« Considérer les effets, pouvant être conçus comme ayant des incidences pratiques, que nous concevons qu’a l’objet de notre conception. Alors, notre conception de ces effets constitue la totalité de notre conception de l’objet » (Peirce, 1878, repris et traduit dans Peirce, 2002 : 248).
La fameuse maxime de celui qui est aujourd’hui considéré comme le fondateur du pragmatisme va bientôt souffler sa 140e bougie. Pourtant, et c’est l’une des motivations principales de cet appel, force est de constater que, si le “pragmatisme” est plutôt à la mode à l’heure actuelle dans le champ des sciences humaines, le terme est loin de faire consensus, à commencer par ce qu’il implique de la démarche de recherche. On peut même avancer qu’à mesure que l’emploi du mot se popularise, le concept s’opacifie, chaque occurrence, chaque obédience, chaque sensibilité, chaque projection ajoutant une couche qui, au mieux diffracte, au pire réfléchit les lumières épistémologiques des “pères fondateurs” du pragmatisme.
Au sein de disciplines très diverses, il semble qu’un mouvement, un (re)nouveau pragmatique se déploie depuis quelques années : très récemment, le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) a soutenu l’École thématique, « Pragmatisme et philosophie américaine au XXe et XXIe siècles » (29 mai – 3 juin 2017, Aussois) organisée par l’association Pragmata (qui regroupe des chercheurs d’institutions variées) ; un numéro de Tracés (2008) interrogeait les rapports des pragmatismes à la sociologie, l’histoire, la littérature, les sciences cognitives ; un article collectif paru dans Politix est revenu sur trente ans de « sociologie pragmatique » (Barthe et al., 2008) ; tandis que des travaux ont été écrits sur le sujet en géographie (Dussouy, 2010), en sciences de l’éducation (Frelat Kahn, 2013) ou encore en esthétique (Shusterman, 1992). Dans le même temps, les traductions ou nouvelles traductions de Peirce (à commencer par la série en cours de publication aux éditions du Cerf sous la direction de Claudine Tiercelin et Pierre Thibaud – 4 volumes parus sur 10 prévus), James (2007), Dewey (2014a) se multiplient. Enfin, symptôme autant que conséquence sans doute, la nomination de Claudine Tiercelin, spécialiste de Peirce, à la chaire de métaphysique et philosophie de la connaissance du Collège de France, qui n’a pas été sans remous dans les “milieux autorisés” (Lancelin, 2011), semble acter cette évolution. Loin d’être exhaustif, ce modeste tour d’horizon montre le regain pragmatique que connaissent les sciences humaines en France.
Plusieurs travaux ont récemment montré précisément comment et pourquoi William James (1907, 2007) ou plus tard John Dewey ([1920], 2014b) avaient incarné en France, et ailleurs parfois, le pragmatisme américain bien plus que Peirce ou Morris (1937, 1970), sans parler des thuriféraires nationaux souvent oubliés depuis (voir à ce sujet Chevalier, 2010 ; Schmitt, 2010 ; Pudal, 2011). Aujourd’hui encore, malgré les travaux de passeuses et (re-)découvreurs comme Claudine Tiercelin ou Gérard Deledalle pour ne citer que deux exemples, Peirce est sans doute le moins utilisé, le moins connu des fondateurs. Souvent vu comme une mode intellectuelle, associée au thème du religieux ou à l’esprit de la modernité, le pragmatisme est longtemps resté une curiosité en France. Ce complexe labyrinthe théorique, parfois jungle confuse, trouve son origine en partie dans les tous premiers temps du pragmatisme, en particulier en France. Il faut dire que très tôt, c’est plutôt des pragmatismes que du pragmatisme qu’il a fallu parler, ce qui fait dire à Peirce dès 1905, non sans amertume : « C’est pourquoi, voyant le “pragmatisme”, son rejeton, promu de cette façon, l’auteur pense qu’il est temps de dire adieu à son enfant et de l’abandonner à son plus illustre sort ; tandis qu’il revendique l’honneur d’annoncer, dans le but précis d’exprimer la définition originelle, la naissance du mot “pragmaticisme”, qui est assez laid pour être à l’abri des kidnappeurs » (Peirce, 1905 : 165-166 ; repris et traduit dans Peirce, 2003 : 26).
Les notions de pragmatique, pragmatisme, pragmaticiste, pragmatiste, socio-pragmatique, sémio-pragmatique, la pragmatique, divergent dans leurs emplois, enracinements et implications. Mais c’est également l’usage de chaque terminologie qui fait débat : l’emploi de sémio-pragmatique est loin de ne renvoyer qu’au modèle de Roger Odin (2000, 2011), tandis que la pragmatique en linguistique « donne lieu à de fréquentes et regrettables confusions » (Kleiber, 1982 : 3). L’idée même de pragmatisme reste, dans certains champs, assez exotique, voire incongrue, pour que ses partisanes et partisans en soient encore au stade d’une prudente présentation (Lefebvre, 2007). Très souvent, être “pragmatique/tiste”, avoir une approche pragmatique/tiste équivaut dans l’esprit et les actes de ceux et celles qui s’en revendiquent, à prendre en compte le contexte, à ne pas se contenter de la pure immanence et à se méfier de l’ontologie à œillères. Mais est-ce qu’être pragmatique/tiste peut se résumer à “la prise en compte du contexte” ? Ne faut-il pas sans cesse réinterroger les fondements philosophiques, épistémologiques des modes de pensée pragmatiques/tistes ? Peut-on être pragmatique/tiste sans le savoir et ne pas l’être tout en s’en réclamant ? Le pragmatisme est-il une obédience parmi d’autres, une posture ou une humeur qu’il revient à chacune et chacun d’adopter ou non, ou bien est-il possible de démontrer sa puissance heuristique et sa validité scientifique (ou le contraire), à côté ou au détriment d’autres paradigmes ? Autrement dit, ce numéro cherche à poser et commencer à renseigner des questions pragmatiques au pragmatisme : de quoi parle-t-on, pourquoi, où et comment s’en sert-on, à quoi, à qui, pour qui cela peut-il servir, etc. ?
Sans prétendre résoudre tous les questionnements ni résorber toutes les tensions ou en finir avec toutes les imprécisions, ce numéro a pour ambition d’interroger frontalement le concept de(s) pragmatisme(s), non pas tant per se avec une approche purement philosophique et épistémologique, mais justement “pragmatiquement” à travers les emplois qui en sont faits, les revendications attachées, les inclusions et exclusions impliquées, et bien entendu les résultats, les effets spécifiques et différentiables qui peuvent lui être attribués (à tort ou à raison, là est justement la question), « conçus comme ayant des incidences pratiques » (Peirce, 1878, 2002 : 248).
Ces incidences peuvent être de diverses natures. Sur les résultats de la recherche, leur validité et leur réfutabilité bien entendu, mais aussi sur la ou les méthodes permettant d’y parvenir, sur les modes de pensée et de postulat (rapports entre les recours à l’abduction, l’induction, la déduction) et ainsi sur les méthodologies (qu’est-ce que/y a-t-il une enquête pragmatique/tiste, une analyse pragmatique/tiste, un corpus, un terrain pragmatiques/tistes ?) Notre questionnement porte également sur les ancrages disciplinaires, les obédiences, les courants, les écoles à l’intérieur des disciplines, ou même les orientations pluri- ou transdisciplinaires qui incitent, invitent ou, au contraire, découragent ce type d’approches. Enfin, d’un point de vue institutionnel, vaut-il mieux, pour être publié.e, écouté.e, qualifié.e, faire carrière en tant que chercheur et chercheuse, enseignante et enseignant, être ou ne pas être pragmatique/tiste, le dire ou le taire, et de quelle tendance, de quelle chapelle, avec quel engagement ou distance, quelles références et quelles “impasses” ?
Si des contributions théoriques sont les bienvenues, les propositions s’attachant au retour d’expérience sur des travaux passés, des terrains d’études constitués ou en voie de constitution, des problématiques méthodologiques illustrées par des cas précis sont attendues. La question de la réception et des usages du ou des pragmatismes mérite aussi d’être posée. Y a-t-il eu des événements, des écoles, des individus ayant suscité un regain d’intérêt pour ce type d’approche, comme, par exemple, la réception en France de la sociologie américaine d’après-guerre ? Les transformations, les torsions, les hybridations du ou des pragmatismes avec d’autres paradigmes peuvent également être interrogées afin d’en comprendre l’usage par une analyse diachronique des évolutions. Les questionnements des auteures et auteurs, que cela soit sur leurs travaux et expériences ou sur ceux et celles d’autres chercheurs et chercheuses, que ces interrogations soient pragmatiques/tistes et/ou opposées au pragmatisme, sont également dans l’optique de ce numéro. La pluralité des ancrages disciplinaires, qui est au cœur de la ligne éditoriale de la revue l’est également dans ce cadre. Si des disciplines comme la sémiotique, la sociologie ou encore la philosophie par exemple, entretiennent des liens évidents avec le sujet, les contributions élargissant les champs habituels de questionnement seront les bienvenues : quid du.des pragmatisme.s en anthropologie, en psychanalyse, en information-communication, en sciences politiques, en histoire, en géographie, en musicologie, en lettres ou encore en droit.
Barthe Yannick et al. (2013), « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, vol. 103, n° 3, pp. 175‐204.
Chevalier Jean-Marie (2010),« La réception de Charles S. Peirce en France (1870-1914) », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 135, n°2, avril-juin, pp. 179-205.
Dewey John ([1920] 2014b), Reconstruction en philosophie, trad. Patrick Di Mascio, Paris, Gallimard.
Dewey John (2014), L’expérience et la nature suivie de L’expérience et la méthode philosophique, trad. Michel Guy Gouverneur, Paris, L’Harmattan.
Dussouy Gérard (2010), « Pragmatisme et géopolitique – les opportunités méthodologiques d’une retrouvaille épistémologique », L’Espace politique, n°12 [en ligne], URL : https://espacepolitique.revues.org/1752 (consulté le 20 juillet 2017)
Frelat Kahn Brigitte (2013), Pragmatisme et éducation, James, Dewey, Rorty, Paris, Vrin.
James Williams (1907),Pragmatism : A New Name for Some Old Ways of Thinking, New York and London, Longmans, Green & Co.
James Williams (2007), Le pragmatisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser, trad. De Nathalie Ferron, Préfaces, notes, chronologie et bibliographie de Stéphane Madelrieux, Paris, Flammarion.
Kleiber Georges (1982), « Les différentes conceptions de la pragmatique ou pragmatique où es-tu ? », L’Information Grammaticale, n° 12, pp. 3-8.
Lancelin Aude (2011), « L’inconnue du Collège de France », L’Obs [en ligne], URL :http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20110608.OBS4766/l-inconnue-du-college-de-france.html(consulté le 20 juillet 2017).
Lefebvre Martin (2007), « Théorie mon beau souci », Cinémas : revue d’études cinématographiques/Cinémas : Journal of Film Studies, vol. 17, n°2-3, pp. 143-192.
Mondeme Thomas, Lavergne Cécile (dir.) (2008), « Pragmatismes », Tracés. Revue de sciences humaines, n°15 [en ligne], URL :https://traces.revues.org/563 (consulté le 20 juillet 2017).
Morris Charles William (1937), Logical Positivism, Pragmatism and Scientific Empiricism, Paris, Hermann et Cie.
Morris CharlesWilliam (1970), The Pragmatic Movement in American Philosophy, New York, George Braziller.
Peirce Charles Sanders (1878), « How to Make our Ideas Clear », Popular Science Monthly, n°12, janvier, pp. 286-302.
Peirce Charles Sanders (1905), « What Pragmatismis », The Monist, n°2, Vol. XV, avril, pp. 161-181.
Peirce Charles Sanders (2002), Charles Sanders Peirce. Œuvres I. Pragmatisme et pragmaticisme, éd. et trad. de l’américain par C. Tiercelin et P. Thibaud. Paris, Éd. du Cerf.
Peirce Charles Sanders(2003), Charles Sanders Peirce. Œuvres II. Pragmatisme et sciences normatives, éd. par C. Tiercelin et P. Thibaud, trad. de l’américain par C. Tiercelin et al. Paris, Éd. du Cerf.
Pudal Romain (2011), « Enjeux et usages du pragmatisme en France (1880-1920). Approche sociologique et historique d’une acculturation philosophique », Revue française de sociologie, n° 4, Vol. 52, pp. 747-775.
Schmitt Arnaud (2010), « Le pragmatisme : une idée américaine », Revue française d’études américaines, n° 124, pp. 3-10.
Shusterman Richard (1992), L’art à l’état vif : la pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit.
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♦ La rubrique« Varia », accueille, comme son nom l’indique, des articles qui ne répondent pas aux différents appels à contributions ni aux rubriques précédentes. Ils ne doivent pas dépasser 50 000 signes(notes et espaces compris) et être adressés à Audrey Tuaillon Demésy (audrey.tuaillon-demesy@univ-fcomte.fr) ET Laurent Di Filippo (laurent@di-filippo.fr).
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Publication du numéro : décembre 2018.
Comité de rédaction, « AAC N° 27 - Du pragmatisme en sciences humaines. Bilan et perspectives. », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], https://revue-interrogations.org/AAC-No-27-Du-pragmatisme-en (Consulté le 21 novembre 2024).