L’exposé de ce concept occupe une bonne partie du chapitre XXV du Livre I du Capital, cependant intitulé « La loi générale de l’accumulation capitaliste », une formulation dont le sens se révèlera en fin d’exposé. L’enjeu de l’introduction de ce concept est double.
En premier lieu, Marx entend rendre compte d’un phénomène socio-économique tout à fait particulier, propre au rapport de production capitaliste, qui le distingue donc radicalement des rapports de production qui l’ont précédé, et qui est un effet direct de l’accumulation du capital [1]. A savoir le fait qu’une partie de la population active (au sens économique habituel du terme), plus largement même une partie de la population en âge de travailler, se trouve exclue de l’emploi (donc vouée au chômage et à l’inactivité), voire exclue du circuit économique tout court. En un mot : placée en situation d’exclusion socio-économique. Tout se passe donc comme si cette population était « surnuméraire » (le terme est utilisé à de multiples reprises par Marx dans le cours du chapitre) : comme si elle était en excès, en excédent – comme si la société pouvait s’en passer. C’est ce que désigne directement le terme de surpopulation utilisé par Marx.
Mais cet excédent de population n’est pas absolu. Il ne s’agit pas d’un excès de population par rapport aux richesses produites, ou par rapport à la capacité de la société de produire des richesses, ou encore par rapport aux besoins de la production, aux besoins à satisfaire. Il faut en effet rappeler, Marx ne cesse d’y insister, que la production capitaliste n’a pas pour but premier de satisfaire les besoins sociaux existants, encore moins d’employer la main-d’œuvre disponible. Son but propre et en fait unique est la valorisation du capital, l’accroissement de la valeur-capital engagée dans la production par la formation d’une plus-value, et son accumulation, par capitalisation de cette plus-value. Et c’est uniquement en fonction des nécessités et des possibilités de cette valorisation et de cette accumulation que la population active ou, plus largement, celle en âge de travailler, va se trouver employée par le capital. Si excès de population il y a, il s’agit donc d’un excès seulement relatif au niveau de l’emploi tel qu’il est déterminé par les nécessités et les possibilités de la valorisation et de l’accumulation du capital. C’est pourquoi Marx parle de surpopulation relative : cette population n’est excédentaire que relativement aux exigences et aux opportunités de l’accumulation capitaliste.
En second lieu, contre Malthus qui est ici sa cible directe bien que non désignée comme telle, Marx entend montrer qu’il n’y a pas de loi générale de la population, valable en tout temps et en tout lieu, qu’au contraire chaque mode de production possède sa propre loi de population. À cette fin, il entend établir la loi de population qui caractérise spécifiquement le mode de production capitaliste.
Marx part de la question suivante : quels sont les effets de l’accumulation du capital sur le nombre de salariés employés par le capital, autrement dit sur le volume de la population active employée ? Et de montrer que ces effets sont doubles et contradictoires [2].
D’une part, toute accumulation du capital tend à produire une augmentation absolue de la population active occupée par le capital. En effet, quand du capital s’accumule (que ce soit sous la forme de l’accroissement d’un capital déjà existant ou sous celle de la formation d’un nouveau capital autonome), une partie de ce capital supplémentaire correspond à une avance additionnelle de salaires. Si l’on suppose que la valeur moyenne de la force de travail ne change pas entre-temps et a fortiori si elle tend à diminuer, comme c’est le cas en régime capitaliste, cette avance additionnelle de salaires se traduit nécessairement par des embauches supplémentaires.
Mais, d’autre part et inversement, l’accumulation du capital va aussi se traduire par une diminution relative de la population active occupée par le capital. En effet, l’accumulation de capital n’est pas un processus purement extensif, un simple élargissement de l’échelle de la production qui n’en modifierait pas les éléments composants et leurs rapports réciproques. Au contraire, c’est un processus dans lequel se produit sans cesse une révolution des conditions de production (des techniques, des moyens de travail, de l’organisation du travail, etc.) destinée notamment à accroître la productivité du travail. Or tout accroissement de la productivité du travail signifie, en définitive, une économie de travail : elle implique que l’on puisse produire autant, ou même plus, avec une moindre quantité de travail.
Evidemment, une économie de travail, cela ne signifie pas nécessairement une économie de travailleurs : moins de travailleurs occupés. Tout dépend de la manière dont varient simultanément la durée du travail et son intensité. Mais comme la tendance du capital est simultanément à l’accroissement de la durée et de l’intensité du travail (tendance qui n’est freinée que par la résistance et la lutte des travailleurs), l’économie de la quantité de travail que représente l’accroissement de la productivité se traduit nécessairement, dans un contexte capitaliste, par une économie de travailleurs : par un moindre nombre de travailleurs occupés relativement au volume du capital qui l’emploie et, par conséquent, au volume de la production.
L’accumulation du capital produit donc deux effets contraires quant au volume de la population active employée : son augmentation absolue et sa diminution relative. Dans ces conditions, à tout moment, la résultante des deux dépend de l’intensité relative avec laquelle chacun de ces deux effets se produit. Mais, globalement et à long terme, lequel des deux effets finit-il par l’emporter sur l’autre ? Là encore, les choses ne sont pas simples.
D’une part, le premier effet tend globalement à l’emporter sur le second. Autrement dit, la croissance absolue de la demande de travail l’emporte sur sa décroissance relative. Et, par conséquent, le nombre de travailleurs employés continue à croître absolument, malgré leur diminution relative, tant que se poursuit l’accumulation de capital.
Mais ce résultat global ne se produit ni de manière continue ni de manière uniforme. Il ne s’obtient qu’à travers des variations temporaires importantes (diminution pendant certaines années, stagnation pendant d’autres, augmentation pendant d’autres encore) ; et avec d’importantes disparités de situation entre les différentes branches, les différentes régions, les différents pays, le nombre des travailleurs employés diminuant dans certains cas pour augmenter dans d’autres. On retrouve ici l’effet des différentes combinaisons possibles entre l’augmentation absolue de la demande de travail produite par l’accumulation du capital, et sa diminution relative produite par l’augmentation de la productivité du travail.
D’autre part, si le premier effet l’emporte globalement sur le second, ce dernier se fait néanmoins de plus en plus sentir et se traduit par une diminution constante du taux d’augmentation de la demande absolue de travail (de forces de travail) de la part du capital. Autrement dit, au fur et à mesure que l’accumulation du capital se développe, la demande absolue de travail augmente certes, mais son taux d’augmentation ne cesse de diminuer. En conséquence, la population active employée par le capital continue de croître, mais son taux de croissance diminue régulièrement.
Ainsi arrive-t-il nécessairement un moment où le taux d’accroissement de la demande de travail (de nouvelles forces de travail) devient inférieur au taux d’accroissement de l’offre de travail, tel qu’il résulte des mouvements démographiques et sociologiques (natalité, mortalité, mouvements migratoires, comportements d’activité, etc.). Et c’est ainsi que l’accumulation du capital, avec ses effets contraires, produit en définitive nécessairement une surpopulation relative au sein des « travailleurs libres », c’est-à-dire parmi ceux qui ont pour seule propriété leur force de travail et qui ne peuvent compter que sur la vente de cette force pour pouvoir vivre (se procurer les ressources monétaires indispensables à la satisfaction de leurs besoins vitaux dans le cadre d’une économie marchande). Une partie de la population des « travailleurs libres », qui serait en mesure de prendre part à la production, donc de travailler, ne trouve pas ou ne trouve plus à s’employer par le capital, à lui vendre sa force de travail tout simplement parce que celui-ci n’en a plus besoin (au moins immédiatement) pour se valoriser. Et, comme le processus ne cesse de se répéter à une échelle sans cesse plus étendue, cette surpopulation relative ne cesse pas elle-même de croître au fil de l’accumulation du capital.
Mais l’existence d’une telle surpopulation relative, pour aberrante qu’elle paraisse, n’est d’ailleurs nullement une anomalie au sein du mode capitaliste de production. Bien au contraire, elle y remplit deux fonctions fondamentales relativement à l’accumulation du capital, selon Marx.
En premier lieu, cette surpopulation relative constitue ce que Marx nomme, d’une expression très imagée, « l’armée industrielle de réserve » du capital : une réserve de main-d’œuvre que le capital embauche ou débauche, de manière à gonfler ou dégonfler « l’armée industrielle en activité », c’est-à-dire la main-d’œuvre salariée employée, au gré des fluctuations de ses besoins en main-d’œuvre variables selon les différentes phases du procès cyclique de son accumulation. C’est que l’accumulation du capital n’est pas un processus régulier et continu, c’est au contraire un processus cyclique au cours duquel se succèdent les phases de croissance lente, plus rapide, conduisant fréquemment à des emballements débouchant régulièrement sur des crises de surproduction, qui ne peuvent se résoudre que par de brutales contractions, avant que l’accumulation ne reprennent timidement pour parcourir le même cycle. L’existence de la surpopulation relative assure donc au procès d’accumulation du capital toute la flexibilité qu’exige l’irrégularité de sa propre marche. Et rend de surcroît l’accumulation du capital totalement indépendante du mouvement naturel de croissance ou de décroissance de la population. Elle lui assure une autonomie relative par rapport aux mouvements démographiques (natalité, mortalité, immigration). Autrement dit, l’existence d’une surpopulation relative n’est pas seulement un résultat du procès d’accumulation du capital, elle en est encore une condition.
C’est aussi ce que va faire apparaître sa seconde fonction : celle de faire constamment pression sur les travailleurs salariés employés, de manière à ce qu’ils acceptent leur exploitation, qu’ils se soumettent aux conditions (d’emploi, de travail et de rémunération) que leur impose le capital. Comment la surpopulation relative peut-elle produire un tel effet sur la partie employée des « travailleurs libres » ? Tout simplement par la concurrence qu’elle leur mène en permanence et par la menace qu’elle fait peser sur chaque d’entre eux de se trouver remplacé par l’un des « surnuméraires » qui composent la surpopulation relative. Autrement dit, par la menace du chômage et de l’exclusion socio-économique potentielle qu’il représente pour chaque salarié employé.
Ainsi la surpopulation relative conduit à « discipliner » la part employée de la population. Elle est un merveilleux moyen créé par le capital pour déséquilibrer encore un peu plus en sa faveur le rapport de forces qui l’oppose en permanence aux travailleurs salariés. La menace du chômage et de l’exclusion socio-économique, menace incluse dans le fonctionnement normal de l’économie capitaliste, est un des plus sûrs moyens de maintenir l’ordre que requiert la marche de cette économie.
Il se forme ainsi un véritable cercle, vicieux pour les salariés et vertueux pour le capital. L’exploitation à laquelle est soumise la part employée du salariat permet de générer et de faire grossir en permanence la surpopulation relative, dont la concurrence contraint la précédente à accepter ses conditions d’exploitation. Autrement dit, chacune des deux parties, celle employée et celle inemployée, de la classe des « travailleurs libres », ainsi divisée et globalement affaiblie, fait le malheur de l’autre : la part employée parce que, par l’augmentation de la productivité mais aussi de l’intensité voire de la durée de son travail, elle crée les conditions qui permettent au capital de se passer des services productifs de l’autre partie, en la condamnant au chômage et à l’inactivité ; la part inemployée parce que, par sa concurrence et sa menace permanentes, elle force la partie occupée à accepter les conditions d’exploitation que lui fait le capital.
Qui compose cette surpopulation relative ? Sa composition varie évidemment constamment, en fonction des circonstances, des différentes phases du cycle économique, selon les régions et les pays et bien évidemment selon les époques historiques. Sur l’exemple de l’Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle, Marx proposait cependant d’y distinguer quatre catégories, en allant de la moindre à la plus grande précarité dans le rapport salarial et par conséquent de la moindre à la plus grande distance par rapport à l’emploi salarié. Ces catégories ne constituent pas, évidemment, des ensembles étanches ; et les passages de l’une à l’autre sont parfaitement possibles, dans un sens comme dans l’autre. Marx distingue ainsi :
Concluons. L’accumulation du capital, synonyme d’accroissement de la richesse sociale et, plus encore, des moyens sociaux de production de cette richesse, génère donc simultanément tout un dégradé de situations de pauvreté et de misère. Il se manifeste ainsi :
« Une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte que accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. » [4]
En somme, en régime capitaliste, la pauvreté et la misère ne résultent pas d’une insuffisance de la richesse sociale ou des moyens de la produire mais, tout au contraire, de l’accumulation même de la richesse et des moyens de la produire parce que cette richesse et ces moyens prennent une forme capitaliste, autrement dit la forme de valeur qui n’a d’autre but que sa propre valorisation.
Telle est la loi générale de l’accumulation capitaliste que la ‘mondialisation’ du capitalisme a universalisée, dont elle a fait une réalité aux dimensions planétaires, au fur et à mesure où elle a rapproché empiriquement le monde dans lequel nous vivons des présupposés mêmes de l’analyse marxienne : un monde purement et intégralement capitaliste. Pour qui voudrait s’en convaincre, qu’il consulte par exemple l’édition 2006 du Rapport sur le développement humain publié par l’ONU : il y apprendront que le revenu des 500 personnes les plus riches de la planète, quasi exclusivement générés par des droits de propriété capitalistes sur la richesse sociale, excèdent celui des 486 millions d’individus les plus pauvres de la planète… [5] Jamais dans leur histoire les sociétés humaines n’ont connu des inégalités sociales aussi abyssales que celles qui s’étalent sous nos yeux comme illustration de cette loi générale !
[1] Par capital, Marx entend un rapport social de production fondé sur l’expropriation des producteurs, la transformation de leur force de travail en marchandise, la formation d’une plus-value par exploitation de cette même force de travail permettant la valorisation du capital et la conversion d’une part plus ou moins importante de cette plus-value en capital additionnel (moyens de production et forces de travail supplémentaires), donnant ainsi naissance à une accumulation de capital.
[2] Tout le raisonnement de Marx a lieu, au sein de ce chapitre comme dans l’ensemble du Livre I du Capital, sur la base du double présupposé que toute l’économie est entièrement capitaliste et que le monde entier constitue, comme il le dit, « une seule et même nation », autrement dit un espace économique entièrement unifié, un seul et même espace de socialisation marchande du travail. Une situation vers laquelle tend, de fait, le capitalisme de nos jours.
[3] Le Capital, Livre I, Editions Sociales, Paris, 1950, tome III, page 86.
[4] Idem, page 88.
[5] United States Development Programme, Human Development Report 2006, New York, 2007, page 269 (http://hdr.undp.org/en/media/hdr06-complete.pdf)
Bihr Alain, « La surpopulation relative chez Marx », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-surpopulation-relative-chez (Consulté le 31 octobre 2024).