisant produits et producteurs. Il est ce rapport matérialisé, cristallisé, condensé en une chose (dans le cas de la monnaie métallique) ou même un simple signe (dans le cas de la monnaie fiduciaire ou scripturaire). Et ce n’est qu’en leur qualité de matérialisation de ce rapport social que cette chose ou ce signe confère la capacité d’exercer un pouvoir à celui qui les possède. Ce n’est que parce que ce bout de métal, ce bout de papier ou ce code informatique matérialise et condense à la fois la médiation des hommes entre eux et avec leurs propres produits que son possesseur acquiert pouvoir sur les uns aussi bien que sur les autres, en commandant leurs rapports réciproques.
Le pouvoir de l’argent connaît cependant des limites. Car l’argent n’existe que dans la présupposition de la circulation marchande qui le fait naître. Pour que son pouvoir puisse se développer et s’approfondir, il faut qu’il puisse se poser non seulement en médiation dans cette circulation mais encore dans la production même des marchandises. Il faut qu’il médiatise non seulement les produits mais encore les différents éléments du procès de production lui-même : matières de travail, moyens de travail, force de travail. Et c’est ce qui a lieu quand l’argent se métamorphose en capital :
Tout pouvoir se pose aussi comme principe unificateur du corps social, comme principe qui en assure la cohésion ainsi que la permanence. Cette troisième détermination du pouvoir se retrouve également au sein du capital.
Pour le montrer, il faut reprendre une idée chère à Marx et pourtant peu développée par les marxistes après lui : celui de la réification tendancielle de ce qu’il nomme « das menschliche Gemeinwesen », l’être-en-commun des hommes, la communauté humaine. Réification qui se produit sous l’effet du développement de la production marchande et de sa généralisation sous forme capitaliste. C’est sous cet angle que l’approche du capital comme pouvoir a été la plus développée par Karl Marx.
Les formes précapitalistes de production et de propriété, les formes précapitalistes de la vie sociale plus généralement, présentent toutes, à différents titres et sous différentes formes, un caractère communautaire. Le développement des relations marchandes va exercer un double effet dissolvant sur ces formes communautaires précapitalistes. D’une part, il tend à faire éclater les limites étroites des communautés locales et à les ouvrir sur des ensembles sociaux plus vastes, à la constitution desquels il participe d’ailleurs pleinement, en débouchant en définitive sur la formation d’un marché aux dimensions mondiales. D’autre part, s’il tend ainsi à unir ce qui était séparé, il tend de même à séparer ce qui était uni. L’introduction des échanges marchands à l’intérieur même des communautés va de pair (à titre de cause et d’effet à la fois) avec le développement de la division sociale du travail, sur la base de la propriété privée des moyens de production, impliquant ainsi l’éclatement de l’ancienne communauté de travail. A la production communautaire, oeuvre d’un collectif de travail, n’ayant pas d’autre sens ni d’autre but que la reproduction de la communauté en tant que telle et trouvant en elle ses limites, se substitue alors une production marchande, alimentée par des producteurs séparés les uns des autres, uniquement mus par leurs intérêts singuliers.
Mais le développement des rapports marchands va produire encore un autre effet relativement au caractère communautaire de la production et de la vie sociale. Il ne va pas seulement le dissoudre ; il va aussi le réifier : de sociale, la communauté humaine devient purement matérielle.
Cette réification se manifeste en premier lieu en ce que la production marchande socialise les produits dans le mouvement même où il privatise les activités productives. Dans les conditions de la production marchande, les travaux individuels ne revêtent immédiatement comme tels aucun caractère social ; chacun reste au contraire enfermé dans une sphère d’activité privée, isolée, particulière. C’est l’inverse, cependant, pour les produits qui se posent immédiatement dans leur caractère de marchandises, donc de valeurs d’usage sociales, qu’ils confirment dans l’échange. Et ce n’est que par l’intermédiaire de l’échange marchand de leurs produits que les activités productrices et les producteurs eux-mêmes manifestent leur caractère social. En bref, les rapports sociaux entre les producteurs ne se manifestent plus que par l’intermédiaire des rapports sociaux entre leurs produits, entre des choses.
En second lieu, cette réification de la communauté sociale se manifeste par les conditions qui sont faites désormais à l’appropriation individuelle des produits du travail social. Dans les formes communautaires, cette appropriation était assurée à tout individu par son appartenance à sa communauté de naissance, de travail et de vie. Il en va autrement dès lors que règne la production marchande : pour qu’un individu puisse s’approprier un produit quelconque du travail au sein et par le biais de la circulation marchande, il faut qu’il puisse l’échanger contre un autre produit de même valeur, dont il est lui-même producteur ou du moins possesseur (propriétaire) à un titre quelconque. La condition de possibilité de l’appropriation par un individu des produits du travail social, donc de la richesse sociale, n’est plus sa propre appartenance à une communauté sociale, qui au demeurant n’existe plus. Cette condition de possibilité ne réside plus que dans la participation de ses propres produits ou possessions au circuit incessant des échanges marchands, autrement dit dans leur participation à la communauté des marchandises. C’est cette dernière, par son mouvement propre, qui détermine désormais la possibilité ou non pour un individu de s’approprier une partie du produit du travail social, de même d’ailleurs qu’elle détermine la quantité de ce produit qu’il peut s’approprier. La seule véritable communauté n’est donc plus celle des hommes mais bien celle des choses.
Cependant, sous la forme du simple argent, la réification de la communauté humaine reste encore limitée. D’une part, sous cette forme, la communauté matérielle résulte de la médiation d’actes sociaux qui restent extérieurs à cette médiation et sont autonomes à son égard, qu’elle ne détermine pas immédiatement comme tels : les travaux des multiples producteurs privés. D’autre part, sous forme de la monnaie, la communauté réifiée se pose déjà en présupposition de l’activité des hommes, puisque la circulation marchande est désormais le point de départ et le point d’arrivée obligés de la production. Mais elle n’est pas pour autant encore sa fin. En effet, pour les producteurs, c’est la valeur d’usage et non pas la valeur qui est le véritable but du procès d’échange : la vente de leurs propres produits n’est pour eux que le moyen de procéder à l’achat d’autres produits. En définitive, à ce niveau, la réification de la communauté humaine est encore limitée dans la mesure où ce sont encore les hommes qui apparaissent comme le principe du mouvement économique, tant au niveau de la production (par leurs travaux) qu’au niveau de la consommation (par leurs besoins) : ils en sont encore le point de départ et le point d’arrivée. En un mot, le mouvement économique, l’échange matériel dans la société s’effectue encore par eux et pour eux.
Ce sont précisément ces limites qui vont se trouver dépassées par la transformation de l’argent en capital. Sous la forme de ce dernier, la valeur autonomisée ne dépend plus d’actes productifs individuels auxquels elle ne commanderait pas, puisqu’elle se rend maître de tout le travail social. De même, la valeur n’est plus alors ici un simple moyen au service de la jouissance individuelle (au service de l’appropriation de valeurs d’usage, au service de la consommation personnelle). Au contraire, elle est devenue elle-même la fin dernière du procès économique en s’interposant comme condition nécessaire de toute jouissance individuelle.
Dès lors, sous une forme réifiée précisément, le capital présente tous les attributs qui ont été ceux des antiques communautés humaines sur les ruines desquelles il s’est développé. Le capital se pose en condition et fin à la fois de tout travail individuel et, au-delà, de toute existence individuelle.
[1] Cf. A. Bihr, « Le concept de capital chez Marx », dans revue ¿ Interrogations ?, N°9. L’engagement, décembre 2009 [en ligne]
[2] Cf. A. Bihr, « La critique de la valeur. Fil rouge du Capital », dans revue ¿ Interrogations ?, N°10. La compétence, mai 2010 [en ligne]
[3] K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique [1857-1858], Paris, Anthropos, 1967, tome 2, page 216.
[4] Ibid.
[5] K. Marx, Manuscrits de 1844 [1844], Paris, Editions Sociales, 1969, page 121.
Bihr Alain, « Le capital comme pouvoir », dans revue ¿ Interrogations ?, N°11 - Varia, décembre 2010 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Le-capital-comme-pouvoir (Consulté le 21 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747