Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (XVIIe – XIXe siècle), La Découverte, 2005.
Cet ouvrage reprend une question déjà ancienne concernant l’histoire sociale des temps modernes : comment se fait-il qu’alors que l’Europe occidentale s’engage durant cette époque dans le parachèvement de la formation des rapports capitalistes de production, en s’avançant par conséquent sur la voie de la généralisation du travail salarié, du travail dit « libre » parce que fondé sur la propriété de la force de travail par le travailleur et le rapport contractuel entre ce dernier et son employeur capitaliste, elle réintroduise simultanément différentes formes de travail contraint (non libre), dont l’esclavage, à grande échelle dans ses colonies ? La question est ici abordée sur les exemples de la Guadeloupe et la Martinique, colonisées par des Français (qui en chassent les Espagnols ainsi que les indigènes Kallinagos) à partir de 1635, tout d’abord dans le cadre de compagnies commerciales à privilège (la Compagnie de Saint-Christophe, la Compagnie des Isles d’Amérique, la Compagnie des Indes occidentales), avant de devenir des colonies royales en 1674. Elles constitueront ultérieurement, avec Saint-Domingue (l’actuel Haïti), les principales « îles à sucre » françaises, en recourant massivement à l’exploitation d’esclaves arrachés sur les côtes d’Afrique par la traite négrière.
A proprement parler, Caroline Oudin-Bastide n’apporte pas d’éléments de réponse nouveaux à cette question par rapport à ce qu’une littérature déjà importante nous a appris quant au rôle important joué par le « commerce triangulaire », dont les plantations antillaises sont un moment, dans le processus d’accumulation du capital marchand et du capital industriel en Europe. L’étude de référence reste celle d’Eric Williams, parue aux Etats-Unis en 1942 et traduite en français en 1968 [1]. On retrouve ici ses principales conclusions quant aux raisons qui ont poussé à recourir à cette forme d’exploitation du travail. A commencer par la pénurie de main-d’œuvre locale, les populations indigènes ayant été exterminées par les maladies ou massacrées et refoulées par la colonisation. S’y ajoute la trop faible immigration européenne, qui aura tendance à se ralentir au fur et à mesure où la concentration de la propriété foncière, sous l’effet précisément du développement de la culture de la canne àsucre, diminue les chances d’établissement des Européens immigrés. Ces derniers sont par ailleurs peu disposés à se livrer à des travaux aussi pénibles et dangereux que ceux requis par la culture et la transformation de la canne à sucre. Or, de leur côté, ces travaux nécessitent une main-d’œuvre abondante (on compte en moyenne un esclave pour deux acres cultivés, soit 0,8 ha) et constamment disponible, donc immobilisée, de force sinon de gré. Dans ces conditions, le recours à une main-d’œuvre servile devient une nécessité d’autant plus facile à satisfaire que, prenant de l’ampleur et gagnant en régularité, la traite négrière abaissera le prix de l’esclave et raccourcira par conséquent la durée de son amortissement alors que, au contraire, du fait de sa raréfaction, le coût de la main-d’œuvre blanche aura tendance à augmenter. Se crée ainsi également la possibilité de surexploiter une main-d’œuvre servile, que l’augmentation du volume de la traite et les bénéfices réalisés par les planteurs permettent de renouveler facilement. De surcroît, l’exiguïté des îles n’offre que peu d’opportunité de fuite collective des esclaves. Et le tout se trouve conforté par un solide préjugé raciste sans lequel le développement de l’économie sucrière n’aurait pas pu avoir lieu dans les Antilles qui, bien avant les Etats sudistes des Etats-Unis d’Amérique, vont constituer le prototype de la société structurée selon des critères racistes.
L’apport de l’ouvrage de Caroline Oudin-Bastide réside plutôt dans son analyse très fine des modalités concrètes du travail esclavagiste, de sa division entre sexes et ethnies, de sa violence constitutive permanente et de la dévalorisation radicale du travail qu’il implique. C’est sur une conséquence paradoxale de cette dernière, bien mise en évidence par l’ouvrage, que je voudrais m’arrêter ici.
Dans une certaine mesure, la plantation sucrière des Antilles s’affirme déjà comme une entreprise capitaliste. En effet, elle suppose, d’une part, l’organisation du travail de centaines d’esclaves encasernés ou casés, travaillant en brigades surveillées par des équipes de gardes-chiourme, pour la production extensive d’une plante unique (la canne à sucre) dont la transformation industrielle (toujours effectuée sur place, sur la plantation même) donnent lieu à des produits (essentiellement le sucre, la mélasse et le rhum) valorisables avec profit sur un marché. Elle implique par conséquent, d’autre part, l’investissement d’importants capitaux, pour acheter des terres, pour construire maisons et cases, se procurer charrettes et chariots et animaux de traits, surtout pour acheter la main-d’œuvre servile. Capital encore grossi par l’acquisition et l’entretien des appareils industriels (les moulins et les chaudières, importés d’Europe) qui permettent la transformation de la canne en sucre (brut ou raffiné) et de la mélasse en rhum. La composition organique de ce capital est nécessairement très élevée puisque l’essentiel de la main-d’œuvre étant servile, les salaires se réduisent à ceux desouvriers européens entretenant le matériel et du personnel d’encadrement ; et sa fraction fixe se trouve alourdie par l’achat de la main-d’œuvre servile. Ce capital n’en est pas moins avancé à des fins de valorisation, souvent au moins en partie par les marchands (ou éventuellement les armateurs) qui écoulent la marchandise (sucre, mélasse, rhum) sur le marché métropolitain. La plantation suppose enfin l’existence d’un vaste marché aux prix rémunérateurs dans les métropoles européennes. Bref, on retrouve les moments essentiels et les contraintes inévitables du cycle de tout capital industriel.
Cependant, il est non moins évident que la plantation latifundiaire ne réalise encore qu’une forme tout à fait imparfaite du capital industriel. D’une part, le capital ne s’y trouve la plupart du temps pas séparé de la propriété foncière ; autrement dit, le propriétaire de la sucrerie est un propriétaire foncier. D’autre part, la valorisation du capital y repose pour l’essentiel sur l’exploitation de travail non « libre ». Enfin, à la tête de ces plantations ne se trouvent presque jamais des individus qui soient de pures « personnifications du capital », ces « fanatiques de l’accumulation » dont parle Marx, ou des individus essentiellement mus par « l’esprit du capitalisme », pour parler comme Max Weber : le profit et la rente réalisés par les planteurs sont, pour une bonne part, voués à l’entretien d’un mode de vie aristocratique et non reconvertis (accumulés) en capital.
C’est précisément ce sur quoi insiste longuement Caroline Oudin-Bastide dans le premier chapitre de son ouvrage. L’ethos économique du planteur, combinant oisiveté et consommation somptuaire et ostentatoire (domesticité pléthorique, fastes de la table, luxe vestimentaire, « libéralités » envers de nombreuses maîtresses ou même concubines esclaves ou libres de couleur, passion immodérée du jeu), endettement chronique virant à la dette perpétuelle et incapacité à l’épargne, insouciance envers l’avenir, absence de rationalisation de l’entreprise (dont témoigne l’inexistence courante de toute comptabilité) et indifférence à l’innovation technique, en fait en quelque sorte l’antithèse de l’idéal-type du capitaliste dressé par Max Weber, pour qui les trois vertus capitalistes majeures sont l’assiduité au travail, la frugalité du mode de vie et l’honnêteté dans les affaires [2] ; tout comme de celui conçu par Joseph Schumpeter pour lequel un bon capitaliste doit savoir tout à la fois épargner pour accumuler, se montrer efficacement dans la gestion technique, administrative, commerciale et financière de l’entreprise et capable de briser avec la routine pour innover [3].
Et l’originalité de Caroline Oudin-Bastide aura été de montrer que, si le planteur tourne ainsi le dos aux exigences de sa nature capitaliste, s’il délaisse son travail de capitaliste, c’est avant tout du fait de la dévalorisation totale du travail sur lequel ne peut que reposer une société esclavagiste. En somme, pour parfaire l’exploitation du travail, il faut nonseulement que celui-ci devienne « libre » mais encore, paradoxalement, qu’il soit exalté (notamment comme travail « libre » : libéré et libérateur) au point que le capitaliste lui-même puisse s’y livrer (son travail consistant à diriger, organiser et surveiller le travail salarié pour réaliser les conditions de son exploitation) sans déroger à ses propres yeux, bien au contraire.
[1] E. Williams, Capitalisme et esclavage, Présence africaine, Paris, 1968.
[2] Cf. M. Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société [1922], Gallimard, 1991, pages 296-298.
[3] Cf. J. Schumpeter, Impérialisme et classes sociales [1919], Flammarion, 1984, pages 174-178
Bihr Alain, « Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (XVIIe – XIXe siècle) », dans revue ¿ Interrogations ?, N°10. La compétence, mai 2010 [en ligne], https://revue-interrogations.org/01-Caroline-Oudin-Bastide-Travail (Consulté le 21 novembre 2024).