Au Japon, depuis 1981, les poupées pour adultes en silicone et en vinyle (love doll) sont les matrices d’un jeu de rôle grandeur nature qui consiste à habiller, coiffer puis mettre en scène des duplicatas de jeunes filles afin d’en faire les héroïnes d’une histoire dans laquelle les objets sont des créatures vivantes. Suivant des conventions adoptées aussi bien par les fabricants que les clients, elles sont non pas « produites » mais « mises au monde », non pas « vendues » mais « mariées ». Dans le cadre de ce jeu collectif, les poupées s’offrent à voir comme les incarnations exo-somatiques d’un imaginaire structuré par le goût pour « la pluralité des mondes » et les identités parallèles. Mais pourquoi présentent-elles l’aspect de pucelles puériles et de vierges sottes ? Pourquoi ne portent-elles qu’un prénom de deux syllabes ? Quelle conception de l’être humain s’élabore à travers elles ?
Mots-clés : Japon, poupée pour adulte, love doll, jeu de rôle, dispositif fictionnel.
Love Doll in Japan : imaginary Games, Embodiment and Paradoxes
In Japan, since 1981, vinyl and silicone dolls for adults (love doll) are the matrices of a life size role-playing game that implies dressing, doing the hair and staging duplicatas of young girls in order to turn them into heroins : in this story, objects are living creatures. In accordance with collective agreements shared by doll manufacturers as well as customers, they are not “produced” but “given birth”, not “sold” but “married”. Situated at the crossroads of artistic practices and popular entertainment, dolls appear to be the exo-somatic incarnations of a collective imagination structured by the taste for “the plurality of worlds” and parallel identities. But why do they look like puerile or stupid virgins ? Why are they just given a surname with two syllables ? Which concept of human being is worked out through them ?
Keywords : Japan, sextoys, love doll, role-playing game, fiction device.
Il existe au Japon une production de jouets pour adultes appelés love doll (rabu dôru, ラブドール) [1] : ces poupées réalistes sont conçues grandeur nature pour servir de partenaires sexuelles et/ou sentimentales dans le cadre d’un jeu à l’échelle humaine. Fabriquées à la main, sur commande, ces poupées – dont il ne se vend guère plus de trois mille exemplaires par an – coûtent entre mille sept cents et cinq mille euros en moyenne, selon qu’elles ont la peau de vinyle ou de silicone. Bien qu’il s’agisse d’un marché de niche, une dizaine d’entreprises s’en disputent les parts au Japon. La plus célèbre d’entre elles, Orient Industry, est aussi celle qui met au point le concept pionnier : « A utiliser pour l’éternité » [2]. Par opposition aux poupées gonflables qui crèvent à répétition et qu’il faut sans cesse remplacer, les love doll sont des poupées ’en dur’, moulées sur un cœur d’uréthane indestructible. Faites pour soutenir les assauts du temps, ces poupées anti-chocs présentent en théorie les mêmes garanties de résistance que les pacemakers : ce sont des poupées « pour la vie qui s’étire et pour la paix du coeur » [3], ainsi que le soulignent les utilisateurs, en usant de formules propitiatoires identiques à celles inscrites sur les ema (ex-voto) dans les sanctuaires. Il n’est pas innocent que le discours entourant ces poupées emprunte sa rhétorique aux vœux formulés dans le cadre des pratiques shintô. La love doll est un outil polyvalent. Jouer avec elle c’est agir sur le réel suivant des modalités qui relèvent à la fois du ludique et du magique. S’appuyant sur les travaux d’Albert Piette (2013), Nathalie Luca (2013) et Roberte Hamayon (2012), cet article a pour ambition de mettre au jour les mécanismes qui structurent l’usage de la poupée à la fois comme dispositif fictionnel et comme dispositif de croyance. Ces mécanismes sont similaires. Il est possible de les classer en deux catégories : les mécanismes de « paramétrage [settei, 設定] » et ceux de « démarrage [kidô, 起動] ».
Il peut sembler curieux de lire ici des mots – « paramétrage », « démarrage » – si fortement associés aux nouvelles technologies. Avant de développer ma démonstration, je m’efforcerai au préalable d’expliquer la raison pour laquelle les propriétaires de love doll ont fréquemment recours au lexique de l’informatique et du jeu numérique. Cet article, dans un premier temps, replacera l’industrie des love doll dans son contexte d’apparition historique, afin d’éclairer les liens d’affinité puissante qu’elle entretient avec l’univers dit des ’mondes virtuels’. Dans un second temps, l’article se penchera sur les procédés permettant de « paramétrer » la poupée comme s’il s’agissait d’un personnage sans identité propre, modulable à loisir. Il sera notamment question de l’apparence immature, voire inachevée, des poupées : pourquoi sont-elles si ’jeunes’ d’aspect ? Pourquoi portent-elles si souvent des prénoms en deux syllabes ? La troisième et dernière partie de l’article portera sur les procédés de démarrage : comment anime-t-on une poupée au Japon ? Comment la met-on en marche ? La démonstration portera notamment sur le lien étroit qui unit, au Japon, les objets ’vierges’ à des réservoirs d’énergie vitale. Il n’est en effet pas innocent que les plus populaires des love doll soient moulées sur le modèle de ces « pimbêches adorables et stupides » qu’on surnomme burikko (ぶりっ子) [4], parce qu’afin de séduire elles gardent la bouche entr’ouverte et les yeux écarquillés. Pourquoi donnent-elles l’impression d’être à ce point dénuées d’expérience ? La réponse à cette question est loin d’être anodine. Ainsi que j’aimerais le démontrer, l’apparence de niaiserie fait partie du jeu et le jeu dépasse de loin celui qui consiste à ’jouir’ d’un ersatz. Ma démonstration s’appuiera sur les propos tenus par les six personnes (six acteurs-clés du mouvement) qui m’ont amenée à comprendre la logique propre à cette ’esthétique de l’inachèvement’
Les conditions dans lesquelles a été effectuée cette recherche sont les suivantes. Mon premier contact avec les créateurs de love doll – Tsuchiya Hideo, Okawa Hiroo, Sugawara Fumitaka – date de 2004 : je les rencontre dans le cadre d’une enquête pour un ouvrage de vulgarisation (L’Imaginaire érotique au Japon). Pendant huit ans, gardant le contact par e-mail et lors de voyages durant lesquels je viens leur rendre des visites amicales, m’informant sur Internet de leur production et innovations, j’observe l’évolution des principales firmes – Orient Industry, 4Woods, Level-D – qui m’ouvrent ensuite leurs portes, en été 2012 et 2013. Réalisé dans le cadre d’un doctorat, le travail de recherche s’étale sur six mois. Il se déroule pour l’essentiel sur le terrain des fabricants (leurs ateliers et showrooms), parce qu’ils est impossible pour une femme, a fortiori une occidentale, d’obtenir la confiance des propriétaires de love doll, que leur pratique – fortement stigmatisée – disqualifie en tant que citoyens responsables : ils ont honte. Cette honte rend insupportable l’idée qu’une étrangère, doublement étrangère à leur monde (par le sexe et par la langue), pénètre leur intimité. Le sujet est trop ’sensible’. Il se révèle bien plus facile d’aborder les fabricants qui ont tout intérêt à faire parler d’eux et qui n’ont pas honte, eux, puisqu’il s’agit de leur « œuvre » et du « produit de leur savoir-faire », ainsi qu’ils le répètent fièrement.
Sur la dizaine d’entreprises qui fabriquent des love doll, mon choix se porte vers Orient Industry : la pionnière et la plus importante. Elle produit environ trente poupées par mois (contre quinze-vingt poupées chez 4Woods et deux-trois poupées chez Level-D). Pendant deux étés consécutifs, je me rends chaque jour à l’atelier d’Orient Industry, située en banlieue de Tôkyô, en respectant les horaires de travail : de 9h à 18h, du lundi au vendredi, afin que l’équipe, à laquelle j’ai été présentée en tant qu’anthropologue, me considère comme « une collaboratrice » (ce sont les mots de Tsuchiya, lorsqu’il m’intronise). Mon travail de chercheuse est officiellement censé « faire connaître » la firme en France. Vingt-trois personnes cohabitent sur le site : le contremaître, qui veille sur une équipe de treize ouvriers et trois maquilleuses, les deux ingénieurs et les trois chargés de clientèle. Passant d’un lieu d’observation à un autre en veillant à minimiser ma présence (Tsuchiya m’a demandé de « ne pas déranger les travailleurs, ni de les distraire »), je limite mes propres interactions avec le personnel pour favoriser l’observation des interactions entre les membres de l’équipe autant que les différentes phases du processus de fabrication. J’effectue ainsi des observations in situ non-participantes. Sans grille d’observation prédéfinie, c’est-à-dire sans savoir a priori ce qui ressortira de ces observations, j’enregistre, note et prends des photographies. Lorsque les ouvriers m’adressent la parole, je leur pose des questions sur leur lieu de résidence, leur parcours, leur famille et des détails de leur travail. Cette méthode de travail empirique consiste essentiellement à confronter le discours aux pratiques, ce que l’on me dit des love doll et ce que je vois, avec pour ambition de suivre les différentes étapes de la « mise au monde » des poupées. Ainsi, ma recherche porte-t-elle sur les conditions d’élaboration de la love doll en tant qu’être doué d’une conscience, afin de comprendre les moyens mis en œuvre pour lui donner un semblant d’existence.
Inscrite dans le champ de l’anthropologie des simulacres, ma thèse – qui porte sur la poupée comme dispositif de présentification – se donne pour but d’éclairer les rapports que certains individus (lesquels ?) entretiennent (comment ?) avec cette chose qu’ils essayent d’a(n)imer (dans quel but ?). Cette interrogation prolonge toute une dynamique de recherche qui invite à définir l’objet en le resituant dans sa chaîne opératoire (Leroi-Gourhan 1964 : 14), c’est-à-dire à comprendre le processus d’une fabrication incluant l’origine mythique de l’objet, son usage rituel et son usage technique… avec pour objectif d’en faire le révélateur des lignes de tension qui parcourent une culture. Il s’avère que parmi les termes qui reviennent le plus fréquemment au cours de mon enquête certains appartiennent au registre du jeu de simulation : les mots « réalité augmentée », « personnage en 2d » m’amènent à questionner le lien que la poupée entretient avec l’univers des nouvelles technologies. Son existence ne procède-t-elle pas des écrans d’ordinateur qui servent de cadre codifié aux ’rencontres’ avec les humains – via des sites de vente ou des blogs – et par l’intermédiaire desquels sont mis en place les scénarios qui permettent aux utilisateurs de se construire, par co-suscitation ? Telles sont les problématiques spécifiquement retenues pour cet article.
Les données de mon enquête proviennent à la fois de ces séances d’observation en usine et d’une quarantaine d’entretiens semi-directifs avec les créateurs des firmes ou les personnes qu’ils m’autorisent à interroger, c’est-à-dire les ingénieurs, seuls jugés dignes – puisqu’ils sont les concepteurs, voire les géniteurs des poupées – de parler au nom de l’entreprise : les créateurs des firmes contrôlent strictement mes interactions avec les employés. Ceux que j’ai le droit de questionner sont les concepteurs de corps et de tête – otaku auto-proclamés, passionnés par la création des poupées, la quarantaine, vivant en couple avec des femmes elles-mêmes fanatiques de poupées. Je rencontre aussi trois utilisateurs : un ami de longue date (raison pour laquelle il m’accorde sa confiance) et deux collectionneurs qui répondent volontiers aux sollicitations des media en endossant le rôle de « défenseurs » des love doll. Tous sont des célibataires, âgés de 45 à 65 ans, affirmant n’avoir jamais trouvé la femme dont ils rêvent. Je réalise avec chacun d’entre eux un entretien de type biographique selon la méthode du récit de vie, effectué dans une perspective compréhensive laissant une liberté de parole importante. Ce travail de terrain est suivi, en 2014, d’un an de dépouillement d’archives : articles de presse, catalogues de sextoys, plaquettes promotionnelles, documentaires télévisés et modes d’emploi. Ni au Japon, ni en France la love doll n’a fait l’objet d’une recherche ethnologique. En l’absence de travaux ethnographiques consacrés aux love doll, la littérature sur laquelle je m’appuie est essentiellement constituée de brochures commerciales et de publications dans la presse, que je compile dans un souci d’exhaustivité en essayant de remonter aux origines du phénomène : 1981, date de création du premier modèle de love doll.
Lorsque la première des love doll apparaît en août 1981, elle est conçue en collaboration avec un fabricant de mannequins de vitrine. Elle se constitue d’un noyau en uréthane recouvert d’une peau de latex. Elle s’appelle Omokage, « Ombre », par allusion à la femme idéale : celle qui, dans l’ombre de son mari, ne vit que pour le soutenir. Lancée par la firme Orient Industry, cette épouse rangée – la toute première des poupées sexuelles ’en dur’ –, signe la fin des poupées gonflables. Avec elle, les reproductions réalistes de corps humains prennent la place des baudruches. Omokage, cependant, n’a qu’un succès limité : ceux qui l’achètent, des célibataires généralement âgés de 50 à 70 ans, sont des ’habitués’ de sex-shops et ne voient en elle qu’une version améliorée des ersatz en vinyle creux. En 1992 puis 1996, Orient Industry lance deux autres beautés, sur le même principe (conjugal), dont la popularité ne dépasse pas le cercle des amateurs habituels. Le créateur de la firme, Tsuchiya Hideo (土屋日出夫), renouvelle alors son équipe. Il faut changer de stratégie. Les « poupées de mode [fasshon dôru] » ont fait leur temps. « Il y a eu Internet, explique-t-il, et brusquement l’arrivée massive d’une culture otaku, jeune, gaie, colorée. On est passé de l’ombre à la lumière. J’ai embauché un designer de visage et nous avons lancé notre propre style » [5].
Lancés en 1998, les nouveaux modèles sont nommés Candy girl, par allusion à la célèbre héroïne du dessin animé, Candy [i]. Elles sont vendues avec des têtes interchangeables, correspondant chacune à un fantasme : la collégienne, la blonde, l’office lady, la petite soeur… Dans le contexte d’une culture internet en plein essor marquée par les jeux vidéo, la customisation des personnages et la multiplication d’avatars, les Candy girls offrent une forme de liberté que leur aspect innocent renforce. Pour les clients de la nouvelle génération, qui associent l’immaturité à l’idée du jeu, ce sont les « filles bonbon » au visage poupin qui offrent le plus d’attrait. Les clients leur nouent les cheveux des deux côtés de la tête – dans le style tsuintêru [6] si cher aux amateurs de lolitas – et s’échangent les photos de leur « gosse [musume] » via des forums pour fans. Cela décide Tsuchiya à lancer en 1999 une gamme de poupées dites « petites [puchi] », qui mesurent cent trente-six à cent quarante centimètres, soit la taille d’enfants âgées de 10 à 12 ans. Le modèle Alice, dont le prénom renvoie à la « dream-child » [7] de Lewis Carroll, fait un triomphe. Il s’en vend cent cinquante par mois, c’est-à-dire que l’usine d’Orient Industry tourne à plein rendement sans pouvoir satisfaire la demande. La firme ne parvient pas à en produire suffisamment et le carnet de commande se remplit plusieurs mois à l’avance.
Ce à quoi les nouveaux consommateurs aspirent, en masse, n’est plus une compagne « élégante » avec qui fonder un foyer factice, mais un objet permettant de vivre en mode cyclique et arborescent le bonheur d’un ’retour en arrière’. L’esthétique régressive les attire. Ils réclament du « charmant [airashii] », du « gai [akarui] », du « gentil [yasashii] » et du « mignon [kawaii] ». Message bien reçu par Tsuchiya qui va s’appliquer à faire produire – dans le registre enfantin – de nouvelles têtes compatibles avec les corps de puchi ; ces nouvelles têtes assurent le succès de cette gamme encore de nos jours. Parallèlement, Tsuchiya s’efforce de faire face à la concurrence. En 1996, l’américain Matt Mac Mullen a créé en Californie la firme Abyss Creations et lancé à son tour des modèles en latex inspirés de ceux qui sont déjà en vente au Japon depuis plus de quinze ans. En 1997, constatant que le latex ne procure au toucher qu’une impression désagréable, Mac Mullen le remplace par du silicone. Ses poupées nommées real dolls obtiennent un succès prodigieux, soutenu par une couverture médiatique mondiale. Tsuchiya Hideo contre-attaque. Il lui faut s’approprier une technologie inconnue et, mieux, trouver une formule de silicone qui soit meilleure que celle de son rival. Cela lui prend quatre ans.
En 2001, il lance sa première poupée de silicone, baptisée Petit jewel, avec trois têtes au choix : Mayu (dont le nom renvoie par homophonie au « cocon »), Alice (par allusion au pays des merveilles) et Close eye (une version d’Alice aux yeux fermés, plongée dans le sommeil). Les poupées mesurent cent quarante centimètres et arborent un air grave, pensif, qui suscite presque immédiatement la ferveur. A peine une heure après l’ouverture des commandes en ligne, le site affiche « Epuisé » : « Comme cette sortie, annoncée plusieurs semaines à l’avance, avait fait l’objet d’une intense spéculation, le jour où la firme a activé le système des souscriptions à l’achat, le nombre des commandes a été tel que nous n’avons pas pu y faire face, ce qui a créé une rupture de stock. Après quoi, afin de réduire le temps d’attente pour les acheteurs et augmenter le rendement de production, les locaux de la firme ont été agrandis » [8]. Cette pénurie, dont les médias se font l’écho, génère l’apparition d’une vingtaine de firmes japonaises concurrentes qui partent à l’assaut de ce nouvel eldorado. Bien qu’il n’existe aucun rapport entre le silicium (silicon, en anglais) des circuits électroniques et la chair en silicone des poupées, il est étonnant de constater la convergence de ces phénomènes : la démocratisation des ordinateurs personnels, l’apparition des premières consoles vidéo grand public (Mega Drive, Super Nintendo) et le succès des poupées pour adultes.
Les love doll s’inscrivent au Japon dans un imaginaire utopique, celui du monde meilleur. Une revue trimestrielle leur est d’ailleurs consacrée, entre 2000 et 2010, dont le titre polysémique, I-Doloid (Ai doroido) – combinaison d’idol, d’ai-doll [9] et d’androïd – affiche clairement son ambition : faire des « poupées d’amour » les idoles de demain. Or ce rêve, au Japon, est collectivement porté par une catégorie d’individus dits « renfermés », qu’on appelle otaku (littéralement « à la maison ») [10] parce qu’ils préfèrent rester chez eux, devant un écran. Pour le créateur de la revue I-Doloid, Kawamura Chikahiro (河村親弘), il est significatif que le boom des love doll corresponde à l’afflux massif des otaku sur le marché. Ces « fanatiques de figurines sont à la recherche d’un surplus de réalité » [11], explique-t-il, suggérant à demi-mots que les poupées sont l’équivalent grandeur nature des figurines de manga ou de jeux vidéo. C’est aussi l’opinion d’Ôkawa Hiroo (大川ヒロオ), créateur de la compagnie 4Woods. A la question : « Les Japonais préfèrent-ils une poupée silencieuse à une femme en chair et en os ? Si oui, pourquoi ? », il répond : « Je ne pense pas que ce goût concerne la majorité des hommes au Japon. En fait, les poupées ne plaisent qu’à très peu de monde et seule une petite minorité de Japonais en achète. Ce sont des trentenaires proches de la culture “otaku” qui ont grandi en lisant des mangas et en vivant dans un univers virtuel : ils n’éprouvent aucun intérêt pour les femmes réelles. Ils ne ressentent d’émotion qu’à la vue de personnages fictifs, irréels » [12].
Cette description du client-type confirme les propos qui sont tenus à Orient Industry, notamment par Tsuchiya : « La love doll est faite pour offrir une illusion », assène-t-il. Ce qu’Ôkawa nuance légèrement : le ’besoin d’illusion’ ne concerne pas les hommes en général mais une minorité d’entre eux. Bien que la firme 4Woods fabrique des modèles en apparence plus adultes que ceux d’Orient Industrie, elles aussi dégagent une aura d’absence et fixent un point dans le vide comme si elles voyaient quelque chose qui échapperait aux perceptions humaines. Les love doll, même celles qui semblent âgées de 20 ou 30 ans, ne peuvent plaire qu’à condition de paraître ’déphasées’. Les clients veulent des « chimères », confirme Ôkawa, parce qu’enfants ils se sont nourris de mangas, de numérique, de dessins animés et des jeux de rôle. À ces adultes en mal de fiction, tournés vers un passé idéalisé, il faut offrir l’illusion que l’existence n’est pas une chute irréversible. « Les poupées, semblables à des anges protecteurs, ne les laisseront jamais tomber et ne vieilliront jamais. Elles seront toujours là pour eux. Accessoirement, elles pourront même être des partenaires sexuelles », dit-il, en insistant sur une idée : la love doll, par essence éthérée, doit s’inscrire dans le prolongement d’un rêve et offrir à ses propriétaires le refuge d’une utopie.
Il serait donc réducteur de croire que les poupées ont l’air immature parce que les hommes au Japon seraient paternalistes, voire pire, et trouveraient plus excitant de disposer d’une beauté imbécile ou irresponsable. Bien que ce cas de figure existe certainement, il ne saurait à lui seul tout expliquer. La déficience à laquelle les love doll renvoient prend surtout sens à la lumière de l’esthétique otaku : celle des mondes imaginaires peuplés de « vierges synthétiques [jinzô otome] » dont les visages sont ’en attente’… Mais de quoi ? Ainsi qu’Ôkawa le révèle, il ne faut pas simplement penser la poupée comme un objet-compensation destiné aux nostalgiques d’un illusoire ’bon vieux temps’ (lorsque les femmes étaient soumises), mais également comme un objet-simulation destiné à ceux qu’attire le « jeu du faire semblant ». De façon révélatrice, lorsque la firme 4Woods apparaît, en 2002, l’expression « jeu du faire semblant [gokko asobi, ごっこ遊び] » couvre les affiches publicitaires pour les imekura (image club), des bordels thématiques dont les « chambres » reproduisent, au détail près, un coin de parc, une salle de classe, un vestiaire de gymnase ou une cuisine équipée. Chaque chambre, à l’instar d’un studio de cinéma, reconstitue un monde. Le client peut s’y amuser [13] en compagnie d’une fille payée pour incarner un fantasme qui est, bien souvent, celui de l’ingénue [14]. La love doll serait-elle conçue de façon similaire pour jouer un rôle ?
Au début de ma recherche, les love doll me paraissent désagréablement puériles. J’en attribue la cause à une forme de machisme persistant. Puis une autre hypothèse se fait jour : se pourrait-il que les poupées soient fabriquées en tant que leurre ? De même que ces pseudo-prostituées employées par des image club pour interpréter un personnage de fiction (une débutante candide et naïve), les love doll seraient des « interfaces à visage humain » (Grimaud et Vidal, 2012 : 20). Cela expliquerait qu’elles soient si spectaculairement puériles ou angéliques, au choix. Poursuivant cette piste – celle de la poupée conçue comme ’être en creux’ – je fais la connaissance d’un collectionneur qui confirme plus ou moins ces intuitions. Il se cache sous le pseudonyme de Taabô (多亜坊) [15] et réside en banlieue de Tôkyô, dans un appartement de quatre pièces où il vit « seul » avec cent dix poupées. Lors de cette rencontre, en 2004, Taabô, alors âgé de 45 ans, travaille pour une entreprise de télécommunications. Il se définit comme otaku et affirme que, contrairement aux préjugés communs, les propriétaires de love doll ne sont pas des célibataires rongés par la solitude, mais des hommes qui, comme lui, préfèrent jouer avec une poupée que fonder un foyer [16].
Au début, dit-il, le jeu se limite au sexuel, mais très vite, les utilisateurs éprouvent le besoin de varier les plaisirs, en inventant des scénarios et en achetant des costumes : « Les premiers trois mois, la poupée, elle est comme un coussin amortisseur pour nos désirs. Elle n’existe qu’en tant que cible. Puis l’utilisateur voit apparaître des changements. Ayant été manipulée, traitée en objet, la poupée se met à exister en tant que personne dotée d’un coeur. S’est-il fatigué d’avoir des relations sexuelles avec elle ? On peut se le demander. Toujours est-il que lorsque l’esprit de l’utilisateur s’est radouci, elle existe comme quelqu’un auprès de qui il veut rester pour toujours. Alors il se met à l’habiller » [17]. Le scénario-type de la relation avec la poupée atteint ici un point charnière dont la nature reste assez mystérieuse. Non sans humour, Taabô compare cette relation à une sorte de maladie qui « se répand par le biais d’Internet mais se transmet aussi par contacts épidermiques lors de rencontres dans la vie réelle ». Au bout de trois mois, ajoute Taabô, « il y a de fortes probabilités que le virus mute ». Il utilise, pour désigner la « mutation », le mot henbô (変貌) [18] qui désigne, dans l’univers du théâtre kabuki et des séries télévisées, les transfigurations et les métamorphoses.
Le récit d’expertise fourni par Taabô [19] – volontairement ambigu – fait de la rencontre avec la poupée l’équivalent d’un phénomène contagieux : on attrape le virus de la love doll en la voyant sur un site internet. On l’achète, on l’utilise et, au bout de trois mois (le temps d’incubation ?), on lui trouve d’autres usages que sexuels. Elle devient potentiellement quelqu’un. Son utilisateur, alors, en fait le miroir docile d’un travail de projection mental qui consiste à lui inventer des pensées, un passé, des désirs. Il la paramètre. C’est ce travail de configuration qui fait le bonheur des « amoureux de love doll », dit Taabô, affirmant que l’interaction avec la poupée ouvre des horizons de plaisir situés au-delà du physiologique. Parce que la poupée tend la surface lisse de son visage vers celui ou celle qui la possède, douée de la capacité de se mettre en harmonie avec ses désirs, elle est perçue comme un ’espace qui invite’ l’humain à le remplir. N’ayant rien d’autre à offrir que sa pure disponibilité, telle une « Belle au bois dormant dans l’éternité » [20] pour citer le journaliste Tsuzuki Kyôichi, elle attend qu’un prince charmant lui donne vie, forme et substance.
Reste à savoir de quelle façon les propriétaires se servent de la poupée pour y inscrire l’histoire à laquelle ils rêvent… Là encore, c’est Taabô qui fournit la piste : le paramétrage commence avec le prénom. À la question « Comment nommez-vous vos love doll ? », Taabô répond négligemment : « Je leur donne des noms de poupée. Suzu, Nana, Momo, Lala, Fû, Mafuyu. Ce sont des noms faciles à prononcer ou bien qui correspondent à la première impression. Mafuyu [littéralement “en plein hiver”] est venue chez moi alors qu’il faisait très froid. Fû [“vent”] alors qu’il soufflait très fort… » [21]. Sa réponse est perturbante. Qu’entend-il par « noms de poupée » sinon qu’elles ne sont pas dignes de recevoir de vrais noms ? Cherchant à cerner les lois qui président aux jeux d’interaction avec les love doll, je consulte un hors-série de la revue I-Doloid auquel Taabô a contribué. Ce hors-série – I-Doloid Petit (Ai doroido puchi) [22], interdit aux moins de 18 ans – est rempli de photos calquées sur celles des revues pour adultes. Les poupées y sont systématiquement mises en scène comme d’innocentes jeunes femmes aux noms d’animaux familiers (Nana, Lola, Saki, Haru) dans l’intimité desquelles le photographe s’immisce au fil d’un déshabillage cruel.
« Bienvenue dans le monde des love doll » [i], invite la couverture qui appâte le lecteur en lui promettant de découvrir les « nouvelles formes de l’amour [atarashii ai no katachi, 新しい愛のカタチ] ». La première série donne le ton : elle s’intitule « Grape », par allusion au mot rape, « viol » [23]. Les poupées sont présentées comme des êtres en apparence non-consentants dont il faut vaincre les résistances. Leur corps lui-même fait l’objet d’un traitement visant à le rendre semblable à celui d’une humaine : certaines photos montre la love doll qui fait ses besoins, d’un air honteux. Parfois, de fausses larmes coulent de ses yeux. Parfois aussi, sa culotte de coton s’orne d’une auréole suspecte. Capable d’émettre des fluides, de souffrir et de jouir, la poupée n’en reste pas moins, dans I-Doloid, l’objet d’un traitement ambivalent qui la montre à la fois comme produit commercial et comme être vivant. L’article signé par Taabô détaille les astuces concernant l’entretien de la poupée, illustré de photos techniques dévoilant l’intérieur de son corps disséqué. Aucune ligne de démarcation ne semble posée entre la poupée comme personne et la poupée comme chose : dans les deux cas, elle subit passivement une action.
La série de photos la plus révélatrice représente une nuit de noce. La poupée Mayu, vêtue d’une robe de mariée, fixe l’objectif d’un air de victime. Elle porte des menottes de cuir. A ses pieds, une pancarte marquée « Auction n°002301 MAYU » signifie qu’elle a été mise aux enchères. Dans ce fantasme sadomasochiste, la love doll incarne l’idéal d’une créature soumise à son propriétaire, désignée sous une appellation standard (celle du catalogue) assortie d’une série de chiffres. Elle n’a pas d’identité. Elle n’a pas de personnalité. C’est justement de ce néant que procède son pouvoir : pour figurer aussi bien l’épouse que la proie, il importe qu’elle ne possède rien… rien qu’un nom impersonnel, un visage inexpressif, un regard plongé dans le flou. Tout en elle doit relever de l’incertain, afin que l’utilisateur puisse à son gré lui faire jouer des rôles et se lancer, par son truchement, dans « l’exercice du possible » (Henriot, 1989 : 236) : la « jouabilité » d’une poupée, pour citer Jacques Henriot, dépend de sa souplesse. Comment pourrait-elle être paramétrée s’il lui était attribué un ’vrai’ nom ? Ce que Taabô nomme des « noms de poupée » – ainsi que Laurence Caillet le révèle dans La Maison Yamazaki – sont ceux que l’on donnait autrefois aux femmes quand celles-ci n’étaient pas jugées dignes de porter autre chose qu’un « matricule » transcrit en signes phonétiques. « Au Japon, on dit que le sens du prénom détermine le caractère de l’enfant et règle son destin. Aussi consulte-t-on souvent un moine ou un homme sage pour qu’il choisisse un prénom faste pour le nouveau-né » (Caillet, 1991 : 31). Encore faut-il que l’enfant soit de sexe mâle.
Jusqu’au début du XXe siècle, dans la plupart des familles japonaises, seuls les garçons ont « droit à de véritables noms ». Voilà pourquoi les love doll dont le prénom est écrit à l’aide de caractères chinois, porteurs de sens, restent minoritaires encore de nos jours. Il serait pourtant fallacieux de penser que les propriétaires qui ne les baptisent pas à l’aide d’idéogrammes leur refusent de ce fait la qualité d’être humain. Il faut plutôt y voir la volonté de perpétuer une coutume « courante jusque vers le milieu des années 1920 » (Caillet, 1991 : 404) qui consiste à maintenir les femmes en position de suspens, dans une zone de l’existence encore non-signifiée, non-reconnue, afin qu’elles restent vierges de tout destin autre que celui décidé par leur « maître ». La plupart des propriétaires de poupée se désignent d’ailleurs sous le nom de go-shujin (ご主人) qui signifie à la fois « maître » et « mari ». C’est à eux qu’il appartient de la configurer . Lorsqu’ils l’achètent, la plupart d’entre eux adoptent le prénom qu’elle porte sur le catalogue de vente ou la rebaptisent d’un prénom court, transcrit phonétiquement, qui laisse l’horizon libre : il s’agit de protéger ce « champ corporel », vide comme un miroir capable de refléter la multiplicité des possibles.
Munie d’un nom neutre qui la maintient à l’écart de la société, la poupée peut évoluer dans cette « zone de limbes », ainsi qu’Albert Piette (2013 : 68) nomme la zone dédié aux croyances, celle où des vérités incompatibles coexistent. La love doll permet en effet à son utilisateur de se projeter dans un monde imaginaire qui partage le même territoire que le monde réel, sans que cela paraisse contradictoire. Sa position d’être liminaire, à la fois inerte et animé [24], en fait l’instrument parfait de ce jouissif mouvement de va et vient entre réalité et fiction, « mouvement perpétuel » dont Roberte Hamayon (2012 : 288) fait une « notion centrale. Tel un pendule, le jeu crée un espace défini par le mouvement, où toutes les différences sont suspendues. De ce fait, le jeu est par essence “liminal” et potentiellement transgressif ; il ne peut y avoir d’orthodoxie dans le jeu ». La poupée, en effet, est vecteur de désordre. Elle peut revêtir toutes sortes d’identités, y compris celles qui bafouent les valeurs morales ou la loi, en toute impunité.
Plusieurs personnages de fiction peuvent habiter son corps de silicone. Quand le propriétaire de la petite Myû, créateur du site Même un homme le peut [25] aborde la question de savoir quel rôle lui donner, il intitule son post : « paramétrage de la poupée [dôru no settei] ». Le mot settei (設定) désigne aussi bien les réglages de préférence sur un ordinateur que le choix de décor pour un film ou la configuration d’un avatar. Il s’agit donc de transformer la poupée en actrice, occasion rêvée pour le propriétaire d’enfiler lui aussi des identités de rechange. « En ce qui me concerne, les façons de configurer la poupée sont nombreuses : demoiselle [musume], soeur cadette [imôto], petite amie [kanojo], épouse [tsuma]… Quoi d’autre encore ? Les jours spéciaux, il y a moyen de la changer en soeur aînée [ane], enseignante [kyôshi], infirmière [kangofu] ou employée de bureau [OL], au choix. Peut-être, certains doller en font-ils une maman ? ».
Le jeu de la poupée commence quand on l’active. Il est frappant de voir la fréquence avec laquelle les propriétaires de love doll utilisent l’expression « démarrage [kidô, 起動] » pour parler de l’instant inaugural. « Alice activée ! [Arisu kidô !] » [26] crie le propriétaire de la petite Alice le jour de la livraison. Il vient à peine d’ouvrir le carton dans lequel se trouve le corps en pièces détachées [27]. Son premier réflexe est de prendre en photo l’emballage, puis de l’ouvrir fébrilement et d’en sortir les morceaux qu’il assemble avec « une émotion totale [bucchake kandô] ». Comme lui, beaucoup de joueurs comparent leur poupée à une héroïne dont le « corps en relief [rittai, 立体] » semble littéralement sauter aux yeux quand elle sort de sa boîte, comme si elle avait jailli d’un écran. Le carton de livraison renvoie symboliquement au boîtier de l’ordinateur. Lorsqu’un propriétaire ouvre le carton, il déclenche d’ailleurs une « minuterie [taima, タイマ] », que Taabô définit en ces termes : « La minuterie c’est ce chronomètre fragile, triste et invisible qui se met en marche dès que vous avez ouvert le carton. Après avoir tiré tout le bonheur possible de cet epitome [28] de féminité, au bout d’une année qui s’est déroulée à vitesse rapide, voilà déjà que vous devez lui dire “Au-revoir” » [29].
Un an, seulement ? Il arrive que certains propriétaires se lassent de leur love doll au bout d’un an, mais le chiffre avancé par Taabô a surtout valeur de métaphore : ce qu’« un an » désigne n’est pas la durée de vie moyenne d’une poupée, mais l’image métaphorique du battement d’aile d’un papillon. La poupée ne peut exister qu’éphémère. Son démarrage est conditionné par cette fin à venir, qu’il faut anticiper dès le premier échange de regard, pour donner plus de force encore à l’instant où ’tout commence’. Cela explique pourquoi tant d’utilisateurs gardent le carton d’emballage : ils en font le cercueil dans lequel la poupée sera renvoyée à l’usine. S’il faut en croire Kodama Nobuyuki (児玉延之), ingénieur à Orient Industry, cela arrive fréquemment : « Le carton dans lequel nous faisons livrer la poupée est très souvent le même que celui dans lequel la poupée nous revient, lorsque son propriétaire souhaite s’en débarrasser. J’ai toujours été surpris de voir que les clients gardaient cet emballage si encombrant, pendant des années, dans le seul but de pouvoir renvoyer la poupée chez nous… C’est comme s’ils prévoyaient la fin de leur liaison au moment-même où cette liaison débutait » [30].
Le jour de l’arrivée de la poupée, qui correspond à son activation, la boîte n’est donc pas jetée. Détail supplémentaire : les vêtements que porte la poupée lorsqu’elle est renvoyée au fabricant dans son ’cercueil’ en carton sont souvent les mêmes que ceux qu’elle portait le jour de son démarrage. Les moments de début et de fin coïncident dans l’imaginaire des utilisateurs, qui se complaisent souvent à évoquer la « dernière » étreinte, le « dernier » désir avec des mots remplis d’une nostalgie dont ils s’offrent l’avant-goût, avec une délectation légèrement morbide. Comme dans un jeu, le compte à rebours est lancé. Il importe qu’il y ait du suspens. L’aspect volontairement immature des poupées contribue d’ailleurs lui aussi à faire du « démarrage » l’équivalent d’un drame palpitant. Plus elles sont jeunes d’apparence, plus les love doll suscitent la pitié. Plus leur sort paraît cruel, plus le joueur désire les sauver.
L’activation de la poupée enclenche une ’partie’ aux enjeux existentiels : il s’agit, avec elle, de passer des niveaux, de se projeter dans un monde qui n’est pas seulement celui de la divertissante fiction à quoi on réduit trop souvent le jeu, mais celui des possibles et de la transcendance. Pour Sugawara Fumitaka (菅原史嵩), directeur de la compagnie Level-D, il n’est à cet égard pas innocent que les love doll calquent leurs attitudes sur celles de jeunes filles très « fraîches [mizumizushii, 瑞々しい] », ainsi qu’il le formule. « Mes poupées n’ont pas d’âge exact. Je leur donne entre 15 et 18 ans, qui est l’âge le plus charmant, celui qui fait battre le cœur [tokimeki, ときめき]. » [31] La plupart des love doll, au Japon, se situent dans la même tranche d’âge. Presque toutes sont au bord de la métamorphose. Cette caractéristique me semble alors significative, mais de quoi : chaque fois que je demande pourquoi les love doll sont qualifiées de « vierges [shojo, 処女] », mes interlocuteurs se contentent de répondre : « Parce que cela fait battre le cœur ». La phase de transition est émouvante, disent-ils, par allusion au topos du monde éphémère. Les love doll ne peuvent susciter l’amour, ni le désir, qu’à la condition d’être pures… ou, plutôt, ’sur le point de ne plus l’être’.
La métaphore d’une poupée condamnée d’avance à perdre la vie ou son innocence s’articule très souvent avec le fantasme d’une initiation au réel. Lorsque la love doll est livrée, avec un corps comme suspendu au bord de l’âge adulte, elle donne souvent l’impression d’être quelqu’un qui ne sait rien, tout juste sorti de son moule ou d’une dimension éthérée. Il s’agit de la « faire grandir ». La plupart des propriétaires se désignent d’ailleurs sous le nom de « manager [kanrishoku, 管理職] » [32], « tuteur [kateikyôshi, 家庭教師] » [33], « grand frère [o-nii-san, お兄さん] » [34] ou « responsable [kanrinin, 管理人] » [35]. Beaucoup aussi nomment leur poupée Maria, Lucy ou Yuria en référence, notamment, aux héroïnes d’une bande dessinée à succès qui en 2010 dépasse le million de vente : Yuria 100 (Yuria hyaku shiki, ユリア100式). C’est l’histoire d’un savant fou qui invente un robot sexuel. Son modèle le plus abouti, Yuria, s’échappe du laboratoire et se réfugie chez un jeune garçon qui tente de lui apprendre la vie. Yuria doit tout apprendre. Sur Internet, de nombreuses fan-fictions [36] brodent sur ce manga des récits d’amour concernant des love doll qu’il est possible d’« allumer » ou d’initialiser en appuyant sur un bouton appelé « clito-interrupteur [kuritori-suicchi, クリトリスイッチ] ».
Il n’est pas rare que les blogueurs présentent aussi leur poupée comme une créature qui se serait matérialisée chez eux depuis un point situé dans une mémoire flottante, un cloud. Qui sait d’où viennent les poupées, ni où elles vont ? Sont-elles des rémanences ou des échos ? Ce jeu de vertige attire naturellement les otaku : ils se plaisent à prendre en photo leur poupée dans les mêmes poses que celles d’héroïnes de dessin animé ou de jeux vidéo, dont les costumes et les coiffures sont reproduits à l’exact. Le procédé suggère que la love doll, passant d’un monde bidimensionnel à un monde tridimensionnel, serait l’incarnation sur terre d’une héroïne ayant traversé l’écran plat du moniteur. Ce scénario récurrent est « une manifestation caractéristique de notre “âge de la fiction”, du rêve d’une constellation de mondes connectés où circuleraient en toute fluidité des signaux culturels reconnus par tous » (Besson, 2015 : 71). Mais il témoigne aussi d’une aptitude à croire qui est, pour citer Jean-Philippe Bouilloud et Nathalie Luca (2013 : 8), « tout autant […] une aptitude à l’oscillation ». Parce qu’elle n’est ni vivante, ni morte, ni enfant, ni adulte, la love doll s’offre comme l’instrument privilégié d’un exercice d’hésitation : elle fait douter du réel et favorise ce délicieux mouvement d’allées et venues entre auto-hypnose et lucidité.
Comme par un fait exprès, la figure la plus fréquemment recopiée dans l’univers des love doll est une pop-idole numérique appelée Hatsune Miku, dotée d’une voix dont le registre, dans les aigus, dépasse les limites humaines. Sa caractéristique principale est de n’être rien d’autre qu’un logiciel de synthèse vocale, agrémenté d’un corps de pixel. Les utilisateurs de ce vocaloïd peuvent la « dresser » [37], terme étrange désignant le fait de paramétrer son élocution, de lui faire chanter des chansons et de lui faire interpréter des rôles. Lors des concerts, donnés sur scène ou en direct à la télévision, elle apparaît sous la forme d’un hologramme. Le 23 mai 2013, elle devient le personnage central d’un opéra holographique intitulé The End [38] consacré à la question : « Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que la fin ? ». Hatsune interprète alors « la figure fantomatique d’une femme morte, dont la voix et le souvenir se dissolvent dans la mémoire de son compagnon » [39].
Que penser de ces love doll déguisées en anges de pixel ou en spectres mémoriels ? Les otaku veulent de la « réalité augmentée [kakuchô genjitsu, 拡張現実] », suggère Kodama, par allusion à ces systèmes informatiques qui font apparaître, en surimpression de l’environnement réel, des créatures en 3D ou des informations interactives. La réalité augmentée consiste à incruster des objets fictifs dans une vidéo ou dans des lunettes de vision. Il s’agit d’une superposition de données virtuelles à l’image du monde tel que nous le percevons. Mais l’expression « réalité augmentée » désigne aussi ces gadgets reliés aux consoles qui permettent de jouer sans l’aide de manettes, en effectuant dans le vide les postures d’un golfeur, par exemple : sur l’écran, notre corps est téléporté dans un monde virtuel où les gestes que nous mimons permettent de projeter une balle. Par un complet retournement de sort, le monde où nous agissons n’est plus celui du réel. Appliquée aux love doll, l’expression « réalité augmentée » suggère qu’en faisant irruption dans l’existence, le territoire spatial et le champ visuel de son propriétaire, la poupée produit sur lui le même effet qu’un personnage de fiction venu de très loin, de l’au-delà ou du futur.
Dans cet univers d’identités mouvantes et contextuelles à quoi elle est fortement associée, la love doll incarne les multiples facettes d’un être en construction, dépassant l’opposition entre l’un et le multiple, l’intérieur et l’extérieur. L’homme peut lui faire interpréter toutes sortes de rôles, comme une interprète dont on ne saurait plus très bien quelle est l’identité principale par opposition à ses identités d’emprunt. Lorsqu’il joue avec elle, les frontières de sa ’personne’ ne s’arrêtent pas à celles de son corps. Elles débordent. Il investit le corps de sa poupée qui devient, de ce fait, une sorte de double pour l’humain : son incarnation exo-somatique. Et puisque celle-ci peut devenir tour à tour une belle inconnue, l’enfant de coeur ou une princesse des étoiles, le voilà qui accumule, par son intermédiaire, autant de vies qu’il veut. De ce point de vue, certainement, la poupée est très proche des avatars de jeu vidéo qui permettent au joueur de visiter toutes sortes de mondes, par franchissement de ’niveaux’. La love doll autorise les téléportations. Elle est d’ailleurs souvent désignée sous le nom de bunshin, « double » ou « corps d’emprunt » par allusion à sa capacité d’être un véhicule.
La notion de mirage est essentielle dans la construction du discours concernant la love doll, ce qui explique en grande partie pourquoi son expression faciale est celle d’un être vacant, en germe, au corps évocateur d’enfance. La baptiser d’un nom court, syllabique, participe de la même stratégie. Il importe que la love doll n’existe pas, pas encore, et qu’elle se donne à voir pour ce qu’elle est : une imitation lacunaire, un simulacre d’être incomplet. La love doll induit donc ses utilisateurs à adopter une « attitude divisée », ainsi qu’Octave Mannoni la baptise (1969 : 10), c’est-à-dire l’attitude d’une personne qui sait faire la distinction entre la réalité et l’illusion, mais qui consent, dans certaines conditions, à abdiquer devant la puissance d’enchantement qu’il attribue sciemment aux objets.
Très proches des avatars de mondes virtuels (avatar pris au sens de « persona virtuelle du joueur »), les love doll japonaises se définissent comme des ersatz foncièrement ambigus, qui posent la question de savoir si « du moment qu’on y croit, n’est-ce pas réel ? ». « Je sais bien, mais quand même… », dit le psychanalyste Octave Mannoni, en 1969, pour définir la croyance. A son instar, certains utilisateurs de love doll disent : « Je sais bien que ce n’est pas la réalité, mais cette poupée a l’air de m’aimer. » Faisant « comme si » [40] elle était capable de répondre en retour à leurs sentiments, ils cultivent avec la poupée une relation de nature ludique, centrée sur la notion de vies de rechange.
Au-delà des multiples significations dont la poupée est investie, sa caractéristique essentielle se trouve là, dans l’idée du « jeu » (entendu au sens d’intervalle) qu’elle autorise : « Il faut du jeu – un peu, mais pas trop – à un piston, comme à un rouage ou aux gonds d’une porte », explique Roberte Hamayon (2012 : 302), ajoutant qu’aucune négociation ne peut se faire « sans marge de manoeuvre ». Objet liminaire aux contours flous, la poupée offre par définition toute licence à son propriétaire d’adapter ses désirs aux normes sociales en vigueur ou de les transgresser et, ce faisant, de négocier une voie d’accès à lui-même, via l’autre.
Image-miroir de son propriétaire, la love doll est conçue pour s’offrir à lui comme écran de projection. Grâce à elle, les frontières restent perméables entre les territoires du réel et de la fiction, de l’être et du devenir. Elle permet de passer de l’un à l’autre, tout en veillant sur le bon déroulement de ce passage et constitue un milieu propice au développement de l’individu : tout en configurant sa poupée, il se fabrique. C’est en tout cas suivant ces prémices qu’Orient Industry conçoit la toute première des love doll : la brochure de lancement d’Omokage s’intitule : « Faites grandir avec soin le rêve qui vous réveillera demain » [41]. Volontairement ambigu, l’énoncé joue sur l’image d’un rêve à chérir et couver. C’est la poupée qu’il s’agit de faire grandir comme on élèverait une enfant ou, du moins, cette forme d’enfant que le client espère retrouver à travers elle : ses rêves, ses espoirs et ses mondes, tous les mondes contenus dans l’être qu’il était en germe, avant d’entrer dans l’âge ’de raison’.
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[1] La locution love doll est du wasei eigo (anglais fait au Japon), c’est-à-dire une transcription phonétique de mots anglais utilisés suivant des règles de grammaire japonaise, où les noms, adjectifs, etc, sont invariables. L’expression love doll s’utilise telle quelle au singulier comme au pluriel.
[2] « A utiliser pour l’éternité », Suenagaku go-aiyô itadaku (末永くご愛用頂く). Source : brochure promotionnelle de la poupée Omokage, 1981. Omokage est le premier modèle entièrement en dur commercialisé par Orient Industry, ma traduction.
[3] « Pour la vie qui s’étire et pour la paix du coeur », Jinsei o hari o, kokoro no yasuragi o (人生を張りを、心の安らぎを) ; http://www.orient-doll.com/photocon… (consulté le 13/04/2016), ma traduction.
[4] L’expression burikko est composée du mot buri (du verbe buru : « se conduire comme ») et du mot ko (enfant).
[5] Entretien avec Tsuchiya, Tôkyô, 5 février 2014, ma traduction.
[i] Candy (Kyandi kyandi, キャンディ・キャンディ), manga d’Igarashi Yumiko et Mizuki Kyoko, adapté en série télévisée d’animation diffusée au Japon entre 1976 et 1979.
[6] Le mot tsuintêru qui désigne « les couettes » est formé à partir de l’anglais twin (tsuin, ツイン) et ponytail (ponîtêru, ポニーテール) abrégé en tail (テール).
[7] L’expression dream-child se trouve dans le poème « All In The Golden Afternoon » en préface du livre Alice au pays des merveilles, poème dédié aux trois sœurs Liddell pour qui Lewis Carroll improvisa cette histoire, un jour de 1862. Les sœurs (Lorina, Alice et Edith) étaient alors âgées respectivement de 13, 10 et 8 ans.
[8] Entretien avec Tsuchiya, Tôkyô, 5 février 2014, ma traduction.
[9] L’expression ai-doll (愛ドール, « poupée d’amour ») est elle-même un jeu de mot sur le mot japonais ai (愛, « amour ») et l’acronyme AI (artificial intelligence).
[10] Le mot japonais otaku (« chez soi »), créé dans les années 1980, désigne d’abord de façon stigmatisante de jeunes hommes socialement inadaptés, enfermés dans un monde imaginaire, incapables de se confronter à de vraies femmes. Ce terme, dans les années 1990, devient progressivement associé à l’idée d’une « culture jeune », incluant aussi des femmes. « Dans les années 1980, les otaku étaient considérés de façon très péjorative comme des introvertis calfeutrés, isolés, cultivant leurs fantasmes à l’abri du monde réel. […]. Dans le contexte d’une société en pleine mutation, celui des années 1990, la population des otaku a acquis son droit à l’existence et trouvé une place légitime au Japon grâce, d’une part, au succès international de l’industrie de l’animation et, de façon plus significative, à la popularisation du virtuel dans la vie de tous les jours » (Iida, 2000 : 426), ma traduction.
[11] Article de Gendai Net (19/10/2009) intitulé Eiga de wadai « rabu dôru » gijutsukakumei (映画で話題“ラブドール”技術革命, « Grâce au cinéma, la révolution technologique des “love doll” est dans le vent »), ma traduction.
[12] Entretien par courriel avec Ôkawa, septembre 2004, ma traduction.
[13] Au Japon, la prostitution étant illégale les bordels interdisent la pénétration vaginale désignée sous le nom de honban (« vraie chose ») et le client doit limiter son activité sexuelle à ces formes de préliminaires que sont les mises en scène accompagnées d’attouchements, les dialogues, la masturbation réciproque ou le sexe intercrural (le client éjacule entre les cuisses serrées de la fille).
[14] « Ca ressemble étrangement à une cellule de prison ou à une boîte en carton-pâte. Dans cet espace temporaire, l’imaginaire des clients investit des scénarios tels que “l’attouchement dans le métro”, “le harcèlement au bureau” ou “l’intrusion dans la chambre d’étudiante”. Dans le huis clos du décor choisi, le client échauffé par son fantasme règne sur un royaume dans lequel la fille de l’imekura interprète fidèlement son rôle […]. Chaque scénario a son costume que la fille doit revêtir, l’uniforme de la lycéenne, celui du bureau ou de l’infirmière. Ensuite elle interprète le rôle conformément aux désirs du client. (Certains d’entre eux ont même le scénario écrit à la main) » (Tsuzuki, 2001 : 8-9), ma traduction.
[15] Son pseudonyme est un jeu de mot sur l’anglais taboo et sur le nom d’un personnage de la firme Sanrio, créé en 1984, sous le nom de Minna no Taabô (みんなのたあ坊), « Taabô de tout le monde » car il est si populaire que tout le monde l’adopte dans son coeur. La firme Sanrio est célèbre pour avoir créé Hello Kitty, icône de la culture kawaii.
[16] Taabô, utilise fréquemment l’expression « des embrouilles [mendôkusai, 面倒臭い] » pour désigner les histoires de cœur avec des femmes de chair et d’os.
[17] http://www.dolldataroom.org/word/wo… (consulté le 12/04/2016), ma traduction.
[18] Ibid.
[19] Dans le milieu des amateurs de love doll, Taabô est une star : « Tout le monde connaît Taabô : quand on cherche des informations sur les love doll, on tombe inévitablement sur le site de Taabô Des responsables éditoriaux et même des fabricants lui demandent conseil. Sur Internet, il est désigné sous les noms de “Chef” ou “Monsieur Taa”. […] Par ailleurs, c’est lui qui a créé, sur le célèbre forum anonyme “Ni channeru” [2ちゃんねる] un espace à son nom où l’on peut échanger sur les love doll » (Takatsuki, 2008 : 179-181), ma traduction.
[20] Eien ni nemureru mori no bijo (永遠に眠れる森の美女) ; (Tsuzuki Kyôichi, 2012 : ), ma traduction.
[21] Entretien avec Taabô, banlieue de Tôkyô, septembre 2004, ma traduction.
[22] Ai doroido puchi (アイドロイドプチ), I-Doloid Petit n°232, janvier 2004.
[i] Yôkoso, rabu dôru no sekai e (ようこそ,ラブドールの世界へ), ibid.
[23] Le mot « raisin », en anglais grape (ou son équivalent en japonais budô) est utilisé à la place du mot « viol », rape, sur les affiches de cinéma jusque dans les années 1970, afin de contourner la censure. L’allusion métaphorique au raisin reste encore de nos jours utilisée à la façon d’un clin d’oeil.
[24] Les fabricants de poupées s’accordent tous à dire qu’ils élaborent des produits potentiellement dotés d’une âme, charge à l’utilisateur d’activer (ou pas) cette fonction. Sugawara, créateur de la firme Level-D, explique : « Si mes clients désirent que la poupée soit une personne, elle peut devenir une personne, car je l’ai faite pour que cela soit possible. Mais s’ils veulent juste qu’elle soit un objet, elle reste un objet. »
[25] Même un homme le peut, Otoko demo dekiru (男でも出来る) ; http://blog.livedoor.jp/sna65873/ar… (consulté le 12/04/2016).
[26] http://nagidoll.web.fc2.com/diary_5.htm (consulté le 12/04/2016).
[27] Les poupées de silicone sont en trois morceaux (corps, tête et vagin) ; celles de vinyle en sept morceaux (tronc, bras, jambes, tête et vagin).
[28] Le mot epitome signifie : condensé de, exemple même de.
[29] « La minuterie c’est ce chronomètre fragile, triste et invisible qui se met en marche dès que vous avez ouvert le carton. Après avoir tiré tout le bonheur possible de cet epitome de féminité, au bout d’une année qui s’est déroulée à vitesse rapide, voilà déjà que vous devez lui dire “Au-revoir” », O-mukae shite hako o aketa shunkan ni sadô shi, kakenukeru yôni onnazagari o ôka shita ato de ichinengo ni wa o-wakare o shinakereba naranai, hakanakumo setsunai mienai tokei. (お迎えして箱を開けた瞬間に作動し、駆け抜けるように女盛りを謳歌した後で1年後にはお別れをしなければならない、はかなくも切ない見えない時計…) ; http://www.dolldataroom.org/word/wo… (consulté le 12/04/2016), ma traduction.
[30] Entretien avec Kodama, Tôkyô, le 11 août 2012, ma traduction. Sugawara, créateur de la firme Level-D, confirme recevoir lui aussi ces mêmes cartons, qu’il n’a même pas le cœur d’ouvrir, déchiré d’avance à l’idée d’y voir les corps gisants.
[31] Entretien avec Sugawara, Kotesashi, le 20 septembre 2013, ma traduction.
[32] http://www.orient-doll.com/photocon… ;(consulté le 12/04/2016).
[33] http://www16.plala.or.jp/Descartes/… (consulté le 12/04/2016).
[34] http://aliceyu.web.fc2.com/essay_pro.htm (consulté le 12/04/2016).
[35] http://2nd.geocities.jp/hiroka2322/… (consulté le 12/04/2016).
[36] Par exemple, la fan-fiction intitulée Saigo no rabu dôru (最後のラブドール , « La Dernière love doll ») ; http://www.shinnihoneizo.co.jp/xces… (consulté le 12/04/2016).
[37] Source : Bijutsu Techô (美術手帖), magazine d’art contemporain, numéro de juin 2013, traduction de Soejima Aya, dans la brochure The End, Paris, Théâtre du Chatelet, nov. 2013, p. 4.
[38] THE END. « Vocaloid Opera » de Shibuya Keiichirô (渋谷慶一郎), inspiré de faits réels : Shibuya a perdu sa femme cinq ans auparavant. La première a lieu au Bunkamura de Tôkyô (23-24 mai 2013). Trois représentations ont ensuite lieu au Théâtre du Chatelet à Paris (12-15 juin 2013).
[39] Article d’Emmanuelle Jardonnet, « Hatsune Miku trajectoire d’une diva virtuelle », Le Monde (14/11/2013).
[40] « Beaucoup des attachements noués par les humains avec des choses, avec des dieux comme avec des interfaces technologiques, dans les cultures les plus variées, se développent ainsi, sur le mode du “comme si”, autorisant l’ambiguïté, le flou ou une certaine flexibilité qui permet de ne pas trancher une fois pour toutes sur leur identité » (Grimaud 2012 : 78).
[41] Le titre complet est difficile à traduire : « Faites grandir avec soin le rêve qui vous réveillera demain en faisant remonter doucement des souvenirs enfouis ». Nai naru omoide o shizuka ni yobisamashite ashita e no hume o yasashiku hagukunde kuremasu (内なる思い出を静かに呼び覚まし明日への夢を優しく育んでくれます). Brochure Omokage, 1981, ma traduction.
Giard Agnès, « La love doll au Japon : jeux imaginaires, incarnation et paradoxes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°23. Des jeux et des mondes, décembre 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-love-doll-au-Japon-jeux (Consulté le 21 novembre 2024).