La subjectivité est une condition essentielle de la communication et une propriété fondamentale du langage. Le sujet se définit en effet par son émergence dans le discours, qui se caractérise notamment par sa position dans l’interlocution. Les marques linguistiques de la subjectivité, c’est-à-dire les pronoms personnels et autres indicateurs de la deixis, constituent des marques de l’identité du sujet. Mais dans une telle perspective, les noms propres semblent exclus de l’expression de la subjectivité. Parallèlement, une telle définition, selon laquelle l’identité du sujet se manifeste essentiellement dans l’instantanéité du discours, trouve ses limites dans la notion d’historicité du sujet. À partir de l’analyse d’énoncés extraits d’un film où le personnage principal revendique un nom et une identité qu’une autre personne semble avoir usurpés, cet article montre en quels termes le nom propre peut être considéré comme une marque intersubjective de l’identité du sujet.
Mots clés : nom propre, subjectivité, intersubjectivité, identité, personne.
Proper names between social identity marks and subjective identity markers
Subjectivity is an essential condition of communication and a fundamental property of language. A subject is indeed defined by its emergence in discourse, which is in particular characterized by its position in dialogue. Linguistic marks of subjectivity, that is to say personal pronouns and other deixis markers, form subject’s identity marks. But in such a viewpoint, proper names seem to be excluded from the expression of subjectivity. At the same time, such a definition, according to which the subject’s identity appears essentially in instantaneity of discourse, seems to ignore the subject’s historicity. By analysing utterances taken from a film, where the main character claims a name and an identity that another person seems to take wrongfully, this article shows how a proper name can be considered as an intersubjective mark of subject’s identity.
Keywords :proper name, subjectivity, intersubjectivity, identity, person.
Selon le linguiste Émile Benveniste, le sujet se définit par son émergence dans le discours, et s’identifie dans les énoncés qu’il produit à travers ce qu’on appelle couramment les marques linguistiques de la subjectivité, c’est-à-dire les embrayeurs et autres unités déictiques. Dans cette perspective, les noms propres sont exclus de l’expression de la subjectivité et réduits à des marques d’identification sociale. En d’autres termes, la subjectivité s’exprime essentiellement dans les pronoms de première personne tandis que les noms propres sont rejetés dans la troisième personne. Cependant, les anthroponymes présentent de ce point de vue une particularité : ils sont susceptibles de référer au sujet énonciateur et d’être en coréférence avec des pronoms de première personne. Il apparaît de plus que le nom propre de personne est constitutif de l’identité personnelle du sujet, dans la mesure où il exprime, en renvoyant à son historicité, la dimension temporelle du sujet tel qu’il est défini par Benveniste.
Nous nous intéresserons donc dans cet article à la question de l’identité personnelle et aux moyens de son expression, à la manière dont l’identité d’une personne se construit dans et à travers le discours, et nous tenterons de montrer en quels termes le nom propre contribue à la définition de l’identité subjective en nous appuyant sur l’analyse de quelques énoncés extraits d’un film, après avoir précisément rendu compte de la définition de la subjectivité de Benveniste à laquelle nous soumettrons nos données.
La subjectivité est pour Benveniste une condition fondamentale de la communication et une propriété fondamentale du langage : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’“ego” ». La langue fournit en effet les moyens et les conditions de l’expression de la subjectivité, et le discours met en œuvre ces moyens pour faire émerger la subjectivité dans la réalité.
La subjectivité dont parle Benveniste est « la capacité du locuteur à se poser comme “sujet” », le sujet étant défini « comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience ». La question que soulève une telle définition est de savoir ce qui assure la continuité de cette unité psychique, sa transcendance et la permanence de la conscience. Pour Benveniste, la capacité du locuteur à se poser comme sujet ne se réalise que dans l’exercice de la parole, ce « n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est “ego” qui dit “ego” ». Et il ajoute : « Nous trouvons là le fondement de la “subjectivité”, qui se détermine par le statut linguistique de la “personne” ». Le sujet ne se manifeste que dans l’instance de discours, c’est-à-dire à la faveur d’« actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur ». Autrement dit, le sujet n’a d’existence réelle, ou du moins il n’a d’existence manifeste que dans le discours.
Mais Benveniste précise que « La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste ». Le sujet n’émerge que dans l’interlocution et il est défini par sa position dans l’interlocution. Pour Benveniste, « C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne ».
L’émergence du sujet implique donc l’émergence parallèle de l’autre : « je pose une autre personne [qui] devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu. La polarité des personnes, telle est dans le langage la condition fondamentale », déclare Benveniste. La condition fondamentale du langage n’est donc pas tant la subjectivité que l’intersubjectivité. Et c’est à partir du moment où il pose deux termes « je » et « tu », que Benveniste parle de « personne » : les deux personnes se caractérisent non seulement par leur polarité, mais aussi par leur capacité à se poser comme sujet.
Cette polarité est « d’ailleurs très singulière en soi », dit Benveniste, elle « ne signifie pas égalité ni symétrie : “ego” a toujours une position de transcendance à l’égard de tu ». Mais bien que la première personne ait une position de transcendance à l’égard de la deuxième personne, les deux personnes ne se conçoivent pas indépendamment l’une de l’autre, elles sont à la fois « complémentaires » et « réversibles ». Il n’y a donc pas de terme originel, poursuit Benveniste, et « c’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité ». « Ego », le sujet qui se pose comme tel en disant « je » et « tu », reste toutefois le siège de l’intention qui conditionne l’acte d’énonciation ; du moins l’acte de phonation est-il intentionnel. Mais d’un point de vue plus strictement linguistique, le sujet est surtout le point de repère autour duquel s’organise la référence. En particulier, le sujet énonciateur est le point de repère qui permet d’interpréter les marques de la subjectivité.
Les marques de la subjectivité sont d’abord les pronoms personnels, qui indiquent la personne, c’est-à-dire la position énonciative de leur référent. Pour Benveniste « ils ne renvoient ni à un concept ni à un individu », dans la mesure où ils sont utilisés indifféremment par tous les sujets parlants pour exprimer leur propre subjectivité singulière.
Viennent ensuite les indicateurs de la deixis, qui « organisent les relations spatiales et temporelles autour du “sujet” pris comme repère », selon les termes du linguiste, et dont la référence est déterminée en fonction de la situation de l’énonciation et par rapport à l’énoncé produit, « c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’y énonce ».
L’expression de la temporalité, enfin, est elle aussi organisée par rapport au sujet énonciateur puisque les temps verbaux se définissent en fonction de leur rapport au présent de l’énonciation.
La langue contient donc les formes linguistiques qui permettent l’expression de la subjectivité, et c’est l’emploi de ces formes dans le discours qui provoque l’émergence du sujet. Et ce que Benveniste dit du pronom personnel « je » est valable pour toutes ces marques de la subjectivité : ce sont des termes qui ne peuvent être identifiés que dans une instance de discours et qui n’ont « de référence qu’actuelle. La réalité à laquelle il[s] renvoie[nt] est la réalité du discours. C’est dans l’instance de discours où je désigne le locuteur que celui-ci s’énonce comme “sujet”. Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra qu’il n’y a pas d’autre témoignage objectif de l’identité du sujet que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même ». C’est ainsi que nous arrivons plus précisément au problème qui nous intéresse, celui de l’identité du sujet.
Il semble que l’identité dont traite Benveniste soit conçue comme ipséité, c’est-à-dire comme la « relation a priori qu’un objet entretient nécessairement avec lui-même », pour reprendre les termes de Guy Achard-Bayle, relation que l’on peut exprimer sous la forme d’une proposition d’identité du type a = a ou a est a.
Cette conception de la subjectivité et de l’identité du sujet appelle deux remarques, dont on verra qu’elles sont corrélées.
Premièrement, dans cette perspective les noms propres ne constituent pas des marques de la subjectivité. Benveniste définit en effet le nom propre comme « une marque conventionnelle d’identification sociale telle qu’elle puisse désigner constamment et de manière unique un individu unique ». Autrement dit, la référence d’un nom propre ne semble pas dépendre de l’instance de discours.
Deuxièmement, il nous semble que la définition que propose Benveniste de la subjectivité trouve ses limites dans la notion d’historicité du sujet, c’est-à-dire dans la dimension temporelle de l’existence du sujet. Benveniste soutient en effet que « L’instance de discours est […] constitutive de toutes les coordonnées qui définissent le sujet ». Mais cette identité énonciative du sujet ne suffit pas à constituer son identité personnelle, c’est-à-dire à établir une continuité entre ses différentes occurrences dans le discours. Le sujet tel que le définit Benveniste est assujetti à l’instance de discours et à son instantanéité.
Si le sujet est le point de repère autour duquel s’organise la référence, le sujet lui-même a besoin de repères pour fonder son identité personnelle. Autrement dit, à la définition de l’identité du sujet comme ipséité doit s’associer une définition de l’identité comme mêmeté, qui ne pose « pas d’équivalence a priori », pour reprendre à nouveau les termes d’Achard-Bayle, et qui s’exprime dans une proposition d’identité du type a = b ou a est b. Il ne suffit pas de considérer que le sujet est défini dans et par le discours pour établir son identité personnelle à travers la diversité des discours qu’il produit et auxquels il participe.
Le corpus que nous allons maintenant présenter fournit précisément une illustration de cette mise en cause de l’identité qu’entraîne l’impossibilité pour le locuteur d’établir des points de repère extérieurs à l’instantanéité du discours. Les quelques énoncés que nous soumettons ainsi à l’observation, et qui nous semblent illustrer les problèmes relatifs à la définition du sujet que nous venons de soulever, sont extraits du film de Jaume Collet-Serra intitulé Unknown. Il nous faut donc d’abord brièvement raconter l’histoire pour situer le contexte dans lequel prennent place les extraits analysés. Notons par ailleurs que notre analyse se fonde sur la version originale (vo) anglaise du film mais que nous accompagnons nos exemples des énoncés correspondants extraits de la version française (vf) ; les chiffres entre parenthèses qui suivent les exemples indiquent la situation de l’extrait dans le film et mentionnent dans l’ordre les heures, les minutes et les secondes.
Un homme et sa femme arrivent dans un hôtel, mais en sortant du taxi l’homme s’aperçoit qu’il a oublié son porte-documents à l’aéroport ; il saute alors dans un autre taxi sans prévenir sa femme qui s’est rendue à l’accueil de l’hôtel. Sur le chemin, le taxi a un accident. L’homme se réveille à l’hôpital d’un coma de 4 jours. Un médecin lui demande son nom ; il répond avec un léger effort, mais sans réelle hésitation :
(1)
(vo) Martin, Martin Harris… Doctor, doctor Martin Harris
(vf) Martin, Martin Harris… Je suis le professeur Harris
(00 : 10 : 24)
Jusque-là tout va bien : notre personnage, en donnant son nom, décline son identité ; on comprend non seulement que cet homme s’appelle Martin Harris, mais aussi qu’il est Martin Harris. C’est d’ailleurs en ces termes que son énoncé est traduit dans la version française. Autrement dit, cet énoncé fournit à la fois une information linguistique et extralinguistique. En effet, il signale non seulement que le nom Martin Harris permet de désigner cet homme dans le discours, mais aussi que ce nom constitue dans le monde une marque de l’identité personnelle de cet homme.
Mais les choses se corsent très vite pour lui. De retour précipité à l’hôtel, notre personnage essuie une première déconvenue : sa femme ne le reconnaît pas et présente un autre homme comme étant son mari (étant donné que le nom des personnages ne permet pas de les distinguer, nous appellerons dorénavant le personnage principal Martin1 et son concurrent Martin2).
(2)
(vo) Sa femme : Martin ! (puis, montrant l’homme qui se présente) This is my husband
Le chef de la sécurité :You are doctor Martin Harris ?
Martin2 : Last time I looked… (coup d’œil sur son badge où on lit Dr Martin Harris) …Yeah, still me
(vf) Sa femme : Martin ! Voilà… voilà mon mari
Le chef de la sécurité : Vous êtes le professeur Martin Harris ?
Martin2 : J’en ai l’impression… Oui, c’est bien moi
(00 : 17 : 39)
Du point de vue du personnage principal, Martin1 – point de vue que le réalisateur amène le spectateur à partager – Martin2 a littéralement pris sa place : il se fait appeler « Martin » par sa femme et se présente au-devant d’elle en réponse à l’apostrophe qu’elle lui adresse ; il porte de plus un badge sur lequel est inscrit le nom Martin Harris.
Dans cet échange, l’identité de Martin Harris se définit à travers un dialogue entre la femme, le chef de la sécurité et Martin2, dont Martin1 est exclu. En premier lieu, l’apostrophe de la femme identifie son interlocuteur, c’est-à-dire Martin2, par le nom de Martin. On remarque au passage que l’emploi du prénom seul témoigne de l’intimité que la femme est censée partager avec cet autre personnage. En second lieu, le chef de la sécurité adresse un énoncé d’identité interrogatif à la deuxième personne à Martin2, qui a répondu à l’appel de l’apostrophe : « you are doctor Martin Harris ? » lui demande-t-il ; Martin2 répond positivement à l’interrogation, la transformant rétrospectivement en affirmation, et il s’identifie de plus au nom Martin Harris à travers un énoncé qui identifie ce nom au pronom personnel « me ».
La réponse de Martin2 est d’ailleurs ironique puisqu’il construit son énoncé d’identité – « Martin Harris, c’est moi » – par le truchement du badge qu’il porte, d’une manière désinvolte, comme si ce badge n’était qu’une garantie superflue de son identité, ou plutôt une conséquence accessoire du fait qu’il porte le nom de Martin Harris. Or justement, le badge, avec la parole de son porteur, fonctionne ici comme une preuve de l’identité de la personne. La relation de contiguïté entre le nom sur le badge et le porteur du badge prime ici sur la relation que Martin1 entretient avec ce même nom, dont il croit pourtant être le porteur réel. Martin1 se trouve ainsi dépossédé de son identité personnelle, qui se cristallise dans son nom propre.
Ainsi, lorsqu’il tente de s’expliquer par la suite avec le chef de la sécurité, Martin1 commence par se réapproprier son nom propre en le dissociant de l’autre prétendant :
(3)
(vo) He’s not Martin Harris, I am doctor Martin Harris. The man upstairs is pretending to be me !
(vf) Ce n’est pas Martin Harris, je suis le professeur Martin Harris. L’homme qu’on a vu là-haut fait semblant d’être moi !
(00 : 19 : 20)
L’énoncé commence par une proposition d’identité négative, qui dissocie Martin2, désigné par le pronom personnel de troisième personne « he », du nom propre Martin Harris, et se poursuit par une proposition d’identité affirmative à la première personne où Martin1 s’identifie au nom Martin Harris, et même plus qu’au nom, à la personne elle-même en mentionnant son statut social.
Il y a deux référents possibles pour le nom Martin Harris, et la résolution de ce dilemme ne donne lieu à aucun doute du point de vue de Martin1 : Martin2 se fait passer pour lui. Il y a donc un conflit entre les propositions « he’s Martin Harris » et « I am Martin Harris » ; et la seule issue de ce conflit réside dans les propositions « he’s not Martin Harris » et « he’s pretending to be me ». Mais ce que le spectateur perçoit est plus nuancé : c’est que Martin2 se fait passer pour Martin Harris. Et du point de vue du spectateur, même s’il est incité à partager le point de vue du personnage principal, à savoir Martin1, les deux hommes se font passer pour Martin Harris ; autrement dit ces deux hommes prétendent au même nom, c’est-à-dire à la même identité.
L’ennui pour Martin1 est que les preuves semblent se trouver du côté de celui qui lui aurait pris sa place. De retour à l’hôpital, où le médecin lui explique à quels symptômes l’expose l’accident qu’il vient de subir (amnésie, perte partielle ou totale de l’identité, etc.), notre personnage passe par des moments de doute :
(4)
(vo) If I’m not Martin Harris, why do I know so much about him ?
(vf) Si je ne suis pas Martin Harris, comment se fait-il que j’en sache autant sur lui ?
(00 : 33 : 57)
Il commence par poser l’hypothèse d’une dissociation entre lui-même et Martin Harris. Cette dissociation s’exprime, d’une part, à travers la proposition d’identité négative « I’m not Martin Harris » et, d’autre part, à travers le rejet du nomMartin Harrisdans la troisième personne : le nom Martin Harris est en effet repris par le pronom anaphorique « him ».
Mais l’hypothèse de cette dissociation pose un problème, celui de l’origine des connaissances empiriques que Martin1 possède sur ce Martin Harris. Le rejet du nom Martin Harris dans la troisième personne ne correspond pas à la conscience qu’a notre personnage de lui-même. Et de ce fait il doute, non pas de son identité, mais de sa santé mentale :
(5)
(vo) Do you know what it feels like to become insane doctor ? It’s like a war between being told who you are and knowing who you are
(vf) Savez-vous ce que ça fait de devenir fou docteur ? C’est une guerre entre être la personne qu’on vous dit que vous êtes et savoir qui vous êtes
(00 : 34 : 10)
Si Martin1 a l’impression de perdre la raison, c’est précisément parce qu’il n’a aucun doute sur son identité : il sait, ou du moins croit savoir qui il est. Mais le discours des autres lui refuse son identité : le nom Martin Harris est endossé par une autre personne. Et la situation est d’autant plus délicate que personne ne lui dit qui il est, mais on lui dit au contraire qui il n’est pas. Il n’a donc aucune alternative à sa disposition : il est lui-même, c’est-à-dire Martin Harris, ou personne d’autre.
Martin1 se trouve ainsi coincé en quelque sorte dans sa situation de sujet, coincé dans son propre discours, et privé de la marque d’identité personnelle qui assure la continuité spatio-temporelle de son être individuel d’une situation de discours à l’autre. Il est prisonnier du présent de l’énonciation, sans repère pour établir son identité personnelle. Martin1 finit donc, après avoir essuyé une tentative de meurtre, par aller demander de l’aide à quelqu’un. Et que dit-il à cette personne ?
(6)
(vo) I need you to help me prove I’m me
(vf) Je veux que vous m’aidiez à prouver que je suis bien moi
(00 : 43 : 14)
En fait, Martin1 veut prouver qu’il est non pas lui-même mais Martin Harris ; mais dans son discours, il y a identité parfaite entre « me » et « Martin Harris », au point que ces deux expressions soient substituables l’une à l’autre. Il apparaît ainsi que le pronom de première personne ne constitue pas un témoignage suffisant de l’identité du sujet à travers le temps, du moins le sujet ne semble pouvoir se satisfaire de son identité énonciative, de l’ipséité qu’exprime la proposition « je suis moi », et réclame la reconnaissance de son identité comme mêmeté qu’exprime la proposition « je suis Martin Harris ».
On atteint ainsi la limite de la définition que propose Benveniste de la subjectivité, c’est-à-dire l’historicité du sujet. Le sujet se définit par son émergence dans le discours, mais aussi par la continuité et l’identité de son être d’un discours à l’autre ; or seul le nom propre semble permettre d’établir cette continuité.
L’observation des rapports entre pronoms personnels et nom de personne dans les données que nous venons de présenter fait apparaître que l’identité personnelle du sujet se construit dans le discours à travers le rapport entre nom propre et personne de l’énonciation. Le problème soulevé par ces quelques énoncés est qu’on a affaire à deux discours contradictoires, à une concurrence entre deux personnes pour la référence d’un même nom. Il y a de plus un déséquilibre entre ces deux discours contradictoires : le sujet dont on partage le point de vue est le seul pour lequel l’énoncé d’identité « je suis Martin Harris » est vrai, tandis que cette expression de son identité personnelle est niée par ses interlocuteurs qui refusent de lui répondre « tu es Martin Harris ».
L’intersubjectivité est en quelque sorte brouillée : on veut bien admettre que ce sujet se pose comme tel en disant « je », mais on refuse de lui reconnaître l’identité qui transcende ses différentes occurrences dans le discours et qui se cristallise dans son nom propre. Le sujet se trouve ainsi dans la position que lui assigne Benveniste : il est limité au discours actuel et son identité est réduite à l’instantanéité du discours où il s’énonce comme « je ».
Le rôle du nom propre apparaît ainsi comme déterminant dans la définition de l’identité personnelle du sujet : il témoigne de son identité dans sa dimension temporelle, ou historique, dans la mesure où il exprime l’unité des « je me moi » au-delà du présent de l’énonciation ; il est le repère qui permet au sujet d’établir, dans la sphère intersubjective, une continuité spatio-temporelle entre le « je » qu’il est aujourd’hui et le « je » qu’il était hier.
L’anthroponyme contribue donc aussi à la définition de l’identité du sujet : d’une part, l’énonciation d’un nom propre est une marque d’intersubjectivité, dans la mesure où le nom propre Martin Harris, par exemple, s’interprète comme « le Martin Harris que nous connaissons toi et moi », pour paraphraser Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov ; d’autre part, l’énonciation du nom propre renvoie à l’origine historique de l’individu, c’est-à-dire à un événement, l’acte de nomination, qui inscrit l’individu dans sa propre historicité et témoigne de son identité à travers ses différentes occurrences dans le discours.
Les noms propres assurent donc en quelque sorte l’unité de nos expériences vécues, non pas parce qu’ils opéreraient une référence objective à l’individu indépendamment du discours, mais parce qu’ils sont la trace dans le discours actuel de discours antérieurs et forment le lien qui les unit. Tandis qu’avec les pronoms « je me moi » le locuteur reste prisonnier du présent de son énonciation, avec son nom propre émerge le souvenir, aussi vague et imprécis soit-il, d’une énonciation antérieure qui a fixé la relation de dénomination.
L’analyse des données que nous venons de présenter fait apparaître certaines propriétés sémantiques et discursives du nom propre.
Il apparaît en premier lieu que le nom propre sert à identifier un individu et que le référent d’un nom propre est l’individu qui se fait appeler par ce nom. Ainsi, dans l’énoncé (1) le personnage principal, Martin1, s’identifie en donnant son nom au médecin qui le lui demande. De même, dans l’échange (2), l’autre prétendant au nom, Martin2, est identifié par le nom « Martin » prononcé en apostrophe à son adresse, et par le nom « Martin Harris » associé aux pronoms « you », « I » et « me » qui le désignent successivement. Le référent du nom Martin ou Martin Harris est ainsi identifié comme celui qui répond au nom de Martin ou Martin Harris. De plus le badge, qui marque par convention l’identité sociale de celui qui le porte, identifie, en vertu de la contiguïté entre le nom et le porteur du badge, le porteur du badge au porteur du nom. Dans ces conditions, le nom propre nomme l’individu auquel il réfère et réfère à l’individu qu’il nomme.
On remarque en second lieu qu’un même nom propre peut désigner plusieurs référents différents. Ainsi, dans les énoncés (1) à (6), le nom Martin Harris réfère à un individu différent selon la situation et l’identité des interlocuteurs. Par exemple, dans l’échange (2), le nom Martin Harris est associé aux pronoms de première et de deuxième personne et renvoie à Martin2, qui est tantôt allocutaire et tantôt locuteur. Par contre, dans l’énoncé (3), Martin2 est désigné par le pronom de troisième personne et par la description définie « The man upstairs », alors que le nom Martin Harris est identifié au pronom de première personne qui renvoie à Martin1. Le nom Martin Harris est revendiqué à la fois par Martin1 et Martin2 et chacun s’identifie à ce nom dans son propre discours.
Il ressort de ces remarques que le référent d’un nom propre est l’individu nommé par ce nom et que la détermination du référent dépend de la situation et de l’identité des interlocuteurs. On peut ainsi considérer avec Georges Kleiber que le sens du nom propre est dénominatif, et définir le sens du nom propre par la formule « x appelé N par S », selon laquelle le référent d’un nom propre N est l’individu x appelé N par un sujet énonciateur S.
Par ailleurs, dans un contexte où le nom propre Martin Harris a un référent différent selon l’identité des interlocuteurs, il y a équivoque sur l’identité de Martin Harris, non pas sur le référent du nom Martin Harris mais sur l’identité du porteur du nom, qui reste indéterminée. Ainsi, dans l’énoncé (4), Martin1 associe le nom Martin Harris au pronom de troisième personne « him », mais ce dernier ne renvoie pas alors à Martin2, et son référent semble rester en suspens, indéfini. On touche ainsi à une autre propriété sémantico-discursive du nom propre, qui réside dans le fait que l’emploi d’un nom propre implique un acte de nomination logiquement antérieur, c’est-à-dire un énoncé performatif de nomination qui fixe un lien de dénomination entre tel nom propre et tel individu, qui se caractérise alors comme le porteur du nom. Il convient donc de distinguer entre le référent d’un nom propre, c’est-à-dire le segment de réalité auquel renvoie le nom actualisé en discours, et le porteur d’un nom propre, c’est-à-dire l’individu auquel est associé le nom propre en vertu d’un acte de nomination.
Les données que nous avons présentées renvoient enfin à des questions concernant l’identité personnelle que se posent traditionnellement les théories philosophiques du nom propre.
Ainsi l’énoncé (4) renvoie à la question du rôle des connaissances empiriques dans l’identification du référent d’un nom propre. C’est notamment sur cette question que Saul Kripke s’oppose, en s’inspirant de Ludwig Wittgenstein , à la théorie descriptiviste élaborée par Gottlob Frege et Bertrand Russell et développée par John R. Searle. Pour résumer schématiquement les termes de cette opposition, Frege, Russell et Searle considèrent que l’identification du référent d’un nom propre repose sur la connaissance des propriétés identifiantes du porteur du nom, tandis que pour Kripke, la référence d’un nom propre dépend d’un acte de nomination, d’une communauté de locuteurs au sein de laquelle circule le nom et de chaînes de communications qui relient chaque emploi de ce nom à un emploi antérieur, et initialement à l’acte de nomination. Dans les énoncés (1) à (6) on découvre que les connaissances et les croyances des uns et des autres conduisent à une concurrence entre deux porteurs pour un même nom. Toutefois, dans chacune des situations d’énonciation, le nom Martin Harris a un référent déterminé. En termes kripkéens, on peut dire que Martin1 et Martin2 prétendent tous deux être l’individu auquel a été attribué le nom Martin Harris au cours d’un acte de nomination initial, et auquel le nom Martin Harris est associé dans les énoncés qui constituent la chaîne de communication reliant l’emploi actuel de ce nom à l’acte de nomination initial. Les logiciens répondraient peut-être que l’un des deux prétendants est le vrai Martin Harris tandis que l’autre est un usurpateur, et qu’un examen précis des propriétés de l’un et de l’autre doit permettre d’identifier le porteur réel du nom, mais le langage admet un nombre indéfini de possibilités et l’intrigue du film est plus complexe.
D’un point de vue plus strictement linguistique, le problème qui se pose est celui du rôle du langage dans la définition de l’identité personnelle du sujet parlant. Selon Benveniste, on l’a vu, c’est en disant « je » que le sujet se pose comme tel et s’identifie dans le discours. Mais cette émergence d’une identité subjective est instantanée et ponctuelle. Les noms propres, quant à eux, désignent un individu unique et déterminé, du moins dans une sphère interpersonnelle donnée, et sont censés le désigner de manière constante à travers toute la diversité des énoncés dans lesquels ils s’inscrivent. Le nom propre apparaît ainsi pour la personne qui le porte comme une marque de son identité personnelle et subjective, comme un moyen d’affirmer la continuité et l’identité des différentes instances de « je » qu’elle produit. Ainsi, dans l’échange (2), le fait que Martin2 soit associé au nom Martin Harris dans les énoncés qui lui sont adressés à la deuxième personne ou qui parlent de lui à la troisième personne confirme et renforce l’affirmation de son identité subjective de Martin Harris. Le personnage principal, Martin1, est pour sa part privé de cette garantie intersubjective de son identité personnelle. Et ce dont il est ainsi privé, c’est de la dimension temporelle de son identité d’être historique, de son histoire de sujet parlant appartenant à la communauté de locuteurs pour laquelle Martin Harris est Martin1.
Les énoncés (5) et (6) renvoient enfin à l’opposition entre savoir et dire, que Wittgenstein invoque précisément pour déconstruire méthodiquement la théorie descriptiviste . Il suggère notamment que ce qui compte dans la signification d’un nom propre, ce n’est pas tant ce qu’on sait sur le nom propre ou sur son porteur mais la manière dont on emploie ce nom, son usage dans le langage. Et c’est finalement la concurrence entre deux usages du nom Martin Harris que présentent les données analysées.
L’identité subjective restrictivement définie par Benveniste comme s’exprimant essentiellement dans les pronoms personnels ne suffit pas à éviter au sujet parlant de perdre la face, ce dont témoigne de manière cocasse l’énoncé (6) : on peut en effet se demander s’il y a un sens à vouloir prouver que “je suis moi”. Le sujet se définit par son émergence dans le discours, et son identité subjective s’exprime à travers les pronoms personnels « je me moi » en opposition avec « tu te toi » d’une part et « il le lui » d’autre part. Mais le sujet se définit également « comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience » , pour reprendre les termes de Benveniste. Or si du point de vue de la conscience réflexive, c’est-à-dire du point de vue du sujet, cette unité psychique s’exprime à travers les pronoms de première personne et la permanence de la conscience n’est pas à mettre en cause à moins de douter de sa santé mentale, autrement dit si dans son propre discours le sujet exprime son identité à travers les pronoms de première personne, dans le discours des autres la continuité et l’identité de son être s’exprime à travers les pronoms de deuxième et troisième personnes et à travers son nom propre.
L’identité du sujet peut ainsi se caractériser par sa double dimension temporelle : instantanéité de l’émergence dans le discours à travers les pronoms personnels, continuité de son être dans le langage à travers le nom propre. Toutefois, la référence d’un nom propre reste dépendante de la situation d’énonciation et, on l’a vu, un même nom propre peut référer à différents individus selon la situation, autrement dit deux sujets peuvent entrer en concurrence dans le discours pour une même identité. La définition de l’identité apparaît finalement comme un jeu de langage, que chaque sujet joue avec les arguments dont il dispose. L’identité du porteur d’un nom propre se construit dans le discours, dans le rapport entre ce nom et les autres désignateurs avec lesquels il est en coréférence ou en opposition.
L’intersubjectivité est présente et manifeste dans le discours au-delà des unités traditionnellement considérées comme spécialisées dans l’expression de la subjectivité. Les quelques données que nous avons présentées montrent un sujet qui, dépossédé de son nom propre, est ainsi privé des repères extérieurs au discours actuel qui lui permettent d’établir son identité, et le fait qu’on usurpe son nom le plonge dans la détresse la plus totale : il se trouve alors privé de son passé et des marques intersubjectives de son identité personnelle. La continuité de son être dans le temps est rompue et il se trouve réduit à errer dans le présent de l’énonciation. Le nom propre apparaît donc pour le sujet qui le porte comme le fondement de la cohésion entre ses différentes occurrences dans le discours.
Le fait que les énoncés analysés dans la présente étude soient extraits d’un film, c’est-à-dire d’une fiction, nous semble par ailleurs produire une sorte de mise en abîme de la question de la construction de l’identité personnelle, qui met en valeur le rôle de la langue et du discours dans ce processus. Dès le début du film, le spectateur est encouragé à partager le point de vue du personnage principal dont l’identité fictive est celle d’une personne nommée Martin Harris. Or l’objectif de l’intrigue est de mettre en cause l’identité de ce personnage principal, c’est-à-dire de présenter son identité comme fictive dans le monde possible construit par le film. Cette mise en cause est progressive et va à l’encontre des certitudes que le spectateur se forge sur l’identité du personnage. Par exemple, lorsque le personnage principal se réveille à l’hôpital, il commence par dire son nom ; ainsi, pour le spectateur, l’identité du personnage est établie, et par convention il la tient pour véridique dans le monde fictif construit par le film. Mais le personnage principal est très vite confronté à un autre personnage qui se fait appeler Martin Harris à sa place. Le réflexe du spectateur est toujours à ce stade de partager le point de vue du personnage principal, c’est-à-dire de partager son angoisse face à la mise en cause de son identité et de soupçonner immédiatement l’usurpation d’identité. L’intrigue du film se ramifie évidemment pour révéler une situation beaucoup plus complexe, mais les extraits que nous avons présentés suggèrent que c’est dans et par le discours que se construit l’identité personnelle. En d’autres termes, la construction de l’identité fictive du personnage d’un film est à l’image de la construction de l’identité personnelle des individus réels : elle est tributaire du discours, c’est-à-dire à la fois des énoncés produits par la personne et des énoncés qui la prennent pour objet.
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