Soucieux de désenclaver l’histoire, Marc Bloch (1886-1944) ne répugnait pas à s’intéresser aux autres disciplines, dont il saluait « le commun effort pour cerner le réel » (Bloch, 1964 : 74) [1]. Il reconnaissait ainsi aux sociologues la vertu de permettre aux historiens « de penser… à moins bon marché » (Bloch, 1964 : XV). C’est dans cette ambition synergique que s’inscrit résolument Anne Verdet dans son dernier ouvrage sur le non-consentement et la Résistance.
Sociologue, elle puise naturellement dans la boîte à outils de sa discipline. Si elle cite Weber (1864-1920), Simmel (1858-1918) et Durkheim (1858-1917), elle fait aussi une large part aux travaux d’historiens, notamment à ceux de Pierre Laborie, inventeur du concept de non-consentement [2]. Elle fait aussi référence à l’Apologie pour l’histoire ou métier d’historien de Marc Bloch, dont la présence dans un ouvrage consacré à la Résistance et à l’influence de la guerre sur un tissu social n’étonnera aucun serviteur de Clio. Son ambition, clairement énoncée, est de démontrer que le non-consentement appartient à l’idéal-type de la Résistance.
Pour étudier ce phénomène, l’auteure a choisi l’espace du Lot. Terre de refus -deux villages y sont titulaires de la médaille de la Résistance-, le Lot lui est aussi familier, en raison de ses origines et ses travaux précédents. Elle s’attache d’abord à définir son objet d’étude. Le non-consentement ne se confond pas avec la Résistance, mais y appartient. On ne peut pas l’assimiler non plus avec la « résilience » invoquée par Denis Peschanski [3], concept emprunté à la psychologie sociale, qui recouvre les réalités multiples des comportements de dissension. Il ne relève pas non plus d’une attitude contraire à celles de l’accommodation, terme forgé par l’historien suisse Philippe Burrin [4]. Anne Verdet, on le voit, n’ignore pas les enjeux historiographiques de son objet d’étude. Suit une présentation du Lot, morceau d’une France paysanne, fortement rural (80% en 1936), avec des populations peu politisées, peu ouvertes sur le monde extérieur, dans un territoire compartimenté en pays. Piémont du Massif Central, le Lot a été durement éprouvé par la crise du phylloxéra à la fin du XIXe [5], qui a enrayé le renouveau démographique et provoqué l’exil des plus jeunes. Mais c’est aussi une terre où l’homme dit non. En 1848, la IIe République décrète un nouvel impôt qui déclenche dans le département une vague de révoltes antifiscales. Le Lot fut ainsi le plus mauvais payeur de France des « quarante-cinq centimes additionnels ». Le non-consentement s’inscrit donc dans un territoire et dans une histoire propice, où la jeunesse est rare et précieuse.
Au terme de sa première partie, Anne Verdet interroge la chronologie. Force est de reconnaître que 1942 est, une fois de plus, la « bissectrice de la Seconde Guerre mondiale » pour reprendre la belle formule de l’historien Henri Michel (1907-1986). À l’été 1942, on observe en effet un « vent mauvais » [6] dans les campagnes lotoises. Les paysans, hier exaltés par Vichy, refusent d’être les boucs émissaires d’un régime incapable de nourrir sa population. L’instauration du STO amène, comme ailleurs, de nombreux réfractaires dans les maquis : plus du tiers des « mobilisés ». L’installation de ces îlots de dissidence, dont deux dans le Ségala, bascule le Lot dans le camp du refus. Les sabotages de voies ferrées, le détournement de bétail réquisitionné… provoquent la répression des Allemands, comme à Frayssinet-le-Gélat, où en mai 1944, 15 civils sont assassinés et où les soldats obligent les rescapés à creuser une fosse commune.
La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse à l’univers du non-consentement. Anne Verdet nous fait le portrait de la société du non-consentement, avec ses « acteurs remarquables », comme les instituteurs et curés, les médecins et les paysans. Les gendarmes forment une catégorie plus ambiguë, avec une large palette de comportements, allant de l’aide ponctuelle à la traque déterminée des participants aux bals clandestins. L’auteur balaie alors les deux grandes formes du non-consentement, le passif et l’actif. La première est celle qui permet de restaurer l’estime de soi, avec des modalités plurielles : ruses face à la réquisition des denrées, braconnage organisé, bals clandestins etc. Encore peu étudiés par les historiens [7], ces derniers sont pourtant des exemples idéaltypiques du non-consentement, vu comme le refus viscéral du régime né en 1940. Ces jeunes hommes et femmes en dansant, sur des musiques diverses, dans des lieux souvent improbables, refusaient l’ordre moral imposé par Vichy. Relèvent aussi de cette catégorie le don ponctuel de victuailles, l’écoute de la radio anglaise ou le refus résolu de passer à l’heure allemande, comme le font deux demoiselles, Irma et Léontine.
Le non-consentement actif fait franchir à ses adeptes des degrés supplémentaires dans l’échelle du risque et dans leur implication dans la lutte contre l’occupant. La frontière avec les actes de résistance pure est ainsi brouillée. Ce non-consentement actif, qui recouvre des formes variées, témoigne d’un investissement plus dangereux : largesses spontanées pour les maquisards, transmission des messages de la Résistance avec un rôle central des institutrices, hébergement de personnes à cacher, réception des parachutages, avec une démonstration de l’implacable bon sens paysan, qui voit les containers devenir des auges… Le risque individuel possède souvent une dimension collective. À Labathude, la découverte des armes cachées dans la bascule municipale aurait exposé le village à de féroces représailles.
En conclusion, cet ouvrage de sociologie pourra surprendre l’historien, peu familier à une énonciation à la première personne, sauf dans le genre (peu répandu en France) de l’ego-histoire. La démarche de la participation participative en laissera sans doute certains dubitatifs eu égard à l’objectivité érigée en principe absolu chez les disciplines de Clio. Mais le livre d’Anne Verdet constitue une étape décisive dans la connaissance historique des « années glauques » (Pierre Laborie) à une échelle locale. En donnant de la chair à ce non-consentement, en l’enracinant dans une micro-société, la sociologue rappelle que, dans le Lot, des femmes et des hommes ont refusé de consentir, selon des modalités plurielles. Les témoins interrogés, souvent nonagénaires, ont pressé l’auteur d’écrire un livre sur leurs histoires pour que ce passé ne passe pas. En leur rendant hommage, Anne Verdet a su consigner leurs mémoires, base de fécondes recherches futures.
[1] Bloch Marc (1964), Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, [1949], Paris, Armand Colin.
[2] Laborie Pierre (2010), « La notion de Résistance à l’épreuve des faits : nécessités et limites d’une approche conceptuelle », dans Résistances, insurrections, guérillas. Les Géopolitiques de Brest, Sellin Corentin (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 15-29.
[3] Peschanski Denis (2005), « Résistance, résilience et opinion dans la France des années noires », Psychiatrie française, n°2, pp. 194-210.
[4] Burrin Philippe (1995), La France à l’heure allemande, Paris, Le Seuil.
[5] En 1878, cette maladie de la vigne causée par un insecte apparaît dans le Lot. Le département est alors le troisième territoire viticole de France, avec une superficie en 1878 de 80 000 hectares. En 1890, la moitié est détruit.
[6] Selon l’expression employée par le maréchal Pétain dans un discours du 12 août 1941.
[7] Signalons un documentaire réalisé pour France 3 Aquitaine par RAS Productions en avril 2016, Le Temps des bals clandestins, auquel Anne Verdet a participé.
Chanoir Yohann, « Anne Verdet, La logique du non-consentement. Sa genèse, son affirmation sous l’Occupation », dans revue ¿ Interrogations ?, N°23. Des jeux et des mondes, décembre 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Anne-Verdet-La-logique-du-non (Consulté le 31 octobre 2024).