Cet article s’intéresse aux compétences des éducateurs sportifs dans les petites entreprises de fitness. En dépit d’une tendance avérée à pointer des qualités et aptitudes individuelles indispensables pour occuper l’emploi d’éducateur sportif, la recherche dévoile le caractère collectif des compétences mobilisées dans le cadre de micro-collectifs de travail et de coopérations dans l’activité.
Les caractéristiques de l’espace de travail mettent en évidence la solidarité technique à l’œuvre à travers les médiations technologiques et humaines entre les salariés et les usagers. Parmi les dispositions et les qualités au travail observées, l’investissement de soi et l’engagement vers autrui renvoient aux multiples socialisations professionnelles et extraprofessionnelles. Les socialisations vécues forgent des registres de valeurs intériorisés servant d’aiguillage pour interpréter les aptitudes légitimes à détenir dans les salles de fitness et qui colorent les identités au travail.
Mots-clés : entreprise de fitness – compétence – collectif de travail – solidarité technique - socialisations
Collective dimensions of skill and socializations « in » and « outside » of the workspace. The case of the professionals of fitness
The aim of the article is to study the skills of sport educators in the small businesses of fitness. In spite of the identified trend that stresses the importance of individual qualities and aptitudes to do the job of fitness teacher, this research points out the collective dimension of skills mobilized in micro-collective work groups as well as the different levels of cooperation that are developing during the working activity. The work space features enlighten the process of a technical solidarity built through technological and human mediations between salaried workers and users. Throughout the dispositions and qualities of work observed, self involvement and engagement toward others are both specificities of sport educators that are related to professional and extraprofessional socializations. These socializations build interiorized values which take part to the construction of work identities.
Key-words : Small businesses of fitness – skill – collective work group – technical solidarity – socializations
Le contexte de crise économique et la fragilité observée sur le marché de l’emploi ravive l’enjeu que représente l’employabilité. Faut-il rappeler que la probabilité pour un individu d’occuper un emploi est liée à son degré d’employabilité [1]. Dans cet environnement plus qu’incertain, les très petites et petites entreprises cherchent à minimiser les coûts d’adaptation des salariés en recrutant de manière efficiente. Partant, l’appréciation des compétences des professionnels et leur degré d’adéquation au poste de travail constituent une préoccupation majeure des gérants recruteurs. Les investigations menées dans les entreprises de la forme auprès des professionnels du fitness semblent corroborer ces observations préliminaires. Les résultats de la recherche que nous exposons partent d’un constat initial : la tendance dominante à la définition spontanée individualisante et psychologisante de la compétence ne saurait se restreindre aux qualités/capacités individuelles, sans considérer les contextes de socialisations simultanés et successifs. Dans ce travail permanent consistant à déceler les potentiels, à identifier les compétences et les affecter aux postes de travail adaptés à leur expression [2], l’analyse des données empiriques recueillies révèle davantage les points de vue et les registres de valeurs de ceux qui évaluent, que de ceux qui sont l’objet des jugements. Dans tous les cas, la compétence considérée comme jugement relatif aux qualités d’une personne renvoie nécessairement à des enjeux identitaires doublement individuels et collectifs. Sont en effet en jeu l’identité d’un groupe de professionnels identifiables par la détention de qualifications reconnues, ainsi que celle de l’entreprise qui se définit à la lumière des personnels désignés comme compétents par les usagers des salles de fitness.
Dès lors qu’elle est relative à une norme traduisant un jugement, la compétence peut aussi être envisagée comme une construction sociale qui est au cœur des processus identitaires. Suivant le modèle ternaire déjà utilisé par M. Pollack [3], l’identité englobe une auto-perception de soi-même, une présentation publique de soi aux autres, et la désignation de soi par autrui. Prenant en compte l’implication subjective des salariés dans les relations de travail dans l’entreprise [4], l’identité au travail se trouve subordonnée à la perception par autrui de capacités et aux interactions physiques en situation dont la nature dépend pour partie de l’appréciation des compétences.
S’agissant de la méthodologie, le réseau des salles partenaires d’une formation universitaire et professionnelle spécialisée dans les métiers de la forme a facilité d’une part l’accès aux professionnels interviewés et d’autre part, l’observation de la structure spatiale des salles et l’agencement de leurs sous-espaces (salle(s) de cours collectifs, plateau de musculation équipé d’appareils et espace cardio-training), étant entendu que l’organisation spatiale du travail a des incidences sur les activités travaillées. [5]
Le recueil de données s’appuie sur les regards croisés des professionnels du fitness, exploitants et salariés permanents de dix salles commerciales implantées en Alsace, relativement à leur définition de la compétence au travail. Menés en 2008 et 2009 auprès de dix gérants et d’autant de salariés exerçant depuis plusieurs années dans ces petites et très petites entreprises indépendantes [6], les 20 entretiens non directifs et les discussions informelles ont facilité le recueil de réactions et de jugements spontanés à propos de l’activité de travail. Ce mode de recueil a permis d’éviter les témoignages préparés et réfléchis, les réponses anticipées et convenues.
Les questions ouvertes [7] posées aux professionnels concernaient leur définition personnelle de l’activité du professionnel, des compétences requises et des résultats attendus.
Basé sur l’élaboration de tableaux d’indicateurs thématiques, le travail d’objectivation a consisté à mettre à jour les circonstances [8] et les facteurs explicatifs relevant des socialisations qui donnent sens aux appréciations portées par les professionnels sur l’activité et les compétences légitimes au travail. Les appréciations mettent en relief différents traits saillants de la compétence – technico-sportive, relationnelle ou sociale – et l’importance accordée à l’organisation collective du travail dans l’acquisition et l’expression de la compétence. En ce sens, les appréciations semblent renvoyer aux registres de valeurs de ceux qui en sont les auteurs.
Aussi, nous proposons de montrer dans un premier temps la part structurante de l’organisation notamment spatiale du travail dans la formation de collectifs de travail. Le second temps s’attache à apprécier l’investissement de soi en regard des registres de valeurs construits au cours des expériences vécues et des socialisations.
L’expression « être seuls ensemble » [9] relative aux conditions d’exercice au travail dans les salles de fitness révèle simultanément un sentiment et une situation de travail. Dans l’organisation du travail et le vécu au travail, l’action du salarié est intégrée à un ensemble fait de technologies et d’humains : « J’essaie de faire prendre conscience à mes profs de l’outil qu’ils ont entre les mains, que la salle leur garantit des conditions de travail qui sont très confortables. Alors, c’est sûr que cet outil, il faut l’entretenir, le bichonner et il faut occuper le terrain, il faut être présent, faire vivre les espaces pour intéresser les adhérents. » Si l’investissement au travail est tant individuel que collectif, dans la plupart des cas étudiés, la dimension collective de l’investissement dans le travail représente un facteur décisif de la bonne santé financière de l’entreprise : « La difficulté, c’est de trouver des profs qui vont s’entendre, se parler et se respecter. Je ne veux pas de profs dans leur coin. Aux heures de pointe, ils ont intérêt à être en éveil sur ce qui se passe partout en salle, sur le plateau, à l’accueil. » Quand ils mettent en avant ce micro-collectif au travail, les recruteurs affirment l’importance de l’investissement collectif dans les capacités à générer de la solidarité, de l’enrichissement mutuel, des échanges d’expériences et de compétences, qui sont autant de facteurs d’attractivité de la salle pour le client. « Actuellement, on peine à recruter des profs à temps plein, ou même à mi-temps pour avoir des équipes stables qui durent dans le temps, pour les clients c’est important de voir des profs qui forment une équipe s’entendre, s’aider, et pas un défilé de profs qui font cours et qui tout de suite après se barrent ailleurs, qui ne discutent pas avec les clients, ça c’est fini, on n’en veut plus. »
La dimension de l’activité de travail est collective au sens où les collectifs de travail recouvrent une réalité plurielle. Précisément, le collectif de coprésence et le collectif de co-activité définissent une conception élargie des modes d’intégration au travail et de la compétence comme constitutive de l’identité au travail [10]. Un gérant insiste sur l’importance dans son organisation de travail « d’avoir toujours au minimum deux professeurs en permanence dans l’entreprise pour satisfaire la demande et proposer un service de qualité. »
Dans les salles de fitness, la nature même du service introduit dans l’activité de travail des médiations technologiques et humaines. L’organisation du travail fait valoir ici une solidarité technique [11] constitutive de ce qui peut être qualifié de compétence collective. L’entreprise devient le lieu d’une coopération autour d’une production collective de services. Les capacités de médiation des objets techniques dans un milieu spécifique (ici, les appareils dans la salle) génèrent cette solidarité technique. En plus de l’interaction initiale entre le pratiquant et le professeur qui l’informe du fonctionnement de la machine et de la suite à donner au programme (variation de l’intensité, de la force, de la vitesse), la disposition des machines en « U » préfigure les échanges verbaux entre pratiquants : « on a des ‘anciens’ [des clients de longue date] qui s’improvisent professeurs et qui d’ailleurs le font plutôt bien, ils maîtrisent les machines et sont fiers de conseiller. » L’introduction du circuit training [12] dans les salles montre la capacité de l’organisation de l’espace de travail à lier les humains les uns aux autres au-delà même de ce qu’ils peuvent viser dans leurs actions. En effet, puisque les programmations d’entraînement sont variables selon les clients et que les appareils fonctionnent de manière autonome avec leurs utilisateurs, les personnels sont constamment amenés à échanger entre eux et vérifier l’adaptation de la programmation de la machine aux possibilités physiques des pratiquants. Le fonctionnement souple de l’entreprise crée chez les individus une forme de conscience collective qui lie durablement les individus entre eux et qui les amène à composer avec certaines exigences d’autrui. La différenciation et la complémentarité des espaces de la salle, la co-activité intégrée [13] au lieu de travail, ont pour effet de conduire l’employeur à privilégier la complémentarité de profils de salariés aux types de compétences distincts dans le processus de recrutement : « sur les cours collectifs, on a les profs qu’il faut, ensuite pour le plateau musculation, on cherche mais c’est plus compliqué, il y a la planification de l’entraînement, parler aux gens, les conseiller, les motiver, les corriger, ce n’est pas si simple de trouver la bonne personne. »
Les professeurs de fitness sont donc tenus - incitation patronale traduite dans l’organisation du temps de travail des salariés - de s’engager dans un travail collectif d’organisation et de prise en charge des pratiquants qui les rendent interdépendants les uns des autres. De nature fonctionnelle, le collectif de travail de co-activité enjoint à la coordination entre les salariés placés dans des lieux différents, c’est-à-dire à la transmission de consignes, de bilans d’activités pour assurer la continuité du suivi des consommateurs. Dans cette relation de service à forte proximité physique, les salariés et leurs destinataires communiquent autant par les gestes corporels que par la parole (les consignes) et la formation réciproque à la bonne utilisation des appareils. Ces médiations technologiques et/ou humaines élaborées [14] font partie des aptitudes à posséder pour être jugé digne d’exercer le travail comme un professionnel.
Les patrons cherchent à proposer un service distinctif où agissent des micro-collectifs de travail stables. Il faut voir au sein des équipes de travail dans la formation et la transmission d’une compétence collective la complémentarité des apports personnels eu égard à la relative hétérogénéité des individus [15]. La compétence collective résulte aussi de la volonté initiale chez les recruteurs de voir s’exprimer des comportements individuels coopératifs [16]. Par delà des qualités personnelles, relationnelles et psychologiques, inclinant les individus à l’empathie, l’altruisme et a fortiori permettant la coopération, ces derniers acceptent de vivre leur activité de travail en partie sur le registre de l’échange social. L’organisation et la nature du travail dans les salles de fitness obligent les salariés à s’aider, se renseigner mutuellement (à la fois sur l’utilisation du matériel et sur les attentes, exigences et objectifs des clients) et même à faire ensemble : « ça nous arrive de donner des cours ou une partie du cours en binôme, c’est original et spectaculaire, ça marche bien quand les deux s’entendent bien. » Ce type d’échanges non contractualisés repose sur le don de soi. Cette dimension collective a pour conséquence l’impossibilité pour les recruteurs de définir objectivement les compétences comportementales individuelles en considérant les salariés isolément et indépendamment de leur futur contexte de travail.
Dans sa dimension structurelle et spatiale, l’activité de travail [17] inclut différentes durées de la relation de travail (temps court et temps long, notamment) et l’activité en train de se faire [18], comprenant les conditions de sa réalisation et les effets qu’elle produira sur son auteur et sur les clients. C’est ainsi qu’en fonction des situations et sollicitations auxquelles ils sont confrontés, les salariés combinent ou agencent plusieurs répertoires d’actions, résultats d’expériences anciennes et plus récentes : « tu adaptes ton attitude par rapport aux situations que tu as vécues ici ou ailleurs dans une autre salle, tu te sers de tes échecs et de tes réussites, rien n’est acquis, tu recommences toujours à zéro, tu peux être directif ou au contraire t’effacer et tu le découvres au fur et à mesure (…) tu peux démontrer, faire l’exercice, le refaire, tu peux insister sur les consignes et parler plus, mais c’est pas facile de se faire comprendre. Quand tu es à l’accueil, tu n’es plus en action physique, mais tu ne peux pas t’endormir, il faut sourire, répondre au téléphone, être disponible et de bonne humeur, même si tu viens de faire un cours et que tu voudrais bien récupérer et être tranquille. » [19]
Si les expériences corporelles constitutives de l’activité de travail inclinent à privilégier un ordre localisé de l’action, elles ne peuvent se défaire pour autant de l’imprévisibilité de l’espace de travail dont elles sont une conséquence. L’univers de la salle de forme est défini par une activité où les espaces et les équipements sportifs, les appareils mais aussi les corps, les gestes et paroles fixent la nature de la relation de service et délimitent les compétences attendues : « quand tu donnes un cours collectif, tu parles avec le corps quoi, les signes corporels du visage, des mains servent à dire attention on va changer de rythme, tu vois… (…) sur le plateau musculation, tu n’es pas dans le speed, tu parles et tu montres, tu places correctement le corps, tu touches, tu corriges. » [20]
Contraints par ce cadre spatio-temporel et technique, les salariés construisent une capacité à redéfinir les situations, par la constante recomposition de leurs répertoires d’action. La recomposition de la figure du travailleur s’inscrit dans cette dynamique collective organisée et sans cesse ajustée [21]. Le jugement est porté à la fois sur une dimension personnelle et sur une dimension collective de la figure idéalisée du professionnel de fitness. Ce dernier doit faire preuve de conviction par son engagement corporel et par un exercice de performance langagière (« savoir montrer et dire les bonnes consignes »). C’est la preuve par le dire et le faire, notamment par la démonstration pour créer de la fascination, par « l’être » et l’importance de l’image de soi donnée et perçue à travers des signes visibles concernant le regard et les attitudes corporelles. Ces compétences désignent une qualité d’adaptabilité et une disponibilité attentionnelle obligatoire dans le service au client [22].
Si le cadre social de l’entreprise comporte un système de contraintes spatiales, temporelles et techniques, le lieu de travail ne peut cependant être réduit à un espace de travail coercitif. Les choix réalisés par les employeurs, les fins et les objectifs poursuivis par les acteurs, exploitants ou salariés, sont en relation implicite avec des perceptions sensibles, des valeurs.
« Un jour, Christian [le gérant] est interpellé par un adhérent qui râle parce que les machines sont toutes occupées et l’une d’entre elles est prise par un prof. Christian lui répond que le prof est sur son temps de pause et qu’il est en droit de s’entraîner. Pour durer dans le métier, tu t’entraînes et donc c’est tout à ton honneur d’entretenir ton niveau physique. Je connais d’autres patrons qui auraient dit à leur prof « bon écoute, tu laisses la machine à l’adhérent ! ». », lâche un professeur de fitness travaillant dans le secteur du fitness depuis treize années et possédant comme élément de comparaison des expériences professionnelles forgées auprès d’employeurs différents dans quatre entreprises. On voit ici s’exprimer la pluralité des manières de gérer la salle, en accordant le privilège au client ou différemment à la « force de travail », c’est-à-dire en prenant le profit comme aiguillage ou au contraire les moyens humains pour y parvenir.
Les motivations des actes accomplis par les acteurs sociaux peuvent s’inscrire dans une série d’actes programmés et planifiés, en réponse à une demande de la clientèle connue a priori et donc viser des objectifs déterminés. Mais de façon rationnelle en valeur [23], l’activité sociale dépend de « la croyance en la valeur intrinsèque inconditionnelle – d’ordre éthique, esthétique, religieux ou autre – d’un comportement déterminé qui vaut pour lui-même et indépendamment de son résultat. » [24] Dans cette direction, l’activité effectivement accomplie résulte moins d’un sens visé que de l’expression instantanée d’un capital corpo-sportif maîtrisé mais non conscientisé. Ce qui explique la difficulté rencontrée au cours des entretiens à relever l’énonciation des effets des capacités et des ressources possédées par les professionnels. Pourtant, ces comportements réactionnels, mécaniques parce que tellement répétés et intériorisés, ne sont pas assimilables à des réflexes exclusivement biologiques. Ils révèlent une activité significative qui fait sens pour leurs auteurs, sans pour autant que ceux-ci soient en mesure d’en formaliser les tenants et les aboutissants. Le lieu de travail laisse s’exprimer de manière invisible la dimension morale de l’activité technique à travers ce que Dodier nomme un ethos de virtuosité : « ma plus grande fierté, c’est de rattraper un adhérent qui est en train de lâcher, qui est largué dans les cours, de faire en sorte qu’il arrive à s’accrocher, et là c’est ta personne quoi, des astuces techniques peut-être mais l’ambiance surtout. » [25] Affranchie d’une vision utilitariste du travail, l’activité technique fait valoir le registre de l’action définie par Arendt comme « une forme de vie orientée vers l’accomplissement de soi dans un espace public de jugement. » [26] A la question de savoir s’il n’avait jamais songé dans les moments difficiles à changer d’orientation professionnelle, un professeur de fitness exerçant le métier depuis 15 ans répond : « non jamais, vraiment non. En fait j’adore mon job parce que j’y vais avec aucune retenue. J’aime voir des gens en face de moi, qu’ils soient chiants, fatigants parce que fatigués, râleurs, c’est pas un problème j’aime au contraire, j’arrive à les entraîner et à leur faire oublier leur agacement, leur mécontentement, j’essaie de faire passer quelque chose, je ne sais pas vraiment quoi… »
Le mouvement de recomposition, de redéfinition des subjectivités individuelles et collectives, la manière dont les salariés appréhendent les situations de travail et définissent le service rendu, reposent sur les dispositions à agir, à laisser faire des recruteurs auxquels sont ils liés contractuellement et parfois affectivement [27].
Le jugement se rapportant aux potentiels des professionnels repose en partie sur les socialisations primaires qui participent à la formation d’un rapport au corps, d’un rapport au sport déterminé, d’un rapport à l’excellence. Le temps passé ou non par les exploitants dans les lieux de pratique sportive peut avoir une incidence sur l’offre de services qu’ils proposent, sur les compétences sélectives qu’ils célèbrent et sur les affinités culturelles discriminantes. Un employeur à la tête d’une salle reconnue pour attirer une clientèle sélectionnée par son pouvoir d’achat se rappelle avec éloquence l’échec du recrutement d’une candidate à l’emploi d’éducatrice de fitness : « ça n’allait pas dans la manière d’être, de se présenter, dans la tenue (…) face aux clients exigeants avec eux-mêmes sur le physique, le fait d’avoir une prof en face mal coiffée, qui ne paraissait pas dynamique, sportive, motivée, c’était perdu d’avance (…) en ville, tu ne peux pas te comporter comme à la campagne. Le physique, c’est important. »
Soulignant le caractère empirique des compétences accumulées au fil des expériences vécues, les exploitants pointent des dispositions particulières à détenir qui sont en résonance avec leur propre personnalité, leur perception de la manière légitime de fonctionner dans l’entreprise. L’appréciation des ressources humaines est immanente à l’histoire des exploitants, à leur parcours sportif et aussi à leur trajectoire professionnelle. Ainsi, à propos de l’un de ses professeurs, un gérant, ancien sportif de haut niveau, n’hésite pas à dire « qu’il est fait pour le coaching, je lui ai même donné des clients difficiles, grincheux, jamais contents, mais il s’en est très bien sorti et les clients le ressentent. Par contre pour les massages, c’est moins son truc, c’est particulier les massages. Qu’il reste sur ses points forts. » Cette affirmation masque sans doute le caractère construit de la compétence, cette « capacité d’une personne à former des schémas de comportements ajustés à la particularité des situations » [28]. Néanmoins, la face subjective moins visible de la compétence semble bien être le produit de la rencontre de certaines qualités personnelles de l’individu et d’expériences [29].
Les attitudes, les traits de caractères, les expériences de préprofessionnalisation du recruté seront jugés décisifs s’ils traduisent notamment une capacité à séduire par l’image dégagée relativement à son attitude physique et corporelle. Ses propriétés corporelles extraordinaires d’une part le protègent de la critique et d’autre part mettent en avant une qualité distinctive le valorisant en même temps qu’elles font valoir l’entreprise. Le vécu de pratiquant et la reconnaissance du sportif accompli sont considérés comme un gage de proximité avec les sportifs et de séduction de la clientèle. La détention d’un capital spécifique par le professionnel de fitness renvoie ici tout autant à la définition du corps légitime qu’à celle de l’usage légitime du corps [30]. A propos de l’un de ses professeurs, un employeur affirme « quand tu vois Vincent, c’est clair, c’est sans commentaire, il a le physique et la gueule de l’emploi, il séduit les femmes comme les hommes. » Cette espèce de capital corpo-sportif s’est construite dans les expériences de pratiquant sportif. Dans la salle de fitness, les professionnels se sont appropriés et sont porteurs de deux philosophies antagonistes mais co-existantes, l’une ascétique mettant l’accent sur l’effort, la rectitude, le redressement, et l’autre hédoniste privilégiant le retour au laisser-faire et moins encline à la compétition sportive qu’à l’expression corporelle. Les comportements symptomatiques de l’activité sportive compétitive exprimant le défi, l’affrontement, les attitudes de concentration sur soi de la gymnastique d’entretien, les dispositions à l’entraide et la collaboration, ainsi que les états psychiques éprouvés participent de ce patrimoine personnel constitutif de la culture sportive alambiquée et d’un idéal moral, d’un ethos qui fonctionne comme caution et repère pour l’employeur et comme ressource aux yeux des clients.
Les employeurs accordent même un intérêt tout particulier au vécu commun – notamment sportif - de l’ensemble des salariés hors du contexte professionnel. Certains d’entre eux, indéfectiblement liés au monde sportif dès leur plus jeune âge, organisent un rassemblement annuel sur un long week-end : « on part tous ensemble en stage (…) on a fait des activités ludiques sur un week-end de 3 jours à l’hôtel. On organise ça une fois par an pour resserrer les boulons tous ensemble. Quand il y a un peu de tensions dans l’année, ça fait du bien. Et puis j’essaie de les mettre dans des situations nouvelles… cette année on a fait du ski nautique, du rafting, tout le monde se retrouve en maillot de bains dans l’eau. ça crée des liens. Je vais pas leur bourrer le crâne avec les objectifs. C’est vraiment ludique, on passe un week-end pour se faire plaisir. » Ces moments de vécus communs, organisés pour valoriser les ressources humaines, contribuent à former et à exprimer une opinion partagée. Ils engagent aussi un processus d’attestation de réussite par le collectif et visent une unité de groupe qui facilite inconsciemment l’acceptation des décisions futures au sein de l’entreprise. Dans ces moments de vie dé-professionnalisés, les situations et les activités de coprésence en petits collectifs créent des liens forts, des affinités, de l’affectivité [31]. Les relations affectives cristallisent un mode de vie communautaire dont on attend une reproduction dans l’entreprise.
Le commentaire d’un employeur justifiant le recrutement d’un professeur de fitness est révélateur des croyances sur la vocation et l’hérédité professionnelles : « Guillaume, je le connais depuis tout petit parce que j’ai côtoyé son père dans le milieu du judo. C’était une personne compétitive, travailleuse, combative, qui a compris les vertus de l’entraînement, je savais d’où il venait, je ne pouvais pas me tromper sur lui. » Il faut voir dans les qualités pointées par les professionnels du fitness un ensemble de conditions de travail, de tâches et de situations qui peuvent procurer un profit lié au fait même de l’investissement dans le travail ou dans les relations de travail [32]. Certaines dispositions comme l’accompagnement systématique physique et verbal du professeur dans l’exécution du mouvement trouvent les conditions de leur actualisation dans certaines caractéristiques du travail lui-même, comme par exemple sur le plateau musculation où le face-à-face, le côte-à-côte permettent une proximité des corps et donc une prise en charge complète et inégalable en d’autres lieux de l’espace de pratique.
L’activité de travail du professeur de fitness révèle une obligation de résultat qui n’est pas sans lien avec une obligation de croyance rappelée par l’employeur dans le fait d’être ou d’apparaître compétent [33]. Dans cette relation de service particulière, l’organisation du travail est définie par les demandes de pratiques diverses et variées des clients qui apprécient, jugent et comparent la performance des professeurs. La reconnaissance de ces derniers est subordonnée à l’importance qu’accorde l’employeur au verdict des consommateurs qui consacrent ou critiquent leur travail. L’appréciation subjective des aptitudes des professeurs de fitness s’opère sous l’influence d’un cadre organisationnel composé d’hommes et de biens matériels indissociables dans l’action au travail qui ont construit les normes de fonctionnement. Cette opération mentale est tributaire du profil identitaire des salariés, de leurs expériences professionnelles et sportives, qui semblent opérer comme effet de miroir sur l’histoire sportive de l’exploitant. Les compétences se transforment sous l’effet des socialisations successives et du travail collectif qui condense l’ensemble des acquis des expériences de vie. En ce sens, les réinterprétations des situations de travail par les professionnels, notamment les professeurs de fitness, éclairent les dynamiques identitaires à travers le processus d’appropriation et d’héritage des valeurs, des normes, des codes indigènes et des compétences typiques de l’espace de travail. [34]
Le système de valeurs des exploitants, et notamment la place qu’y occupe le sport comme ingrédient constitutif indissociablement de leur identité et de celle de leur club, est solidaire d’une sensibilité à l’action collective dans le travail et à la solidarité technique. L’appréciation des compétences et des personnes résulte ainsi fondamentalement de logiques obliques, c’est-à-dire de trajectoires individuelles, professionnelles et sportives et de caractéristiques structurelles spécifiques à un secteur d’activité continuellement remanié. Si les conditions de travail à l’intérieur de l’espace professionnel déterminent en partie la densité et la richesse des relations, les engagements pris dans les sphères d’activité connexes au travail rejaillissent aussi sur la nature des liens et les perceptions de soi au travail. L’analyse des qualités individuelles, en invitant à comprendre les effets d’une division du travail questionnée et recomposée et la signification identitaire du travail et des compétences associées [35], n’a peut-être jamais mis si nettement en relief l’importance des apprentissages vécus, des appendices culturels et des valeurs afférentes dans les ressources que mobilisent les acteurs sociaux sur la scène du travail.
Missions principales du moniteur de fitness polyvalent extraites du référentiel d’activité
– Animation sportive dans les différents domaines d’activité : cours collectifs, cardio-training, musculation, stretching, relaxation, etc.
– Conseil individualisé (programme sportif personnalisé)
– Secrétariat, opérations de trésorerie, aide à la gestion
Source : Pichot L., « Clubs de football et salles de « fitness » : deux exemples d’entreprise sportive », in L’organisation sportive, Gasparini W. (coord.), Paris, Editions revue E.P.S, collection « Pour l’action », 2003, p. 69-86.
[1] L’employabilité peut se définir comme « la possession cumulée d’une qualification, qui fait référence à un état statique des connaissances, défini dans le temps et correspondant à une organisation stable de l’activité, et d’une compétence, synonyme d’adaptabilité, qu’il faut comprendre comme une agrégation de savoirs de différents registres, articulés entre eux et faisant par là-même référence à une conception dynamique du contenu des emplois » ; cf. B. Cart, M.-H. Toutin, « La production d’adaptabilité : les modalités de construction de l’expérience professionnelle » in Travail, compétences et adaptabilité, François Stankiewicz (Dir.), Paris, L’Harmattan, p. 139.
[2] Y. Lichtenberger, « Compétence, organisation du travail et confrontation sociale », Formation Emploi, 67, 1999, p. 93-106. Et P. Zarifian, Le modèle de la compétence, Paris, Liaisons, 2001.
[3] M. Pollack, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 1990.
[4] R. Sainsaulieu, L’identité au travail [1977], Paris, Presses de la FNSP, 1985.
[5] Des missions et des tâches sont dévolues au moniteur de fitness polyvalent exerçant majoritairement dans des petites entreprises (cf. annexe)
[6] L’Alsace présente la particularité d’être une petite région avec deux départements d’une part, ce qui réduit le nombre de salles marchandes, et d’être composée quasi-exclusivement d’entreprises indépendantes, non franchisées d’autre part. Les seules franchises présentes en Alsace proposent des produits exclusivement réservés aux femmes sous la forme de circuit training (les entreprises Curves et Lady Fitness en Alsace), ce qui a pour effet de minimiser l’importance de l’encadrement professionnel, de l’organisation et la division du travail.
[7] Les questions posées respectivement aux employeurs et aux salariés étaient : « Que pensez-vous en ce moment du travail de vos profs ? » ; « Quand on vous demande de dire en quoi consiste votre travail, que répondez-vous ? ».
[8] H. Becker, Les ficelles du métier – Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002.
[9] E. Audrey, C. Pigeassou, « ‘Etre seuls ensemble’ : une figure moderne du lien social dans les centres de remise en forme », Science et Motricité, 56, 2005, p. 65-74.
[10] J. Rosanvallon, « Le travail à distance au carrefour de deux types de collectif » in Le travail à l’épreuve des paradigmes sociologiques, Durand Jean-Pierre, Gasparini William (Dir.), Toulouse, Octarès, 2007, p. 303-314.
[11] N. Dodier définit la solidarité technique comme « une forme de liens entre les êtres créée par le fonctionnement des ensembles techniques ». Cf. N. Dodier, Les hommes et les machines, Paris, Métailié, 1995. p. 14.
[12] Le circuit training peut être défini comme un enchaînement d’exercices dont la succession logique est déterminée par la fonction des appareils qui exigent dans leur utilisation une force musculaire, une expertise telle qu’elles fixent l’ordre chronologique de la séquence.
[13] La-coactivité signifie que des professionnels participent à l’activité de l’entreprise en assurant une prestation de service chacun dans leur domaine de prédilection (cours de musculation, cours de danse chorégraphié, cours de renforcement musculaire « cuisses-abdos-fessiers ») et au même moment mais à des endroits différents de la salle dans des espaces spécifiques.
[14] A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage (tome 1), Paris, Albin Michel, 1964.
[15] W. Cavestro, T. Colin, B. Grasser, « Compétences des salariés et compétence de la firme : une approche par l’apprentissage organisationnel », in La gestion des compétences, Acteurs et pratiques, Brochier Damien (Dir.), Paris, Economica, 2002, p. 75-92.
[16] N. Richebé, « La fabrique des compétences collectives : agencements, ressources et coopérations » in Travail et reconnaissance des compétences, Cavestro William, Durieux Christine, Monchatre Sylvie (Dir.), Paris, Economica, 2007, p. 47-60.
[17] A. Bidet et al., Sociologie du travail et activité, Toulouse, Octarès, 2006.
[18] A. Schütz, Le chercheur et le quotidien : phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987 (trad.).
[19] Extrait d’entretien mené avec Guillaume, professeur de fitness sorti de formation en 2002 et salarié depuis 7 ans dans la même salle.
[20] Extrait d’entretien mené avec Luc, professeur de fitness et de hip hop depuis 1996.
[21] N. Besucco, M. Tallard, « L’encadrement collectif de la gestion des compétences : un nouvel enjeu pour la négociation de branche », Sociologie du Travail, 41, 2, 1999, p. 123-142.
[22] A. Bidet, « Au fil des dérangements téléphoniques. Analyse d’une interaction technique », Réseaux, 115, 2002, p. 215-242. Et M. Breviglieri, « Perceptions sociologiques du problème de la routine », in Sociologie du travail et activité, Bidet Alexandra, Borzeix Anni, Pillon Thierry, Rot, G., Vatin F. (Dir.), Toulouse, Octarès, 2006, p. 131-141.
[23] M. Weber, Economie et société (tome 1) [1921], Paris, Plon, 1971.
[24] M. Weber, op. cit., p. 22.
[25] Témoignage de Vincent, professeur de fitness depuis 1998, ayant accumulé plusieurs expériences professionnelles dans diverses salles.
[26] H. Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Pocket, 1988, p. 271.
[27] E. Wipf, L. Pichot, P. Bauger et S. Mischler, « L’appréciation des compétences dans le recrutement des professionnels par les exploitants des salles de remise en forme », STAPS, The International Journal of Sport Science and Physical Education, 29, 82, 2008, p. 9-28.
[28] S. Monchatre, P. Rolle, « La compétence : une construction sociale en questions… » in Réfléchir la compétence, Dupray Arnaud et al, Toulouse, Octarès, 2003, p. 17-27.
[29] M. Stroobants, « Travail et compétence : récapitulation des approches critiques des savoirs au travail », Formation Emploi, 33, 1991, p. 31-42.
[30] P. Bourdieu, « Comment peut-on être sportif ? » in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 173-195.
[31] M. Granovetter, “The Strengh of Weak Ties”, American Journal of Sociology, 78, 6, 1973, p. 1360-1380.
[32] P. Bourdieu, « La double vérité du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, septembre 1996, p. 89-90.
[33] J.-D. Reynaud, « Le management par les compétences : un essai d’analyse », Sociologie du Travail, 43 (1), 2001, p. 7-31.
[34] S. Haissat, Analyse des carrières professionnelles ou bénévoles des intervenants en gymnastiques de forme. Comparaison entre les animatrices de la Fédération française d’Entraînement physique dans le Monde moderne Sports pour tous et les Brevets d’Etat des Métiers de la Forme, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Franche-Comté, 2008, 383p.
[35] P. Ughetto, « Introduction : le travail comme activité et comme action. Quelques perspectives sociologiques récentes », Revue de l’IRES, 44, 2004, p. 121-139.
Pichot Lilian, Wipf Elodie, « Les dimensions collectives de la compétence et les socialisations dans et hors de l’espace de travail. Le cas des professionnels du fitness », dans revue ¿ Interrogations ?, N°10. La compétence, mai 2010 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Les-dimensions-collectives-de-la (Consulté le 8 décembre 2024).