Cet article propose une discussion philosophique de questions relatives à l’identité dans les jeux vidéo en s’appuyant sur la sémantique des mondes possibles. Il vise à appréhender la manipulation d’objets intentionnels (non réels), la projection d’objets réels dans le monde du jeu, et finalement la projection du sujet dans le monde du jeu. L’article est organisé en trois sections. La première présente la sémantique des mondes possibles et la sémantique lewisienne des fictions. Dans la seconde section, l’appareillage de Lewis est transposé au cas des jeux à l’aide des notions de fenêtre modale et de relation inter-mondaine. La troisième section traite de la question de l’identité subjective dans la réalité virtuelle, qui est au cœur de la responsabilité des joueurs. La modélisation proposée apporte quelques éléments à une réflexion éthique sur l’action du joueur, qui seront brièvement présentés en conclusion.
Mots-clés : Sémantique des mondes possibles, Philosophie de la fiction, Représentation d’objets intentionnels, Identités objective et subjective, Action et éthique dans les jeux.
Games, Fictions, and possible Worlds
This paper proposes a philosophical discussion about identity issues in video games, based on possible world semantics (PWS). It sheds some light on the way we handle (unreal) intentional objects, on the projection of real objects into the world of the game, and on the projection of subjects into the world of the game. The paper is organized in three sections. First, the author introduces PWS and Lewis’s semantics of fictions. Second, Lewis’s account of fiction is translated to games, thanks to the idea of modal window and to that of cross-world relations. The third section raises the question of subjective identity in virtual reality, which is at the core of the issue of responsibility for game-players. Ethical reflections about action in games provided by the modelling are briefly presented in the conclusion.
Keywords : Possible world semantics, Philosophy of fiction, Representation of intentional objects, Objective and subjective identities, Action and ethics in games.
Les jeux vidéo, de même que les jeux de rôle, partagent un trait important avec la fiction : ils mobilisent un univers propre, un monde distinct du monde réel. Des théoriciens de la fiction et du récit fictionnel utilisent en retour le jeu comme principe explicatif. Selon Walton (1990), s’il y a fiction, c’est qu’il y a jeu de « faire-semblant » de la part de l’auteur comme du lecteur ou spectateur. Les assertions de l’auteur d’un récit fictionnel ne sont pas sérieuses, elles sont feintes, de même que sont feintes les croyances des lecteurs et spectateurs. Walton prend l’exemple d’enfants qui, jouant dans les bois, décrètent que les souches d’arbres sont des ours. Aucun enfant ne croit que trois ours sont ici, mais tous font semblant de le croire. Aucun enfant n’affirme sérieusement qu’un ours est là, mais chacun peut faire semblant de l’affirmer. Le jeu constitue un monde qui vient se superposer au monde actuel. C’est selon Walton le même mécanisme qui préside à la fiction : par le faire-semblant, l’auteur et ses lecteurs ou spectateurs constituent le monde fictionnel.
Ce jeu de faire-semblant qui suspend la croyance suspend également l’ancrage référentiel habituel du discours, ce qui ne manque pas de laisser perplexes philosophes et sémanticiens. Comment rendre compte de nos intuitions courantes sur la vérité et la fausseté des énoncés fictionnels, lorsque par exemple nous considérons que l’énoncé « James Bond est un agent secret » est vrai, alors que « James Bond est un dentiste » est faux, si « James Bond » ne réfère à rien ? Faut-il accueillir dans notre ontologie, à la manière de Meinong, des « objets fictionnels », de ces êtres qui n’existent pas ? Ou devons-nous à l’inverse endosser le principe de parcimonie, rejeter ces objets et trouver d’autres voies ?
Dans la littérature philosophique extrêmement dense sur ces questions, la contribution de David Lewis (1978) a fait date. Lewis propose d’utiliser la sémantique des mondes possibles, développée dans le cadre de la logique modale, pour l’analyse du discours fictionnel. Ce que nous appelons ordinairement le monde d’une fiction est alors analysé ou formalisé en un ensemble de mondes possibles. Les énoncés fictionnels y trouvent les conditions de vérité attendues, et ce bénéfice est obtenu sans avoir à payer le prix d’accueillir James Bond dans le monde actuel. L’approche de Lewis ne résout pas, loin s’en faut, toutes les questions relatives à la fiction, mais elle offre un cadre théorique utile pour modéliser les récits fictionnels, et rendre compte du jeu de faire-semblant qui leur est sous-jacent.
Dans le monde du jeu, certains énoncés soulèvent également des questions non triviales. Ainsi un joueur qui déclarera : « Je suis content, j’ai tué le dragon » fera référence, comme un auteur ou un lecteur de fiction, à des créatures fictionnelles (« le dragon »), mais il évoquera également des actions internes au jeu (« j’ai tué ») et parlera à la première personne au sujet de ses actions et interactions dans le jeu. L’objectif de cet article est d’étendre l’approche sémantique de Lewis aux jeux vidéo, autrement dit d’utiliser la sémantique des mondes possibles pour modéliser les mondes créés par les jeux et d’offrir ainsi un cadre d’analyse du discours des joueurs sur le jeu. Le parallèle avec la fiction sera utile pour appréhender la manipulation d’objets ludiques (non réels), la projection d’objets réels dans le monde du jeu et, finalement, la projection du sujet dans le monde du jeu. Le cadre sémantique de Lewis ouvre la voie à une modélisation qui peut rendre justice à nos intuitions ordinaires sur le jeu, tout en n’obligeant pas à trop d’extravagance ontologique. On procédera en ajoutant à la sémantique des fictions l’analyse de l’action et l’auto-projection du sujet dans les mondes fictionnels. L’objectif de l’article n’est cependant pas de contribuer à une distinction fine entre fiction et jeu mais de proposer une analyse philosophiquement cohérente de l’action et du discours du joueur en partant de la nature fictionnelle des jeux. L’article est organisé en trois sections. La première présente la sémantique des mondes possibles et la conception lewisienne des fictions. Dans la section suivante, l’appareillage de Lewis est transposé au cas des jeux et à l’analyse de l’action à l’aide la notion de fenêtre modale. La troisième section traite de la question des identités entre monde réel et mondes des jeux : identité des objets et identité du sujet. La modélisation proposée apporte quelques éléments à une réflexion éthique sur l’action du joueur, qui seront brièvement présentés en conclusion.
Inspirée par les idées de Leibniz et développée notamment par Kripke (1963), la sémantique des mondes possibles est originellement liée à la logique modale (la logique du possible et du nécessaire) et aux logiques dites philosophiques (les logiques déontique, épistémique, doxastique…). Dès les années 1970, elle s’est émancipée de son berceau logico-philosophique pour se trouver employée en linguistique à la modélisation formelle du sens [1], et en théorie littéraire à l’analyse des fictions. Si l’application en linguistique (puis en informatique) est restée fidèle au formalisme et proche des interrogations des logiciens et philosophes, cela n’est généralement pas le cas avec la théorie littéraire. Quelques auteurs ont certes repris de nombreux éléments de la sémantique des mondes possibles pour les transposer à l’étude de la fiction – Doležel, Pavel (1975), Ryan, Eco (1990) – mais globalement la théorie littéraire a « tout simplement métaphorisé le concept philosophique de mondes possibles pour pouvoir l’intégrer au discours littéraire sur la fiction » (Ronen 2010 : 189). Dans la tradition logico-philosophique d’origine, des auteurs ont également repris le formalisme de la sémantique des mondes possibles pour traiter diverses questions de philosophie du langage parmi lesquelles l’analyse du discours fictionnel. C’est le cas de l’usage proposé par Lewis (1978), qui a donné lieu à de nombreux travaux plus ou moins formels en philosophie de la fiction. C’est donc dans ce courant que s’inscrit le présent article.
Venons-en au cadre théorique. La sémantique des mondes possibles analyse les énoncés modaux aléthiques, i.e. traitant du possible et du nécessaire, en termes de vérité dans des mondes possibles. Ces derniers ne doivent pas obligatoirement être compris comme des mondes au sens plein et entier du terme. On peut les interpréter plus sobrement comme les artefacts théoriques permettant de représenter différents états possibles du monde [2]. Ainsi, si l’on envisage que François Hollande aurait pu perdre les élections de 2012, on modélisera cette situation à l’aide d’un monde possible où Hollande a perdu les élections de 2012.
Un modèle de Kripke comporte un ensemble de mondes possibles liés par une relation d’accessibilité et fixe la valeur des énoncés atomiques (voire de leurs composants) pour chacun des mondes [3]. Le possible et le nécessaire sont formalisés à l’aide de deux opérateurs modaux, respectivement existentiel (◊) et universel (□). Un énoncé φ est possiblement vrai (◊φ) dans un monde si et seulement s’il est vrai dans au moins un monde possible accessible ; φ est nécessairement vrai □φ) dans un monde si et seulement s’il est vrai dans tous les mondes possibles accessibles. La vérité d’un énoncé modal relativement à un monde dépend donc de la structure des mondes possibles postulée dans le modèle de départ. Si notre modèle ne comporte aucun monde possible où Hollande a perdu les élections en 2012, alors la possibilité qu’Hollande ait perdu les élections de 2012 est simplement écartée par construction : l’énoncé « Il aurait été possible que François Hollande perde les élections de 2012 » sera toujours faux. Le modèle ne restitue jamais plus que ce qu’on y injecte. Si l’on souhaite envisager le plus grand nombre de possibilités, il faut postuler un modèle qui les inclue.
À la suite de von Wright (1951) et Hintikka (1962) notamment, la sémantique des mondes possibles est employée pour l’analyse d’autres modalités comme les modalités déontiques (le permis et l’obligatoire), doxastiques (ce qui est subjectivement possible au sens de compatible avec ce que l’on croit et ce que l’on croit), épistémiques (ce que qui épistémiquement possible, i.e. compatible avec ce que l’on sait, et ce que l’on sait), etc. Le principe reste identique : est possible (permis, subjectivement, épistémiquement) ce qui est vrai dans au moins un monde accessible, et est nécessaire (obligatoire, selon ce que l’on croit, selon ce que l’on sait) ce qui est vrai dans tous les mondes accessibles.
Cette sémantique possède des propriétés intéressantes lorsqu’on considère notamment la correspondance entre certains principes modaux et des propriétés de la relation d’accessibilité. Pour citer un exemple qui nous concernera par la suite, le principe (connu comme schéma d’axiome T) :
□φ → φ
qui affirme que si φ est □ alors φ est vraie, où □ est une modalité universelle, ce principe a une validité qui variera selon l’interprétation de □ : acceptable quand □ est la nécessité ou le savoir (si φ est nécessaire alors φ est vraie ; si on sait que φ alors φ est vraie), mais rejetée quand □ est l’obligation ou la croyance (si φ est obligatoire alors φ est vraie ; si on croit que φ alors φ est vraie). C’est ici qu’intervient la correspondance : accepter ou non ce principe au titre des axiomes reviendra à considérer que la relation d’accessibilité est réflexive ou non [4].
Selon Lewis, les énoncés fictionnels doivent être préfixés d’un opérateur de fiction. Ainsi « James Bond est un agent secret » ne doit pas être considéré tel quel mais paraphrasé en : « Dans Casino Royale (ou dans la série James Bond), James Bond est un agent secret ». Ces opérateurs, spécifiques à chaque œuvre de fiction, sont des modalités universelles (i.e. de type □) interprétables relativement à l’ensemble des mondes où le récit fictionnel est raconté sérieusement, comme un fait connu. Ainsi l’opérateur [JB] (variante notationnelle de □) délimitera l’ensemble des mondes JB, i.e. l’ensemble des mondes possibles où les volumes de la série James Bond décrivent des faits connus.
Cette approche permet de rendre compte de la vérité des énoncés fictionnels : [JB] φ est vrai (dans le monde actuel) si et seulement si φ est vrai dans l’ensemble des mondes JB. Ainsi tous les énoncés contenus dans les volumes, mais également toutes leurs conséquences, sont vrais dans tous les mondes JB. Il apparaît alors immédiatement que le monde actuel ne fait pas partie de cet ensemble, ce qui correspond au fait que le schéma d’axiome T mentionné plus haut ([JB] φ → φ) n’est évidemment pas valide, puisque les énoncés vrais dans la fiction ne le sont pas dans le monde actuel. Avec la sémantique de Lewis, on peut alors rendre compte du fait que James Bond existe dans la fiction, mais pas réellement :
James Bond n’existe pas & [JB] James Bond existe
ce qui n’est nullement contradictoire : la paraphrase à l’aide de l’opérateur préfixé permet ainsi d’articuler énoncés fictionnels (« James Bond existe ») et assertions métafictionnelles (« James Bond n’existe pas »).
Cette analyse permet en outre de rendre compte d’une caractéristique notable des êtres fictionnels, à savoir leur incomplétude. Les individus réels sont complets au sens où ils exemplifient ou non, de façon déterminée, n’importe quel prédicat. Ce n’est pas le cas des individus fictionnels, dont l’attribution de propriétés peut être indéterminée parce que non envisagée par l’auteur. Ainsi, que James Bond ait eu un petit camarade russe à la crèche, c’est indéterminé : cela peut être le cas comme cela peut ne pas être le cas, les deux étant compatibles avec le contenu des récits fictionnels [5]. On a ici affaire au possible relativement à la fiction. Dans certains mondes JB, James Bond aura eu un petit camarade russe, dans d’autres non.
Certaines possibilités vont par ailleurs s’avérer non pertinentes. Doit-on envisager des mondes JB où James Bond a eu un petit camarade martien à la crèche, parce que c’est simplement possible (dans l’absolu) ? Lewis y répond par la négative : l’auteur comme les lecteurs ou spectateurs restreignent par leur interprétation le champ des possibles et se bornent aux mondes compatibles avec le récit fictionnel les plus similaires au monde actuel. Ici, l’hypothèse d’un petit camarade martien ne fait aucun sens relativement au style de la série. En rejetant cette possibilité, on assumera que selon la fiction, James Bond n’a pas eu de tel camarade.
Dernier trait important pour ce qui nous intéresse : du fait de la multiplicité des mondes, on peut considérer que les mêmes individus apparaissent dans plusieurs mondes [6]. James Bond étant supposé exister dans tous les mondes JB, il pourrait être conçu comme une entité ’transmondaine’ [7]. Par ailleurs certains objets actuellement existants peuvent être projetés dans les mondes fictionnels : quand James Bond se trouve à Londres, c’est la (véritable) ville de Londres qui se trouve appréhendée dans les mondes JB, et non pas son double fictionnel. La situation est analogue quand on dit de Londres qu’elle aurait pu compter deux fois moins d’habitants : on envisage alors un monde possible (non actuel) où la ville de Londres (actuelle) compte deux fois moins d’habitants (qu’elle n’en compte actuellement).
Les jeux vidéo mobilisent des mondes virtuels, construits et fictionnels. La comparaison entre mondes virtuels et fiction est éclairante tout en rencontrant certaines limites. Dans les jeux, le sujet agit alors que, dans la fiction, il est en général simplement lecteur ou spectateur. Les mondes virtuels doivent être conçus comme relevant de la fiction interactive (Tavinor, 2011) [8]. On peut pour commencer utiliser la sémantique lewisienne des fictions et l’étendre aux mondes virtuels, en associant à chaque jeu un opérateur modal spécifique. Tout l’enjeu philosophique est ensuite de savoir comment situer l’action du joueur : s’agit-il d’une action simulée, entièrement fictionnelle, ou d’une action authentique effectuée dans des mondes fictionnels ? Le sujet de l’action est-il un avatar fictif ou la personne que cet avatar représente ? Je veux argumenter que l’action est, dans le cas des jeux également, une action authentique. Pour cela, je dois proposer un détour par l’analyse de la relation de représentation et celle des actions transitives.
Les représentations physiques d’objets, comme les photos, statuettes ou dessins de la tour Eiffel, soulèvent des questions énigmatiques au sujet de l’identité. Alors que l’identité implique l’indiscernabilité [9], on constate que l’objet représenté et l’objet tel qu’il est représenté ne partagent généralement pas toutes leurs propriétés : la tour Eiffel peut être éclairée par le soleil sur une photo, dévorée par un dragon sur un dessin, alors qu’actuellement il fait nuit à Paris et qu’il n’y a pas de dragon aux abords de la tour Eiffel. On peut rendre compte de cela sans avoir à renoncer à l’identité de la tour Eiffel, mais en concevant les représentations physiques (photos, dessins, statues) comme des ’fenêtres modales’ : ces représentations donnent à voir le même individu dans d’autres circonstances possibles (des circonstances passées, fictives, etc.). On peut également analyser les énoncés traitant des objets représentés à l’aide d’opérateurs modaux spécifiques, dont l’introduction est déclenchée par les fenêtres modales, et dont la sémantique est semblable à celle des modalités usuelles (Rebuschi, 2012).
L’identité de la tour Eiffel au travers de ses représentations est ainsi appréhendée comme une identité inter-mondaine. Qu’en est-il de la relation de représentation maintenant, qui associe telle partie de telle photographie ou tel dessin à la tour Eiffel ? La photographie constitue un cas à part, où la représentation survient sur une relation physicaliste. Dans le cas général, la représentation ne requiert pas cette relation, mais est relative à une interprétation, souvent bornée par des conventions. Pour reprendre l’exemple de Walton, par convention les souches d’arbres pourront être interprétées comme représentant des ours. La Joconde peut être interprétée comme représentant Mona Lisa ou comme représentant Caterina Sforza [10], mais elle peut également être utilisée comme image pour représenter une personne du 21e siècle sur les réseaux sociaux. L’image est donc une fenêtre modale qui représente un individu particulier relativement à une interprétation.
La représentation associe une image ou une portion d’image (photographie, dessin) qui se trouve dans le monde actuel, à un individu appréhendé dans d’autres mondes possibles. La relation de représentation est ainsi une relation inter-mondaine. La formalisation de telles relations a été proposée par Wehmeier (2012) pour analyser des énoncés tels que : « La tour Eiffel est plus petite que ce qu’elle aurait pu être », dont on ne peut pas rendre compte à l’aide de relations intra-mondaines [11]. Avec l’idée des fenêtres modales, on doit considérer que la représentation est une relation du même type, qui lie la représentation physique du monde actuel à l’objet représenté dans d’autres mondes. Un intérêt de cette analyse est qu’elle traite uniformément la représentation des existants et celle des inexistants : si la Diane de Versailles représente Artémis, elle le fait de la même manière que la Joconde représente Mona Lisa, i.e. en pointant vers l’individu représenté dans d’autres mondes – la spécificité étant alors qu’Artémis n’existe pas en dehors des mondes ouverts par la fenêtre modale, à la différence de Mona Lisa qui se trouve exister également dans le monde actuel. Du fait de son statut inter-mondain, la représentation prend ainsi le statut de quasi-relation à la Brentano : une « relation » binaire qui n’exige pas d’avoir deux relata pour être instanciée.
Cette analyse peut être naturellement étendue aux verbes transitifs intensionnels (VTI) tels que voir, chercher, vénérer, désirer, craindre, détester… (Rebuschi, 2016b). À l’opposé d’une tradition remontant à Quine (1956) qui les traite comme des verbes d’attitudes propositionnelles, on propose en effet dans la lignée de Crane (2009) de considérer qu’ils sont utilisés pour l’attribution d’attitudes irréductiblement objectuelles, i.e. d’états mentaux liant le sujet à des objets intentionnels. Il y a deux sens au verbe voir : un sens physicaliste, voirP, qui correspond à l’interaction causale entre des photons et un système visuel, qui constitue la perception visuelle ; un sens non physicaliste mais intentionnel, voirI, qui constitue l’expérience perceptive (phénoménologique) [12]. Le premier est véridique (tout ce que l’on voitP dans ce sens est vrai ou existe actuellement), le second ne l’est pas. On peut ainsi voirP et voirI la Joconde (la toile), mais on peut également voirI Mona Lisa ou notre voisine au travers du tableau. On peut voirP et voirI la Diane de Versailles, ou voirI Artémis en regardant la statue.
C’est voirI qui est un verbe transitif intensionnel et qui, à ce titre, soulève des difficultés pour l’analyse linguistique [13]. On peut résoudre ces difficultés en appliquant à ces verbes une analyse sémantique inspirée de celle du verbe représenter, autrement dit en les traitant comme des termes de relations inter-mondaines. À la différence de voirP qui dénote une relation physicaliste entre deux objets du même monde, voirI dénote une quasi-relation, une « relation » entre un individu actuel et des objets dans d’autres mondes possibles. Ces derniers peuvent exister actuellement (comme Mona Lisa) ou pas (comme Artémis), sans que cela affecte l’analyse. L’uniformité du traitement sémantique converge ici avec celle du point de vue phénoménologique, qui peut être indifférent à l’existence actuelle de l’objet visé.
Ce qui vaut des attitudes objectuelles au travers des représentations physiques vaut des mêmes attitudes dans les mondes fictionnels. On peut voir James Bond ou Londres dans un film de la série des James Bond : il s’agit d’un voirI intentionnel, qui relie le sujet percevant à l’objet intentionnel dans les mondes fictionnels JB. Dans le cas de la fiction, ce qui fait office de fenêtre modale est alors l’œuvre fictionnelle, qui déclenche l’introduction de l’opérateur de Lewis. Cela vaut également des jeux vidéo : lorsqu’on regarde son écran, on ne fait pas que voirP un écran coloré, on voitI à travers la fenêtre modale ouverte par l’écran toutes sortes de créatures fictionnelles avec, parfois, des individus actuellement existants. L’écran déclenche l’introduction d’un opérateur à la Lewis, qui ouvre un ensemble de mondes possibles, les mondes pertinents compatibles avec la succession d’images visibles à l’écran. Mais cela vaut de façon très générale dans toute situation où l’on prête à un sujet un voirI intentionnel. Œdipe peut ne pas voirI sa mère en Jocaste : dans tous les mondes de l’interprétation [14], Œdipe (du monde actuel) est relié à Jocaste qui (dans ces mondes) est distincte de sa mère. La visionI intentionnelle est ainsi conçue comme uniforme, qu’elle s’ancre sur une visionP directe ou médiatisée par des œuvres ou des écrans.
Les verbes transitifs d’action comme frapper, embrasser, tuer… partagent une caractéristique cruciale avec les verbes d’attitudes objectuelles : ils ont un sens intentionnel. Plus précisément, de même que voir, ils ont un double sens physicaliste et intentionnel. Philosophiquement on ne parle généralement d’action que lorsqu’il y a de l’intentionnalité, sinon on considère qu’on a affaire à un comportement. Quelqu’un peut ainsi frapperP un punching ball du pied et ce comportement (physicaliste) peut être lié à toutes sortes de causes, internes ou externe à l’agent, par exemple si on lui pousse brusquement le pied. Mais lorsque nous disons d’une personne qu’elle commet l’action de frapperI un punching ball, nous attribuons de l’intentionnalité à son comportement : nous considérons que le comportement a une signification, éventuellement un motif, une raison ou un but. Par exemple, on peut juger qu’Igor frappeI un punching ball en visant son chef ; mais il peut évidemment frapperI le punching ball en tant que tel, s’il ne vise rien d’autre en particulier.
FrapperI est ainsi un verbe intentionnel, partant un verbe transitif intensionnel, de même que embrasserI, tuerI, etc. Je propose de les analyser de la même manière, à savoir comme dénotant des relations inter-mondaines entre le sujet de l’action, pris dans le monde actuel, et l’objet, pris dans les mondes de l’interprétation, des mondes ouverts par des fenêtres modales voire des mondes fictionnels. En embrassantP physiquement la Diane de Versailles, on peut ainsi embrasserI Artémis, bien que celle-ci n’existe pas. En embrassantP physiquement Jocaste, Oedipe peut embrasserI Jocaste et ne pas embrasserI sa mère, et cela bien que Jocaste soit actuellement sa mère.
Le caractère inter-mondain de l’interaction entre un sujet et un objet n’est donc pas le propre de l’interaction fictionnelle telle qu’on la retrouve dans les jeux ou la réalité virtuelle. Ce caractère inter-mondain se retrouve dans l’interaction en général, dès que l’on dépasse le comportement (physicaliste) du sujet et que l’on envisage une action de sa part. Mais mon analyse est encore incomplète. Lorsqu’un joueur déclare : « J’ai tué le dragon », il a certes tuéI un dragon dans un jeu, mais il n’a tuéP personne dans le monde actuel. Le joueur peut certes agiterP un joystick et crierP sa rage, donc agir dans le monde actuel, cela n’en fait pas pour autant un meurtrier. Il semble que l’action de tuer soit entièrement contingentée dans les mondes fictionnels. Pour aller plus loin, il nous faut maintenant envisager non plus la projection d’objets, mais la projection du sujet dans les mondes virtuels.
L’identité du sujet ne se réduit pas à l’identification à un objet ou, pour reprendre la terminologie de Ricœur (1990), son ipséité ne se réduit pas à sa mêmeté. Cette affirmation est indépendante d’une éventuelle critique de la substantialisation cartésienne du sujet : l’identité du sujet est une question qui ne se résout pas objectivement si on la comprend comme l’identité d’une perspective ou d’un point de vue. L’identité subjective a ainsi un caractère fondamentalement intentionnel. Le tournant linguistique en philosophie conduit à chercher des indices de cette spécificité par l’analyse du parler à la première personne (Descombes, 2004).
S’appuyant sur une expérience vécue et relatée par Ernst Mach en 1885, John Perry (1990) a montré que la correction d’une identification objective ne garantit pas l’identification subjective. Mach raconte que, dans un bus, il a aperçu de loin un homme qui lui est apparu comme un « pédagogue défraîchi » ; quelques instants plus tard, il a réalisé qu’il était face à un miroir, et que le pédagogue défraîchi en question n’était autre que lui-même. Que s’est-il passé entre les deux moments, avant et après la découverte du miroir, au niveau du contenu de la pensée de Mach ? Le contenu objectif n’a pas bougé. Avant comme après sa découverte, il pensait à propos d’Ernst Mach que c’était un pédagogue défraîchi. Avant comme après, il pensait donc à propos de lui-même qu’il était un pédagogue défraîchi.
La différence ne réside pas dans le contenu objectif mais dans la présentation de ce contenu. Avant la découverte du miroir, Mach pense de lui-même en tant qu’un voyageur qu’il ne reconnaît pas qu’il est un pédagogue défraîchi ; après, Mach pense cela de lui-même en tant que lui-même. La phrase « Mach pense qu’il est un pédagogue défraîchi » est ainsi ambiguë en pouvant s’entendre en deux sens. Cette dualité transparaît dans l’expression qu’en donnerait Mach lui-même : « Voici un pédagogue défraîchi », ou « Ce type est un pédagogue défraîchi », correspond à la situation avant la découverte ; « Je suis un pédagogue défraîchi » correspond à la situation après. Ce passage de la troisième personne à la première personne dans l’expression de la pensée est le signe de l’auto-identification du sujet. Pour lever l’ambiguïté dans l’attribution d’une telle pensée à la troisième personne, Castañeda (1968) a introduit la notation il* qui rend compte des situations où le sujet s’est bien identifié. Ainsi, après la découverte du miroir mais pas avant, on pourra dire que Mach pense qu’il* est un pédagogue défraîchi.
Si le contenu objectif de la pensée n’est pas altéré, c’est que le sujet n’en vient pas à croire ou penser quoi que ce soit de nouveau à propos du monde. Mais il en vient à croire ou penser quelque chose de nouveau à propos de lui-même, et plus précisément à propos de sa localisation dans le monde. Pour rendre compte de cette dimension qui vient s’ajouter au contenu, l’analyse sémantique s’enrichit en ne considérant plus simplement des mondes possibles mais désormais des « mondes possibles centrés ». Quand Ernst Mach observe un homme à travers le bus sans savoir qu’il s’agit de lui, il croit qu’il y a ce pédagogue défraîchi dans le bus : dans tous les mondes compatibles avec ce qu’il perçoit [15], Mach (puisqu’il s’agit bien de lui) est un pédagogue défraîchi. Mais il croit, à tort, qu’il* n’est pas identique à cet homme : les mondes compatibles avec ce qu’il perçoit sont centrés en dehors de cet individu. Quand il découvre le miroir, ses croyances sont mises à jour de telle sorte que les mondes compatibles avec ce qu’il perçoit sont centrés sur cet individu. Pour l’analyse sémantique, le centre du monde donne la valeur du pronom de la première personne « je » [16].
Telle qu’elle est posée par le miroir, la question de l’auto-identification fait en réalité intervenir une fenêtre modale. Ce n’est pas dans ce sens que Perry l’a exploitée, puisqu’il en a fait, à juste titre, le point de départ pour une analyse de l’identification subjective en général, ce qui l’a conduit à envisager différentes situations comme les cas d’amnésie radicale ou les problèmes de localisation dans l’espace (Perry, 1979). Mais on peut reprendre assez naturellement cette analyse pour les situations où intervient une fenêtre modale, i.e. lorsqu’on est en présence de représentations physiques. En observant une photo, un sujet peut ou non se reconnaître : les mondes possibles ouverts par la fenêtre modale sont alors centrés ou non sur l’individu de la photo. Pour ce qui nous intéresse, on utilisera les mondes centrés pour rendre compte de ce que l’on peut appeler une auto-projection : l’auto-identification dans les mondes fictionnels et virtuels des jeux.
Quand je m’identifie correctement sur un miroir, une photo ou une vidéo, c’est bien moi qui apparaît. Dans le cas du miroir, de la photo, de la vidéo, la « relation » de représentation survient sur une relation causale si bien que l’identité subjective est supposée s’ajuster sur l’identité objective. Seul un fou peut soutenir contre l’évidence qu’il n’est pas cette personne qu’il voit dans le miroir. Mais lorsqu’on passe à d’autres types de représentations, la question de la correction de l’identification ne se pose plus, ou du moins pas de manière aussi directe. L’interprétation est alors plus ou moins libre, parfois conventionnellement bordée. Je peux choisir de m’auto-identifier à l’Homme assis à l’épée et la fleur ; c’est alors une interprétation non conventionnelle, puisque les spécialistes diront que Picasso voulait plutôt représenter Sébastien de Morra en s’inspirant de Velasquez, et que c’est cette intention qui doit primer. Mais cette auto-identification au travers du tableau n’est pas erronée ni absurde comme le serait mon identification subjective à Sébastien de Morra ou à Napoléon.
Que se passe-t-il dans le jeu vidéo ou dans les univers de réalité virtuelle ? Là le sujet agit sur des objets fictionnels : il conduit des vaisseaux spatiaux, se bat à l’épée, tue des monstres. Comme je l’ai souligné à la fin de la section précédente, dans le monde actuel le sujet se contente pourtant d’interagir avec un écran, un clavier ou un joystick, il ne conduit rien, ni ne se bat, ni ne tue personne. Très souvent, le joueur dispose d’un avatar dans le jeu qui fait le (sale) travail à sa place. L’avatar n’existe pas dans le monde actuel, seules ses représentations physiques (sur l’écran) existent. L’avatar est ainsi à ses représentations pixellisées ce que la déesse Artémis est à la statue qui la représente, ou encore ce que le personnage James Bond est à sa représentation au cinéma. L’avatar est un objet purement fictionnel et intentionnel, visé au travers d’une fenêtre modale. Mais le parallèle s’arrête ici. Car un sujet ordinaire ne s’identifiera pas plus à Artémis ou à James Bond qu’à Sébastien de Morra ou à Napoléon, alors qu’il peut tout à fait être conduit à s’identifier subjectivement à son avatar [17].
Cette affirmation est appuyée par les locutions ordinaires courantes de joueurs, qui parlent de fait en première personne pour évoquer ce qui arrive à leur avatar (Di Filippo, 2012). Elle est étayée par des études qualitatives, comme celle de Veerapen (2011), qui se penche sur les différents statuts de l’avatar pour le joueur au fil de son engagement : l’avatar passe du statut d’outil (objet) à celui d’une partie du sujet (prothèse, membre absent), jusqu’à être identifié au sujet lui-même. Les interactions sociales dans les univers multijoueurs en ligne du type de Second Life ne sont alors pas vécues comme relevant de la télé-présence mais plutôt comme une authentique coprésence dans le jeu, cette présence des sujets étant médiatisée par les avatars.
Quel que soit le degré d’appropriation de l’avatar par un sujet, celui-ci est systématiquement à la source de l’action dans le jeu. Que je manipule mon avatar comme un marionnettiste ou que je m’identifie pleinement à lui, il me faut procéder à une identification subjective dans les mondes fictionnels du jeu. In fine, c’est toujours moi qui agit dans des mondes fictionnels, et non pas mon double fictionnel. Mais est-ce qu’en m’identifiant à un avatar, je ne m’identifie pas simplement à un personnage qui joue un rôle, identification que l’on retrouve également dans les « jeux d’édition » (Barbier, 2012) ? Cette idée pourrait offrir une voie pour dégager la responsabilité du sujet dans le jeu. Après tout, quand on joue un rôle, on peut y être pleinement engagé mais on peut également conserver une distance.
S’il est cependant une leçon à tirer de la métaphore théâtrale de Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne (Goffman, 1959), c’est que ’jouer un rôle’ ne peut pas garantir la distanciation vis-à-vis de son personnage. Si nous passons d’une certaine manière le plus clair de nos vies sur scène, c’est que la plupart de nos rôles nous engagent. L’acteur de théâtre ou de cinéma joue son rôle dans un cadre conventionnel spécifique qui lui assure, en général, la distanciation : il y a son travail d’acteur, où il endosse le rôle, et un à côté où il en sort. Concernant les jeux vidéo, la situation paraît bien moins claire. Le cadre, virtuel, est certes parfaitement dissocié du monde actuel. Mais l’expérience subjective des joueurs en tant qu’acteurs de leurs rôles et personnages indique très souvent un engagement extrêmement fort, vécu comme une extension de la subjectivité du monde actuel. Sur le plan perceptif, l’immersion vise et atteint précisément cet engagement, avec des effets collatéraux surprenants comme l’inconfort de joueurs claustrophobes dans des univers virtuels trop confinés (Adams et al., 2011). Au-delà de la perception, l’engagement personnel et social est particulièrement clair dans les jeux sans but précis autre que la socialisation comme Second Life. Des enquêtes révèlent que de nombreux joueurs construisent des relations dans le jeu en présentant ce qu’ils considèrent être leur identité véritable, qu’ils suivent la plupart des normes sociales du monde actuel et que la violation de ces normes provoque de l’embarras, etc. (Cabiria, 2011).
Le jeu de rôles effectué avec un avatar ne garantit donc pas un jeu sans engagement. L’auto-identification du sujet à son avatar dans un jeu peut signifier une adhésion à ce rôle, l’avatar devenant un mode de présentation du sujet dans le jeu. On a ainsi schématiquement différents cas de figure : soit le sujet considère son avatar comme un instrument, soit il s’identifie à son avatar dans le jeu ; s’il s’identifie à son avatar, soit le sujet fait « comme si » il était son avatar (distanciation), soit il considère subjectivement que son avatar n’est autre que lui dans le jeu (engagement). Et lorsqu’il considère son avatar comme un simple instrument, le joueur peut également être plus ou moins engagé ou distant relativement à sa manipulation. On peut maintenant retourner à l’interprétation de l’action du sujet dans les mondes fictionnels du jeu. Lorsque je tueI des monstres avec mon avatar, la première alternative ne paraît pas déterminante : que je considère l’avatar comme un instrument (une arme en l’occurrence), comme une partie de moi ou comme moi, c’est bien moi qui suis à la source de l’action. La seconde alternative prend en revanche toute son importance : je peux faire « comme si » je tuaisI des monstres, par exemple pour montrer comment fonctionne le jeu, pour raconter une histoire en utilisant l’interface du jeu, etc. ; mais si je suis engagé dans le jeu, il faudra alors considérer que c’est bien moi qui suis là et que je tueI authentiquement des monstres dans le jeu. Et quand nous sommes plusieurs joueurs et que mon avatar embrasseI l’avatar d’un autre joueur, alors il faut considérer que j’embrasseI authentiquement l’autre joueur.
Qu’il soit engagé ou distant, le sujet doit s’auto-projeter dans l’univers du jeu. Comment procéder à l’aide des mondes fictionnels de Lewis ? J’ai indiqué plus haut qu’il fallait considérer des mondes centrés. Quand le sujet s’identifie à son avatar, ne serait-ce que d’un point de vue perceptif (quand il partage sa perspective sur l’univers virtuel), on doit envisager que les mondes du jeu sont centrés sur l’avatar ; si le joueur ne s’identifie pas à son avatar mais le considère comme une marionnette, les mondes doivent être centrés près de l’avatar, là où se trouve projeté le sujet-marionnettiste.
L’énoncé « J’ai tué le dragon » sera ensuite interprété dans le monde actuel comme dressant une relation inter-mondaine (tuerI) entre le sujet (centre du monde actuel) et le dragon (dans les mondes du jeu) ; et il sera interprété dans chacun des mondes du jeu comme une relation intra-mondaine (tuerP) entre l’avatar ou son marionnettiste (centre du monde et projection du sujet) et le dragon (dans le monde). L’action intentionnelle (tuerI) ne survient pas sur le comportement physicaliste correspondant (tuerP) dans le monde actuel, mais sur un comportement du même type dans des mondes fictionnels.
L’analyse de la fiction en termes de mondes possibles étendue aux mondes virtuels des jeux vidéo nous a conduits à concevoir l’action (intentionnelle) des joueurs comme authentique, et cela bien qu’elle soit effectuée dans des mondes fictionnels. Ce qui sépare le monde du jeu du monde réel, modélisé par la séparation entre mondes possibles fictionnels et monde actuel, n’interdit pas, loin s’en faut, la projection d’objets du monde réel dans le monde du jeu, ni l’auto-projection de sujets comme acteurs authentiques dans le jeu. Cette projection permet aux joueurs d’interagir véritablement donc de construire d’authentiques relations sociales par le jeu. Le monde du jeu constitue ainsi une extension (séparée) du monde réel qui, en élargissant les lieux de l’interaction, prolonge les relations entre sujets.
Le revers de la médaille est alors que le monde du jeu ne peut pas échapper aux normes et évaluations. Il est ainsi communément admis que les normes esthétiques s’appliquent aux jeux, certaines interfaces pouvant être jugées plus ou moins belles ou laides selon les époques, les communautés et les goûts. En apparence, les normes utilisées pour évaluer les œuvres, monuments ou paysages du monde actuel sont transposées et adaptées pour évaluer les œuvres, monuments ou paysages des mondes virtuels. Mais les normes éthiques sont également concernées, particulièrement lorsqu’on s’intéresse à l’action des joueurs. Que dire d’un joueur qui tueI des monstres, si l’on pense que c’est mal de tuer, si l’on pense qu’il ne faut pas tuer ? [18]
On pourrait répondre que les mondes fictionnels des jeux sont séparés et qu’ils restent hermétiques à nos principes éthiques. Mais de même que pour les normes esthétiques, cela n’est pas vrai. De nombreuses enquêtes indiquent que la plupart des normes sociales sont généralement préservées, qu’il s’agisse de relations hommes-femmes, des distances conventionnelles entre les corps (donc entre les avatars) ou du respect de la vie privée [19]. Et les comportements des joueurs sont bien mutuellement évalués, quand untel sera jugé amical, telle autre hostile et agressive, ce qui suppose que les joueurs viennent avec leurs principes et leurs critères d’évaluation d’autrui.
Dans quelle mesure nos normes éthiques sont-elles adaptables voire amendables lorsque nous considérons un jeu ? Pour y répondre, considérons la disposition de non-violence, sujette à évaluation éthique : il s’agit d’une propriété (certains parlerons d’une vertu) possédée par un agent qui se manifeste par le fait que cet agent n’est pas susceptible d’un comportement violent. Il s’agit d’une propriété dispositionnelle, i.e. d’une propriété qui ne se manifeste que si l’occasion de l’éprouver se présente. Une personne peut être non-violente sans jamais être confrontée à une situation qui pourrait la pousser à agir violemment, de même qu’un sucre peut être soluble dans l’eau sans jamais rencontrer d’eau. Dire qu’une telle personne est non-violente, c’est dire que si elle avait été confrontée à une situation qui aurait pu provoquer une réaction violente, elle serait restée non-violente. La non-violence, comme les autres propriétés dispositionnelles, ont ainsi un caractère intrinsèquement modal.
Pourrait-on dire qu’un sujet est non-violent si et seulement s’il n’est pas susceptible d’un comportement violent « sauf dans certaines circonstances (variables selon le contexte) » ? On ne le peut évidemment pas, et adopter une simple définition contextualiste du concept de non-violence le viderait de contenu. Le concept de non-violence ne peut être préservé qu’à condition d’être suffisamment robuste. Son caractère modal exige qu’il ne soit applicable à un agent dans le monde actuel que s’il s’applique à cet agent dans d’autres mondes possibles. Sommes-nous tenus de considérer tous les mondes logiquement possibles, autrement dit le concept de non-violence doit-il être d’une robustesse absolue ?
Il semble que cela ne soit pas le cas, et ici à nouveau l’analyse lewisienne des fictions s’avère éclairante. Comme je l’ai signalé plus haut, Lewis restreint les mondes possibles aux seuls mondes « pertinents » pour le récit fictionnel considéré. Le concept de non-violence paraît lui aussi ne pas devoir s’appliquer à n’importe quelle situation, c’est-à-dire à n’importe quel agent dans n’importe quel monde possible, mais s’appliquer à certaines situations, pertinentes, et pas à d’autres, non pertinentes. Les mondes possibles pertinents pour la fiction selon Lewis sont les mondes les plus proches du monde actuel où le récit fictionnel est tenu pour décrivant un fait. De façon analogue, les situations pertinentes à prendre en compte pour tester la robustesse du concept de non-violence sont les situations où l’agent est le plus proche de ce qu’il est dans le monde actuel dans les mondes les plus proches du monde actuel.
La non-violence et l’évaluation éthique qui peut l’accompagner sont ainsi amendables dans le monde du jeu, et nous disposons sinon d’un critère, du moins d’une échelle permettant de comparer les comportements d’un sujet qui se prête à l’action dans les mondes virtuels. Un jeu où un sujet s’identifie à un sniper et tueI des civils dans une guerre constitue manifestement une situation pertinente pour l’attribution de la propriété de non-violence comme pour l’application de nos principes éthiques. À l’opposé, un jeu où le sujet s’identifie à Pac-Man qui, ayant ingéré une « super pac-gomme », tueI et mangeI des fantômes, ne constitue probablement pas une situation pertinente pour de telles évaluations. Autrement dit, s’il est d’un point de vue éthique probablement anodin de jouer pendant des heures à tuer des fantômes ou des monstres, cela est beaucoup moins évident quand il s’agit de tuer des femmes, des homosexuels, des Juifs ou des Noirs.
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[1] À la suite de Lewis (1970) et de Montague, cf. Thomason (1974)
[2] C’est généralement la conception privilégiée en linguistique (Partee, 1989) comme en théorie littéraire (Ryan, 2010).
[3] On tente ici une présentation informelle de la sémantique kripkéenne pour la logique modale propositionnelle. Un énoncé atomique est un énoncé dépourvu de structure logique, i.e. qui ne peut pas être décomposé à l’aide de connecteurs propositionnels comme « non », « et », « ou », etc. L’affaire est un peu plus subtile mais fondamentalement analogue pour la logique modale du premier ordre qui analyse les composants des énoncés atomiques. Le lecteur désireux d’aborder une approche formelle et détaillée de cette sémantique pourra se reporter aux manuels usuels de logique modale, par exemple Fitting & Mendelsohn (1998).
[4] Une relation binaire est réflexive quand elle relie chaque élément du domaine à lui-même. Avec une relation d’accessibilité réflexive, chaque monde est donc accessible à partir de lui-même.
[5] Pour une personne réelle, on peut ne pas savoir voire ne pas pouvoir savoir (p.ex. si tous les témoins ont disparu) si elle a eu un camarade russe à la crèche. Il s’agit alors d’une sous-détermination épistémologique, tandis que pour le personnage fictionnel, on a affaire à une indétermination ontologique.
[6] Suivant la conception défendue par Lewis (1986), indépendante de son analyse des fictions, les individus sont contingentés dans un seul monde et ils ont tout au plus des « contreparties » dans d’autres mondes.
[7] Comme on l’a signalé plus haut, il manque aux individus fictionnels la détermination que possèdent les individus actuels. Cela est partiellement compensé par le type d’attitudes mentales mobilisées pour les appréhender, focalisées plutôt que générales. Pour une approche générale de cette question utilisant une extension de la logique modale du premier ordre, voir voir Rebuschi et Tulenheimo (2011) et pour sa déclinaison sur la fiction voir Rebuschi (2016a).
[8] Selon Aarseth (2007), l’interactivité propre aux jeux doit conduire à les dissocier définitivement des mondes fictionnels. Pourtant les jeux vidéo, particulièrement les MMOGs (massive multiplayer online games), comportent une dimension fictionnelle – qui réside dans « un imaginaire des lieux » plutôt que dans le récit (Lavocat 2016 : 318). Cette dimension peut légitimer un traitement unifié des mondes des jeux et des mondes fictionnels. Il reste à y introduire l’interactivité, ce qui est l’objet de cette section.
[9] C’est l’indiscernabilité des identiques de Leibniz : si a = b alors a est indiscernable de b (toutes les propriétés exemplifiées par a le sont par b).
[10] Les historiens peuvent discuter de la valeur de telle ou telle interprétation relativement à l’intention de Leonard de Vinci, ce qui est une autre question.
[11] En effet, il n’y a pas de monde possible où la Tour Eiffel est strictement plus petite qu’elle-même. La comparaison ne peut tenir ici qu’entre la Tour Eiffel considérée dans le monde actuel et la Tour Eiffel considérée dans un autre monde possible.
[12] Cette dualité de sens ne concerne pas tous les VTI : craindre, détester, etc., n’ont pas de sens physicaliste mais seulement un sens intentionnel.
[13] Parmi les difficultés connues présentées par les VTI (Forbes, 2013 ; Richard 2001), on relève l’ambiguïté entre lectures spécifiques et non spécifiques (par exemple dans « Igor cherche un chat »), la non substituabilité des identiques (par exemple « Oedipe désire épouser Jocaste » vs. « Oedipe désire épouser sa mère ») et la possibilité d’objets inexistants.
[14] Techniquement, on peut considérer que Jocaste ouvre une fenêtre modale à la manière d’une représentation physique. Dans (Rebuschi 2012), j’introduis un opérateur modal générique, [Int], interprété par un ensemble de mondes possibles compatibles avec l’interprétation du locuteur. Cela rejoint l’idée énoncée plus haut que les représentations donc les fenêtres modales sont généralement relatives à une interprétation.
[15] Hintikka (1969) étend l’application de la sémantique des mondes possibles à la perception, ce que je reprends ici.
[16] Le pronom personnel « je », comme les autres indexicaux, est un désignateur rigide. C’est donc le centre du monde de l’évaluation qui en constitue la valeur et pas le centre du monde courant atteint par les opérateurs modaux. Cet article restant délibérément non technique on n’indiquera pas ici plus de détails. Le lecteur intéressé par les aspects formels pourra se reporter à Rebuschi (2012).
[17] Comme le souligne Lavocat, il y a « une hybridité ontologique de l’avatar, qui oscille entre la référentialité (comme alter ego numérique) et la fictionnalité (comme personnage) » (Lavocat 2016 : 333).
[18] Précisons que je ne défends pas ici la position éthique qui voudrait que tuer soit mal. J’envisage cette position et la norme éthique correspondante pour voir dans quelle mesure elles peuvent s’adapter à un jeu.
[19] Des données intéressantes sont présentées dans l’ouvrage dirigé par Peachey & Childs (2011), dont plusieurs chapitres ont déjà été cités.
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