S’engager dans un jeu de rôle sur table, c’est faire le pari que l’on peut partager une diégèse pour agir en son sein à travers un personnage de fiction. Cet environnement peut-il systématiquement être appelé « monde » et traité comme tel ? La diégèse d’une aventure s’inscrit le plus souvent dans un monde plus large, mais elle peut aussi se résumer au huis clos d’un donjon, d’un asile d’aliénés ou d’un astronef. Cet article explore différentes approches de la construction et de la présentation d’une diégèse, en insistant sur les liens avec le monde réel et l’usage des noms propres. L’idée centrale est qu’il ne va pas de soi d’affirmer que toute œuvre de fiction engendre un monde.
Mots-clés : diégèse, fiction, jeu, jeu de rôle, monde fictionnel
Playing with or without a World : the Case of Tabletop Roleplaying Games
By entering a tabletop roleplaying game, participants expect to share a diegesis in which they can act as fictional characters. Can this environment be systematically called a « world » and be treated as such ? Most of the time, the diegesis of a roleplaying adventure belongs to a broader world, but it can also be reduced to the closed space of a fortress, psychiatric asylum or spaceship. This paper explores several ways to build and represent a diegesis, with an emphasis on links with the real world and the use of proper names. The central idea is that it is not self-evident that each fictional work creates a world.
Keywords : diegesis, fiction, gaming, roleplaying games, fictional world
Le paysage contemporain des sciences sociales est marqué par une vague d’intérêt sans précédent pour les mondes fictionnels (Besson, 2015). Si l’on ne peut que saluer la prise en compte de cet objet devenu central dans notre paysage culturel, il faut également se garder de tout dérapage, notamment d’une tendance à ’voir des mondes partout’ qui marque autant le vocabulaire théorique que les pratiques éditoriales autour des œuvres de fiction.
Tout semble nous conduire vers ce que j’ai appelé le « tournant diégétique » (Caïra, 2014), à savoir une tendance générale des industries de loisir et de leurs fans à développer les mondes fictionnels bien au-delà de leurs aspects narratifs. Lorsque des cycles romanesques ou graphiques, comme A Song of Fire and Ice de George R.R. Martin ou The Walking Dead de Robert Kirkman, sont adaptés au jeu vidéo par le studio Telltale Games, c’est davantage la diégèse que le récit qui sert de référence aux scénaristes : créer l’interactivité, c’est tracer de nouveaux chemins dans les coulisses et interstices de l’espace-temps où adviennent les péripéties de l’œuvre adaptée. Quand un studio lance le spin-off d’une bande dessinée ou d’une série télévisée à succès, quand des fabricants de jouets, de papier peint ou de matériel scolaire, mais aussi des éditeurs de livres de cuisine ou des couturiers s’inspirent d’une œuvre de fiction et en paient la licence, c’est la diégèse qu’ils exploitent, non le récit. De la vision de Tolkien à l’opportunisme marchand le plus commun, les acteurs artistiques et économiques, producteurs comme récepteurs, semblent converger vers ces mondes fictionnels.
Si le mouvement de fond est indéniable, il engendre deux risques. Au niveau théorique, le dérapage le plus fréquent est de voir les chercheurs affirmer que toute œuvre de fiction engendre un monde, quelle que soit sa taille et son mode de production. Cette tendance a été largement soutenue par la vogue de la « théorie des mondes possibles » (Lavocat, 2010), qui non seulement ne propose pas de modèle opératoire pour l’étude des œuvres (Caïra, 2011 : 179-191), mais revient surtout à nier le travail spécifique de construction et de densification qu’on désigne de manière globale comme worldmaking (Caïra, 2014).
Au niveau pratique, de nombreux auteurs déplorent la difficulté de lancer des œuvres hors des grandes licences et le risque, s’ils travaillent sur un fictionnel préexistant, de voir des continuity editors – professionnels chargés de mettre en cohérence les univers – mettre leur créativité en coupe réglée. D’une manière plus générale, la tendance à renforcer la cohérence des mondes pour en favoriser la déclinaison tous azimuts contredit l’idée d’une expression fictionnelle libre. Le romancier britannique J. G. Ballard récusait ainsi l’idée d’un monde cohérent dans sa préface de 1992 des nouvelles de Vermilion Sands :
« En séquestrant son imagination entre les couvertures d’un livre, on peut fermer à jamais la porte sur un univers personnel encore vivace. […] Aujourd’hui la fiction est dominée par des romanciers de carrière verrouillés dans les contrats de leurs éditeurs comme les quinquagénaires empêtrés dans les crédits immobiliers et les plans d’épargne retraite. L’irresponsabilité, surtout l’aimable échantillonnage qui en est présenté à Vermilion Sands, a de nombreuses vertus par trop négligées » (Ballard, 2013 : 9).
Prenons l’exemple du manga de Rémi Guérin et Guillaume Lapeyre City Hall et de son adaptation en jeu de rôle par Laurent Devernay (City Hall, le jeu d’aventures, Ankama 2014). La prémisse de ce cycle en sept volumes est la suivante : au début d’un XXe siècle alternatif, le papier est prohibé car l’écriture manuscrite fait advenir tout ce qui est décrit. Les écrivains les plus inspirés sont donc devenus des dangers publics : Lovecraft peut vraiment faire apparaître Cthulhu, le Pays des Merveilles est si tangible que Lewis Carroll s’y est retiré, etc. Les auteurs œuvrent donc soit dans la clandestinité, soit au service des autorités, comme les héros du manga Jules Verne et Arthur Conan Doyle. Dans cette diégèse steampunk, l’analphabétisme s’est généralisé, mais les industries numériques se sont développées pour substituer des écrans à tous les usages du papier. Si l’on essaie d’imaginer comment fonctionnerait un tel monde, on se heurte rapidement à des incohérences technologiques et sociologiques. Mais Guérin et Lapeyre ne cherchent pas à construire un monde cohérent, comme en témoigne leur mépris malicieux de toute chronologie. Ce qu’ils proposent est un monde séduisant, parce que la magie de l’écriture y devient réelle et leur permet d’enchaîner les scènes d’anthologie. Par son adaptation, Laurent Devernay montre également que cette diégèse extravagante, incohérente au niveau global, reste parfaitement jouable au niveau local. Il paraît donc inutile, voire pernicieux, de retirer à la fiction ce qui fait son principal attrait, à savoir la possibilité d’échapper aux règles de la communication documentaire (Caïra, 2011 : 169-175).
Il s’agit donc ici de poser sans a priori la question du « faire monde » dans ces jeux. A-t-on systématiquement intérêt à proposer un monde fictionnel ? Je poserai d’abord une distinction importante entre diégèse et monde, deux notions trop souvent confondues en théorie de la fiction. Toute diégèse n’étant pas descriptible en tant que monde, j’examinerai certaines diégèses parmi les plus dépouillées dans le domaine des jeux de rôle sur table pour montrer quel peut être leur intérêt éditorial et ludique. Enfin, je proposerai une typologie des ’manières de faire des mondes’ dans ces jeux, en soulignant notamment le rôle central des noms propres pour distinguer différentes pratiques du worldmaking.
Les jeux de rôle sur table fournissent un excellent support d’observation et de réflexion sur la distinction entre diégèse et monde. Apparus en 1974 avec Dungeons & Dragons, ces jeux consistent à interpréter un personnage dans une diégèse fictionnelle qui ne procède que de la description par un meneur de jeu. C’est donc une pratique conversationnelle et ’papier-crayon’, fondée sur des boucles de questions-réponses, sans support audiovisuel ni costume. Schématiquement, le meneur décrit une situation, les joueurs annoncent ce que leur personnage tente de faire et le meneur annonce ce qu’il en résulte, en faisant ou en demandant un test (souvent un jet de dés) pour les actions non triviales qui reposent sur les règles de simulation. Voici un exemple, que j’ai recueilli en observation participante :
On le voit, la diégèse d’un jeu de rôle sur table est à la fois l’espace-temps global qui sert de toile de fond à l’aventure et ce qui advient au fil de la description. Chacun interagit avec elle par le biais d’un système de simulation géré tantôt par le meneur, tantôt par les joueurs. Pour éviter de parler inconsidérément de « monde », je partirai de ce qui est fourni dans les gammes éditées (ce qu’on appelle souvent le setting) et de ce qui est utilisé autour des tables de jeu.
Premier constat : il existe plusieurs niveaux de construction diégétique. Les manuels publiés peuvent offrir des descriptions physiques, géopolitiques, sociologiques, économiques, historiques, voire mythologiques de l’environnement de jeu, une masse d’informations qui n’est réinvestie que partiellement dans les parties. Vient ensuite la diégèse du scénario utilisé dans la partie qu’on observe : le scénariste crée des plans, des personnages, des événements pour construire son intrigue, par exemple le plan de la forteresse, qui permet de dire au joueur dans quel sens s’ouvre la porte de chêne. Enfin, il faut considérer la diégèse de l’action, celle qu’il faut improviser dès que les joueurs quittent les rails du scénario. Il peut s’agir de lieux non cartographiés, de personnages secondaires non nommés ou non décrits, etc. Ce niveau de construction diégétique échappe souvent à l’analyse car il suppose une approche de terrain pour saisir les appuis éphémères dont le groupe se dote au fil de l’improvisation. Un quatrième niveau vient chapeauter l’ensemble quand le jeu de rôle est une adaptation : il n’est pas rare que des repères diégétiques de l’œuvre adaptée soient directement cités ou implantés dans la partie.
Deuxième propriété : cette diégèse est sous-déterminée, c’est-à-dire qu’elle se plie à la parole performative du meneur et des joueurs. Mettons que les personnages des joueurs se barricadent dans le couloir et que le meneur décide qu’un des gardes est assez fort pour défoncer la porte de chêne : celle-ci sera défoncée. Dans un jeu vidéo, on ne pourra pas improviser cela : il faudrait intervenir sur le logiciel pour obtenir une telle scène. C’est ce que j’appelle un environnement déterminé. Dans un jeu de rôle grandeur nature, cette action ne serait pas réalisable, car aucun participant ne pourrait briser une véritable porte de chêne. C’est une diégèse sur-déterminée par sa matérialité. Cette typologie est essentielle pour comparer le jeu de rôle sur table à d’autres pratiques interactives. La sous-détermination permet de ne pas tout décrire et de garder une certaine maîtrise du rythme de la partie (Caïra, 2007 : 121-122), même si, compte tenu d’une tradition de séparation entre maitrise libre et maitrise rigide du jeu, on peut noter qu’il existe des jeux de rôle qui proposent de multiples règles pour appuyer quasiment toutes les situations de jeu, limitant alors les possibilités de sous-détermination. Ainsi par exemple, le « Guide du maître » de Dungeons & Dragons prévoit que :
« Dans un désert sans piste, les joueurs peuvent aller dans n’importe quelle direction, et vous penserez peut-être qu’il faut détailler chaque kilomètre carré de désert afin de couvrir toutes les possibilités. […] Une partie de vous-même aura sans doute des velléités de réalisme en se disant que l’oasis est à un endroit précis, mais faites un effort sur vous-même. N’oubliez pas que l’oasis n’est pas réelle ; elle existe là où vous avez besoin d’elle, c’est-à-dire sur le chemin des PJ [personnages joueurs] qui traversent ce fichu désert. » (Dungeons & Dragons v4, « Guide du maître », Play Factory, 2008 : 114)
Troisième point : une diégèse sous-déterminée et ’feuilletée’ sur plusieurs niveaux suscite de nombreux débats sur la manière de la représenter. Alors que les questions formelles sont tranchées par les développeurs et les éditeurs dans le cas des jeux de plateau et des jeux vidéo, on assiste en jeu de rôle à des discussions sur des choix narratologiques comme celui de la focalisation. Faut-il décrire la diégèse du point de vue du joueur ou de celui du personnage ? Ces débats portent sur des aspects très concrets : montre-t-on une carte des environs ou se contente-t-on d’une approche subjective ? Communique-t-on au joueur des données telles que ses points de vie ou ses résultats aux dés, alors que son personnage n’est pas censé en avoir cette connaissance objective ?
La diégèse en jeu de rôle présente donc des caractéristiques qui la rapprochent de la littérature (sous-détermination, liberté de focalisation), mais on lui demande avant tout d’être jouable, c’est-à-dire d’offrir des prises communes pour pouvoir interagir entre personnages et avec l’environnement.
En remontant aux origines du jeu de rôle, on constate que les inventeurs de la pratique ont eu un rapport complexe à la notion de monde.
Les premières parties de ce qui va devenir Dungeons & Dragons sont des aménagements tactiques des jeux pratiqués dans les clubs de wargame (David 2015 : 20-54). Contrairement aux grandes batailles qui impliquent des unités entières, le skirmish (escarmouche) simule un combat où chaque pion/figurine ne représente qu’un protagoniste. Non seulement la diégèse de ces parties se limite à l’espace-temps d’une échauffourée, mais elle se construit par réduction de l’environnement ordinaire d’une bataille. Elle est donc très locale, représentée sur plan sous la forme de « donjons » très cloisonnés (cachots ou catacombes, si l’on reste au plus près du dungeon anglais).
Néanmoins, parce que les pions s’individualisent et deviennent des personnages dotés d’un nom et d’un historique, les joueurs vont rapidement élargir la diégèse. Le jeu en « campagne », qui permet de faire évoluer son personnage d’un scénario à l’autre, engendre les premiers mondes, ceux de Greyhawk et de Blackmoor. Les auteurs de D&D, Gary Gygax et Dave Arneson, font d’abord apparaître ces noms sur des suppléments édités, mais ces fascicules présentent des règles additionnelles, pas de description diégétique. En effet, Gygax et Arneson créent des mondes très détaillés pour leur groupe de joueurs, mais ils hésitent à éditer cette partie de leur travail, pensant que chaque meneur de jeu préférera sa propre création. Au fil de la construction des gammes, l’évidence s’impose : fournir de l’information diégétique aux joueurs est non seulement rentable, mais très structurant (Ewalt, 2013 : 91-102). Au-delà d’une démarche d’immersion individuelle, les mondes édités vont permettre de souder les joueurs en des collectifs capables de circuler d’une table à une autre avec le même personnage, notamment dans les conventions ludiques. L’éditeur structure également son fonctionnement en tant que studio, puisque chaque monde fictionnel sert de ’bible’ créative pour organiser de manière cohérente le travail des scénaristes, des cartographes et des illustrateurs. Dès lors vont cohabiter les démarches d’utilisation de mondes publiés et de création par les joueurs de diégèses souvent plus restreintes mais plus proches de leur projet :
« Situez votre jeu dans le monde de Gygax et vous pouvez tabler sur des dizaines de travaux produits par les designers les plus talentueux de D&D. Choisissez le fait-maison et vous êtes tout seul – mais sans limites ni idées reçues » (Ewalt, 2013 : 223).
Ce passage de la diégèse au monde est somme toute un processus rare dans les jeux de société. On a vu qu’il était lié au jeu en campagne, donc à l’idée que les personnages participent d’un monde persistant d’une partie à l’autre, qu’il tenait aussi à la sous-détermination diégétique, qui rend possible une description à l’infini de l’espace fictionnel, et bien entendu à une logique plus prosaïque de gamme, puisqu’un monde à succès crée une rente éditoriale.
Qu’est-ce que « faire monde » en jeu de rôle ? C’est d’abord un processus sans fin : on ne peut que mondaniser une diégèse pour lui donner plus d’ampleur et de densité, mais il est impossible de parler d’un monde fictionnel entièrement décrit. Concrètement, c’est produire beaucoup d’informations diégétiques, mais la quantité ne suffit pas. Elle s’accompagne d’une démarche de mise en cohérence et de densification de la diégèse calquée sur notre expérience du monde réel et sur un ensemble de règles additionnelles (magie, conventions de genre). « Faire monde », c’est rapprocher la connaissance produite sur un monde fictionnel des attentes que l’on a sur le quotidien : attentes fondamentales de continuité et de contiguïté des données sensorielles, attentes complémentaires de description cosmogonique, géographique, historique, biologique, tératologique, politique, sociologique, etc. Donc c’est d’abord proposer une diégèse qui se ’tient’, qui ne va pas faire surgir des incohérences à chaque minute de l’improvisation.
Bien entendu, la diégèse peut tout à fait apparaître cohérente ET fantastique ou science-fictionnelle. Une grande partie du travail de worldmaking consiste à évaluer les prolongements d’une idée de base (« l’Épice qui permet le voyage spatial n’existe que sur une planète DONC celle-ci fait l’objet de toutes les convoitises » ; « les morts s’animent et leur morsure est contagieuse DONC les survivants s’arment et se méfient de tout »). Un monde paraît d’autant plus cohérent qu’il va jusqu’au bout de ses prémisses.
Contrairement à la conception dominante des mondes en philosophie analytique, on ne peut pas « faire monde » en produisant un ensemble de propositions cohérentes dans un système de communication unique. Bertrand Russell (1989), Nelson Goodman (1992) et Gregory Bateson (1984) ont affirmé l’importance du cadre de référence et des versions qu’on nous propose pour décrire un ou plusieurs mondes :
« Si je veux me renseigner sur le monde, vous pouvez proposer de me raconter comment il est selon un ou plusieurs cadres de référence ; mais si j’insiste pour que vous me racontiez comment est le monde indépendamment de tout cadre, que pourrez-vous dire alors ? Quoi qu’on ait à décrire, on est limité par les manières de décrire. À proprement parler, notre univers consiste en ces manières plutôt qu’en un monde ou des mondes » (Goodman, 1992 [1978] : 11).
Un monde en jeu de rôle n’est pas décrit par le seul langage. Il émerge de correspondances, et parfois de contradictions, entre texte, illustration, cartographie, chaque représentation amenant sa part irréductible de connaissance et consolidant par recoupement ce que d’autres versions nous apprennent. « Faire monde » en jeu de rôle, c’est solliciter cartographes, illustrateurs, maquettistes – voire sculpteurs de figurines ou musiciens – au service de la description, mais sans leur demander de décrire :
« De telles versions, qui sont des dépictions plutôt que des descriptions, n’ont au sens littéral aucune valeur de vérité, et ne peuvent être composées par la conjonction. À la différence entre juxtaposer et conjoindre deux énoncés, on ne trouve aucun correspondant évident quand il s’agit de deux images, ou d’une image et d’un énoncé » (ibid.).
Ces différentes versions doivent une impression de continuité et de recoupement entre elles. Il s’agit d’un travail spécifique d’« ingénieur de mondes » (Jaulin et al., 2003), largement fondé sur la mise en cohérence de sources hétérogènes, soit par référence à une ’bible’ commune, soit par un travail constant d’ajustement du texte à l’image, de la carte au texte, etc.
Ce premier tour d’horizon permet de reposer la question des relations entre diégèse et monde dans les jeux de rôle en termes de coûts et de bénéfices. « Faire monde » pour les éditeurs comme pour les joueurs, c’est consacrer du temps et de l’énergie à produire ou assimiler une ressource ludique qui ne va pas de soi. Il n’est donc pas surprenant de trouver des jeux édités pour lesquels la référence à un monde fictionnel paraît superflue, voire saugrenue.
Étudions-en trois figures (non exhaustives), pour illustrer la variété des pratiques des auteurs et éditeurs : les jeux centrés sur un genre, les huis clos, et les diégèses émergentes.
Certains jeux de rôle sont dédiés à la simulation d’un genre fictionnel et non d’une diégèse particulière. Dans ces cas, la description de l’espace-temps est délibérément fragmentée et rarement cartographique. Peu de noms propres sont employés, les auteurs recourant souvent à des toponymes génériques, voire ouvertement parodiques :
« Sodaville est une ville au nombre d’habitants variable perdue dans un État américain changeant. Il faut vous dire que Sodaville, comme Castle Rock ou Tromaville, évolue beaucoup suivant le budget du scénario où vous la placez. Dans une série B, on en fera difficilement le tour et les rues seront larges et animées. Dans une série Z, la fête du village rassemblera dix figurants fêtards et le supermarché sera réduit à l’échelle d’un drugstore minable tenu par un poivrot ou une minorité ethnique (chinois, mexicain, turc, klingon). » (Brain Soda 2, Oriflam, 2008 : 82)
Au lieu de stabiliser une onomastique et des repères spatio-temporels, ces jeux livrent aux scénaristes une boîte à outils de références de genre, voire de clichés dont la seule mention évoque un imaginaire déjà stabilisé par les industries de loisir : évoquez un « drive-in situé sur un cimetière indien » et vous êtes dans le teen movie horrifique, décrivez une cascade en pleine jungle et les joueurs chercheront la caverne qu’elle doit, en bonne logique de genre pulp, cacher… Ces jeux étant conçus pour une pratique ponctuelle (en one shot et non en campagne), leur diégèse est plus souvent celle du scénario plutôt que celle de la gamme. C’est donc le genre ou sa parodie qui prévaut sur la construction d’un monde :
« L’horreur intemporelle qu’est le combat désespéré pour rester humain face à des forces monstrueuses et des circonstances aliénantes ne se cantonne pas à un espace ou une culture particulière. Cependant, My Life With Master place ce combat dans le décor vague d’un pays non-spécifié d’Europe centrale, aux alentours de 1805. Cet environnement est imprégné de peur. » (My Life With Master, La Boîte à Heuhh, 2012 : 5)
On voit que les auteurs soulignent malicieusement l’indétermination diégétique, reprenant en cela des traditions littéraires ou audiovisuelles. Outre l’imaginaire gothique, le « pays non-spécifié » de My Life With Master, évoque les royaumes fictionnels des « romances ruritaniennes » des XIXe et XXe siècles, du Prince Othon de Stevenson à la Souris qui rugissait de Wibberley, en passant par le Prisonnier de Zenda de Hope.
L’adaptation en jeu de rôle des dessins animés américains de Tex Avery et des Looney Tunes donne également lieu à des clins d’œil amusés à la géographie absurde de ces œuvres :
« La géographie de TOON est un peu bizarre. Les personnages peuvent commencer à Moose Jaw Dakota, et se retrouver en un clin d’œil sur la lune… et un mauvais virage à Albuquerque conduit inévitablement vers des ennuis. Dans TOON, vous pouvez visiter quatre lieux : Clochemerle [Anytown], la Périphérie [Outside of Town], la Grande Ville et l’Espace. Clochemerle est le centre de l’univers de TOON, un hameau endormi avec tout le charme que vos personnages peuvent désirer. Il y a la place pour une prison, une banque, un supermarché, une boulangerie, une bibliothèque, et des tas de gens : chasseurs, politiciens, commerçants, à votre guise. Clochemerle peut être à peu près ce que vous voulez, sauf une Grande Ville. » (TOON, Steve Jackson Games, 1984 : 38)
Autre manière de jouer sans monde : la construction d’un huis clos qui favorise l’interaction entre personnages et l’introspection. Non seulement le monde extérieur n’est pas décrit, mais il peut être un puissant facteur de tension narrative : pourquoi en est-on coupé ? Est-il celui que les personnages ont connu (à supposer qu’ils n’aient pas grandi sur place) ? L’extérieur existe-t-il seulement ?
Dans Paranoïa (considéré sans les suppléments qui permettent d’élargir la diégèse), les personnages vivent depuis leur naissance dans le Complexe Alpha, un abri antiatomique régi par un ordinateur fou. GURPS The Prisoner est l’adaptation de la célèbre série télévisée britannique. Patient 13 propose de jouer des personnages qui se réveillent dans un hôpital psychiatrique totalement isolé, où tous les patients ne sont pas humains :
« Bien que le contexte sous-entende qu’il existe un monde extérieur à l’hôpital où vivent les Supérieurs, le jeu ne prend pas place dans un temps et un espace déterminé. Les références à l’histoire, à la géographie, et à la culture populaire de notre époque peuvent donc sembler hors de propos ou déplacées. Éviter ces sujets paraît le plus simple mais, de même que la nature et la raison d’être de l’hôpital, il n’y a pas d’interdictions ou d’obligations et le flou peut (et devrait) être entretenu sur ces points : si les Patients utilisent des références à notre réalité, il se peut qu’ils ne soient pas compris ou qu’ils soient étrangement regardés, comme s’ils étaient fous. » (Patient 13, John Doe, 2007 : 81)
Si la diégèse de poche est minoritaire comme base de jeux complets, c’est en revanche un procédé répandu dans l’écriture de scénarios. Cela permet d’insérer l’action dans le fil d’une campagne ou de lancer rapidement des parties d’initiation au jeu de rôle. Dans « Old Man’s Rest », scénario pour le jeu de zombies Z-Corps (7e Cercle, 2010), Julien Dutel propose un huis clos dans une plantation du sud des États-Unis, mais il insiste sur la possibilité de déplacer cette diégèse de poche :
« En réalité, le lieu exact dans lequel se trouve la plantation importe peu. Il en va de même du fait qu’il s’agisse réellement d’une plantation. L’idée est de plonger les PJ dans une communauté fermée et sectaire. Vous pouvez donc tout à fait replacer l’action dans un ranch ou une grande ferme. L’important est que le lieu soit isolé, non-loin d’une forêt, qu’il soit entouré de terres et possède plusieurs corps de bâtiments. N’hésitez pas à adapter ce scénario pour coller géographiquement à votre campagne ! Ce qu’il faut, c’est en capturer l’ambiance et l’atmosphère ». (Casus Belli n° 11, sept.-oct. 2014 : 105)
On peut enfin se passer de monde si la création diégétique est l’un des enjeux de la partie. Le manuel fournit alors des règles d’engendrement qui remplacent les descriptions de monde. Ces jeux exploitent au maximum l’« intercréativité » formulée par Coralie David (2015), la possibilité donnée aux joueurs d’engendrer tout ou partie de la diégèse. Au contraire du huis clos, ce sont des jeux qui favorisent la mobilité et l’exploration comme moteurs de l’intrigue. Le jeu de rôle japonais Ryuutama est ainsi fondé sur la notion de voyage. On crée des personnages qui vont progressivement découvrir la diégèse tout en participant activement à sa création. Les paysages et les climats sont en effet représentés par des dragons avec lesquels on peut interagir. Chaque tablée peut ainsi engendrer une diégèse qui lui est propre :
« Le monde de Ryuutama peut donc devenir celui que vous souhaitez. Il est comme un œuf à peine pondu et n’attend que votre imagination et les aventures des voyageurs pour éclore et se transformer en une créature aussi splendide que vigoureuse. » (Ryuutama, Lapin Marteau, 2013 : 82)
Le petit fascicule de On Mighty Thews propose quant à lui un système de création diégétique directement lié au profil des personnages des joueurs. On est ici proche d’un décor de genre, celui de la Sword and Sorcery, mais ce sont les joueurs qui cartographient l’environnement de leur aventure avant de lancer la partie. Il peut s’agir d’une bâtisse, d’une ville, d’un royaume ou d’un continent, l’essentiel étant de créer une correspondance entre les lieux et les principaux traits de caractère des héros :
« Chaque joueur désigne un point sur la carte et inscrit sa caractéristique D20 [principale] à côté. Il s’agit des ’pôles’ du monde. Tout le monde (joueurs et meneur) dessine quelques éléments intéressants sur la carte et les nomme. » (On Mighty Thews, La Boîte à Heuhh, 2011 : 11)
Un joueur dont le personnage a pour caractéristique principale la fierté pourra par exemple créer « Le clocher du Sorcier Rouge », alors qu’un autre défini par sa peur placera « Les abîmes du silence ». Cette phase de création de la carte est conçue pour engendrer une diégèse où la puissance des affects et des appétits prévaut sur la recherche de cohérence :
« Les éléments proches d’un pôle seront fortement soumis au caractère associé, et plus vous vous éloignerez du pôle, plus les éléments prendront l’aspect inverse de la caractéristique D20. Les pôles définissent la culture et même la géographie du monde. Par exemple, si votre caractéristique D20 est ’Mercenaire’, les gens qui vivent près de ce point auront une loyauté qui s’achète. La culture des habitants et leurs institutions reflèteront leur loyauté ’achetable’. Alors que loin de ce pôle, les habitants seront loyaux de manière permanente. Les pôles peuvent aussi influencer la nature même de l’environnement. Près du pôle ’Mélancolique’, il pleut tout le temps ou alors il règne une constante brume » (ibid. : 9).
Ces exemples illustrent la plasticité des diégèses ludiques et l’intérêt qu’il peut y avoir à ne pas systématiquement « faire monde ». Il peut s’agir d’un choix éditorial et non d’une lacune.
Envisageons à présent des gammes qui proposent aux joueurs des mondes fictionnels au sens fort. Pour qui n’a jamais pratiqué ces jeux, il faut d’abord se représenter l’ampleur de certaines gammes : on peut compter plusieurs dizaines d’ouvrages, plusieurs milliers de pages de règles, de scénarios et de ressources diégétiques pour un seul jeu (c’est par exemple le cas parmi d’autres, de D&D, L’appel Cthulhu, Star Wars, Warhammer).
On retrouve dans ces gammes les procédés étudiés par Goodman (1992 [1978]) dans le sillage de son fameux « faire, c’est refaire » : composition et décomposition, pondération, agencement, suppression et supplémentation, déformation. Toutes ces opérations pourraient être identifiées dans une monographie sur un jeu donné. Le propos, ici, est de montrer que ces procédés sont tributaires de grandes options qui dictent le travail créatif et sa formalisation. L’onomastique des mondes doit faire l’objet d’une attention particulière, car c’est en grande partie par le biais des noms propres que les joueurs établissent leurs repères et construisent leurs extrapolations. On se penchera sur cinq de ces options, des plus documentaires aux plus imaginaires [1].
Cette première option est celle des jeux à dominante réaliste. Leur diégèse est intégralement décrite sur des bases historiques : toute nouvelle source documentaire peut alimenter le jeu. Écrivain et auteur de jeux, Jean-Philippe Jaworski rapproche son travail sur Te Deum pour un massacre de « la composition romanesque, au sens le plus archaïque du terme » :
« Les romanciers du XIIe siècle […] procèdent à la compilation de différentes sources, qu’ils réécrivent dans des récits divertissants, sans se priver ici ou là d’ajouter des compléments plus ou moins fictifs. […] En ce qui me concerne, j’ai commencé par collecter des sources : manuels universitaires, biographies de monarques et de personnages célèbres, monographies et quelques documents d’époque. Dans ce matériau, il a fallu sélectionner ce qui serait utile au jeu, le réorganiser de façon claire et, dans la mesure du possible, séduisante » (Jaworski, 2009 : 13-14).
Le fantastique peut intervenir s’il ne menace pas la continuité et la cohérence historiques. Les monstres sont quasiment absents, la magie est diffuse, locale et liée aux croyances de l’époque, comme l’explique Renaud Maroy pour son jeu Pavillon Noir :
« Dans les Caraïbes du XVIIIe siècle, le surnaturel est expliqué par les croyances de ceux qui en sont témoins. Une tempête peut être le fait d’un mabouya caraïbe, d’une punition de Dieu ou de la juste vengeance d’un houngan invoquant Agwé. Son explication en termes météorologiques serait anachronique » (Maroy, 2009 : 28).
Dans cette option du docu-fiction, l’action se déroule dans les coulisses et les interstices de cette connaissance documentaire.
Dans la plupart des jeux qui s’inspirent de notre monde passé ou futur, la contrainte est moindre. La diégèse reste compatible avec nos connaissances documentaires pour la majorité de ses habitants, mais elle est imprégnée d’une ’vérité’ connue d’une poignée d’initiés dont les personnages des joueurs, par leur nature ou par leurs enquêtes, font partie. Pour construire un réel imprégné, il faut expliquer cette coupure entre initiés et ignorants. C’est le domaine de prédilection des jeux fantastiques historiques ou contemporains : L’Appel de Cthulhu, Maléfices, Hurlements, Chill, Le Monde des Ténèbres, INS/MV, Nephilim, Trinités…
Une fois la coupure posée, on exploite conjointement la ’vérité’ qui fait l’objet du jeu et les ressources documentaires qui peuvent ’pointer’ vers elle (lieux étranges, rumeurs, personnages fous…). Il suffit parfois de reprendre la description de lieux réels et de leur légende pour créer ce phénomène d’imprégnation. L’histoire de la « maison Winchester » en fournit un bel exemple :
« Sarah L. Winchester hérita de la fortune issue de la fabrication de la carabine Winchester à la mort de son enfant et de son mari respectivement en 1866 et 1881. Un médium lui apprit que les fantômes de ceux qui avaient été tués par un fusil à répétition Winchester voulaient sa perte et qu’ils viendraient la chercher à moins qu’elle n’accède à une étrange requête qui lui avait été transmise par son défunt mari : Madame Winchester devrait construire une maison, et si la construction ne s’arrêtait jamais, jamais elle ne mourrait. » (L’appel de Cthulhu v.6, « Les Secrets de San Francisco », Sans-Détour 2010, p.105)
Ce passage pourrait être extrait d’un guide touristique de la Californie, mais lorsqu’il figure dans un supplément pour L’appel de Cthulhu, les pièces innombrables, les angles étranges et les origines fantastico-psychiatriques de la demeure en font un lieu typiquement lovecraftien.
Un pas de plus vers l’imaginaire et nous trouvons des diégèses incompatibles avec le monde réel, mais qui en gardent les principaux traits : topographie, histoire, personnages célèbres. Par exemple : Pendragon, La table ronde, La vallée des rois, Légendes celtiques…
« Bien que la Nouvelle Europe soit un endroit en apparence similaire à notre Europe de l’ère victorienne, ce n’est certainement pas le même que celui de notre histoire (même si Londres, Paris, Vienne… existent aussi). » (Château Falkenstein, Descartes, 1995 : 7)
Selon Saul Kripke (1982), les noms propres sont des « désignateurs rigides » qui fixent la référence, qui désignent le même objet dans tous les mondes, même si cet objet est altéré [2]. Si l’on suppose qu’Atlanta est infestée de morts-vivants, le nom propre permet au meneur et aux joueurs d’utiliser leurs connaissances sur l’Atlanta de notre monde pour les projeter dans la diégèse, tant que l’auteur du jeu ou du scénario ne leur oppose pas un « mais ». Le Parc du Centenaire, le Mémorial Luther King, le musée Coca Cola s’y trouvent, fussent-ils en ruines.
Ici, plus de coupure entre ignorants et initiés : un phénomène majeur est venu (uchronie) ou viendra (anticipation) bouleverser l’ordre du monde pour l’ensemble des habitants. Si le réel imprégné peut reposer sur nos savoirs sociologiques, économiques, politiques, la version alternative oblige à tout revoir : l’empire romain ne s’est jamais effondré (FVLMINATA), la Première Guerre Mondiale ne s’est pas terminée (WarsaW), un œil géant est apparu au-dessus du Paris révolutionnaire (Khaos 1795), la Californie a fait sécession (C.O.P.S.), les morts marchent dans les villes (Z-Corps), etc.
Cette option permet de jouer autant sur la familiarité des noms propres que sur l’étrangeté de leurs homologues alternatifs. Le déraillement historique crée également ses propres enjeux :
« Le monde de Hollow Earth Expedition existe dans une histoire alternative. Aussi, ce qui existe dans le vrai monde existe aussi ici, mais avec quelques changements. Par exemple, dans ce monde, la Terre creuse est réelle et pleine de puissants artefacts atlantes et de créatures préhistoriques. Des sociétés secrètes possèdent des pouvoirs surnaturels et une incroyable technologie basée sur les sciences étranges. Les personnes et les endroits décrits dans ces pages diffèrent donc un peu de leur équivalent réel. Plus important, le futur de ce monde n’est pas gravé dans le marbre. Dans notre histoire réelle, l’Allemagne nazie fut vaincue, mais elle n’avait pas l’avantage de la technologie atlante ou la magie noire. Dans Hollow Earth Expedition, où ces choses existent, les armées des ténèbres sont près de remporter une victoire absolue. » (Hollow Earth Expedition, « Les secrets de la surface », Sans Détour, 2009 : 72)
Si l’on abandonne les noms propres tout en gardant des références au monde réel, on obtient un décalque bâti sur une série d’emprunts manifestes au réel, qui sont ensuite renommés et réagencés dans une géographie imaginaire. Cette diégèse ressemble fortement à une portion de notre monde, mais s’en distingue par son onomastique (Gotham City et Metropolis dans les diégèses de Batman et Superman, Liberty City, Vice City ou San Andreas dans les jeux vidéo GTA, etc.). Ces changements sont souvent limités aux seuls lieux de l’action : les personnages de GTA 5 vivent à Los Santos, où tout ressemble à Los Angeles, jusqu’aux lettres géantes VINEWOOD sur les collines, mais ils évoquent le Canada et le Mexique. Un bon exemple en jeu de rôle est la ville de Heaven Harbor, diégèse de Hellywood :
« Pour situer les aventures urbaines d’Hellywood, nous avons décidé d’avoir recours à une ville imaginaire, une abstraction, une sorte de monstre de Frankenstein composé de tas de morceaux arrachés à d’autres cités, une véritable collection de clichés. Nous l’avons baptisée Heaven Harbor. Heaven Harbor est LA ville. […] Elle n’est pas précisément localisée, sachez juste qu’il s’agit d’une ville de la côte ouest des États-Unis, vraisemblablement californienne, et qu’elle dispose d’un grand port. Vous pouvez décider de la placer ailleurs : que le port s’ouvre sur le Pacifique ou les Grands Lacs importe en réalité peu. Virez les palmiers et c’est bon ! » (Hellywood, John Doe, 2008 : 7)
L’évocation du « monstre de Frankenstein » est juste : le décalque ne vise pas à surprendre mais à convoquer une série de rappels hétérogènes mais familiers – car généralement unifiés par une logique de genre – tout en s’affranchissant des désignateurs rigides, souvent liés à des licences. Les super-héros de Humanydyne évoluent ainsi dans San Sepulcro, où l’on juxtapose de nombreuses références urbaines sans empiéter sur les grandes références des comics. On trouve donc ce procédé dans des jeux où la logique de genre est forte, qui ne sont pas tirés d’une œuvre particulière et dont le monde représente un carrefour d’influences documentaires et fictionnelles. John Wick (Le Livre des Cinq Anneaux, Secrets de la 7ème mer) crée des géographies plus larges où se retrouvent ces repères syncrétiques et ces références obliques :
« Rokugan est un monde unique qui est très inspiré d’éléments culturels issus de différentes civilisations réelles. » (Le Livre des Cinq Anneaux v.3, Ubik, 2006 : 309)
Toute la plasticité du décalque apparaît dans ces jeux : Rokugan est très marqué par la civilisation et la langue japonaises, mais sa géographie évoque la Chine, ce qui permet une oscillation permanente des références et un traitement très libre des repères chronologiques.
Vient enfin la création ex-nihilo, aux dimensions parfois planétaires ou galactiques, qui vise à dépayser les joueurs tant par la description que par l’onomastique. Elle requiert un travail important de worldmaking, puisqu’il s’agit de produire des versions cohérentes d’un monde où tous les aspects sont à inventer conjointement. En jeu de rôle, les cosmogonies les plus célèbres de la littérature et de l’audiovisuel ont été adaptées, et nombre d’auteurs ou de studios ont produit des créations originales, à l’image de Gygax et Arneson aux premiers temps de Dungeons & Dragons. Glorantha, le monde antico-fantastique imaginé par Greg Stafford pour Runequest, reste le plus commenté, mais on trouve aujourd’hui bien d’autres exemples, particulièrement dans les genres du médiéval-fantastique (Prophecy, Midnight, Bloodlust, Mantel d’Acier, Les Ombres d’Esteren) et du space opera (Empire Galactique, Fading Suns, Metal Adventures)
La différence entre cosmogonie et version alternative peut être discutée. On n’écrit bien entendu jamais dans un vide sémantique absolu : ce qui n’est pas décrit est comblé par nos connaissances ordinaires du monde. Antoine Dauphragne (2010) a ainsi étudié en détail le rapport à l’histoire et aux sources documentaires que développent les joueurs. Autour de la table ou en lisant les manuels, on suppose que les habitants des Royaumes Oubliés de Dungeons & Dragons ont un foie et deux reins, qu’ils respirent un mélange d’oxygène et d’azote, etc. Sauf mention contraire, nous appliquons à ces mondes nos connaissances physiques et biologiques, mais aussi économiques ou sociologiques : les lois de l’offre et de la demande ont autant de chances de s’appliquer dans une galaxie lointaine que dans notre quotidien, et le mot « Empire », avec ou sans majuscule, renvoie à nos connaissances politiques générales. Nous jouons dans ces mondes en leur appliquant un principe d’écart minimal au nôtre (Ryan, 1980), assorti de conventions de genre qui incorporent leur fictionnalité à nos représentations.
D’un point de vue éditorial, le pari est risqué, particulièrement pour les créations originales, car le coût d’entrée dans la cosmogonie peut être dissuasif pour les joueurs. Rappelons que ce coût d’entrée est bien supérieur à celui d’un roman de fantasy ou de science-fiction : si l’on veut jouer dans un monde, il faut mémoriser de nombreux noms et repères diégétiques, et surtout les faire découvrir à d’autres joueurs qui n’ont pas lu le manuel. C’est pourquoi la plupart des scénarios de découverte de ces cosmogonies partent d’une zone reculée où les connaissances à assimiler sont peu nombreuses.
La notion de monde fictionnel est donc d’une grande richesse, mais elle reste à employer avec discernement, en restant attentif aux différentes manières de construire et de faire évoluer la diégèse des œuvres et expériences de fiction. S’il est impossible à considérer comme achevé, le monde fictionnel résulte d’un processus d’accumulation et de mise en cohérence des versions hétérogènes, comme l’étaient les textes, cartes et aquarelles des Terres du Milieu. Si le cas de la cosmogonie est souvent évoqué en raison de son caractère radical et du fait de la figure pionnière de Tolkien, notre panorama montre qu’il ne s’agit que d’un cas de figure parmi des options où les repères du monde réel peuvent avoir plus d’importance.
La typologie proposée ici n’est qu’indicative : elle vise surtout à mettre en lumière la variété d’options occultée par l’idée reçue que toute œuvre engendrerait un monde. Son applicabilité dépasse le périmètre du présent article : la différence entre la version alternative et le décalque est celle qu’on observe entre les univers de Marvel Comics et ceux de DC Comics. Les X-Men vivent ainsi dans une version de notre monde où nos repères s’appliquent, tandis que Batman hante une Gotham qui ne figure sur aucune de nos cartes.
L’édition de jeux de rôle regorge également de cas hybrides : L’Appel de Cthulhu propose à la fois un réel imprégné (notre monde envahi par les créatures lovecraftiennes) et une cosmogonie (les « Contrées du rêve »). Hollow Earth Expedition se joue autant dans la cosmogonie de la Terre creuse que dans le monde alternatif de la surface, et ses auteurs insistent bien sur le caractère incomplet des deux :
« Quand la Terre creuse peut ressembler à un canevas blanc sur lequel vous pouvez créer, la surface peut donner l’impression que tout est déjà rempli. Ce n’est pas du tout le cas ! S’il existe de nombreuses informations historiques à propos des localités de la surface, ne laissez pas les faits se mettre en travers de la narration d’une bonne histoire. » (Hollow Earth Expedition, « Les secrets de la surface », Sans Détour, 2009 : 72)
De nombreux jeux de rôle, plus complexes encore, sont conçus comme des « machines à mondes », pour reprendre la belle expression d’Alain Boillat (2014) sur le cinéma : mondes pluriels en nombre fini (les quatre époques de Feng Shui, les neuf mondes nordiques d’Yggdrasill…) ou « multivers » infinis (Mega, Ambre, Les Mille Marches…).
Reste à traiter la question du « pourquoi ? ». Si tous les jeux de rôle n’ont pas vocation à « faire monde », comment expliquer qu’il s’agisse du cas le plus fréquent ?
On peut d’abord répondre en termes d’immersion fictionnelle : plus la diégèse gagne en ampleur et en densité, plus elle peut donner l’impression d’y être plongée. Dans une scène d’auberge banale, évoquer les origines des voyageurs par une série de toponymes exotiques – procédé typiquement homérique – donne une dimension globale à l’action. Le jeu de rôle se fondant sur la parole, les noms propres y prennent une vertu immersive particulière, quelle que soit l’option de construction de monde retenue : être soigné par Ambroise Paré, escorter Jeanne d’Arc à Vaucouleurs, défendre le Golden Gate contre des morts-vivants, fouiller la carcasse d’un X-Wing écrasé ou négocier avec Tyrion Lannister, c’est créer une jonction avec des représentations stables et fortes que l’on n’obtient pas dans des diégèses émergentes.
« Faire monde » permet aussi d’échapper au caractère stéréotypé et parfois répétitif des genres fictionnels : si la Sword and Sorcery barbare d’On Mighty Thews permet de s’amuser avec un répertoire de clichés, les mondes plus élaborés de Conan ou de Bloodlust enrichissent la palette des lieux, figures et intrigues auxquels les personnages seront confrontés.
La densité du monde favorise l’accord sur les références, donc la fluidité des descriptions et de l’arbitrage. C’est d’autant plus important lorsque certains aspects du scénario doivent reposer sur des repères consensuels, qu’il s’agisse d’étalonner la difficulté d’un combat, de mesurer les temps de parcours sur une carte ou d’évaluer le pouvoir d’achat des personnages.
Enfin, inclure la diégèse de la partie dans un monde peut renforcer le sentiment d’interactivité en donnant plus de résonance à l’action des personnages. Empêcher l’attentat de Sarajevo n’a d’intérêt que si l’on sait que cela modifiera le tableau global de l’Europe de 1914.
Voir des mondes fictionnels dans toutes les œuvres revient à les considérer comme un sous-produit automatique et relativement insignifiant de la création. En étudiant les manières de faire des mondes, du jeu de rôle comme d’autres œuvres (notamment Saint Gelais, 2011, en littérature ; Di Filippo, à paraître, pour les jeux vidéo), on se donne également les moyens d’en mieux comprendre les usages.
Ballard James G. (2013 [1992]), Vermilion Sands, Auch, Éditions Tristram.
Besson Anne (2015), Constellations : Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS Éditions.
Boillat Alain (2014), Cinéma, machine à mondes, Chêne-Bourg, Georg.
Bateson Gregory (1984 [1979]), La nature et la pensée, Paris, Éditions du Seuil.
Caïra Olivier (2007), Jeux de rôle : les forges de la fiction, Paris, CNRS Éditions.
Caïra Olivier (2011), Définir la fiction : du roman au jeu d’échecs, Paris, Éditions de l’EHESS.
Caïra Olivier (2014), « Ourobores : Explorer les virtualités des mondes fictionnels après le tournant diégétique », FiXXIon n°19.
Dauphragne Antoine (2010), Du savoir historique au savoir ludique : la médiatisation de l’histoire dans les jeux de rôles, Thèse de doctorat, Université Paris 13.
David Coralie (2015), Le jeu de rôle sur table : l’intercréativité de la fiction littéraire, Thèse de doctorat, Université Paris 13.
Di Filippo Laurent (à paraître 2017), « MMORPG as Locally Realized Worlds of Action », dans Boni Marta, (dir.), World Building. Transmedia, Fans, Industries, Amsterdam, Amsterdam University Press.
Ewalt David M. (2013), Of Dice and Men : The Story of Dungeons & Dragons and the People Who Play It, New York, Simon & Schuster.
Goodman Nelson (1992 [1978]), Manières de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon.
Jaworski Jean-Philippe (2009), « Te Deum pour un massacre : jouer dans une histoire douloureuse », dans Jouer avec l’histoire, Caïra Olivier et Larré Jérôme (dir), Villecresnes, Pinkerton Press, pp. 9-22.
Jaulin Régis et al. (2003), « Les ingénieurs de mondes », Les Cahiers du numérique, 4, pp. 37-45.
Kripke Saul (1982 [1972]), La Logique des noms propres, Paris, Éditions de Minuit.
Maroy Renaud (2009), « Pavillon Noir : la piraterie entre Histoire et mythe », dans Jouer avec l’histoire, Caïra Olivier et Larré Jérôme (dir.), Villecresnes, Pinkerton Press, pp. 23-38.
Russell Bertrand (1989 [1905]), Écrits de logique philosophique, Paris, P.U.F.
Ryan Marie-Laure (1980), « Fiction, Non-Factuals, and the Principle of Minimal Departure », Poetics, 8, pp. 403-422.
Saint-Gelais Richard (2011), Fictions transfuges : La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Éditions du Seuil.
[1] Cette typologie peut s’appliquer à d’autres médias. D’autres classifications peuvent être retenues, par exemple par source d’inspiration fictionnelle. L’espace de cet article ne permet pas de les développer.
[2] Pour reprendre un exemple de Kripke, je peux imaginer un monde où Aristote n’est pas le précepteur d’Alexandre le Grand. L’expression « le précepteur d’Alexandre le Grand » n’a plus le même référent dans ce monde, alors que les noms propres « Aristote » et « Alexandre le Grand » continuent de désigner ces personnages, dont les autres propriétés ne sont a priori pas modifiées.
Caïra Olivier, « Jouer avec ou sans monde : le cas du jeu de rôle sur table », dans revue ¿ Interrogations ?, N°23. Des jeux et des mondes, décembre 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Jouer-avec-ou-sans-monde-le-cas-du (Consulté le 7 octobre 2024).