Cet article propose une échelle de classification des jeux vidéo en fonction du potentiel d’appropriation de ces jeux par leurs utilisateurs. Ce potentiel est envisagé sur le plan de la latitude accordée aux joueurs au niveau de la jouabilité, des possibilités offertes par les modifications des systèmes de jeux, et des systèmes qui impliquent leurs utilisateurs en faisant de leurs créations le fondement même du jeu. L’article relie cette échelle du potentiel d’appropriation aux notions de mondes possibles et de Lecteur Modèle, et en particulier à leur développement par Umberto Eco dans Lector in Fabula.
Mots-clés : jeux vidéo ; potentiel d’appropriation ; jouabilité ; contenu généré par les utilisateurs ; contenu délégué aux utilisateurs ; mondes possibles
The Possible Worlds of Video Games and their Appropriation by their Users
This article arranges video games on a scale that materializes their potential as far as the users’ appropriation and involvement is concerned. This scale considers players’ leeway regarding gameplay, the possibilities created by mods, and games that rely on users produced content to function. The article links this scale of users’ appropriation and involvement withthe notions of possible worlds and Model Reader, and especially of their development in Umberto Eco’sLector in Fabula
Keywords : video games ; players’ involvement ; gameplay ; user-generated content ; user-delegated content ; possible worlds
Tennis for Two (Higinbotham, 1958) et Spacewar ! (Russel, Graetz, Wiitanen, 1961), deux des tout premiers jeux sur ordinateur, peuvent être considérés comme des exemples de l’incursion de ce que l’on pourrait nommer le monde du jeu dans cet autre monde qui est celui des équations mathématiques, des super calculateurs et des laboratoires américains de recherche sur le nucléaire et la défense (Kline, Dyer-Whitheford, De Peuter, 2003 : 179). Ces deux jeux constituent ainsi des « détournements » (Genvo, 2008a : 2 ; Barnabé, 2015) de supports et de matériels informatiques à des fins ludiques. Ces premières incursions du jeu dans des univers a prioriéloignés des notions de plaisir ludique font écho à celles des joueurs dans ce que nous appellerons les « mondes du jeu ». En parlant de mondes du jeu, nous ne voulons pas ici renvoyer les jeux vidéo à leur dimension spatiale et exploratoire (Clément, 2000 : 1) ou à la sophistication de leur conception qui tend à faire de leurs créateurs des « ‘ingénieurs de mondes’ plus que des conteurs d’histoires » (Ibid : 6). Ces observations ont trait aux particularités exploratoires des « mondes virtuels » que ces jeux sont à même de proposer, or notre intention ici est de se pencher sur les « mondes possibles » que les jeux vidéo permettent à leurs utilisateurs de générer. Dans Lector in Fabula, Umberto Eco fait intervenir la notion de mondes possibles dans la « mécanique de la coopération textuelle » (1985 [1979] : 9) qui s’opère entre le lecteur et l’auteur d’un texte. Ce dernier prévoit un « Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement » (Ibid : 71). En anticipant ainsi les stades successifs du développement du texte, le Lecteur Modèle « compare un état donné de la fabula à son propre monde de référence ou au monde de ses propres attentes [et] assume que cet état est un monde possible ; mais cela peut se produire parce qu’il ne possède pas encore le monde possible narratif dans sa totalité […] » (Ibid : 203). À mesure qu’il tourne les pages, le Lecteur Modèle voit ses prévisions infirmées ou confirmées et ce, jusqu’au dénouement de l’histoire qui « vérifie la dernière anticipation du lecteur, mais aussi certaines de ses anticipations passées […] », lesquelles construisent autant de mondes possibles (Ibid : 148-149). Si l’idée d’une production de mondes possibles à travers l’interprétation et l’anticipation du lecteur peut s’appliquer en partie aux jeux vidéo, nous utiliserons ici le terme de « mondes ludiques » pour inclure dans notre réflexion les particularités inhérentes à ces dispositifs. Ce terme regroupe à la fois les éléments narratifs d’un jeu vidéo, ainsi que ses particularités sur le plan des règles, des objectifs et des enjeux, et de son gameplay (la manière d’y jouer). Nous désignons plus spécifiquement ces particularités par le terme « modalités ludiques », des modalités auxquelles s’ajoutent les composantes audiovisuelles de ces jeux.
Cet article propose une classification des jeux vidéo en tant que systèmes plus ou moins propices à l’émergence d’univers de jeu personnalisés. Ces univers, ou mondes de jeu, sont l’actualisation et la concrétisation d’une variété de mondes ludiques possibles dont l’existence dépend de la place qu’un système de jeu accorde ou non à ses utilisateurs sur le plan de la création et de l’appropriation. Dans cette optique, nous faisons ici nôtre la proposition de Sébastien Genvo en ce qui concerne l’étude de la conception de ces jeux (game design), c’est-à-dire « la nécessité d’analyser les jeux non pas en terme de game design mais plutôt en terme de ‘play design’ [ce qui] revient à placer au centre de la réflexion la façon dont une expérience particulière de jeu a été modélisée […] pour faire vivre à un certain ‘joueur-modèle’ une expérience de jeu singulière » (Genvo, 2008b : 2). Le Lecteur Modèle décrit par Eco et son pendant ludique le Joueur Modèle, ont en commun d’être à la fois les destinataires visés par l’auteur d’un texte ou d’un jeu, mais également d’être construits par ce dernier. Un jeu, comme un texte, repose ainsi sur les compétences de l’Utilisateur Modèle tout autant qu’il participe à les produire (Eco, 1985 [1979] : 72 ; Genvo, 2008b : 10).
En nous penchant sur la façon dont une expérience de jeu particulière a été préalablement conçue, réglée et encadrée par des développeurs pour les utilisateurs de ces programmes informatiques que sont les jeux vidéo, nous aborderons les nuances qui peuvent exister sur le plan de la liberté de création et d’implication de ces utilisateurs dans de telles expériences. Étudier cette latitude plus ou moins grande accordée aux joueurs en ce qui concerne « ce qui fait jeu » nous permet ici d’envisager les jeux vidéo en ce qu’ils sont capables de générer une multiplicité de mondes ludiques possibles grâce à leurs potentialités d’appropriation. L’objet de cet article est ainsi de mettre en évidence les nuances qui existent en matière de jeu vidéo concernant la place des utilisateurs dans de tels jeux. À travers l’échelle proposée ici, nous visons à décrire certaines des stratégies de conception de Joueurs Modèles les plus répandues et à les agencer de manière cohérente en fonction de l’autonomie qu’elles accordent ou non aux utilisateurs. Ceci nous permet de mettre en lumière la tension qui peut exister entre une certaine idée du joueur en tant qu’utilisateur actif qui « joue son jeu », comme Roland Barthes « écrit sa lecture » (1970 : 15), et les stratégies adoptées par les concepteurs de jeux vidéo pour encourager ou, au contraire, brider de telles appropriations ludiques qui dépassent le cadre de l’interprétation. Les distinctions entre systèmes de jeux « ouverts » et « fermés », ainsi qu’entre ce qui relève du contenu généré par les utilisateurs et du contenu délégué à ces derniers structurent l’échelle que nous proposons ici. Ces distinctions, liées au potentiel de certains jeux de favoriser ou non une multiplicité de mondes ludiques possibles, si elles ne visent pas à supplanter celles généralement faites entre play et game et entre approches narratologiques et ludologiques, nous permettent d’aborder différemment la question du dispositif jeu vidéo.
Certains jeux proposent des expériences résolument cadrées, voire autoritaires, durant lesquelles il s’agit pour l’utilisateur de se couler au mieux dans le moule d’un Joueur Modèle préconçu par les développeurs, tandis que d’autres permettent à leurs utilisateurs de participer à la création de mondes ludiques et fictionnels personnalisés, et de définir eux-mêmes ce Joueur Modèle. En évoquant ces utilisateurs, nous ne visons pas tant à étudier la réception – par essence multiple – de tel ou tel jeu, mais différentes manières de concevoir et de réguler à travers un système de jeu la place et la latitude accordées aux utilisateurs. Pour donner corps à cette échelle, nous abordons au fil de cet article divers exemples de systèmes de jeux qui allouent une place plus ou moins grande à l’appropriation, qui encouragent ou rendent difficile la génération de divers mondes ludiques possibles. La réflexion présentée ici est le fruit de multiples « voyages » dans divers espaces de jeux et de nos observations et interrogations sur la place et l’autonomie de l’utilisateur de jeux vidéo lors de ces voyages. Nous avons choisi de reconstruire au fil de cet article l’échelle que nous y proposons à partir d’exemples de systèmes de jeux et de conceptions de Joueurs Modèles plus ou moins encouragés à s’approprier ces systèmes. C’est ainsi à travers un corpus de jeux choisis pour leurs particularités sur le plan d’une potentielle génération de multiples mondes ludiques que nous avons choisi d’opérer pour ordonner et rationaliser les tensions ou coopérations que nous avons pu observer entre les figures des joueurs et des concepteurs de jeux vidéo. La première partie de cet article concerne certains systèmes de jeux parmi les plus fermés, et qui encadrent particulièrement l’expérience de jeu de leurs utilisateurs. La partie centrale de ce travail traite des modifications de systèmes de jeux et des particularités de cette pratique sur le plan de l’appropriation. La dernière partie porte sur les systèmes de jeux pouvant être considérés comme plus « ouverts » à travers l’exemple de jeux qui font la part belle aux créations des utilisateurs.
Cette échelle du potentiel d’appropriation des jeux par leurs utilisateurs débute par ce que nous choisissons ici d’appeler des systèmes de jeux « fermés ». Nous entendons par ce terme les jeux qui, à dessein, ne proposent pas ou très peu au joueur d’en impacter les modalités ludiques. Ces modalités peuvent être du ressort du game, c’est-à-dire des mécanismes et le fonctionnement d’un jeu, autrement dit ses règles et éventuels objectifs à atteindre ; ou être du ressort du play, c’est-à-dire de la façon avec laquelle le joueur va interagir avec le jeu, la jouabilité et les possibilités de « configuration » (Eskelinen, 2001) des éléments en jeu. Le terme de gameplay regroupe ainsi ces deux modalités du jeu qui concernent ce qu’il est possible ou non de faire pour l’utilisateur (game), et la manière avec laquelle il est possible ou non de le faire (play). En plus de ces considérations ludiques, les systèmes de jeux fermés qui ont leur place au début de cette échelle ne permettent pas de modifier à l’envi d’autres éléments que les jeux vidéo partagent avec d’autres productions culturelles,à savoir les éléments audiovisuels (à quoi ressemble le monde avec lequel le joueur interagit et quels sons ce monde produit) et narratifs (quelle est l’histoire dans laquelle est impliqué le ou les personnage(s) incarné(s) par l’utilisateur).
Outre le fait qu’ils ne permettent pas au joueur de s’approprier leurs expériences de jeu sur le plan audiovisuel ou narratif, les systèmes de jeux les plus fermés ne proposent parfois qu’une seule et unique façon pour le joueur de gagner la partie. Dans de tels jeux, dévier du parcours prédéfini par les développeurs entraîne la fin abrupte de l’expérience de jeu. Lone Wolf Saga (2012), l’adaptation pour les appareils Android de la collection de livres « dont vous êtes le héros » Loup Solitaire, écrits par Joe Dever et publiés entre 1984 et 1998, est un bon exemple de ce type de jeux fermés. En adaptant au format numérique ces livres, le studio de développement GDV Games a transformé le texte Loup Solitaire en hypertexte, et l’aspect ludique de ces livres en jeu vidéo. Le gameplay des livres originaux dans lesquels le lecteur-joueur incarne le guerrier Loup Solitaire consiste principalement à choisir entre plusieurs chemins, lesquels conduisent ce personnage dans divers lieux auxquels correspondent certaines pages du livre-jeu. Lorsque le protagoniste de ces livres dont vous êtes le héros est confronté à des combats, le joueur lance des dés pour les résoudre en y ajoutant divers modificateurs.
De l’adaptation de ces livres découle un cadrage particulièrement « autoritaire » (Aarseth, 1997 : 47) d’une expérience de jeu (qui se trouve dans ce cas particulier préexister à l’adaptation au format numérique) en cela qu’elle neutralise les possibilités de triche, d’exploration libre du texte, de tmèse (Barthes, 1973 : 18-20) du format papier. Pour Espen Aarseth, cette neutralisation est une des caractéristiques des hypertextes : « lorsque le lecteur [d’un hypertexte] en explore le labyrinthe, il ne peut pas se permettre de le faire à la légère et doit examiner minutieusement les liens entre les différents endroits du texte pour éviter d’être encore et encore confronté aux mêmes portions de texte […] » (Aarseth, 1997 : 78) [1]. Ce n’est cependant pas tant l’hypertextualité que la numérisation qui démarque les livres Loup Solitaire de leur adaptation. Ainsi, dans le cas de la version numérique, ce n’est plus le joueur mais le jeu qui prend en charge le bon fonctionnement du système de règles. Il n’est plus possible pour l’utilisateur de revenir en arrière (après avoir conduit Loup Solitaire à sa perte au détour d’une page par exemple), d’« oublier » (sciemment ou non) de noter les points de vie perdus après un combat, ou plus simplement de tourner les pages au hasard pour « sauter » un passage de l’expérience de jeu. Toute erreur est désormais définitive et la seule façon de pouvoir lire les derniers passages d’une des aventures écrites par Joe Dever est de se plier aux règles du jeu. Ainsi, une expérience potentiellement modifiable par le joueur « à la volée » et à volonté dans le cas des livres s’est vue adaptée en un parcours de jeu strictement balisé duquel il n’est plus possible de s’extraire, n’encourageant plus un usage (respecter certaines modalités narratives et ludiques) mais l’obligeant. C’est le fait que les possibilités de l’utilisateur soient fortement encadrées par les concepteurs et réduites au fait de faire ou non les bons choix aux bons moments dans un parcours de jeu unilinéaire qui nous incite à placer ce type de jeu au tout début de notre échelle du potentiel d’appropriation. Dans le cas de l’exemple de l’adaptation numérique des livres Loup Solitaire, la création de mondes possibles au fil de la lecture ne peut ainsi être que temporaire, anticipative et interprétative.
D’autres systèmes de jeux cadrent les modalités ludiques tout autant qu’un jeu comme Lone Wolf Saga, tout en permettant une certaine latitude aux joueurs dans leur façon d’aborder les épreuves et les obstacles en jeu. L’un des exemples de jeux vidéo qui proposent une certaine liberté de déplacement et d’action, d’approche et d’engagement, tout en restant des expériences résolument linéaires est celui des jeux de tirs à la première personne modernes. Nous utilisons ici le terme « moderne » pour différencier ces jeux de tirs à l’ambition « cinématique » (Triclot, 2011 : 79 ; Klevjer, 2006 : 4) commeMedal of Honor (DreamWorks Interactive, 1999) ou plus récemment la série de jeux Call of Duty : Modern Warfare (Infinity Ward, 2007-2011) de leurs prédécesseurs, en particulier Quake (id Software, 1996) et des jeux de tirs qui étaient alors appelés « Quake-like ». L’une des caractéristiques de ces jeux de tirs à l’ambition cinématique est ainsi « l’abandon de ce que l’on pourrait appeler une ‘linéarité exploratoire’ relevant du labyrinthe, au profit d’ambitions cinématiques […] dans le spectacle du jeu de tir cinématique qui pousse toujours plus le joueur vers l’avant, la navigation n’est plus censée être une difficulté » (Klevjer, 2006 : 4) [2]. Là où la difficulté réside dorénavant, c’est dans les choix que le joueur est amené à effectuer pour aborder diverses situations (généralement des combats). Il n’est plus possible dans ces jeux de tirs modernes d’explorer un environnement virtuel voire de s’y perdre, reste alors le choix de ce que l’on pourrait nommer les « modalités d’engagement » d’une situation donnée.
De nombreux autres jeux vidéo proposent un potentiel d’appropriation et d’utilisation aussi restreint à leurs utilisateurs, c’est notamment le cas de nombreux jeux dans lesquels l’intégralité de l’espace de jeu est représentée à l’écran, comme Pac Man (Namco, 1980) ou Space Invaders (Taito, 1978). Sur le plan des modalités ludiques, le play de ces jeux, leur « jouabilité », est uniquement celle de l’action, ce sont les réflexes du joueur qui « font jeu » et non ses choix ou décisions. Ces décisions, si elles sont pourtant bien réelles, ne participent pas à la création d’un monde ludique possible. Tout comme dans les textes « fermés » ou « répressifs » évoqués par Eco (1985 [1979] : 72-76), les mondes possibles engendrés par ces interprétations du joueur sont à la fois encadrés et validés ou non par le jeu. Cette validation permet à l’utilisateur de progresser ou non dans un jeu, voire de le gagner ou de le perdre. Ce type de jouabilité strictement régulée s’observe également dans les jeux de sport dans lesquels les possibilités du joueur sont circonscrites au circuit de course ou au terrain de sport. Ce qui différencie alors pratique vidéoludique et pratique sportive bien réelle, c’est l’encadrement de l’expérience de jeu par le programme informatique qui sanctionne tout comportement « hors-piste », parfois même par l’arrêt de l’expérience de jeu. Là où les modalités ludiques d’une activité sportive peuvent se négocier à tout moment entre les joueurs en modifiant les règles ou la manière de s’y plier, ou faire l’objet d’interprétations, le jeu vidéo, tout comme certains textes mais de manière plus irrémédiable, sanctionne les bons choix des mauvais. Le Joueur Modèle construit par ces jeux « fermés » est alors celui qui apprend à mesure qu’il joue à discriminer les bons choix des mauvais, plus qu’à faire preuve de créativité, d’initiative ou d’audace.
Il existe cependant des possibilités pour les utilisateurs des jeux les plus fermés d’exploiter les failles du programme informatique ou d’utiliser des outils créés par leurs concepteurs pour s’affranchir de cette rigidité. Il ne s’agit plus alors de tmèse mais de triche – et le terme nous semble ici assez révélateur en ce qu’il véhicule l’idée d’aller à l’encontre d’un Usage Modèle établi. Ce type d’usage de jeux vidéo n’est possible que lorsque l’utilisateur s’éloigne de la position de Joueur Modèle pensée et conçue par les développeurs pour s’affranchir de la linéarité d’un jeu, ou pour progresser plus rapidement dans ce dernier. Une des possibilités de triche relève de « l’exploitation de bug », qui est réalisée en utilisant le programme informatique de façon non prévue par ses concepteurs. Cette pratique est courante dans le cas des performances visant à terminer un jeu le plus rapidement possible (speedruns), exploiter les failles d’un jeu permettant de « sauter » des étapes et des séquences de jeu normalement incontournables [3].
D’autres manières de tricher ne vont pas autant à l’encontre de la façon dont le système de jeu a été pensé pour être utilisé. C’est le cas en particulier des codes de triche qui sont parfois implémentés dans un jeu vidéo pour permettre au joueur d’y progresser plus facilement (certains codes rendent le personnage incarné par le joueur invincible par exemple, ou le dispensent d’avoir à compléter une portion de l’expérience de jeu en particulier). C’est également le cas des guides de jeu ou walkthroughs qui indiquent sous forme de texte ou de vidéo la marche à suivre point par point pour progresser de façon optimale dans une expérience de jeu (qu’il s’agisse de minimiser le temps passé par le joueur à trouver des solutions aux obstacles rencontrés en jeu, ou de lui permettre de finir un jeu le plus complètement et efficacement possible). Ces possibilités de triche font partie des potentialités d’appropriation de l’expérience de jeu par leurs utilisateurs, qu’il s’agisse de codes de jeu ou de guides aussi bien que de l’utilisation de failles dans le programme informatique qui génère et régule cette expérience de jeu : « Tricher est une manière de s’émanciper des limitations d’un monde de jeu et de créer une nouvelle expérience […]. Tricher n’est pas toujours un acte destructeur. Cela crée des opportunités d’expérimentation » (Sezen, 2007 : 9-10). Cependant, alors que l’exploitation d’imprévus, en particulier de bugs, peut être considérée comme allant à l’encontre du travail des développeurs et relever du « détournement », les codes de triches implémentés par ces derniers ne détournent pas tant l’usage d’un jeu qu’ils ne les modifient, tout comme les guides de jeu peuvent les rationaliser ou les perfectionner.
L’existence de ces codes de triche, si elle permet aux utilisateurs de façonner leurs propres expériences de jeu, crée cependant une distinction entre l’Usage Modèle d’un jeu vidéo et un usage qui en dévierait, ou qui est proposé au joueur comme une alternative.
Une autre pratique de conception courante en matière de jeu vidéo permet aux joueurs de choisir eux-mêmes l’Usage Modèle, ainsi que les modalités ludiques qui leur correspondent, sans pour autant avoir recours à la tricherie ou à l’exploitation de failles dans un jeu : les succès (parfois appelés « trophées » ou « hauts-faits » suivant les différentes plates-formes et studios de développement). Ces succès peuvent être assimilés à des objectifs secondaires ou à d’éventuels « défis » proposés par un jeu. Ils permettent, entre autres, de guider l’utilisateur sur ce qui est attendu de lui pour qu’il progresse dans un jeu ou encore d’étendre la « durée de vie » d’un jeu en incitant le joueur à compléter ces objectifs. Les succès sont également une façon pour un système de jeu de prendre en compte les actions effectuées par l’utilisateur en le récompensant par leur obtention (Aabom, 2014 : 6). Ces récompenses sont à rapprocher de pratiques plus anciennes, comme le fait d’afficher en temps réel le score du joueur dans certains jeux, ou de matérialiser sa progression en pourcentage de complétion, même si les succès peuvent concerner des tâches triviales ou résolument extérieures au jeu [4]. À l’instar des scores ou des pourcentages de complétion, sur le plan de l’appropriation de l’expérience de jeu par les joueurs, les succès peuvent servir d’indicateurs d’usages possibles d’un même jeu. Ces objectifs extra-ludiques que les joueurs sont libres d’essayer d’atteindre ou non proposent ainsi différentes possibilités ou modalités de play qui ne sont pas essentielles sur le plan des règles et des objectifs de jeu (comme celle d’atteindre un meilleur score que quelqu’un d’autre par exemple). Le simple fait de laisser au joueur le choix de tenter d’accomplir ces objectifs extra-ludiques fait ainsi reposer sur ce dernier une partie des modalités ludiques d’une expérience de jeu. En s’appropriant ainsi les modalités d’un système de jeu, le joueur choisit parmi plusieurs mondes ludiques possibles celui qui lui correspond en fonction des objectifs extra-ludiques qu’il vise à atteindre. En plus d’être parfois mis en place par le système de jeu à travers d’éventuels succès ou de tableaux des scores, de tels objectifs peuvent également être fournis de manière externe par les joueurs, dans le cas d’une compétition amicale sur un jeu qui ne semblerait pas s’y prêter au premier abord, ou à travers l’adoption de divers handicaps qui altèrent une expérience de jeu (Juul, 2013 : 50).
D’autres jeux sont construits de façon à modifier les modalités de jeu de leurs utilisateurs à chaque session de jeu : les jeux au contenu généré de manière procédurale. Ce terme renvoie aux jeux qui utilisent un algorithme pour fabriquer semi-aléatoirement une partie ou l’entièreté d’une expérience de jeu. L’un des premiers jeux au contenu procédural fut Rogue (Toy, Wichman, 1980), et les jeux qui reposent sur un contenu généré de cette manière ont longtemps été appelés « Roguelike games » avant que le terme de contenu procédural soit plus généralement utilisé. L’intérêt de ce type de jeu sur le plan de l’échelle des potentialités d’appropriation est que ce type d’expérience toujours changeante permet aux développeurs de créer des « jouabilités modèles » toujours différentes, et parfois des enjeux et des objectifs à atteindre qui changent en même temps que cette jouabilité. Confronté à des enjeux et des obstacles générés semi-aléatoirement, c’est alors à l’utilisateur de définir la façon optimale de jouer à mesure qu’il progresse dans un jeu au contenu procédural. Ainsi, une partie (plus ou moins importante suivant les jeux) des modalités du play ne sont plus prescrites et définies à l’avance, mais toujours changeantes, et demandent une appropriation de l’expérience de jeu toujours renouvelée de la part du joueur.
Cet exemple marque la fin de la première partie de notre échelle du potentiel d’appropriation de jeux vidéo qui concerne des systèmes de jeux qui ne permettent que peu aux joueurs de définir la façon de jouer qui leur convient. De la gauche vers la droite de cette première partie de l’échelle que nous construisons ici, il est proposé de plus en plus de liberté et de choix aux utilisateurs sur le plan du play, qu’il s’agisse du choix d’une stratégie efficace face à une situation de jeu générée de manière procédurale ou non, de la prise en compte d’objectifs extra-ludiques, ou de l’utilisation de diverses possibilités de triche. Certains systèmes de jeux proposent ainsi plusieurs mondes ludiques possibles qui peuvent être considérés comme les variations d’un monde ludique d’origine, idéal ou modèle,que le joueur est (relativement) libre de s’approprier grâce aux possibilités qui lui sont offertes.
Nous avons pu précédemment souligner que, même dans le cas de systèmes de jeu les plus fermés, une multiplicité de mondes ludiques est cependant possible – ainsi qu’une multiplicité de possibilités d’interprétation et d’anticipation. C’est en particulier le cas des jeux qui proposent plusieurs manières pour le joueur d’influencer la construction de tels mondes, en offrant par exemple au joueur à la fois des possibilités de tricher et d’accomplir divers succès, tout en étant des expériences de jeu résolument linéaires. À travers de telles possibilités, le joueur, tout comme le lecteur, pourrait aussi bien être considéré comme producteur autant que consommateur (Barthes, 1970 : 10). Cependant, comme a pu le remarquer Michel de Certeau, malgré l’existence de telles possibilités d’appropriation de la part du consommateur, ce dernier « ne prend ni la place de l’auteur, ni une place d’auteur » (1990 [1980] : 245). C’est en particulier le cas du consommateur de jeux qui ont leur place au début de l’échelle que nous proposons ici, à l’instar de l’adaptation numérique des livres Loup Solitaire par exemple. Dans de telles expériences ludiques parmi les plus encadrées et autoritaires, le joueur peut ainsi être considéré comme « délogé du produit, exclu de la manifestation. Il perd ses droits d’auteur, pour devenir, semble-t-il, un pur récepteur. » (Ibid : 53) Il est cependant possible pour l’utilisateur des systèmes de jeu les plus fermés de s’emparer de tels « droits d’auteur », non plus seulement en exploitant les possibilités d’appropriation qui lui sont données et en sélectionnant un monde ludique et un Usage Modèle parmi plusieurs, mais en créant de tels mondes et usages à partir d’un jeu « d’origine ». C’est là l’objet de la création et de l’utilisation de modifications de systèmes de jeux, ou mods.
Ces modifications permettent ainsi aux utilisateurs de s’approprier une expérience vidéoludique en en modifiant les modalités, tant sur le plan des règles d’un jeu qu’en ce qui concerne sa jouabilité, transformant le fonctionnement d’un système de jeu pour y rajouter ou y enlever du contenu. En plus de permettre d’altérer les modalités ludiques d’un jeu, les mods remodèlent parfois des éléments esthétiques d’un jeu, ou les modifient suffisamment pour en créer un autre, radicalement différent. On parle alors généralement de « conversions totales » d’un jeu (total conversion, Postigo, 2003 : 596). De telles altérations visant à améliorer ou à transformer un jeu existent depuis presque aussi longtemps que les jeux vidéo eux-mêmes. C’est ainsi à une modification apportée par Peter Sampson à Spacewar ! en 1961 que l’on doit le réalisme des étoiles visibles à l’écran dans ce jeu. Cette modification appelée Expensive Planetarium a été rapidement intégrée au jeu d’origine (Graetz, 1983). Aujourd’hui de telles modifications font partie intégrante de l’industrie du jeu vidéo, en particulier en ce qui concerne le jeu sur ordinateur (Postigo, 2003 : 595), ce qui peut s’expliquer autant par la démocratisation d’Internet comme moyen d’échange de ces altérations que par un certain soutien de cette pratique de la part des acteurs « classiques » de l’industrie (Sotamaa, 2010 : 2).
Les mods forment ainsi un exemple de « réception active » (Barnabé, 2015) et de construction de mondes fictionnels et ludiques possibles, à la fois extra-ludique dans la mesure où leur conception relève de la programmation informatique et non plus du jeu, mais également intra-ludique puisque l’utilisation de telles modifications permet aux utilisateurs de modifier un système de jeu pour se l’approprier. Pour cette raison, ainsi que de par le large éventail de ce que ces modifications permettent d’altérer, les mods tiennent une place à la fois centrale et un peu à part sur notre échelle des potentiels d’appropriation de jeux vidéo. Une autre raison de la place particulière que nous accordons à ces modifications est que les concepteurs de systèmes de jeu n’apprécient et ne sanctionnent pas toujours la modification de leurs créations. C’est le cas par exemple de FibreTigre, créateur du jeu Out There (Mi-Clos Studio, 2014) : « Je déteste la vision du mod comme ‘valeur ajoutée’. La valeur ajoutée est juste la capacité de fabriquer des mods. Pour certains joueurs, les jeux [d’origine] sont incomplets ! Pourtant ces jeux sont l’expression de la réelle ligne artistique d’une entreprise. Quand je joue à un classique je veux le vivre dans son intégrité initiale, avec les intentions de l’auteur […] » (Baron, 2015). Nous pouvons ainsi séparer les modifications de systèmes de jeux en deux catégories : celles qui sont apportées sur des jeux pour lesquels la création de mods a été pensée et prévue par leurs auteurs, et celles qui vont à l’encontre de la vision des créateurs de ces jeux. S’il s’agit dans les deux cas de l’appropriation d’un programme informatique par ses utilisateurs, notre réflexion étant centrée sur la conception d’expériences et de systèmes de jeux plus ou moins propices à l’appropriation par les joueurs, il nous semble important de marquer ainsi la nuance entre les créations qui ont vocation ou non à être altérées par des mods.
Dans le cas des continuations, le jeu Doom (id Software, 1993) fait figure de pionnier en raison du choix de ses développeurs de publier le code-source du jeu (Morris, 2003) accompagné d’un message incitant les utilisateurs à expérimenter et suggérant même quelques idées de changements à apporter au jeu d’origine (Carmack, 1997). D’autres studios de développement ont depuis adopté une attitude positive envers les créateurs de mods. Le succès de ceux-ci est tel que des concepteurs de jeux qui n’avaient initialement pas prévu la modification de leurs créations changent parfois d’avis après avoir constaté le résultat de telles altérations. C’est le cas par exemple du le jeu XCOM : Enemy Unknown (Firaxis, 2012)et de l’un de ses mod intitulé Long War qui permet de changer de nombreux aspects du jeu d’origine.La qualité de ces modifications, en dépit du fait que le jeu n’avait pas été conçu pour être facilement altéré, a attiré l’attention de certains développeurs du jeu d’origine, qui ont conçu sa suite, XCOM 2 (Firaxis, 2016), de manière à ce qu’elle intègre plus facilement ce type de modifications (Lahti, 2015).
Qu’il s’agisse de modifications relevant du détournement ou de la continuation, cette pratique fait partie des possibilités d’appropriation, autant pour l’utilisateur à l’origine d’une telle modification, que pour un joueur utilisant cette dernière sans avoir participé à sa création. Utiliser de telles modifications permet ainsi de compléter l’expérience proposée par les créateurs d’un système de jeu en y ajoutant le travail d’autres créateurs. Pour le joueur, l’utilisation de plusieurs mods permet de superposer différentes visions d’un seul et unique jeu vidéo pour parvenir à un résultat qui correspond à sa façon de jouer et à ses envies, personnalisant ainsi à partir du travail d’autres un jeu pour le faire sien en assemblant son propre monde fictionnel et ludique.
Enfin, dans le cas des « conversions totales », le travail d’un modder permet parfois d’aboutir à un produit final qui transcende la modification pour devenir une véritable création à part entière, parfois revendiquée comme telle, comme c’est le cas pour le créateur du jeu Counter Strike qui est le résultat d’une conversion totale du jeu Half Life (Valve, 1998) : « Je voulais juste personnaliser le jeu pour qu’il corresponde à ma vision de ce qu’un jeu devrait être. C’est MA vision avant tout, et celle de personne d’autre. Je ne passe pas plus de 10 heures par semaine à travailler sur un mod gratuitement juste pour qu’il plaise à tout le monde. Je fais un mod qui me plaît et si quelqu’un d’autre l’apprécie, tant mieux. » (Morris, 2003) [5]
Malgré leur vaste potentiel, les mods restent des modifications de systèmes de jeu avant tout externes, malgré le fait que certains de ces systèmes soient conçus pour accepter plus facilement ce type de personnalisation et d’appropriation que d’autres. Ils forment cependant le point central de notre échelle du potentiel d’appropriation puisqu’ils permettent d’altérer l’ensemble des modalités ludiques (mais aussi audiovisuelles et narratives) d’un jeu. Les modifications de jeux vidéo, qu’il s’agisse de conversions totales ou non, « n’ouvrent » pas véritablement ces jeux. Elles proposent cependant aux joueurs de devenir, de façon externe, les auteurs de l’entièreté ou de certains aspects en particulier d’un monde ludique possible à partir d’un système de jeu et en altérant une expérience de jeu « d’origine », ou d’expérimenter ces mondes possibles qui ne sont plus seulement interprétatifs mais concrétisés, que ce soit à travers la création de mods ou de conversions totales comme dans le cas de Counter Strike.
Les possibilités offertes par la conception et l’utilisation de modifications de systèmes de jeux remettent directement en question la figure classique de l’auteur – comme l’illustrent les déclarations de créateurs de tels mods reproduites précédemment. Dans la dernière partie de cet article, nous aborderons à nouveau la question de l’utilisateur comme auteur en matière de jeu vidéo à travers la distinction que nous y introduisons entre les contenus générés par les utilisateurs et ceux « délégués » aux utilisateurs. La deuxième moitié de l’échelle que nous proposons ici concerne ainsi des exemples de systèmes qui permettent des altérations des modalités ludiques plus profondes que celles observables dans les systèmes de jeux les plus fermés, ainsi qu’internes, à la différence d’interventions extra-ludiques comme la création de mods.
L’échelle du potentiel d’appropriation des jeux que nous construisons au fil de cet article se poursuit en direction de systèmes de jeux que nous qualifions d’ouverts. Par contraste avec les jeux les plus fermés que nous avons pu évoquer dans la première partie, il est proposé à l’utilisateur de ces systèmes non plus seulement des « manières de faire » (de Certeau, 1990 [1980] : XL) « avec », mais des manières de faire « dans ». Ce qui rend de tels systèmes particulièrement ouverts est ainsi la possibilité pour l’utilisateur de façonner une partie du contenu d’un jeu, sur le plan audiovisuel comme sur le plan des modalités ludiques sans recourir à des logiciels tiers. Ceci peut être une possibilité d’appropriation parmi d’autres, à l’image des mods, ou, à l’inverse, être indissociable du fonctionnement même d’un jeu. La première de ces possibilités renvoie à la notion de contenu généré par les utilisateurs (Lastowka, 2009 : 2), et la seconde à ce que nous nommons le contenu ‘délégué’ aux utilisateurs (Cayatte, 2014).
L’un des exemples premiers de l’implémentation dans un système de jeu de la possibilité qu’une part du contenu ludique soit générée par les utilisateurs est celui des jeux qui proposent des éditeurs de niveaux. La différence entre l’utilisation de tels éditeurs et les modifications mentionnées précédemment est qu’il s’agit ici d’outils de conception fournis directement par les développeurs d’un système de jeu et qui n’ont besoin que du jeu d’origine pour fonctionner. Cette possibilité d’édition de niveaux, de fabrication d’univers ludiques plus ou moins vastes par les utilisateurs, permet de rallonger une expérience de jeu autant que de la faire sienne. Une autre différence avec les possibilités offertes par les mods est que dans le cas des éditeurs de niveaux, il s’agit principalement pour l’utilisateur de pouvoir réarranger divers éléments présents dans l’expérience de jeu originelle (et parfois leur fonctionnement) selon ses envies plutôt que de créer de toute pièce de tels éléments.
Même lorsque ces éditeurs de niveaux ou de « terrains de jeu » ne permettent que d’agencer des éléments déjà existants sans pouvoir formellement modifier les modalités ludiques d’un jeu, le simple fait pour l’utilisateur de créer par un tel agencement une expérience de jeu qui lui est propre lui permet de matérialiser et de partager avec d’autres sa vision de ce qu’il considère comme étant le plus intéressant/amusant dans un système de jeu. De plus, il suffit parfois de réarranger quelques éléments dans l’éditeur d’un jeu pour créer une expérience qui soit relativement facile ou au contraire ardue, en multipliant par exemple les embûches et les difficultés sur le chemin des Joueurs Modèle construits non pas par les concepteurs mais par les utilisateurs. D’autres éditeurs de niveaux permettent à leurs utilisateurs de s’approprier non seulement les modalités ludiques relevant de la jouabilité, en produisant des créations dans lesquelles il est plus ou moins difficile de progresser, mais aussi celles relevant des règles du jeu et des objectifs à atteindre. Le cas de l’éditeur de scénario de Warcraft III (Blizzard Entertainment, 2002) est particulièrement intéressant puisqu’il a permis la création d’un monde ludique qui a transcendé sa condition de simple édition et réarrangement : le jeu Defense of the Ancients (DotA).
Fruit d’un effort collectif de nombreux créateurs et utilisateurs (Walbridge, 2008), DotA est joué depuis 2003 sur les serveurs en ligne du jeu Warcraft III et a régulièrement été modifié en fonction des retours des joueurs. Cette création n’utilise que des éléments visuels présents dans le jeu d’origine, tout en changeant la manière d’interagir avec ces derniers, et propose une façon de jouer radicalement différente de celle de Warcraft III : il s’agit ici de contrôler un seul personnage et non plus de créer et de diriger une armée. À l’instar du jeu d’origine, l’intérêt de DotA réside avant tout dans les possibilités de jeu à plusieurs, ce jeu étant conçu pour qu’une équipe de cinq joueurs en affronte une autre. Le succès de cette façon de jouer a été tel qu’il a donné lieu à une suite, Dota 2 (Valve, 2013) qui n’est plus seulement le produit d’une édition, mais un jeu vidéo indépendant du système grâce auquel il a été créé. L’engouement des joueurs pour le scénario personnalisé a été tel que DotA a également encouragé d’autres acteurs de l’industrie à créer des jeux vidéo similaires, donnant naissance à un genre de jeux vidéo : les MOBAs [6].
Pour poursuivre sur l’échelle des potentiels d’appropriation en fonction de la conception des systèmes de jeux, certains jeux, en plus d’être propices à de profondes réappropriations via l’utilisation d’éditeurs de niveaux ou de scénarios, positionnent les créations des utilisateurs comme fondement même du jeu. C’est le cas par exemple de jeux commeLittle Big Planet (Media Molecule, 2008) ou Mario Maker(Nintendo, 2015). Si, à l’instar de Warcraft III, ces deux jeux proposent à leurs utilisateurs de créer leurs propres séquences de jeux en utilisant un éditeur de niveaux, il ne s’agit plus ici d’une activité pouvant accompagner ou prolonger une expérience d’origine, mais bien du cœur même de cette expérience. Nous matérialisons cette distinction entre les possibilités de création de contenu généré par les utilisateurs et de contenu délégué à ces derniers en différenciant dans l’échelle proposée ici les systèmes ouverts qui s’accompagnent de possibilités d’édition et ceux qui sont basés sur ce type d’apport de la part des joueurs. Ainsi, dans des jeux comme Little Big Planet et Mario Maker, le but du jeu est de créer et de partager des séquences de jeu, et de s’essayer à celles qu’ont pu produire d’autres utilisateurs (y compris celles proposées par les créateurs du jeu). Little Big Planet est particulièrement intéressant sur le plan des potentiels d’appropriation puisqu’il a été conçu pour permettre aux utilisateurs d’en modifier suffisamment les modalités ludiques pour qu’ils puissent proposer à la communauté de joueurs des expériences relevant de genres différents (jeux de plates-formes, jeux de tir oushootershorizontaux ou verticaux, etc.), voire de (re)créer d’autres jeux vidéo, ou encore des extraits de films (Crawley, 2012). Les séquences des jeux « de base » de Little Big Planet et de Mario Maker sont dans les deux cas à considérer comme des tutoriels et des démonstrations des possibilités de création, plus que comme des expériences de jeu à proprement parler, expériences dans lesquelles ce que FibreTigre nomme les « intentions de l’auteur » seraient décelables. Si des créations permises par un système de jeu, comme Counter Strike ou DotA, relèvent du contenu généré par les utilisateurs et de la réception active, les productions des utilisateurs de jeux comme Little Big Planet, parce qu’elles sont le matériau premier du jeu, sont à considérer comme du contenu délégué aux utilisateurs. Pour autant, ces deux exemples demeurent des jeux et non des logiciels de création ou d’édition, lesquels permettent également une appropriation des modalités ludiques à leurs utilisateurs sans pour autant faire de ces appropriations le support premier du jeu.
Un dernier exemple de système de jeu suffisamment ouvert pour relever de ce que nous appelons le contenu délégué aux utilisateurs est le jeu vidéo Minecraft. Ce jeu consiste principalement à agencer des éléments virtuels qui se présentent sous forme de blocs et est divisé en deux « modes » : le mode créatif et le mode survie. Le premier met à disposition du joueur une infinité de blocs à agencer selon ses envies dans une expérience de jeu qui n’est pas sans rappeler les jeux de construction, les LEGOs, ou de simples cubes. Le second propose un gameplay similaire en y ajoutant des éléments perturbateurs comme la mort possible de l’avatar incarné par le joueur, la présence de personnages non-joueurs dont la plupart sont hostiles et tenteront de détruire le joueur et ses créations, ainsi que des structures générées semi-aléatoirement que le joueur est encouragé à explorer. Si le premier mode de jeu de Minecraft est à rapprocher d’une activité relevant du principe de paidia, du jeu sans contraintes, de l’« improvisation libre et [de l’] épanouissement insouciant » (Caillois, 1958 : 48), le second mode de jeu, en ajoutant des éléments perturbateurs qui encadrent cette expérience de jeu, relève plus du principe de ludus qui vise à « contrarier toujours davantage » ce jeu sans contraintes (Ibid).
Nous avons déjà pu nous pencher ailleurs sur les possibilités d’interaction entre ces deux modes de jeux qui fonctionnent de concert pour créer l’expérience de jeu Minecraft dans son ensemble (réf. anonymisée). Sur le plan du potentiel d’appropriation de ce jeu, l’intérêt de cet exemple de système ouvert est que, dans les deux modes de jeu de Minecraft, si les créations des utilisateurs sont aussi centrales que dans Mario Maker ou Little Big Planet, il s’agit ici de (co-)créer de larges mondes virtuels et non de simples niveaux ou de courtes séquences de jeu. D’autre part, Minecraft ne propose, par défaut, aucun objectif à atteindre, aucun enjeu. Il revient alors aux utilisateurs de s’approprier un univers généré aléatoirement dans le cas du mode « survie », ou d’en agencer un en partant de zéro dans le cas du mode « créatif », et surtout de définir ce à quoi ils sont en train de jouer ainsi que l’enjeu de la partie en cours. Comme les autres systèmes vidéoludiques parmi les plus ouverts, Minecraft ne devient véritablement un jeu [7] qu’à travers l’appropriation de ses utilisateurs. Les systèmes de jeux ouverts ont également en commun d’être à même de concrétiser les nombreux mondes possibles que leurs utilisateurs peuvent imaginer, c’est même l’intérêt premier de ces jeux dans lesquels le contenu ludique est directement délégué aux joueurs sur qui reposent les « enjeux du jeu ». Tandis que les systèmes les plus fermés et les jeux modifiés (de manière détournée ou non) proposent au joueur un seul monde ludique possible, avec son récit, ses décors et ses règles (monde qui peut être l’agrégat de plusieurs appropriations dans le cas de l’usage simultané de multiples mods), les systèmes les plus ouverts sont les matrices de la matérialisation potentielle d’une infinité de mondes possibles et de la conception, par les joueurs, d’une infinité d’Usages Modèles.
Les possibilités d’appropriation et de modification de systèmes de jeux plus ou moins ouverts permettent aux utilisateurs de créer et de partager une variété de mondes ludiques différents à partir d’un seul et même jeu vidéo. Elles permettent également à ces derniers de s’approprier le « monde du jeu vidéo » de façon plus générale en (re)créant des jeux voire de nouveaux genres de jeux, à l’image de Counter Strike ou DotA, ainsi qu’en incitant, à travers ces créations, certains studios de développement à proposer des jeux plus enclins à la modification et à l’appropriation. L’échelle des potentialités d’appropriation en matière de jeu vidéo esquissée ici n’a pas tant pour vocation de classer de manière inflexible et définitive différents systèmes de jeux en fonction des spécificités de leur conception, mais de proposer une approche qui prend en compte la place dévolue aux joueurs en tant que décideurs et créateurs de mondes ludiques possibles à partir de tels systèmes. Si en ce qui concerne la lecture c’est le texte d’une œuvre qui engendre un monde narratif possible, les systèmes de jeux peuvent en faire de même avec l’acte de jouer, en particulier ceux qui encouragent créations internes et modifications. Cette potentialité du jeu vidéo d’inclure l’utilisateur etde contribuer à une création de mondes possibles qui lui appartient en fait un dispositif dans lequel la frontière entre joueur et auteur est peut-être plus difficile à cerner qu’ailleurs.
À l’échelle proposée ici peut se superposer une tendance du « monde du jeu vidéo » à permettre de manière croissante la matérialisation à l’écran une infinité de mondes possibles que l’acte de jouer engendre. Nous parlons ici de tendance parce que la majeure partie des systèmes de jeux les plus ouverts à la création interne ou externe de mondes possibles se trouvent être des jeux relativement récents. Ceci s’explique principalement par l’utilisation de supports physiques de plus en plus volumineux, et plus récemment par la dématérialisation des supports, de laquelle découle la possibilité de télécharger des jeux entiers ainsi que leurs contenus additionnels et modifications par Internet. Ceci permet aux concepteurs de ces jeux de proposer des expériences toujours plus poussées aux joueurs, notamment en ce qui concerne leurs possibilités d’appropriation, ainsi que le partage du fruit de ces appropriations. Les systèmes de jeux les plus ouverts, dont certains exemples ont pu être abordés ici, s’imposent comme des « machine[s] à produire des mondes possibles » (Eco, 1985 [1979] : 226) , à ceci près que ces machines sont pour Eco des textes encourageant l’interprétation et la prévision chez le lecteur, tandis que les jeux vidéo les plus ouverts rendent possible de véritables (re)créations qui prennent corps à l’écran lorsque que la possibilité est donnée au joueur d’y matérialiser et d’y partager ses attentes et ses envies.
Notre échelle des potentiels d’appropriation des systèmes de jeux vise à mettre en lumière les nuances qui existent sur le plan des possibilités de créations de mondes ludiques possibles. Si elle souligne un aspect particulier du dispositif jeu vidéo, cette échelle n’a pas vocation à être une fin en soi, mais à être utilisée comme outil de réflexion dans le cadre d’autres analyses. Ce qui a été esquissé dans cet article pourrait participer à d’autres réflexions portant sur ce medium en général ou sur un ou plusieurs jeux vidéo en particulier, sur ce qui est du ressort de la réception de tels jeux, ou encore sur leur potentiel expressif et persuasif (Bogost, 2010). Nous souhaitons ainsi clore cet article en encourageant le lecteur à s’approprier et à modifier l’échelle que nous y proposons.
Tous les contenus en ligne ont été consultés le 12 septembre 2016.
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XCOM 2, Firaxis Games, 2016.
Warcraft III, Blizzard Entertainment, 2002
[1] Traduit par l’auteur. « as the [hypertext] reader explores the labyrinth, she can not afford to tread lightly through the text but must scrutinize the links and venues in order to avoid meeting the same text fragments over and over again […]. »
[2] Traduit par l‘auteur. « With more consistent narrative and cinematic ambitions, the maze gave way to what we may call ’explorative linearity’ […] Inthe forward-moving spectacle of the cinematic FPS, navigation is not supposed to be part of the challenge. »
[3] Il est ainsi possible, par exemple, de « nager » à travers les murs dans un jeu comme Donkey Kong 64 (Rare, 1999), ce qui permet d’éviter certains prérequis normalement nécessaires pour progresser dans le jeu.
[4] Le jeu vidéo Stanley Parable (Galactic Cafe, 2011) récompense par exemple les joueurs qui n’utiliseraient pas le jeu pendant cinq ans par un succès.
[5] Traduit par l’auteur. « I just wanted to customize the game to fit my vision of what a game should be. First and foremost, it is MY vision, not anyone else’s. I don’t spend 10+ hours a week working on a modfor free just to make a mod that satisfies everyone, I make a mod that I am happy with and if someone else happens to like it, then that’s a bonus. »
[6] L’acronyme de « Multiplayer Online Battle Arena », ou « Arène de bataille multijoueur » en français, a ainsi progressivement remplacé l’utilisation du terme « DotA-like ».
[7] Ou tout autre chose, comme une production artistique ou le support d’une activité d’enseignement par exemple (Dikkers, 2015 : 51-55).
Cayatte Rémi, « L’appropriation de contenus vidéoludiques : les mondes possibles du jeu vidéo », dans revue ¿ Interrogations ?, N°23. Des jeux et des mondes, décembre 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-appropriation-de-contenus (Consulté le 21 novembre 2024).