Pérez Yolinliztli, Rozée Virginie
Dans le cadre de la prochaine révision de la loi de bioéthique (prévue en 2019), l’autorisation de l’autoconservation ovocytaire pour raisons dites sociales constitue un élément de débats dans la société française. Objet de divers rapports institutionnels relayés par les médias, cette technique reste cependant une réalité peu documentée de façon empirique. L’objectif est ici de contribuer à ces débats en confrontant les arguments déployés dans ces rapports aux réalités sociodémographiques et aux discours et expériences des femmes qui ont recours à cette technique. Nous montrons que les principales controverses portent principalement sur les risques sociaux qu’elle entrainerait. En effet, elle pourrait remettre en cause l’ordre générationnel et genré de la reproduction en permettant des maternités tardives et en donnant davantage d’autonomie aux femmes. Ces projections ne correspondent cependant pas au projet et au vécu des femmes utilisatrices rencontrées.
Mots clés
Autoconservation ovocytaire, santé, genre, maternité, reproduction
Oocyte self-preservation in France : an analysis of a controversial biomedical practice
As part of the next revision of the French bioethics law (planned for 2019), the authorization of oocyte self-preservation for so-called social reasons is an important element of the debate in French society. Even though it has been the object of several institutional reports widely relayed by the media, it remains a poorly empirically documented phenomenon. The objective here is to contribute to this debate by analysing the arguments of these reports and by confronting them with the socio-demographic realities and the discourses and experiences of women who use this technique. We show that the major controversies around its use are mainly focused on the social risks that it would entail. Indeed, it could challenge the generational and gendered order of reproduction by permitting delayed motherhood and by giving more autonomy to women. These consequences, however, do not correspond to the maternal project and the experiences of the women we interviewed.
Keywords
Oocyte self-preservation, health, gender, motherhood, reproduction
L’autoconservation ovocytaire est une nouvelle pratique biomédicale qui consiste à congeler, et donc à conserver pour un usage ultérieur, les ovocytes des femmes. La congélation des ovocytes est devenue possible à la fin des années 1980 et a donné lieu à une première naissance en 1986 en Australie (ASRM, SART, 2013). Actuellement, et ce après une première naissance en 1999 au Japon (Académie nationale de médecine, 2013), la technique utilisée est la vitrification qui permet une congélation ultrarapide des ovocytes [1]. Elle a remplacé les autres processus de congélation, plus lents, utilisés jusqu’alors et a augmenté son efficacité (la qualité ovocytaire est préservée après décongélation). Le développement de la vitrification ovocytaire a été accéléré pour contourner les restrictions légales et éthiques associées au stockage des embryons (Argyle et al., 2016).
En France, la vitrification des ovocytes a été autorisée en 2011 et la première naissance est survenue le 4 mars 2012 à l’hôpital Robert-Debré de Paris. Aux États-Unis et dans la majorité de pays européens, elle a été considérée comme une technologie expérimentale jusqu’en 2013, quand la Société Américaine de Médecine Reproductive (American Society for Reproductive Medicine) et la Société pour la Technologie de Reproduction Assistée (Society for Assisted Reproductive Technology) ont déclaré que la vitrification n’était plus une technique expérimentale et que les taux de grossesses obtenues avec des ovocytes frais et des ovocytes dévitrifiés étaient similaires (ASRM, SART, 2013).
En théorie, le fait de pouvoir congeler des ovocytes pour une utilisation ultérieure augmente les probabilités de concevoir à un âge plus avancé ou après un traitement altérant la fertilité (Cobo et al., 2013 ; Birenbaum-Carmeli, 2016). En effet, certains traitements tels que la chimiothérapie peuvent altérer la fertilité. Par ailleurs, la qualité des ovocytes baisse avec l’âge de la femme et de ce fait, la fertilité également. Celle-ci diminue à partir de 35 ans et chute après 40 ans. L’autoconservation ovocytaire accroîtrait donc les chances d’avoir des enfants dans les cas où une maladie ou un âge avancé constituent des barrières a priori.
En pratique, la réalité est cependant plus nuancée et complexe. Le taux de grossesses et de naissances après une autoconservation ovocytaire reste faible, entre 2% et 12% (Wolf, 2017) ; il dépend du nombre d’ovocytes conservés et de l’âge de la femme au moment de la ponction et de la congélation de ses ovocytes (ASRM, 2014). Plusieurs stimulations ovariennes et plusieurs ponctions sont donc conseillées pour augmenter les probabilités de concevoir un enfant. Il faut en effet conserver entre 15 et 20 ovocytes pour optimiser les chances de grossesse ultérieure (Académie nationale de médecine, 2017).
Par ailleurs, l’encadrement juridique de la pratique varie d’un pays à l’autre, y compris en Europe (Shenfield et al., 2017), et les possibilités et modalités distinguent souvent le recours pour raisons dites « médicales » (quand une maladie menace la fertilité de la femme) et pour raisons dites « sociales » (quand la raison n’est pas médicale) [2].Tandis qu’une majorité de pays permet l’autoconservation d’ovocytes pour indication médicale, on constate une absence généralisée de lois sur l’usage social de la technique. Cependant, les seuls pays européens qui interdisent explicitement son utilisation non-médicale sont l’Autriche, Malte et la France.
Le coût est également un élément important à prendre en compte. Si les pays qui l’autorisent pour raisons médicales remboursent la démarche, dans aucun pays celle-ci n’est remboursée lorsqu’elle est faite pour des raisons sociales (Shenfield et al., 2017). En Belgique, le traitement complet (la ponction, la vitrification et le stockage) coûte en moyenne 2 000 euros (Elle Belgique, le 16 février 2018) ; au Royaume-Uni, le coût oscille entre 7 000 et 8 000 livres sterling soit entre 8 000 et 9 000 euros (HFEA, 2018). Préserver sa fertilité, notamment pour des raisons sociales, serait donc un privilège de femmes plutôt aisées – comme l’ont déjà montré d’autres recherches (Inhorn, 2017). Au-delà du capital socioéconomique, des conditions d’accès telles que l’âge, l’orientation sexuelle ou la situation matrimoniale peuvent être fixées par la loi ou directement par les cliniques comme c’est aussi le cas aux États-Unis.
En France, l’autoconservation ovocytaire est autorisée pour raisons médicales. Son utilisation pour raisons sociales est réservée aux donneuses d’ovocytes. À partir de 2011 [3], la loi autorise les femmes nullipares à faire un don d’ovocyte (avant 2011, seules les femmes ayant au moins un enfant pouvaient être candidates au don). Ce changement visait à recruter davantage de donneuses plus jeunes (ayant donc plus d’ovocytes et de meilleure qualité), et pouvoir ainsi faire face à la pénurie de donneuses comparée au nombre de couples demandeurs en France (Aballea et al., 2011). Il s’agit d’une mesure prise comme un garde-fou pour éviter tout regret des femmes donneuses qui, au moment où elles souhaiteraient fonder une famille, découvriraient qu’elles sont infertiles.
Cette pratique biomédicale est donc désormais en France proposée aux donneuses sous certaines conditions : elles ne doivent pas avoir d’enfant et doivent avoir moins de 37 ans. La priorité étant le don d’ovocytes, un nombre suffisant d’ovocytes (supérieur à cinq) doit être prélevé pour que leur soit proposé de conserver le surplus à des fins personnelles. Pour les autres femmes, celles ayant déjà eu des enfants et celles qui ne sont pas donneuses, la vitrification ovocytaire qui permet la préservation de la fertilité est jusqu’à aujourd’hui interdite par la loi. Néanmoins, cette démarche fait partie des possibilités débattues dans le cadre de la nouvelle révision de la loi de bioéthique annoncée pour l’été 2019.
Ouvrir cette possibilité à toutes les femmes fait l’objet d’intenses débats en France et donne lieu à des prises de positions institutionnelles antagoniques. Le Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français (CNGOF, 2012) et l’Académie nationale de médecine (2017) se sont positionnés en faveur de la légalisation de l’autoconservation ovocytaire pour raisons sociales. En revanche, la Fédération Française des Centres d’Études et de Conservation des Œufs et du Sperme (CECOS, 2013) et le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE, 2017) ont émis un avis défavorable. En septembre 2018 cependant, après l’éclairage apporté par les État généraux [4], le CCNE a reconsidéré sa position.
La presse a fortement relayé ces rapports et avis sur la scène publique. Le communiqué de presse du CNGOF (2012) et les deux avis du CCNE (2017, 2018) ont notamment fortement mobilisé les médias. Ces positionnements institutionnels ont aussi déclenché des réponses dans la société civile. Le collectif BAMP (association de patients de l’AMP et de personnes infertiles), par exemple, a lancé une pétition sur Change.org [5] comme réponse à l’opposition du Comité (CCNE, 2017). Plusieurs articles présentant des témoignages de femmes sur leur expérience de la congélation d’ovocytes ont également été publiés dans la presse française. Dans le même temps, deux livres-témoignages de femmes ayant voyagé à l’étranger pour faire congeler leurs ovocytes paraissent (Levain, 2018 ; Pester, 2018).
Il existe cependant peu d’études scientifiques sur le sujet en France (Brunet, Fournier, 2017), contrairement à d’autres pays, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni et Israël, où les recherches se multiplient depuis les années 2010. Ces études analysent le recours à cette technique pour des raisons sociales (Martin, 2010 ; Stoop et al., 2015 ; Baldwin, 2017) et, plus rarement, pour des raisons médicales (Inhorn et al., 2017 ; 2018), ou débattent des enjeux éthiques, moraux, sociaux et féministes liés à la possibilité pour des femmes hors parcours médical de recourir à des démarches médicales pour préserver leur fertilité (Harwood, 2009 ; Mertes, Pennings, 2011 ; Cattapan et al., 2014).
Le recours à l’autoconservation ovocytaire reste donc en France une réalité peu documentée empiriquement. Il n’existe pas non plus de données statistiques sur le nombre total de femmes en France ayant vitrifié leurs ovocytes. Le rapport de l’Agence de la biomédecine, en 2015, fait état de 784 femmes qui ont conservé des ovocytes dans le cadre d’une maladie ou d’un traitement menaçant la fertilité et de 539 donneuses d’ovocytes, sans que soit spécifié combien d’entre elles ont souhaité ou réussi à conserver des ovocytes pour leur usage personnel (ABM, 2016). De même, aucun registre ne permet d’estimer combien de femmes partent à l’étranger, principalement en Belgique et en Espagne (Brunet, Fournier, 2017). Toutes ces données empiriques permettraient pourtant de mieux comprendre les débats autour de cette technique, les différentes positions prises et les enjeux qu’elle soulève d’un point de vue médical mais également social.
Inscrit dans le champ de la sociologie des controverses et des études de genre, cet article propose une mise en discussion des arguments institutionnels sur l’élargissement de l’autoconservation ovocytaire pour toutes les femmes en France. L’analyse des controverses nous permet de déconstruire les discours institutionnels relayés par la presse à la lumière des discours et des expériences de femmes concernées ; il s’agit de prendre l’espace polémique comme objet central de la réflexion (Fabiani, 1997). L’approche de genre nous permet de réfléchir autour du principe d’autonomie reproductive des femmes qui est sous-jacent au recours à cette technique (Inhorn, 2017), ainsi qu’autour des normes dominantes de la maternité (Löwy, 2009 ; Bajos, Ferrand, 2006).
L’article montre que les arguments institutionnels ne prennent pas en compte certaines évolutions d’ordre sociodémographique et prêtent des agissements aux femmes concernées qui ne correspondent pas aux situations et expériences de celles que nous avons interrogées. Après avoir présenté notre corpus dans un premier temps, nous analysons les principaux arguments déployés dans les débats autour de l’ouverture de l’autoconservation ovocytaire à toutes les femmes, à savoir les risques liés à la médicalisation de corps sains et les grossesses tardives. Nous montrons ainsi, dans un troisième temps, qu’au-delà des risques médicaux qui justifieraient l’interdiction de l’utilisation de cette technique pour raisons sociales, les réticences semblent être davantage d’ordre social et liées à la question de l’autonomie reproductive des femmes.
Pour cela, nous mobilisons deux sources de données : (1) les rapports institutionnels français – ceux notamment du CCNE (2017 ; 2018), du CNGOF (2012), de la Fédération des CECOS (2013) et de l’Académie nationale de médecine (2017) – ainsi que les articles de presse qui ont publiquement relayé ces positions institutionnelles ; (2) les expériences et discours de femmes recueillis dans le cadre de deux recherches qualitatives menées par les auteures de l’article (20 entretiens au total).
Une première enquête sociologique a été réalisée entre novembre 2011 et mars 2012. Elle s’inscrit dans la recherche AMP sans frontière qui était destinée à identifier les personnes qui résidaient en France et qui partaient à l’étranger pour recourir à une AMP, ainsi qu’à comprendre leurs parcours et leurs motivations (Rozée, La Rochebrochard, 2013). Les personnes rencontrées furent recrutées par l’intermédiaire de cinq cliniques en Belgique, au Danemark, en Espagne et en Grèce [6]. Au total, 131 entretiens semi-directifs ont été menés au cours de cette étude, dans lesquels l’autoconservation ovocytaire est apparue comme une pratique recherchée à l’étranger. En effet, certains entretiens ont abordé la question de la vitrification ovocytaire dans le cadre d’une fécondation in vitro (FIV) intraconjugale – congeler plusieurs ovocytes avant de les fertiliser pour obtenir davantage d’embryons et augmenter le choix des embryons considérés de qualité à transférer – ou pour préserver la fertilité. Six entretiens concernaient exclusivement des femmes (hors parcours de FIV) qui avaient commencé les démarches pour y recourir en Espagne. Ce sont ces entretiens que nous considérons ici pour l’analyse.
La deuxième étude constitue la recherche doctorale en cours de Pérez Hernández [7]. Il s’agit d’une enquête ethnologique menée auprès de femmes résidentes en France et qui envisagent de réaliser, qui sont en train de réaliser ou qui ont déjà réalisé une autoconservation ovocytaire, quelles que soient les raisons (médicales, sociales ou dans le cadre d’un don [8]). Les quatorze entretiens mobilisés ici ont été menés entre mars et septembre 2018. Les participantes ont été recrutées par l’intermédiaire de réseaux sociaux féministes et académiques (n=6), d’une association de lutte contre l’endométriose (n=7) et d’un centre public de santé (n=1).
Dans les deux cas, les chercheuses ont mené des entretiens semi-directifs en face-à-face ou par téléphone (dans le cas de la première enquête). Les grilles d’entretien utilisées étaient différentes, mais incorporaient des thématiques similaires (raisons de cette démarche, difficultés rencontrées tout au long de la procédure, représentations de la pratique, etc.). De plus, le guide d’entretien utilisé dans la première étude a servi de base à celui de la deuxième recherche.
Les caractéristiques des femmes interrogées sont présentées dans le tableau 1 (en annexe). Elles ont entre 23 et 44 ans et habitent majoritairement en région parisienne. Tenant compte de leur niveau scolaire et de leur profession, elles appartiennent à des catégories socioprofessionnelles plutôt privilégiées. Deux femmes sont néanmoins au chômage au moment de l’entretien. La moitié des femmes rencontrées ont déclaré ne pas être en couple (n=12). Huit d’entre elles ont néanmoins souvent fait référence à une précédente union stable. À l’exception d’Orlanda [9] et de Violeta qui sont enceintes au moment de l’entretien et de Mary qui envisage de l’être, elles n’ont pas d’enfant ni de projet de maternité immédiat ; à l’exception d’Orlanda et de Chavela, elles n’ont pas de parcours d’infertilité préalable. Elles sont à différents stades de leur démarche d’autoconservation ovocytaire. Catherine avait abandonné le projet au moment de l’entretien pour des raisons financières ; la plupart des autres étaient en cours de traitements hormonaux et nombreuses sont celles qui avaient déjà réalisé une voire plusieurs ponctions (en France, Espagne, ou Belgique). Seule une femme avait utilisé une partie des ovocytes vitrifiés (Violeta). Enfin, 17 d’entre elles ont mentionné un problème de santé, plus ou moins directement lié à la raison de leur démarche [10].
Les entretiens réalisés avec ces femmes nous permettent de mettre en regard certains arguments développés par les institutions françaises autour de l’autoconservation ovocytaire avec les histoires et les expériences des femmes qui y recourent. Les discours et les expériences des femmes rencontrées sont ainsi uniquement mobilisés comme support empirique à notre argumentation.
Un des principaux arguments développés dans le rapport du CCNE (2017) et celui du CECOS (2017) est que l’ouverture de la vitrification ovocytaire à toutes les femmes les exposerait à des risques de santé, y compris pour celles qui ne présentent aucune maladie qui justifierait une telle démarche. Des complications liées aux stimulations existent (syndrome d’hyperstimulation ovarienne, kystes ovariens, etc.), même si elles sont rares (1%) et très rarement sévères (Académie nationale de médecine, 2017). La Fédération des CECOS alerte également sur la biomédicalisation excessive des grossesses et de corps sains.
Néanmoins, cette sur-biomédicalisation autour de la reproduction s’observe déjà en France, indépendamment de cette nouvelle pratique, autour de la conception, de la grossesse et de l’accouchement (Leridon et al., 2002 ; Jacques, 2007 ; Tain, 2013). Par ailleurs, les femmes sont déjà exposées aux risques de santé évoqués dans le cadre d’une AMP, lorsqu’elles recourent à une FIV, notamment lorsque celle-ci est pratiquée pour pallier l’infertilité du conjoint (par exemple, dans le cadre d’une FIV avec ICSI – micro-injection intracytoplasmique d’un spermatozoïde). Or, cette technique est légale et pratiquée sans qu’aucune institution médicale ne vienne interroger ses effets sur des corps sains. De même, de tels risques de santé s’observent, et ne sont pas discutés, dans d’autres domaines, comme dans la chirurgie esthétique par exemple.
Face à cet argument, l’Académie nationale de médecine déclare que les avantages de l’autoconservation ovocytaire pour raisons sociales sont supérieurs aux risques afférents, à la condition que la décision soit informée. La question des risques propres à la technique n’a pas été abordée par les femmes interrogées, mais certaines ont expliqué avoir souffert d’effets secondaires (fortes douleurs dans le bas-ventre, nausées et vomissements). En revanche, toutes ont déclaré avoir été informées des faibles taux de succès et du besoin de multiplier les ponctions pour les augmenter. Loin de considérer cette pratique comme une garantie future de concevoir, elles perçoivent cette démarche comme une assurance, comme une tranquillité de l’esprit en attendant de décider si, quand et avec qui elles seront mères.
D’ailleurs, pour le CNGOF et pour certains médecins, il ne s’agit pas d’une technique de convenance, mais de prévention ; elle constituerait donc un enjeu de santé publique. Hors raison médicale, l’autoconservation ovocytaire est une pratique qui permet de pallier la baisse de la fertilité avec l’âge et de pouvoir choisir le moment pour avoir un enfant. Elle peut donc être conçue comme un traitement préventif de la chute de la fertilité liée à l’âge. Cet usage serait ainsi similaire aux mammographies de prévention. Pour le Professeur René Frydman, à l’origine de la naissance du premier bébé éprouvette en France (1982), il s’agit de « mettre de côté des ovocytes pour éviter à terme de faire une procédure très longue et risquée » (Le Monde, le 11 janvier 2013), celle de l’AMP. De même, lors du colloque intitulé « De la procréation médicalement assistée élargie à la procréation améliorée. Vers l’ébranlement de certains interdits ? » (Université de Lille, 24-25 mai 2018), Christine Décanter, médecin responsable du centre d’AMP et de préservation de la fertilité au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille, se demandait si le recours à cette technique était une « Médecine préventive ou (une) convenance sociétale ? ». Enfin, dans son avis de 2018, le CCNE s’est déclaré pour la possibilité d’ouvrir à toutes les femmes une « autoconservation ovocytaire de précaution » (CCNE, 2018 : 119). Cette question semble en effet centrale dans les débats.
La considération de l’autoconservation ovocytaire comme enjeu de santé publique apparaît comme d’autant plus pertinente que la distinction actuellement faite entre les raisons médicales et les raisons sociales semble fragile et peu convaincante. En effet, parmi les femmes de l’étude ayant déclaré une maladie, toutes ne se sont pas vues proposer la préservation de leur fertilité et certaines d’entre elles sont donc parties à l’étranger pour le faire. C’est le cas de Mary (39 ans, acousticienne, en couple avec un homme) qui, atteinte d’une insuffisance ovarienne précoce et d’une adénomyose, est partie en Belgique pour bénéficier de la technique. De même, récemment la chanteuse française Lorie Pester, atteinte aussi d’endométriose, a rédigé une lettre pour le président de la République Emmanuel Macron (The HuffPost, le 18 octobre 2018) dans laquelle elle dénonce n’avoir pas pu vitrifier ses ovocytes en France car sa maladie avait été considérée par les médecins français comme pas « assez sévère » pour y être autorisée.
Cette pratique biomédicale deviendrait ainsi une façon de pallier la baisse de la fertilité chez les femmes et serait une alternative au don d’ovocytes. En effet, selon le CNGOF (2012), la vitrification d’ovocytes pour une utilisation autologue est, avec le don d’ovocytes, le seul traitement efficace contre l’infertilité après 40 ans. Michaël Grynberg, gynécologue médical et obstétrique à l’hôpital Antoine-Béclère l’affirme aussi : l’ouverture à toutes les femmes de la technique « permettrait d’éviter la prise en charge des infertilités liées au déclin de l’âge féminin et de la qualité ovocytaire qui s’associent à des résultats extrêmement décevants et à des coûts faramineux » (The HuffPost, le 27 octobre 2014). Il est important ici de rappeler que l’âge de la première maternité ne cesse d’augmenter en France et que de plus en plus de femmes ont un enfant après 40 ans (La Rochebrochard, Prioux, 2011), lorsqu’elles sont plus à même de rencontrer des problèmes de fertilité.
Ainsi, permettre à des femmes jeunes de conserver leurs gamètes pourrait leur éviter de recourir plus tard à un don d’ovocytes, en cas d’infertilité liée à l’âge, et de vivre une grossesse et une maternité plus sereines. Des études ont en effet montré que dans une société qui survalorise la filiation génétique et la performance du corps reproducteur des femmes, recourir à un don d’ovocytes peut être compliqué pour certaines femmes, du fait notamment de ne pas participer génétiquement à la conception de l’enfant (Rozée, 2015).
L’autoconservation ovocytaire serait de même une manière de répondre à une demande largement insatisfaite en France en matière de don d’ovocytes et de limiter de fait les recours transnationaux qui comportent des risques éthiques et de santé. Des auteures comme Førde (2017) ont signalé, par exemple, la préoccupation morale constante des personnes qui ont recours à une AMP à l’étranger, ainsi que les possibles risques éthiques d’un tel recours. De plus, au niveau de la santé, il y a des complications possibles liées aux traitements en cas de forte stimulation hormonale ou au transfert de plusieurs embryons qui augmente la probabilité de grossesses multiples et de césariennes (Shenfield et al., 2011). Cela permettrait aussi d’envisager une banque d’ovocytes qui seraient proposés au don si les femmes ne souhaitent pas les conserver davantage ou les utiliser. En effet, l’étude de Baldwin et al. (2015) conduite au Royaume-Uni auprès de 23 femmes ayant fait autoconserver leurs gamètes montre que la plupart des femmes interrogées envisagent de donner les ovocytes qu’elles ont conservés (à la science ou au don) si elles ne les utilisent pas. De même, toutes les femmes enquêtées par les auteures de cet article affirment vouloir donner leurs ovocytes non-utilisés soit à d’autres personnes soit à la recherche.
Au-delà de l’aspect médical et sanitaire, ce sont souvent les possibles bouleversements sociétaux auxquels conduirait la pratique de l’autoconservation ovocytaire qui sont débattus par les médecins et autres personnes publiques. Et si, au final, le plus grand risque était d’ordre social ?
En France, parentalité, et notamment maternité, et vieillesse sont socialement peu compatibles (Löwy, 2009 ; Bessin, Levilain, 2012). En effet, avoir un premier enfant “tard”, au-delà de 35-40 ans, va à l’encontre de la « norme procréative » (Bajos, Ferrand, 2006) qui définit, essentiellement pour les femmes, ce qui est socialement considéré comme « le moment et la situation appropriés pour devenir enceinte » (Novaes, 1982 : 478) – entre autres, avoir entre 25 et 35 ans, voire 40 ans maximum aujourd’hui [11].
L’autoconservation ovocytaire défie ainsi l’ordre naturel de la reproduction. L’avis du CCNE (2017) souligne, par exemple, que cette pratique introduit plusieurs types de « disjonctions technologiques ». Elle produit une séparation entre sexualité et procréation et entre la personne et des éléments de son corps ; de plus, elle entraîne une soustraction au passage du temps. Le rapport semble attirer l’attention sur ces éléments pour repérer implicitement les “risques” d’altérer les bases de la parenté qui ne respecterait plus l’ordre générationnel et la filiation cognatique ou indifférenciée : le rattachement de l’enfant par voie filiative et l’établissement de ses droits par rapport à ses deux parents (homme et femme) et à l’ensemble de ses ascendants paternels et maternels (Héritier, 1985). On retrouve de façon implicite ces arguments chez certains médecins lorsqu’ils évoquent le déséquilibre générationnel et éducationnel que la pratique pourrait entraîner. Selon Jean-Luc Pouly, gynécologue obstétricien au CHU de Clermont-Ferrand : « On évoque la possibilité pour les femmes à enfanter lorsqu’elles le souhaitent, mais on doit également penser aux droits de l’enfant à avoir une bonne éducation. Une patiente, dont la mère avait 48 ans lorsqu’elle a accouché, et le père 60 ans, m’a raconté qu’elle avait souffert d’avoir des parents âgés » (L’Obs, le 15 octobre 2014). De même, le Professeur Jean-Philippe Wolf se demande : « In fine, quel intérêt pour l’enfant d’avoir des parents de l’âge des grands-parents ? […]. Quelle connivence pourra se développer entre ces personnes condamnées à vivre ensemble, et que plusieurs générations sépareront ? » (Wolf, 2017 : 117-118).
En offrant la possibilité de différer la maternité, la pratique permet de créer sciemment des grossesses dites tardives, qui comportent davantage de complications et de risques que les maternités à un plus jeune âge (HCPF, 2005a ; 2005b) [12]. Et la question se pose ici aussi bien quand l’autoconservation se fait pour raisons médicales que lorsqu’elle se fait pour raisons sociales (or, dans les débats, la question est soulevée uniquement lorsqu’il s’agit d’ouvrir la pratique à toutes les femmes, c’est-à-dire aux femmes hors indication médicale). Néanmoins, avec les avancées de la médecine reproductive, l’âge maternel associé aux grossesses à risques ne cesse de changer dans les recommandations médicales (Belaisch-Allart et al., 2008). Aujourd’hui certains professeurs comme René Frydman parlent de « dangerosité » des grossesses au-delà de 48 ans (Cannasse, 2010) ; Israël Nisand plaide, quant à lui, pour une prise en charge de l’AMP en fonction de l’âge au cas par cas (Le Figaro, le 28 juillet 2017). En cas de don d’ovocytes ou d’accueil d’embryons, l’Association Américaine de la Médecine Reproductive préconise aujourd’hui une prise en charge des femmes jusqu’à 55 ans (ASRM, SART, 2016).
Cet argument des possibles maternités tardives ne correspond cependant pas à la réalité si l’autoconservation venait à être possible pour toutes les femmes en France. Déjà, seules les femmes en « âge reproductif » peuvent bénéficier d’une AMP. L’assurance maladie a fixé 43 ans comme âge limite pour un remboursement intégral. Dans la pratique, les médecins refusent souvent de prendre en charge des couples dont la femme a plus de 40 ans (Marchaudon et al., 2007 ; Rozée, 2015). Aujourd’hui, lorsque les ovocytes sont congelés pour raisons médicales, les femmes ne peuvent les utiliser que si elles répondent aux critères fixés par la loi pour les femmes ayant recours à une AMP. Si la loi de bioéthique et les conditions d’accès ne changent pas, notamment en termes d’âge [13], les femmes qui, demain, préserveront leur fertilité pour raisons sociales, devront réunir les mêmes conditions que celles en parcours d’AMP lorsqu’elles souhaiteront utiliser leurs ovocytes pour concevoir (avoir moins de 43 ans). Dans les pays qui autorisent l’autoconservation ovocytaire, une limite d’âge est d’ailleurs souvent fixée pour utiliser les ovocytes congelés : 45 ans en Slovénie, 46 ans au Danemark (Shenfield et al., 2017).
Ensuite, l’argument de la maternité tardive comme choix personnel ne correspond pas aux expériences des femmes ayant recours à l’autoconservation ovocytaire pour raisons sociales (Baldwin, 2017). Les femmes que nous avons interrogées n’envisageaient pas de devenir mères à un âge avancé (c’est-à-dire après 40 ans, 43 ans, ou après 46 ans selon les entretiens) ; souvent, elles fixent en amont un « âge limite » pour réunir les conditions d’utilisation de leurs ovocytes : la congélation des ovocytes « c’est juste une précaution au cas où ça ne marche pas (une grossesse par voie naturelle avec un mec dont je sois amoureuse). Et si ça ne marche pas à 42-43, ben, je trouverai une autre solution » (Isabelle, 41 ans, attachée de presse dans la mode, seule). La possible maternité tardive n’est pas une volonté des femmes, mais le résultat de plusieurs facteurs situationnels, sociaux et personnels qui les ont amenées à différer le projet de maternité : une rupture amoureuse, un surinvestissement professionnel, l’absence de sentiment amoureux, des histoires de famille compliquées, autant d’événements et de situations qui les amènent à être sans enfant. En revanche, les femmes rencontrées pourraient être amenées à concrétiser leur projet familial plus tard qu’initialement envisagé. En effet, on observe dans les parcours d’AMP, un déplacement de la norme du “bon âge” pour avoir un enfant. Lorsqu’elles se lancent dans le projet de concevoir un enfant, les femmes n’envisagent pas d’être mères après 40 ans. Mais après cet âge et un parcours semé d’échecs en AMP, elles repoussent l’échéance de la maternité, et se fixent un âge plus avancé qu’elles considèrent après coup comme en adéquation avec les évolutions de la société qui justifient pour elles un projet maternel plus tardif (Rozée, 2015 ; Vialle, 2017). Ce déplacement normatif de l’âge pourrait s’observer chez les femmes qui recourent à l’autoconservation ovocytaire mais nous manquons aujourd’hui de recul autour de l’utilisation des ovocytes congelés car la pratique est trop récente.
L’argument des maternités tardives et du trouble possible de l’ordre générationnel de la reproduction et de la famille apparaît donc comme discutable aux vues des avancées de la médecine reproductive, mais également de l’encadrement des techniques d’AMP et de la réalité sociale. Et si les réticences étaient davantage genrées et provenaient du fait que cette pratique élargit l’autonomie des femmes en matière de reproduction ?
L’autonomie des femmes, comme menace à l’ordre naturel de la reproduction, est clairement en jeu dans le recours à l’autoconservation ovocytaire comme le montre le précédent rapport du CCNE : « L’autoconservation pourrait compliquer le difficile équilibre entre vie affective, conjugale, maternelle et professionnelle » (CCNE, 2017 : 12). Pour certains médecins, cette pratique ne doit pas répondre à une demande sociale. Lors des débats, vifs et intenses, de la première journée scientifique organisée à ce sujet en France par le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin (le 25 novembre 2016 à Paris), des médecins ont expliqué que les femmes carriéristes devaient apprendre à mener de front carrière professionnelle et maternité et ne pas s’en remettre à la médecine. Cette question de l’autonomie a été également formulée dans le rapport de l’Académie nationale de médecine : « le principe d’autonomie des femmes devrait être respecté, sans paternalisme médical ni jugement moral, pour pallier les conséquences de l’infertilité liée à l’âge, pour les femmes qui à 35 ans n’ont toujours pas de partenaire stable, ou qui optent temporairement pour des choix de vie sans maternité immédiate » (Académie nationale de médecine, 2017 : 13).
La maternité reste considérée comme un problème pour de nombreuses entreprises. En Allemagne, par exemple, il est difficile pour les femmes de concilier leur carrière et leur famille. Les modes de garde sont rares et il est extrêmement mal vu de faire garder son enfant en bas âge pour retourner travailler : ces femmes sont alors appelées des Rabenmutter – des mères corbeaux (Libération, le 12 septembre 2016). En France, bien que la politique familiale aide les parents à concilier leur vie familiale et leur activité professionnelle, il reste difficile pour les femmes de mener de front travail reproductif et travail productif. L’autoconservation ovocytaire pourrait donc modifier pour les femmes les termes de ce choix.
Aux États-Unis, les entreprises Apple et Facebook de la Silicon Valley ont proposé à partir de 2014 de prendre en charge la congélation des ovocytes de leurs employées afin qu’elles puissent différer leur maternité et s’investir intensément dans leur activité professionnelle (Le Parisien, le 16 octobre 2014). Cette annonce a entraîné un intense débat dans la presse française. La mesure a été parfois applaudie, mais surtout fortement critiquée. La décision de ces entreprises de financer la congélation des ovocytes de leurs employées constitue une exacerbation du capitalisme et du néolibéralisme, une instrumentalisation du corps de la femme, un contrôle des naissances et une mainmise dans la vie privée des femmes. Favoriser la non-gestation au détriment de la vie familiale ne résout pas le dilemme carrière ou maternité, il le reporte uniquement. En revanche, pour celles et ceux en accord avec cette mesure, l’autoconservation des ovocytes représente un élargissement de la liberté et les droits individuels des femmes, un avancement dans la maîtrise de leur fécondité et un progrès pour l’égalité homme-femme.
En effet, cette technique pourrait permettre de réduire les inégalités reproductives, en termes d’horloge biologique, entre les hommes et les femmes (Mertes, Pennings, 2011). Comme le note Ilana Löwy, les techniques d’AMP dans son ensemble pourraient « être utilisées pour réduire l’écart entre la longueur de la période fertile chez l’homme et la femme et contribuer à déstabiliser le partage entre hommes vieillissants mais toujours fertiles et femmes vieillissantes “castrées” ». Löwy poursuit cependant en expliquant que « pourtant, les vingt-cinq premières années du développement de l’AMP en France ont conduit au résultat contraire : la consolidation de l’écart reproductif entre hommes et femmes » (2006 : 157-158).
L’autoconservation d’ovocytes serait, selon cette perspective, une émancipation pour les femmes parce qu’elle leur permettrait de faire carrière comme les hommes et de ne pas avoir à choisir entre investissement professionnel et famille. La décision prise par les multinationales serait une avancée importante vers l’égalité homme-femme (L’Obs, le 19 octobre 2014) et une émancipation des assignations traditionnelles. Dans un article publié dans Libération le 20 octobre 2014, le journaliste Luc Le Vaillant écrit : « Une femme était épouse et mère. À la fin du XXe siècle, elle a conquis la maîtrise de sa fécondité et son indépendance économique. Mais, l’enfantement a continué à la tirer par la manche vers un état de nature ». Selon lui, la mesure serait ainsi une façon de « mettre au congélo » cette obligation et puis, quand le moment est venu, il faudrait juste « passer au micro-onde » ses désirs. Selon Marcela Iacub (Libération, le 7 novembre 2014), permettre à toutes les femmes de repousser leur maternité ne générerait que des effets positifs pour la société, avec l’émergence de nouveaux modèles de parentalité.
L’accès à cette technique est alors parfois considéré comme un nouveau droit à conquérir pour les femmes, au même titre que l’IVG ou la contraception, comme un nouveau combat féministe. Dans la presse française cette association est récurrente. L’autoconservation des ovocytes est associée au slogan « Un enfant si je veux, quand je veux ! ». En 2012, le médecin-journaliste Jean-Yves Nau intitulait sa chronique à propos de l’autorisation d’autoconserver aux donneuses nullipares : « “Mes ovocytes, quand je les veux !” : ce sera bientôt possible en France » (Slate, le 18 décembre 2012). De même, Maurin Picard publiait l’article : « Congélation d’ovocytes : la “pilule de notre époque” ? » (Le Figaro, le 21 octobre 2014). Enfin, en 2017, le collectif BAMP invitait à signer sa pétition de la façon suivante : « Si vous êtres POUR la LIBERTÉ des femmes, POUR leur AUTONOMIE, POUR le droit des femmes à décider pour elles-mêmes, POUR l’autoconservation des ovocytes, merci de signer cette pétition et de la partager » [14].
Le recours à cette technique ne résoudrait pas, pour autant, les inégalités de genre dans les carrières professionnelles, celles qui sont liées à la pérennité de la division sexuelle des activités du « care » dans la sphère privée (et qui font que la conciliation pour les femmes entre vie professionnelle et vie familiale reste difficile), mais aussi celles qui sont propres au domaine du travail productif (emplois genrés, moins valorisés et moins rémunérés pour les femmes, « plafond de verre » – Laufer, 2005 ; Maruani, 2017). Certes, l’autoconservation ovocytaire réaffirme la responsabilité des femmes en matière de reproduction et leur assignation au travail reproductif (qu’elles sont supposées pouvoir désormais différer). Mais elle peut apparaître comme une « stratégie secondaire » (Goold, Savulescu, 2009) en attendant une plus grande égalité entre les hommes et les femmes dans le domaine du travail productif et reproductif (comme par exemple le combat de l’écart salarial ou une mise en œuvre effective des congés de paternité), qui permettrait que les femmes n’aient plus à faire le choix exclusif à un moment donné entre carrière professionnelle et projet maternel si elles souhaitent avoir des enfants. Ce serait également une façon d’apaiser la charge mentale des femmes en matière de reproduction entretenue par la pression sociale à concevoir qui s’exerce en France, essentiellement sur les femmes de 25-35 ans. Le recours à la technique permet de s’éloigner de la sensation de « panique » (Delphine, 41 ans, cheffe d’entreprise, seule) entraînée par l’âge et le célibat et d’« être moins angoissée à l’idée d’être seule, de se forcer à quitter le célibat pour rentrer dans un projet de vie un peu précipité » (Remedios, 30 ans, attachée temporaire d’enseignement et de recherche, seule).
Les personnes interrogées apparaissent comme des femmes qui veulent être maîtresses de leur destin, qui ne veulent pas uniquement s’en remettre à la nature. Elles considèrent mettre toutes les chances de leur côté à défaut d’autres solutions pour éviter tout regret. En revanche, elles ne décrivent jamais ce recours comme un choix féministe défiant l’ordre naturel de la reproduction, comme l’illustrent les mots de Germaine (30 ans, chargée de mission, seule) : la congélation de mes ovocytes « c’est pas une démarche militante. Combat féministe ? Je sais pas si je suis féministe, je suis pour le droit des femmes » (à pouvoir avoir des enfants si elles le souhaitent et quand elles le souhaitent). Il s’agit plutôt d’« avoir une possibilité de plus » et de se « laisser une porte ouverte » (Frida, 28 ans, chargée de mission, seule).
En fait, plusieurs des femmes interrogées considèrent qu’elles n’ont pas eu d’autres alternatives, qu’elles n’ont pas choisi de recourir à cette technique. Ce recours s’est imposé de lui-même après un parcours décrit comme « compliqué » ou « chaotique », qui fait qu’elles n’ont pas encore d’enfants ou qu’elles n’en ont pas encore voulu. Elles ne se définissent pas comme des femmes carriéristes. L’une des raisons pour lesquelles elles recourent à la technique est l’absence de compagnon, et non le désir de poursuivre une carrière professionnelle. Les femmes vitrifient leurs ovocytes pour « se donner un peu de temps » pour rencontrer la bonne personne avec laquelle faire un enfant (propos récurrents dans les entretiens menés). Cela est vrai aussi dans les cas où une maladie menace la fertilité, comme dans le cas de María (37 ans, employée, seule) et de Frida (28 ans, chargée de mission, seule). En effet, les femmes rencontrées ont une représentation très traditionnelle de la famille et de la parentalité.
Pour la majorité d’entre elles, concevoir seules un enfant n’est pas du tout envisageable et représente un recours ultime si vraiment elles ne trouvent pas de partenaire ; d’autres préfèreront alors rester sans enfant. L’objectif est donc d’utiliser leurs ovocytes vitrifiés lorsqu’elles seront en couple et qu’elles auront trouvé un père pour leur enfant. Pour Alexa (44 ans, chirurgienne, seule), l’idéal serait « d’avoir une vie de famille, je cherche une vie de famille, je ne cherche pas un enfant à tout prix non plus. Je pense qu’un enfant doit avoir un père, une mère et voilà ». De même, Violeta (39 ans, travailleuse sociale, en couple avec un homme) affirme que « le projet n’est pas d’être mère à tout prix, mais d’être mère si toutes les conditions sont réunies : avoir un père, un projet réfléchi, une très forte envie de la part du père d’avoir un enfant, des valeurs communes et la volonté de créer une famille ». Ces représentations de la famille et de la parentalité influencent fortement l’idée du moment adéquat pour devenir mère et font écho à la norme procréative précédemment décrite par rapport aux conditions sociales de conjugalité, jugées idéales, voire nécessaires pour elles, pour concevoir un enfant.
Les principaux arguments institutionnels qui vont à l’encontre de l’ouverture de l’autoconservation à toutes les femmes, exprimés dans les rapports analysés, sont de différents ordres. Parmi les risques pour la santé des femmes se trouve la possibilité d’encourager les maternités dites tardives, qui exposent les femmes à d’importantes complications lors de la grossesse et de l’accouchement. La technique permet également une séparation physique et dans le temps entre la femme et ses ovocytes vitrifiés, ce qui vient troubler l’ordre générationnel de la reproduction (problème qui d’ailleurs n’est pas discuté dans le cadre des paternités tardives), mais aussi l’ordre genré de la reproduction en réorganisant le parcours familial et professionnel des femmes.
Ces arguments peuvent néanmoins être déconstruits. L’âge maternel limite pour mener une grossesse saine reste de nos jours discuté par les médecins au vu des avancées de la médecine reproductive. Nombreux sont ceux qui plaident pour une prise en charge au cas par cas. De plus, depuis une perspective de santé publique, permettre aux femmes jeunes de conserver leurs ovocytes serait une façon de prévenir des risques futurs de santé avec de possibles cycles répétés de stimulation ovarienne lors d’un traitement de FIV au-delà de 40 ans, lorsque les taux de succès sont beaucoup plus faibles. L’autonomie des femmes semble constituer le principal enjeu autour de cette technique car elle permet de modifier les termes de la conciliation entre carrière et maternité, d’élargir les options pour les femmes et de réduire les inégalités reproductives face à l’horloge biologique entre les hommes et les femmes.
L’autoconservation ovocytaire accompagne un phénomène de société en cours. Les débats autour de la maternité dite tardive s’inscrivent en effet dans une réalité sociodémographique : les femmes ont des enfants de plus en plus tard. Il en résulte donc que, d’un côté, les femmes cherchent des solutions pour pallier l’infertilité liée à l’âge et, de l’autre côté, elles explorent différentes façons de concilier leurs vies professionnelle et familiale. Ainsi, le recours à cette technique permettrait de lutter contre la baisse de la fertilité chez les femmes avec l’âge, mais aussi de prendre des mesures de prévention.
Les arguments institutionnels ne se reflètent pas d’ailleurs dans les discours et expériences des femmes utilisatrices. Les femmes rencontrées dans le cadre des deux recherches ne veulent pas être mères à un âge trop avancé. Plusieurs d’entre elles ont même établi un âge limite pour trouver un compagnon et concevoir un enfant – même si cet âge peut être amené, comme nous l’avons montré, à se déplacer. D’autres affirment ne pas vouloir d’enfant si elles ne réunissent pas ces conditions (être en couple avec le père de l’enfant à naître et ne pas être trop âgées). Pour reprendre les termes utilisés par Remedios (30 ans, attachée temporaire d’enseignement et de recherche, seule) lors de l’entretien, il s’agit pour ces femmes de créer un « filet de sécurité », une « boîte de sécurité » ou un « coffre-fort » pour apaiser la charge mentale qui pèse sur les femmes, celle d’avoir des enfants vers les 30 ans, et en même temps pour se donner un peu de temps pour « trouver la bonne personne ». L’autoconservation des ovocytes ne serait donc qu’un outil supplémentaire pour réunir ce qu’elles considèrent comme étant « les bonnes conditions » pour devenir mère et fonder une famille. Dans ce sens, les femmes ont une volonté de se conformer à la norme procréative, avec un calendrier quelque peu différé à cause de situations conjugales et familiales qu’elles n’ont pas choisies ou contrôlées.
Enfin, les craintes exprimées dans certains rapports institutionnels ne peuvent se concrétiser que si les conditions d’accès à l’AMP changent, notamment en termes d’âge, de bilan de santé et de situation matrimoniale. Or les conditions liées à l’âge ne semblent pas remises en question. Par exemple, lors du dernier avis du CCNE (2018), celui-ci s’est positionné en faveur de l’ouverture de l’autoconservation ovocytaire de précaution à toutes les femmes en reconnaissant leur autonomie et leur liberté de vouloir ou ne pas vouloir d’enfants dans l’immédiat, mais cette autonomie serait néanmoins limitée puisque les femmes autorisées à utiliser leurs ovocytes vitrifiés ne pourront le faire que si elles ont moins de 43 ans.
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Vialle Manon (2017), Infertilité “normale” vs infertilité “pathologique” : une opposition en question. Normes et pratiques françaises de l’AMP face à l’infertilité féminine liée à l’âge, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, [en ligne] https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01796327/document (consulté le 5 avril 2019).
Wolf Jean-Philippe (2017), « La préservation de la fertilité des femmes », Spirale, 4/84, pp. 113-119.
Annexe
Légende :
* « — » = données non disponibles
[1] La congélation lente d’ovocytes a été développée à la fin des années 1980 en Australie. Cependant, le faible taux de survie des ovocytes après décongélation et de naissances suite à la fécondation des ovocytes décongelés posait des difficultés pour la considérer comme une technique efficace. Le développement de la vitrification au Japon à la fin des années 1990 a permis de mieux préserver les ovocytes et d’augmenter donc leur taux de survie après dévitrification (Argile et al., 2016). Au début, son utilisation était réservée aux femmes avec des maladies telles que les cancers, pour lesquelles la cryopréservation de gamètes était la seule option pour avoir des enfants après rémission ; puis, progressivement, elle a été utilisée pour d’autres cas, comme pour les femmes souhaitant différer leur maternité pour raisons non-médicales (Baldwin et al., 2015). Cette technique peut être également utilisée pour préserver des tissus ovariens et des embryons, ou bien dans le cadre d’un don afin de conserver les gamètes jusqu’à l’attribution aux couples receveurs. Dans cet article ne sera abordée que la question de la vitrification ovocytaire dans le but de différer la maternité.
[2] Certains expert·e·s parlent ici de « convenance personnelle ». Comme Vialle (2017) l’a montré, cette opposition entre « médical » et « convenance » structure les règles et le modèle normatif d’Assistance Médicale à la Procréation (AMP) en France. Dans cet article, les auteures mobilisent le terme de « raisons sociales », plus neutre, sauf lorsqu’il s’agit d’interroger le terme de « convenance » ou de citer des expert·e·s.
[3] Cet amendement a été approuvé en 2011 dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique. Le décret d’application et l’arrêté de répartition d’ovocytes n’ont cependant été publiés qu’à la fin 2015 (décret nº2015-1281 du 15 octobre 2015 et arrêté du 24 décembre 2015).
[4] Les États généraux de la bioéthique, dont les derniers ont été organisés de février à avril 2018 par le CCNE, consistaient à consulter régulièrement la société civile (expert·e·s, associations, usagers et usagères, etc.) sur des sujets issus de l’avancée de la science et la technologie en matière de vie et de santé, tels que la neurosciences, l’intelligence artificielle, la recherche sur l’embryon ou l’Assistance médicale à la procréation (AMP). Ce débat de société a lieu à travers des « conférences citoyennes » pour permettre ensuite la rédaction d’un avis relatif à la révision de la loi de bioéthique.
[5] Pétition mise en ligne en juin 2017. Disponible sur : https://www.change.org/p/pour-l-autoconservation-des-ovocytes. Consultée le 30 janvier 2019.
[6] Pour plus de précisions sur le matériel et les méthodes utilisés lors de cette étude, voir Rozée, La Rochebrochard, 2013 et Rozée, 2015.
[7] Cette recherche doctorale a commencé en juin 2017 et l’étude de terrain est actuellement en cours. Résumé du projet de thèse accessible sur : https://www.ined.fr/fr/recherche/ch…érez-Hernandez+Yolinliztli
[8] Ces raisons obéissent à une distinction médicale et juridique. En France, seules les femmes ayant des raisons médicales (comme le cancer ou l’endométriose) ont le droit de vitrifier leurs ovocytes. Hors raison médicale, les femmes ne peuvent autoconserver des ovocytes pour elles-mêmes qu’en échange d’un don (et à condition de ne pas déjà avoir des enfants). Pour les autres femmes (celles qui ne sont pas malades et celles qui ne veulent pas ou ne peuvent pas donner), le recours à cette technique est interdit.
[9] Les prénoms des femmes interrogées ont été changés pour préserver leur anonymat et attribués de façon aléatoire (sans que ces prénoms ne reflètent le pays d’origine ou celui de destination pour conserver leurs ovocytes).
[10] Dans le cadre de la recherche doctorale, les nombreux cas de femmes interrogées atteintes d’endométriose s’expliquent par le fait que l’appel à témoignages a été relayé par l’association française de lutte contre l’endométriose nommée EndoFrance.
[11] La norme procréative a été analysée dans des travaux sociologiques autour de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ces études montrent à travers les caractéristiques de celles qui décident de renoncer à la maternité, les conditions idéales socialement définies pour avoir un enfant : avoir entre 25 et 35 ans et entretenir une relation stable et privilégiée avec un homme, qui sera le père du futur enfant. L’âge des femmes au premier enfant ne cessant d’augmenter, la limite maximum a tendance à reculer et se situerait aujourd’hui plutôt autour de 40 ans (Bessin, Levilain, 2012).
[12] À noter que certains risques sont aussi associés aux paternités tardives (La Rochebrochard, Thonneau, 2002), mais que ces risques sont rarement abordés et discutés et l’argument n’a pas interféré dans la possibilité pour les hommes de conserver leur sperme en cas de stérilisation.
[13] Dans les débats autour de la révision de la loi de bioéthique, l’âge des femmes pour réaliser une AMP n’est pas discuté. Cet âge restera vraisemblablement inchangé. En revanche, l’agence de biomédecine préconise de fixer un âge limite pour les hommes de 60 ans (ABM, 2017 ; Brunet, 2018).
[14] Pétition mise en ligne en juin 2017. Disponible sur : https://www.change.org/p/pour-l-autoconservation-des-ovocytes. Consultée le 30 janvier 2019.
Pérez Yolinliztli, Rozée Virginie, « L’autoconservation ovocytaire en France : analyse d’une pratique biomédicale controversée », dans revue ¿ Interrogations ?, N°28. Autour du déni, juin 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-autoconservation-ovocytaire-en (Consulté le 21 novembre 2024).