Depuis une vingtaine d’années, la notion d’intersectionnalité est devenue de plus en plus centrale dans le débat sociologique contemporain s’étendant au-delà de la réflexion sur le genre, la couleur et la classe sociale, dans laquelle elle s’était originairement développée. Dans cet article nous utilisons la notion d’intersectionnalité comme une perspective pour réfléchir sur l’une des ambivalences les plus classiques de la sociologie : la relation entre dimensions structurelles et agency individuelle. À partir d’une recherche de terrain en cours à Milan sur la précarité du travail chez les jeunes, nous montrons comment une combinaison inter-catégorielle et intra-catégorielle de l’intersectionnalité permet de ne pas considérer la “position” sociale des individus comme le seul résultat d’une imposition sociale structurelle, ni, à l’opposé, comme un pur choix électif et subjectif des appartenances, mais plutôt comme une combinaison des deux.
Mots-clés : intersectionnalité, structure sociale, agency, crise économique
Potential of intersectionality : Reflections from a research job insecurity among young Italians
Since at least twenty years, the notion of intersectionality has become more and more central in the sociological debate, looking beyond the reflection on gender, race and class in which this notion was originally elaborated. The aim of this article is to shed light on the notion of intersectionality as analytical tool useful to investigate a classical sociological ambivalence : the relation between structure and agency. Starting from a research field in Milan, we show how the intertwinement inter-categorical and intra-categorical of intersectionality can highlight the social position of an individual, neither as the simple result of a structural imposition, nor as a free subjective choice of belonging, but instead as a combination of both.
Keywords : intersectionality, social structure, agency, economic crisis
Depuis les années 1990, les études de genre ont connu une sorte de « tournant intersectionnel » (Lutz, 2014). La plus récente diffusion du concept d’intersectionnalité, bien au-delà des études du "féminisme noir”, s’explique par l’ampleur des interrogations méthodologiques et épistémologiques soulevées par cette notion, ainsi que par sa malléabilité théorique et son utilité heuristique. Cet article se positionne à l’intérieur de ces débats avec le but de montrer comment la notion d’intersectionnalité ne se limite pas à mettre en relation les différentes catégorisations comme celles du genre, de la classe sociale, de l’ethnicité ou de la classe d’âge, mais qu’elle représente un outil analytique pour réfléchir sur l’une des ambivalences les plus classiques de la sociologie : la relation entre dimensions structurelles et agency individuelle. En particulier, nous essayerons de mettre en évidence que l’intersectionnalité ne doit pas être conçue comme le croisement de catégories réifiées – le genre, le sexe, la couleur de la peau, l’âge, etc. – mais plutôt comme une contingence fluide dans laquelle ces références sont constamment négociées. Chaque contexte constitue un champ de contraintes et de ressources, mixées à chaque fois différemment, dans lequel chaque individu essaie d’exploiter à sa façon les identifications dans chacune de ces catégories.
Pour comprendre comment, dans chaque situation spécifique, les catégories du genre, de l’âge ou de l’ethnicité peuvent jouer de façon différente, valorisante ou discriminante, nous allons nous appuyer sur les premiers résultats d’une recherche encore en cours en Italie et centrée sur la vie quotidienne de jeunes-adultes. Dans l’article, nous allons montrer – à travers une double approche quantitative et qualitative - comment ces jeunes adultes croisent et interprètent leurs appartenances aux catégories du genre, de l’âge, du niveau d’instruction et de la classe sociale.
Que l’individu soit aujourd’hui défini par ses ‟épreuves” et par ses positions, par la contingence des situations qu’il vit plutôt que par des rôles structurés, est un acquis largement partagé dans la sociologie contemporaine (Dubet, 2009 ; Martuccelli, 2010). Face à une notion de ‟société” vidée de ses significations systémiques et à la focalisation sur le vécu ou l’agir rationnel des individus, la perspective de l’intersectionnalité permet de saisir le caractère dual de la réalité sociale : les structures sociales sont à la fois des données – avec une existence autonome, qui transcende la volonté des individus – et des constructions, c’est-à-dire le résultat d’actions, interactions intersubjectives et attributions de sens. L’intersectionnalité permet ainsi de comprendre que les catégories dont elle est composée ne sont pas totalement réifiées - donnant lieu à des contraintes et des dominations - et qu’elles ne sont pas non plus le produit du libre arbitre, du choix rationnel ou d’une action qui se crée dans le vide. Genre, âge, classe sociale ou ethnicité sont des catégories ‟réelles” parce qu’elles positionnent les individus et conditionnent leur possibilité d’action. Cependant la configuration spécifique de l’intersection de ces catégories peut offrir la possibilité de transformer leur signification et leur ‟usage” : l’intersection peut affaiblir ou renforcer les contraintes que chaque catégorie impose à l’individu. L’intersectionnalité se focalise sur les processus sociaux et sur les enjeux qu’ils impliquent pour chaque individu. En tant que méthode et perspective théorique, elle peut nous montrer comment les sujets produisent constamment leur réalité sociale à l’intérieur d’un système de significations qui constitue un gisement à la fois de contraintes et de ressources.
Le débat autour de l’intersectionnalité a pris forme dans un environnement social qui a beaucoup changé par rapport à la configuration sociale de la modernité dans laquelle les principales théories sociologiques ont été élaborées. Si une vision structurelle, ou au contraire subjectiviste, de la société pouvait apparaître appropriée pour analyser la situation de la société industrielle, encadrée par les États-nations et par une organisation de la vie familiale et privée enchainée à une série d’étapes prévisibles, la situation des sociétés contemporaines apparaît comme beaucoup plus fluide et caractérisée par l’incertitude des encadrements sociétaux. La multiplication des réseaux sociaux dans lesquels chaque individu peut se situer, les situations de pluralisme culturel, l’imprévisibilité des parcours professionnels et personnels ont rendu obsolète la pensée structurée par dichotomies, mais ont rendu légitime le fait de cumuler et d’organiser plusieurs identifications à la fois en termes de genre, d’ethnicité, de classe sociale ou de classe d’âge. La perspective de l’intersectionnalité vise à répondre à la nécessité de saisir la multiplication des catégorisations - et des positions que chaque individu occupe au croisement de ces catégorisations - ainsi que la fluidité et la simultanéité de ces croisements comme des moments de rencontre entre des capacités individuelles et des contraintes structurelles.
Avant de montrer de quelle façon nous avons utilisé et appliqué l’intersectionnalité à une recherche empirique en cours en Italie, il faut rappeler qu’il existe des interprétations et des applications différentes de cette notion et que son utilisation va bien au-delà de l’étude de la stratification sociale.
L’intersectionnalité peut être conçue à la fois comme une méthode, comme une proposition théorique ou bien comme une interrogation épistémologique. En effet, elle est née tout d’abord comme une perspective méthodologique utilisée pour analyser en profondeur la stratification sociale et sa complexité actuelle, engendrée à la fois par les changements démographiques, du marché du travail, de la structure économique ou encore liée aux mouvements migratoires. En tant que méthode l’intersectionnalité fait référence, au moins au départ, aux études des inégalités et à la nécessité d’élaborer une vision plus complexe par rapport aux classifications weberiennes ou marxiennes (Yuval-Davis, 2006 ; 2011). Lorsque la position sociale des individus n’est plus seulement établie par des dimensions spécifiques comme la profession, le revenu ou le patrimoine, mais aussi par des catégories dont la signification et les conséquences peuvent être variables, comme le genre ou l’ethnicité, l’intersectionnalité se propose comme une méthode capable d’offrir la flexibilité nécessaire pour l’analyse de structures sociales plus fluides (Hawkesworth, 2003 ; Dhamoon, 2011). Certes, l’intersectionnalité a été conçue tout d’abord comme une analyse méthodologique et critique des dominations cumulées ou encore comme la tentative d’esquisser des « matrices de la domination » (Collins, 1991), mais elle est devenue récemment une méthode pour analyser de façon plus générale les dynamiques d’inclusion et d’exclusion sociale (Nash, 2008 ; Walby et al., 2012).
En tant que perspective théorique l’intersectionnalité permet d’offrir « une convergence entre l’analyse des catégories structurelles abstraites construites par le sociologues et l’analyse socioculturelle des pratiques » (Bürkner, 2012 : 191). C’est surtout cet aspect qui nous intéresse dans cet article. En tant que perspective théorique, l’intersectionnalité essaye de concilier les analyses centrées sur la structure avec celles focalisées sur l’action subjective. Lorsqu’elle est conçue comme perspective théorique et non seulement méthodologique, l’intersectionnalité permet de réfléchir sur l’agency comme résultat de la complexité et variabilité structurelle dans laquelle les individus cherchent à amplifier leurs possibilités de choix et d’interprétation (West et Festermaker, 1995). L’interconnexion effective et continue de dimensions différentes comme l’âge, le genre, ou le niveau de scolarisation rend les identifications et les appartenances plus fluides, moins exclusives et contraignantes, mais elle rend aussi les capacités personnelles plus centrales : il faut savoir saisir les risques de discriminations les plus cachés et indirects, il faut savoir gérer les espaces de liberté et de résistance aux contraintes.
En termes épistémologiques, enfin, l’intersectionnalité met en lumière le fait que dans un monde globalisé, pluraliste, réticulaire, des dimensions différentes comme le genre, l’ethnicité, l’âge ou la classe sociale, sont constamment et simultanément interconnectés. Cela signifie que non seulement les identifications et les appartenances individuelles et collectives, mais aussi les perceptions de la réalité deviennent le résultat de ces interconnexions. Sur ces questions, les positions anti-ontologiques et anti-déterministes, par exemple centrées sur la conceptualisation de la réalité comme un réseau (Latour, 2005), convergent avec l’intersectionnalité conçue comme perspective épistémologique. En effet, les deux s’intéressent aux croisements contingents, à l’imprévisibilité et à la spécificité des contextes et renoncent à la recherche d’un encadrement théorique omni-compréhensif. Les deux procèdent par induction et en se focalisant sur les pratiques.
Les différents niveaux analytiques que la notion d’intersectionnalité mobilise – méthodologie, approche théorique, position épistémologique – expliquent alors sa popularité comme approche qui peut mettre en lumière de façon nouvelle les questions classiques de la sociologie. Parmi ces questions, celle de la relation entre agent et structure est, à notre avis, le domaine dans lequel l’idée d’intersectionnalité peut offrir des points de vue nouveaux. En effet, beaucoup d’auteurs se sont confrontés à ce problème. Parmi les plus renommés, Pierre Bourdieu et Anthony Giddens ont souligné, dans leurs différentes analyses, comment la structure sociale est dynamique et se construit constamment. L’évaluation que Bourdieu fait du côté structurel notamment est différente de celle de Giddens : plus contraignante pour l’un, plus habilitante pour l’autre. Selon Bourdieu, il faut considérer d’un côté, l’existence de structures objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents et de l’autre, une genèse sociale des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de l’habitus. Il appelle cette imbrication une forme de « constructivisme structuraliste » (Bourdieu, 1987). Selon Giddens, la structuration est aussi une imbrication de l’agency et de la structure dans laquelle l’intentionnalité a cependant un rôle plus important. Pour éviter les anciens dualismes entre objectivisme et subjectivisme, Giddens (1984) se concentre sur le pouvoir structurant des routines, ainsi que sur les pratiques et les règles de l’action qui sont à la fois contraignantes et habilitantes pour l’individu.
L’œuvre de ces deux sociologues est focalisée sur la recherche d’une voie intermédiaire, alternative à la dichotomie objet-sujet, mais les deux auteurs restent plutôt centrés sur ce qui se passe dans la structure et sur les contraintes, plus ou moins importantes, qui pèsent sur l’action des sujets. À notre avis, l’intersectionnalité – en dépit de son origine, en tant que méthode centrée sur l’analyse des dominations – offre une perspective nouvelle pour élargir la réflexion entamée par Bourdieu et Giddens. En effet, si au départ l’intersectionnalité a été conçue à l’intérieur des études de genre et du débat féministe américain, comme un outil de la critique envers les dominations patriarcales et racistes, elle a au cours du temps élargi son domaine analytique et de recherche en se révélant être une perspective théorique et un défi épistémologique. Il faut ainsi bien distinguer, à l’intérieur de la littérature internationale, les différentes interprétations de l’intersectionnalité.
À partir des années 1980, l’analyse des inégalités et des discriminations réalisées par les études de genre est mise en discussion par les demandes de distinction développées par les féministes afro-américaines : la discrimination qui frappe une femme blanche n’est pas la même que celle qui touche une femme noire. Au début des années 1990, Kimberlé Crenshaw activiste du Black feminism publie un texte destiné à devenir une référence (Crenshaw, 1989 ; 1991). Elle affirme que les inégalités peuvent mieux être comprises si on considère l’intersection entre genre, race et classe sociale. En effet, les discriminations qui frappent les femmes afro-américaines se trouvent au croisement de différents parcours qui vont de la dimension du passé colonial à celle du patriarcat. Seule la prise en compte de cette multi-dimensionnalité peut expliquer les formes de marginalisation sociale qui frappent, par exemple, les femmes qui cumulent plusieurs de ces dimensions. Selon Crenshaw, la double ou triple oppression liée au racisme, au sexisme et à la marginalisation sociale doit être étudiée par leurs effets simultanés et non simplement cumulatifs, car ces formes de domination peuvent s’alimenter réciproquement.
Cependant, l’interprétation de Crenshaw a été critiquée pour ses risques d’essentialisation implicite, pour son manque d’épaisseur historique et pour sa réduction de la subjectivité à un produit de la domination (Dorlin, 2006). L’intersectionnalité ne doit pas être réduite à une lecture de la cumulation de dominations qui se croisent “sur” un individu en produisant des effets destructeurs et d’oppression, à travers des rapports sociaux de classe, de “sexe” et/ou de “race” qui se reproduisent éternellement. Il faut considérer plutôt que la géométrie des intersections produit également un espace dans lequel l’interprétation de ces catégories est contingente et variable (Eribon, 2013 ; Kergoat, 2012 ; Cardon, Kergoat, Pfefferkorn, 2009). Ainsi, l’intersectionnalité ne détermine pas nécessairement des positions fixes, elle détermine plutôt un champ, un cadre, un espace dans lequel se croisent l’historicité de ces mêmes catégories – dans leur épaisseur conceptuelle –, et les interprétations subjectives, déterminées par les circonstances du croisement de ces catégories. Cela signifie que dans des situations différentes les mêmes caractéristiques peuvent jouer d’une façon parfois favorable et parfois défavorable (Purkayastha, 2012).
Par ailleurs, l’origine de l’analyse de l’intersectionnalité dans les études de genre ne se lie pas seulement à la question de la domination cumulée. Elle peut aussi expliquer l’intérêt que cette perspective continue à susciter pour éclairer le point de vue de l’acteur social, le cas échéant de la femme qui subit la discrimination (Anthias et Yuval-Davis, 1992 ; Collins, 1998). Il ne s’agit pas seulement de positionner un individu dans un champ de stratification sociale où se croisent un certain nombre de variables. Il s’agit bien plus de montrer quelle est la perception que cet individu a de ce croisement de catégories (Denis, 2008). De cette façon, l’intersectionnalité évite la tentation de naturaliser et réifier des catégories comme le genre ou l’ethnicité. Elle peut éviter toute perspective déterministe, qui porte à croire qu’à un croisement donné de caractéristiques correspond un certain comportement ou un certain destin social.
Or, dans la perspective de l’intersectionnalité, la focalisation sur l’individu - et non seulement sur la position sociale qu’il/elle occupe - ne se traduit pas dans une approche purement subjectiviste. Il s’agit plutôt de déceler la fluidité et les caractéristiques structurelles des situations dans lesquelles les individus évoluent. Aux positions dans l’échiquier des intersections ne correspondent pas des identités ou des rôles définis, ni par ailleurs des choix tout à fait libres. L’intersectionnalité met en évidence la nécessité d’aller au-delà de la dichotomie entre agent et structure, entre subjectivité et objectivité, par la tentative de regarder à la fois comment et à travers quelles catégories l’intersection se produit objectivement, mais aussi d’observer ce qui se passe à l’intérieur de l’intersection, dans la combinaison subjectivement perçue de ces mêmes catégories.
L’interprétation de la notion d’intersectionnalité que nous proposons souligne la particularité et singularité de chaque zone d’intersection, puisque l’effet de l’intersection peut changer dans chaque situation. De ce point de vue, l’intersectionnalité n’est pas un simple reflet de la stratification sociale et de sa complexité actuelle, mais une façon de regarder la différentiation sociale. Suivant la proposition de McCall (2005) il s’agit bien sûr de montrer – d’une façon plus “classique” - les croisements “inter-catégoriels”, mais aussi d’analyser ce qui se passe à l’intérieur de chaque catégorie, quand elle est comparée et croisée aux autres, selon une analyse “intra-catégorielle” (voire, le cas échéant, d’observer les dynamiques “anti-catégorielles”).
Dans ce dernier cas, il s’agit de vérifier la singularité contingente de chaque intersection, dans laquelle les catégories jouent l’une par rapport à l’autre avec des effets différents, qui ne sont pas nécessairement des cumuls d’avantages ou de désavantages. Dans l’écart et la mésentente des croisements intra-catégoriels, l’individu peut faire jouer d’une façon personnelle et tactique les identifications dans chacune des catégories impliquées. L’analyse intra-catégorielle est donc ouverte à l’interprétation subjective, à la dimension de la subjectivation et à l’intelligibilité de la situation ; elle permet d’analyser à la fois les dimensions de domination et d’oppression et les marges de manœuvre et de résistance qui apparaissent dans ce contexte spécifique, dans le cadre déterminé par ce précis croisement de catégories, avec leurs dimensions pratiques et leurs interprétations contingentes.
La perspective inter-catégorielle est caractéristique des analyses quantitatives et longitudinales, capables de faire le portrait d’une situation structurelle et de son évolution, alors que la perspective intra-catégorielle est caractéristique des analyses qualitatives, centrées sur l’analyse des situations spécifiques et des interprétations subjectives. Par exemple, d’un point de vue purement inter-catégoriel être femme, noire, issue d’une classe sociale modeste, mais avec un bon niveau d’instruction représente le croisement de trois éléments potentiellement porteurs de désavantages sociaux et d’un seul élément avantageux dans les dimensions de la stratification sociale. L’intersectionnalité inter-catégorielle de ces éléments peut nous donner une idée de la probabilité de la trajectoire sociale des personnes qui appartiennent à ces catégories. Cependant, si ces mêmes éléments sont analysés d’un point de vue intra-catégoriel, dans une situation spécifique, ils peuvent nous montrer comment une femme noire issue d’une classe sociale modeste et avec un bon niveau d’instruction gère et compare ces éléments les uns avec les autres, pour minimiser leur désavantages et valoriser leurs potentialités, pour négocier avec la construction doxique de la situation. La force contraignante de catégories comme être femme ou être noire est liée aux contextes et aux rôles que ces catégories peuvent avoir dans ces contextes. Par conséquent, le genre ou la couleur ne doivent pas être considérés comme des catégories fixes qui jouent toujours de la même façon dans n’importe quelle situation. C’est justement la possibilité de saisir la variabilité des situations qui permet aussi de saisir le dynamisme de la structuration sociale.
Dans notre propre travail de recherche nous avons essayé d’utiliser la perspective de l’intersectionnalité pour comprendre les effets de la crise économique sur les opportunités de travail et plus généralement sur la vie quotidienne des jeunes-adultes en Italie. Nous avons utilisé la perspective de l’intersectionnalité, en distinguant – comme suggéré par McCall – entre dimensions inter-catégorielles et dimensions intra-catégorielles. Cette double façon de travailler avec l’intersectionnalité nous permet de ne pas considérer la "position” sociale des individus comme le résultat d’une imposition sociale structurelle (plus visible dans l’analyse inter-catégorielle) ou, à l’opposé, comme un choix électif et subjectif des appartenances (plus évident dans les analyses intra-catégorielles), mais plutôt comme une combinaison des deux : une combinaison de contraintes et de ressources, de volonté et de dressage.
Pour saisir jusqu’au bout la portée méthodologique et théorique offerte par la perspective de l’intersectionnalité, il faudrait un programme et des terrains de recherche suffisamment vastes et ambitieux pour mettre à l’épreuve les potentialités que nous avons jusqu’ici esquissées, mais, à notre connaissance, les applications empiriques de l’intersectionnalité sont encore plutôt limitées. Nous avons donc appliqué cette méthode à une recherche en cours sur les jeunes et la crise économique, même si les applications empiriques que nous allons maintenant présenter ne peuvent suivre qu’en partie les réflexions que nous avons développées auparavant.
Ce que tout le monde appelle la "crise économique” a durement frappé l’Italie, surtout à partir de 2010. La longue durée de ce cycle économique négatif a endommagé le tissu économique productif, accéléré les processus de dé-industrialisation et rendu endémique le chômage et la précarité du travail chez les jeunes. Selon les dernières statistiques, environ 40 % des jeunes italiens de moins de 30 ans se trouvent dans une situation de chômage et environ 60 % de ceux qui ont un travail ont un contrat temporaire (Pastore, 2012).
La crise économique et les problèmes liés au chômage sont un terrain de recherche particulièrement intéressant pour tester la capacité de l’intersectionnalité et pour saisir les effets croisés de différentes catégories – ou variables – comme le genre, le niveau des études, la génération, la classe sociale. Nous avons alors partagé notre analyse en deux volets méthodologiques : l’un quantitatif et centré sur une analyse inter-catégorielle et un volet qualitatif centré sur l’analyse intra-catégorielle. Pour l’analyse inter-catégorielle nous avons utilisé les données relatives à l’Italie provenant de l’European Survey SILC (Statistics on Income and Living Conditions) 2011 et SILC 2006. Ces données statistiques sont rassemblées et publiées chaque année. Elles fournissent un échantillon représentatif de la population.
Nous avons donc pris en compte l’intersection entre genre, scolarisation et génération (classe d’âge) et comparé quatre positions structurelles différentes. Ces positions ont été tout d’abord définies par le niveau d’éducation, en distinguant les individus avec une maîtrise et les individus avec un diplôme professionnel. Parmi le groupe des individus avec diplôme professionnel nous avons sélectionné deux cohortes : 20-26 ans et 30-36 ans. Parmi le groupe des individus avec maîtrise, nous avons sélectionné les cohortes 24-30 ans et 34-40 ans. Nous avons choisi des cohortes plus jeunes – avec les deux niveaux d’instruction – pour sélectionner une génération de jeunes plus directement concernée par les effets de la crise économique et du chômage, c’est-à-dire une génération qui a terminé les études quand le marché du travail avait déjà été investi par les effets de la crise. Les deux groupes les plus âgés ont été sélectionnés pour les comparer aux plus jeunes et pour essayer de mesurer la différence des opportunités par rapport au marché du travail.
Nous avons ensuite analysé les données selon le sexe. Ainsi, nous avons comparé les cas suivants :
La situation d’emploi des groupes relatifs aux données de 2011 nous montre une image assez claire des effets de la crise selon les dimensions catégorielles considérées. Le taux d’emploi (40 heures par semaine) des cohortes masculines plus âgées est constamment plus élevé que celui des cohortes plus jeunes, alors que les femmes sont bien plus nombreuses dans les emplois à mi-temps (tableau 1). Le taux de chômage est plus élevé pour les hommes plus jeunes avec un bas niveau d’instruction. Cependant, il faut remarquer que le taux de chômage, moins important chez les hommes plus jeunes avec maîtrise, est parfois lié au fait qu’ils ne cherchent pas encore un travail et qu’ils se trouvent parfois dans la situation de NEET (Not in Education Employment or Training : individus qui n’étudient pas, ne travaillent pas et ne sont pas en formation professionnelle). Enfin, les femmes avec un bas niveau d’instruction sont souvent dans une situation de NEET plus spécifique : "femmes au foyer”, chez les parents, ou chez un partenaire.
Tableau 1 – Autodéfinition de la situation économique actuelle 2011 – Source : IT-SILC 2011 (variable : PL031) – pourcentages (H = hommes ; F = femmes ; 20-26 etc. = classes d’âge)
La comparaison entre les groupes avec les mêmes caractéristiques en 2006, avant la crise, et en 2011 met en évidence d’autres aspects, moins prévisibles. La situation des hommes (tableau 2) donne à voir une réduction significative de l’emploi à 40 heures pour tous les groupes considérés. Seuls font exception les hommes les plus âgés avec un haut niveau d’instruction. La réduction de l’emploi à 40 heures est remplacée partiellement par des pourcentages plus importants d’emploi à mi-temps pour les jeunes avec maîtrise. La variation du taux de chômage est plus importante pour les hommes avec un bas niveau de scolarisation : + 8,5 % pour les plus jeunes et + 6,6 % pour les plus âgés.
Les jeunes avec un bas niveau de scolarisation et qui ont terminé les études quand la crise économique avait déjà investi le marché du travail, c’est-à-dire après 2009, sont dans la situation la plus difficile. Comme le remarque Linda McDowell (2012) pour le cas britannique, la réduction des opportunités de travail dans le secteur industriel et de la manufacture, porte les hommes avec un bas niveau de scolarisation à chercher un emploi dans le secteur des services et de soin, traditionnellement réservés aux femmes. Les hommes de la classe ouvrière, avec un bas capital culturel et un bas niveau d’instruction se trouvent parfois mal à l’aise dans la recherche d’un travail dans les secteurs considérés réservés aux femmes, le résultat est que « beaucoup de jeunes hommes à la recherche d’une occupation ne se sentent pas prêts à accepter un “travail de femme”, qui contraste avec leur “dignité d’homme” » (McDowell, 2012 : 581). Ils se trouvent donc à choisir entre une profession considérée comme humiliante ou le chômage.
La réduction du travail est évidente aussi pour les hommes plus jeunes avec un haut niveau d’instruction. Au-delà d’un taux de chômage plus élevé, il faut remarquer qu’en 2011, les jeunes de ce groupe ont tendance à prolonger davantage les études que la même classe d’âge en 2006 (+ 10,5 %).
L’effet du bas niveau d’instruction sur le statut économique est encore plus évident quand on observe les hommes plus âgés. Pendant les cinq années considérées ici, ils ont enregistré une réduction du taux d’emploi et une augmentation du niveau de chômage beaucoup plus importante par rapport aux hommes avec un haut niveau d’instruction. Au contraire, le groupe des hommes avec maîtrise a amélioré son statut économique par rapport aux années qui ont précédé la crise.
Tableau 2 - Variation en pourcentage de l’autodéfinition de la situation économique actuelle des hommes 2011-2006 – Source : IT-SILC 2006 et IT-SILC 2011 (variables : PL031 et PL030)
Si l’on regarde maintenant les conditions des groupes des femmes, avant et après la crise, la situation apparait significativement différente (tableau 3). À première vue, le groupe le plus touché par la crise est celui des femmes plus âgées avec un bas niveau d’instruction. Les femmes plus jeunes semblent être au contraire dans une situation moins dramatique. Cela peut être au moins en partie expliqué par le fait que la crise économique, qui a frappé surtout le secteur industriel et moins celui des services et des soins dédiés à la personne (notamment aux personnes âgées), offre actuellement plus d’opportunités aux femmes plus jeunes qu’à celles plus âgées ou aux hommes. Nous pouvons aussi remarquer que dans les cinq années considérées, les femmes de la classe d’âge 20-26 ans avec un bas niveau d’instruction ont aussi une tendance à répondre aux difficultés dans la recherche d’un travail en se déclarant femmes au foyer. Cela semble leur offrir une identité "traditionnelle” préférable par rapport à une situation explicite de chômage de longue durée.
Tableau 3 - Variation en pourcentage de l’autodéfinition de la situation économique actuelle des femmes 2011-2006 – Source : IT-SILC 2006 et IT-SILC 2011 (variables : PL031 et PL030)
Par contre les femmes avec un haut niveau d’instruction sont beaucoup moins prêtes à accepter une situation de femmes au foyer et si elles sont au chômage, elles continuent à chercher un travail et sont disposées à accepter aussi un emploi à mi-temps.
Le passage à un travail à mi-temps est aussi fréquent pour les femmes plus âgées avec un bas niveau de scolarisation et qui ont des difficultés à garder ou à trouver un travail. Après la crise, on observe chez cette dernière classe d’âge (30-36 ans) que beaucoup de femmes choisissent de rester au foyer pour se dédier à la famille, face à une situation de chômage prolongé.
Au contraire, dans la classe d’âge 34-40 ans avec un niveau d’instruction plus élevé, les femmes sont dans une situation différente : les taux d’emploi et de chômage ont été touchés par la crise d’une façon marginale. Ces femmes continuent cependant à être désavantagées par rapport aux hommes de la même classe d’âge et avec le même niveau d’instruction. Le taux d’emploi à 40 heures est de 20 % inférieur à celui des hommes et le nombre de femmes au foyer qui possèdent une maîtrise est encore très important.
L’analyse quantitative inter-catégorielle fournit un scénario des intersections de variables structurelles montrant une certaine variabilité des situations face à la crise économique. Après cette analyse quantitative, nous présentons ici le deuxième volet de notre analyse. Les données font référence à 30 interviews avec des hommes et des femmes entre 20 et 30 ans : 15 hommes et 15 femmes avec une maîtrise ou avec un diplôme d’école professionnelle (seulement trois ans d’instruction après le collège).
Suivant le même schéma méthodologique utilisé pour l’analyse quantitative, nous avons développé ici une analyse intra-catégorielle comparée. Le but est de découvrir comment les sujets placés dans un point spécifique de l’intersection des catégories structurelles – en particulier le genre et le niveau d’instruction – attribuent une signification à leur position sociale, interprètent la crise, font face aux différentes formes de catégorisation et aux incertitudes. Cela permet d’analyser comment les différentes dimensions structurelles agissent comme contrainte et/ou comme ressource selon les différences du contexte et les capacités personnelles dans la gestion du croisement des différentes catégorisations. En particulier, l’analyse se concentre sur les degrés de contrainte et de liberté selon les différences de genre et d’éducation ainsi que les spécificités de l’intersection de ces deux catégories dans des situations plus spécifiques. Ici le rapport agency/structure se rend visible dans les narrations des interviewé(e)s : être femme ou homme, avoir un niveau bas ou élevé d’instruction, sont des éléments structurels de catégorisation sociale que chaque interviewé(e) articule et interprète au quotidien, dans des situations spécifiques, chaque fois caractérisées par des contraintes ou des opportunités.
À partir des narrations de nos interviewé(e)s, la dimension du genre semble plus importante chez les individus avec un bas niveau d’instruction, par rapport à l’analyse quantitative inter-catégorielle. Un bas niveau de scolarisation semble influencer une vision du genre caractérisée par une différence évidente des rôles sociaux. Pour les jeunes hommes une vie satisfaisante passe par un travail qui correspond à la pleine réalisation d’un rôle masculin : indépendance économique et capacité de faire face aux exigences de la famille. Surtout pour ceux qui ont des professions artisanales, avoir un revenu raisonnable et un niveau adéquat de consommation est considéré comme la seule attitude pragmatique pour faire face aux imprévus de l’existence. Les valeurs matérialistes, plutôt que celles post-matérialistes, sont considérées comme les plus importantes. Cette attitude n’est pas nécessairement le résultat d’une logique instrumentale. La plupart de nos interviewé(e)s qui exercent un métier manuel aiment leur profession. Celle-ci est souvent liée à leurs études (plombier, électricien, réparateur mécanique, etc.). Par ailleurs, ils ont fréquemment eu l’opportunité de travailler immédiatement grâce aux stages ou à l’aide de quelques enseignants. Ils sont donc motivés à acquérir rapidement une indépendance économique. L’horizon des 30 ans est pour eux l’âge avant lequel il faut avoir fondé une famille et acquis une pleine indépendance économique.
« J’ai obtenu ce poste de travail juste avant la fin de l’école. J’étais presque certain d’avoir un boulot… Si tu es sérieux et tu travailles dur, quelqu’un t’embauche. (…) J’aime mon métier parce que je suis indépendant,. Je gagne ma vie, pendant la journée, je visite mes clients, je ne suis pas placé derrière un bureau… L’autonomie est la chose la plus importante… J’ai pu acheter ma voiture et je peux payer mes loisirs… Dans quelques années j’ouvrirai ma propre activité (…). Je n’étais pas très bon à l’école. Étudier ne m’intéressait pas. Si on étudie à l’université, on termine trop tard et après tu dois travailler encore quarante ans, non merci, ça ne m’intéresse pas. » Marco, 21 ans, bas niveau d’instruction (école professionnelle).
Évidemment la crise économique a eu des effets importants sur les jeunes avec un bas niveau de scolarisation. De plus, le chômage est en moyenne plus élevé parmi cette catégorie de jeunes ; cette situation se cumule souvent aux difficultés économiques de la famille ou au manque de capital social et de réseaux, souvent indispensables pour se lancer dans des professions indépendantes. Nos interviewé(e)s ont parfois parlé des difficultés économiques de leurs familles d’origine, mais ils restent confiants en l’avenir et dans leurs capacités à faire face à la situation de crise.
Pour les jeunes femmes avec un bas niveau d’instruction, la représentation des rôles sociaux de genre est aussi très traditionnelle et le travail est considéré comme un moment passager, fournissant un complément au revenu principal de leur compagnon ou de leurs parents. Leur avenir s’inscrit dans une dimension domestique et privée, mais pas nécessairement en tant que femmes au foyer : avec un travail à mi-temps, apportant un salaire inférieur à celui de leur futur mari ou compagnon. Leur emploi est jugé important seulement par rapport au salaire et il ne constitue pas une partie fondamentale de leur identité. Les jeunes femmes interviewées se déclarent ainsi plus disponibles à accepter des métiers qu’elles n’aiment pas : des emplois précaires ou à mi-temps et sans perspective de carrière. En même temps, cette disponibilité est aussi le reflet de la demande de travail destinée à ces jeunes femmes : elles trouvent plus facilement une profession dans les services à la personne, qui vont de l’esthétique aux soins des plus âgés.
« Disons que dans les premières expériences de travail tu gagnes 500 euros, mais pour toi c’est comme si c’était 2000. Puis tu t’aperçois qu’avec 500, tu ne peux rien faire et donc tu cherches un boulot de 8 heures pour gagner au moins 1200, parce que si tu travailles 10 heures pour 300 euros tu es une esclave… Quand mon père travaillait encore, 500 euros, c’était suffisant pour moi, mais maintenant avec 500 euros, on ne peut rien faire. Cependant c’est mieux que rien, c’est toujours de l’argent… J’aurais préféré un boulot dans mon domaine, dans la restauration, mais maintenant j’accepte n’importe quoi. (…) Si j’avais une famille et un mari je pense que je travaillerais. Je ne resterais pas à la maison. Je dois contribuer, même avec un salaire inférieur. » Sara, 20 ans, bas niveau d’instruction (école professionnelle).
Parmi les interviews avec des jeunes femmes diplômées à l’université, la dimension du genre et la référence aux rôles de genre dans la famille est pratiquement absente. Hommes et femmes donnent la même importance à l’autonomie professionnelle et surtout à la possibilité de travailler dans un domaine qui les intéresse.
« Pour moi la carrière est importante. Je suis exigeante envers moi. Donc, disons que je suis à l’aise chez mes parents. Je suis à l’aise avec mon copain. Cependant j’ai besoin d’un travail. Sans travail, je ne peux pas vivre. C’est bien la famille, l’amour, mais le travail est aussi important pour une femme. » Alice, 29 ans, maîtrise.
« Même si cela est peut-être une utopie, j’ai un but professionnel vraiment très précis : je dois évoluer dans ma profession même si ce parcours ne sera pas dans la même boîte, car aujourd’hui tout le monde a bien compris qu’il faut être dynamique… Donc je sais qu’aujourd’hui je suis ici mais dans quatre mois je pourrais être ailleurs. Il ne faut pas rater les opportunités. » Alberto, 27 ans, maîtrise.
Dans ce dernier extrait d’entretien, nous pouvons observer une autre caractéristique, plus évidente chez les jeunes adultes avec un bon niveau d’instruction : se projeter dans le futur d’une façon dynamique, même si le présent n’est pas très satisfaisant. Le futur est perçu comme un horizon ouvert, où toutes les opportunités sont à saisir. Tous les parcours doivent être évalués. Personne n’imagine un parcours professionnel stable, dans la même institution ou dans la même ville et ce type d’instabilité n’est pas forcement perçu comme un problème, mais plutôt comme une opportunité personnelle.
« Qu’est ce que ça signifie de dire "je ne trouve pas un boulot” ? Ça n’a aucun sens. Il faut bouger, avoir de l’initiative, mobiliser ses propres ressources, être ambitieux… Dans ma vie, il n’y a jamais véritablement eu un projet. Les choses arrivent, c’est tout… La chose la plus importante pour moi est d’apprendre : apprendre à m’orienter dans ce monde, apprendre et avoir des expériences intéressantes et stimulantes. La vie est un devenir continu. En même temps, je n’ai jamais recherché la chose la plus simple à faire. Au contraire, je me concentre sur ce qui m’intéresse. » Emanuela, 29 ans, maîtrise.
Parmi les interviewé(e)s avec un bon niveau d’instruction, il y a un certain scepticisme envers la recherche du travail « définitif » ou du « boulot de la vie ». La conviction qu’un travail stable est pour eux impossible est compensée par la gestion de cette instabilité comme une opportunité pour s’améliorer, pour ne pas se contenter, pour mettre à l’épreuve ses propres compétences. Certes, la situation économique extrêmement difficile et les inégalités de contrats de travail constituent des contraintes dont ils sont bien conscients.
« J’ai trouvé un autre boulot pour 500 euros et je me suis dite, ok j’accepte… Mais c’était la tragédie, je travaillais de 9 heures du matin à 9 heures du soir pour 500 euros, sans vacances, sans arrêt maladie, sans la possibilité de m’éloigner. J’ai donc dit non. Je ne peux pas accepter cela. C’est injuste. Après quatre mois c’était trop. Je suis donc partie. Ils m’ont demandé de rester, mais j’ai refusé. Je suis retournée chez mes parents et depuis je n’ai trouvé aucun autre emploi. » Francesca, 27 ans, maîtrise.
Les jeunes adultes avec un niveau d’instruction élevé et qui peuvent compter sur une famille de classe moyenne ne sont pas enclins à s’adapter à toutes les situations et veulent se sentir valorisés. Au contraire, ceux qui ont un bas niveau d’instruction considèrent l’adaptabilité comme une caractéristique pragmatique. L’autonomie financière est jugée bien plus importante que la qualité ou la réputation de leur profession. Savoir s’adapter est considéré comme une qualité propre à l’adulte, alors que les ‟droits” que demandent ceux qui ont fait des longues études sont perçus par les interviewé(e)s comme des signes d’immaturité.
« À mon avis, il y a toujours du travail. Pas beaucoup, mais il existe. Il faut s’adapter, saisir les occasions. Après l’école, j’aurais accepté n’importe quel boulot, comme serveuses aussi… Si je ne trouve pas un travail dans mon domaine (esthétique), je peux très bien travailler dans un café, comme baby-sitter,… Tous les travaux honnêtes sont bons à prendre, selon moi. » Maria, 22 ans, bas niveau d’instruction (école professionnelle).
L’intersection de facteurs structurels comme le genre, l’éducation ou la catégorie sociale des parents influence aussi la manière d’interpréter les difficultés du marché du travail. Tous les jeunes interviewé(e)s ont tendance à réagir à la crise économique et au chômage d’une façon individuelle. Tous soulignent qu’il est nécessaire de faire face aux difficultés avec ses propres capacités et ses propres motivations. Ils n’ont pas une véritable connaissance de ce qui se passe dans le secteur économique, mais ils sont convaincus que les difficultés peuvent être surmontées grâce à l’optimisme et aux convictions personnelles : puisque la réalité ne peut pas être changée – et aucun parmi eux ne pense qu’on pourrait le faire – la stratégie individuelle et l’adaptation semblent être les seules solutions possibles.
« Je vis au jour le jour. J’accepte ce qui se passe. Je prends les opportunités quand elles arrivent, même si elles ne sont pas les meilleures de ce monde, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Je ne veux pas passer ma vie à me plaindre… Avec cette crise, ils sont en train de prendre tout. Nous sommes en train de tout perdre. Je ne veux donc pas renoncer à l’argent et à n’importe quel travail pour payer mes loisirs et mes passions. Si je veux m’amuser, je ne renonce pas… Je ne fais confiance à personne et je vis ma vie. » Samuele, 23 ans, bas niveau d’instruction (école professionnelle).
« La flexibilité est une opportunité pour améliorer sa position. Notre génération doit être prête à changer rapidement. Le style de vie de la génération précédente est inaccessible pour nous. Plutôt que d’en rêver, il faut accepter les compromis et s’adapter à la situation. » Alberto, 28 ans, maîtrise.
Au-delà des différentes positions dans l’intersection, tous les entretiens montrent l’importance de la dimension générationnelle : la tendance à individualiser les responsabilités et à se considérer comme le/la seul/e responsable de ses propres succès ou échecs. D’où la conviction que la crise est un problème personnel et non pas collectif et que les opportunités de travail ne manquent pas pour ceux qui ont la volonté de les chercher. Les ‟effets d’intersection” sont visibles en ce qui concerne les différences de genre chez les jeunes adultes avec un bas niveau d’instruction. Cependant, la variation des niveaux d’études génère aussi différentes perceptions de l’adaptation. Ceux qui ont un niveau d’instruction élevé pensent pouvoir améliorer leur position sociale dans le futur, alors que ceux qui ont fait des études de courte durée pensent que la bonne volonté et le fait de n’avoir pas peur de la fatigue ou du sacrifice leur permettra de vivre de façon indépendante malgré un contexte difficile.
Notre analyse des effets de la crise économique sur les jeunes adultes italiens et des représentations qu’ils ont de leur condition de vie est sans doute partielle, car nous avons principalement esquissé les potentialités de la perspective de l’intersectionnalité dans ce domaine. La comparaison entre l’analyse inter-catégorielle quantitative et l’analyse intra-catégorielle qualitative de l’intersectionnalité montre la complexité des réactions dans le contexte de crise, selon la différente combinaison des catégories structurelles et selon l’interaction entre les actions et les représentations individuelles ainsi que les contraintes structurelles.
Notre recherche montre que malgré les contraintes structurelles définies par la crise économique et le chômage, malgré les déterminations d’opportunités socioprofessionnelles définies par le niveau d’instruction, malgré les catégorisations sociales engendrées par le fait d’être un homme ou une femme, les interviewé(e)s essayent toujours de réinterpréter leur position dans le contexte. L’agency consiste en cet effort d’interprétation de sa propre position à partir du croisement de différents éléments catégoriaux. L’intersectionnalité permet alors de saisir la manière dont des dimensions structurelles différentes – dans notre exemple : genre, âge, niveau des études – se croisent en engendrant des contraintes spécifiques. Elle met en évidence que ces contraintes ne peuvent pas être considérées comme des “destins sociaux”, capables de déterminer de façon univoque les parcours individuels. En effet, il s’agit de contraintes “situationnelles” que les sujets peuvent s’approprier – de manière plus ou moins efficace – pour garder une marge d’autonomie personnelle.
Ainsi, le croisement entre l’analyse inter-catégorielle quantitative et l’analyse intra-catégorielle qualitative de l’intersectionnalité permet d’interroger et d’interpréter les processus de construction sociale des catégorisations. Genre, âge, niveau d’éducation constituent des données structurelles qui s’imposent comme des contraintes extérieures aux individus, mais la complexité chaque fois renouvelée de leur intersection entraîne des possibilités de résistance et de transformation qui ouvre un espace d’action autonome. La perspective de l’intersectionnalité peut donc mettre en évidence l’articulation entre dimensions structurelles et agency individuelle à partir de la multi-dimensionnalité de la réalité sociale. Il ne s’agit donc pas d’une simple perspective méthodologique, d’une attention envers les superpositions et les croisements de différentes catégorisations sociales. L’intersectionnalité offre également une perspective pour étudier comment les individus articulent ces catégorisations, pour échapper à leur force contraignante et pour redéfinir leur significations.
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