Cet ouvrage collectif, sous la direction de Frédéric Poulard et Jean-Michel Tobelem, a pour ambition de décrire et d’analyser l’état actuel du statut des conservateurs de musées, qui semble traverser une période de déstabilisation selon les conclusions du Livre Blanc des musées de France, publié en janvier 2011 par l’Association générale des conservateurs des collections publiques de France (AGCCPF). En effet, après avoir « acquis une légitimité croissante, en obtenant de l’État certaines garanties statutaires » ainsi qu’un « relatif monopole sur un segment précis du marché du travail, celui de la conservation et de la valorisation des collections patrimoniales » (p. 7) jusqu’aux années 1980, les conservateurs dénoncent, à travers ce Livre Blanc, « l’injonction à accroître les ressources propres des musées au détriment des fonctions de conservation, l’inégalité des moyens humains et financiers entre les grands établissements nationaux et la multitude des musées plus modestes, ainsi que le poids croissant de l’administration » (p. 8). À cela s’ajoutent les « inquiétudes sur le métier et sa fragilisation » avec la « nomination d’autres professionnels à la tête des musées », l’arrivée de « nouveaux professionnels et de nouveaux services » qui « relèguent » les conservateurs au rang de simples « référents scientifiques », ainsi que la « chute spectaculaire de la démographie du corps des conservateurs du patrimoine » (p. 8). Les différentes études qui constituent l’ouvrage prennent pour objet ces évolutions constatées par l’AGCCPF et « se penchent sur les facteurs qui ont conduit à une telle situation », tout en « restituant cette dernière dans toute sa complexité, et de façon dépassionnée » (p. 8). Les trois parties qui structurent l’argumentaire général renvoient chacune à un axe particulier de questionnement sur l’état de la profession : la direction, une des fonctions clés du conservateur au sein du musée ; son rôle monopolistique et, dernièrement, les effets de l’apparition de nouveaux métiers de concurrence, comme la restauration ou encore le commissariat d’exposition.
L’apparition du directeur/conservateur et sa professionnalisation depuis l’institutionnalisation du musée à la fin du XVIIIe siècle en Europe et aux États-Unis, ainsi que son évolution jusqu’aux années 1970, sont décrites par François Mairesse dans la première partie de l’ouvrage. Cette généalogie comparative permet à l’auteur d’exposer les contrastes présents entre la France et les autres pays concernant les compétences du directeur de musée. En effet, ces compétences font l’objet d’un débat assez tardivement dans les institutions muséales en France (près de cent ans après les États-Unis par exemple, où cela remonte à la fin du XIXe siècle) une spécificité due à la simplicité du système administratif français, pris en charge par les pouvoirs publics, contrairement à la prédominance de la figure individualisée du directeur dans les autres pays. Chez ces derniers, il n’est plus question uniquement d’une connaissance scientifique adéquate pour un directeur de musée : il doit désormais avoir une posture managériale, posséder des qualités administratives, relationnelles, et incarner une forte personnalité.
Cette évolution managériale est également soulignée dans l’analyse de Jean-Michel Tobelem qui revient sur la formation des conservateurs à la direction d’établissement à l’École national du patrimoine, créée en 1990 et qui va devenir en 2001 l’Institut national du patrimoine (INP) sous la tutelle du ministère chargé de la Culture. Ce dernier impose une réforme statutaire concernant les personnels de la conservation, unifiant et monopolisant le recrutement de ces derniers par concours qui, jusqu’à cette période, se fait séparément dans des corps différents de fonctionnaires. Pour Tobelem, si la formation à la gestion managériale dans les institutions muséales et patrimoniales doit être développée davantage, cette déficience ne peut pas être imputée uniquement à « l’évaluation du bien-fondé de l’enseignement dispensé à l’INP », puisqu’en tant qu’école d’application, elle ne peut « apporter aux conservateurs l’ensemble des outils nécessaires pour devenir les dirigeants de grands établissements » (p. 45).
La deuxième partie de l’ouvrage aborde le champ d’exercice du conservateur et la remise en cause de sa position dominante au sein des musées. Les incertitudes relatives à son statut exprimées dans le Livre Blanc, rédigé par l’AGCCPF, sont contextualisées et historicisées par Frédéric Poulard, affirmant la singularité constitutive du statut territorial, tiraillé entre deux tutelles : les collectivités locales, « propriétaires des musées » qui « recrutent et rémunèrent leurs responsables » et l’État, « à travers son action législative et en raison du rôle de contrôle, de prescription et de bailleur de fonds confié à la Direction des musées de France » (p. 55). Revenir sur cette singularité constitutive du statut de conservateur permet de prendre la mesure d’une vision embellie de l’histoire de la profession et de celle plus alarmiste, décrite par les conservateurs dans le Livre Blanc concernant les inégalités dans le traitement des musées entre les petits et les grands établissements, ainsi que les ressources allouées d’une manière différenciée.
Jonathan Paquette, quant à lui, analyse le statut du conservateur au Royaume-Uni à travers la question de la recherche scientifique, une des fonctions discrètes du musée. Cette perspective d’Outre-Manche se trouve être en parallèle avec l’évolution de ce statut et les rapports qu’entretient le musée avec les activités savantes. Jugées trop coûteuses ou encore apparaissant comme un travail ’superflu’ dans les années 1980 dans les pays anglo-saxons, ces activités qui incombent traditionnellement aux conservateurs se voient attribuées aujourd’hui davantage à d’autres métiers, comme ceux de l’éducation et de l’animation, mis en avant par la politique culturelle travailliste dans le cas du Royaume-Uni, remettant ainsi en cause la « crédibilité du métier de conservateur » (p. 78).
L’analyse de Jonathan Paquette, avec l’explicitation de nouveaux intermédiaires, amorce la troisième et dernière partie de l’ouvrage qui questionne la relative fragilisation du rôle du conservateur par l’essor des nouveaux métiers mais aussi par ceux qui s’exercent en parallèle dans la conservation patrimoniale. Un des exemples est le cas des restaurateurs, traité dans l’article de Léonie Hénaut qui revient sur les échanges et conflits au sein du musée entre ces deux corps de métier. En effet, les restaurateurs restent relativement dominés par les conservateurs, étant régulièrement relégués au rang de l’artisan et du technicien. Les conservateurs arrivent ainsi, « de par leur autorité administrative au sein des musées et de par leur ancrage au cœur du système décisionnel politique » (p. 95), à préserver leur rôle dominant. En revanche, il n’est pas question systématiquement de conflit entre différents métiers de conservation. L’exemple du Musée du Quai Branly à Paris, analysé par Christelle Ventura, est, en ce sens, éclairant. En analysant le fonctionnement interne de cet établissement dédié aux arts premiers, Ventura attire l’attention sur la manière dont le musée évite le « cloisonnement stricte entre conservateurs et anthropologues », et souligne « l’incidence forte des configurations institutionnelles dans l’exercice des compétences professionnelles » (p. 111). Un dernier métier en essor, celui du commissaire d’exposition (ou curator en anglais) est analysé par Laurent Jeanpierre et Séverine Sofio. A partir d’une enquête réalisée en 2008-2009 sous l’impulsion de l’association commissaires d’exposition associés (c-e-a), ils décrivent l’émergence, le développement mais aussi la forte inégalité au sein des commissaires concernant leurs ressources économiques et sociales. Ce sont en effet ces dernières qui pallient à la précarité relative qui touche l’activité dans son ensemble, le poste du commissaire étant moins défini et légitime que celui du conservateur sur le plan historique et symbolique. Cette comparaison entre le conservateur et le commissaire permet de rendre compte de deux régimes séparés qui coexistent, d’une structure globale libérale où, autour d’un « noyau de statutaires peu nombreux » (conservateurs) gravite un « halo de précaires tournants » (commissaires d’expositions) (p. 138).
Il convient d’affirmer que l’intérêt particulier de l’ouvrage réside dans la description et l’analyse des causes aussi bien externes (la transformation du musée, l’essor des nouveaux métiers et intermédiaires) qu’internes (la formation, la chute démographique, la spécificité constitutive) qui se retrouvent à l’origine de l’évolution du métier de conservateur. Cette double perspective, à la fois exigée par la nécessité méthodologique et par la complexité du phénomène, permet une objectivation relativement efficace des enjeux liés à l’avenir de la profession, tout en proposant une base théorique et historique solide pour les débats futurs.
Umut Ungan, « Frédéric Poulard, Jean-Michel Tobelem (dir.), Les conservateurs de musées. Atouts et faiblesses d’une profession », dans revue ¿ Interrogations ?, N°23. Des jeux et des mondes, décembre 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Frederic-Poulard-Jean-Michel (Consulté le 21 novembre 2024).