Philippe Videlier, Usines, La Callonne, 01090 Genouilleux, Editions La passe du vent, 2007.
Historien au CNRS, Philippe Videlier poursuit une œuvre singulière, autant par son objet que par sa méthode. Depuis près d’une vingtaine d’années, il a en effet entrepris une sorte de tour d’horizon de la banlieue lyonnaise à travers une série de monographies portant sur quelques-unes de ses principales communes : Décines, Saint-Priest, Villeurbanne. C’est à cette dernière qu’est consacré Usines, dont nous rendons compte ici, qui clôt, après Gratte–ciel et Cinépolis, une véritable trilogie dédiée à la principale commune de l’agglomération lyonnaise… après Lyon.
Chacun de ces trois ouvrages aborde la même réalité, celle de la formation et des transformations d’une banlieue ouvrière, sous trois angles différents. Dans Cinépolis [1], Philippe Videlier a tenté de nous restituer l’histoire de cette banlieue à travers le prisme de ses salles de cinéma, de leurs heures de gloire jusqu’à leur complète disparition, nous parlant ainsi d’une époque où l’ainsi dénommé 7e art, pur produit de la modernité industrielle et capitaliste, partait à la conquête des plus modestes quartiers populaires pour faire vibrer les foules aux exploits de leurs héros et des acteurs préférés… avant de se faire détrôner dans cette fonction par les « étranges lucarnes » de la télévision qui, conjointement à l’automobile, devaient domestiquer (au sens propre) et, par conséquent, privatiser le loisir populaire à partir des années 1960.
Dans Gratte-ciel [2], c’est un autre aspect de l’inscription de cette même modernité, par contre toujours présent, dans l’espace villeurbannais que Philippe Videlier a scruté : la réalisation d’un ensemble de gratte-ciel en plein cœur de l’agglomération dans les années 1930, pour faire face à la crise chronique du logement sévissant alors comme aujourd’hui au sein des banlieues populaires. Opération pionnière puisqu’elle était alors la première de ce genre à se réaliser non seulement en France mais en Europe, en imitant les techniques de construction mises au point et déjà largement expérimentées outre-Atlantique. C’est à l’histoire de cette réalisation architecturale et urbanistique, dans ses aspects économiques, politiques et culturels, et de la recomposition de l’espace mais aussi de la vie sociale autour d’elle, que l’ouvrage est consacré
Mais c’est évidemment avec Usines que Philippe Videlier aborde le cœur de la réalité historique de Villeurbanne. Car c’est bien à l’industrialisation de la banlieue lyonnaise que Villeurbanne va devoir connaître, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sa croissance urbaine ; tout comme ce sont ses établissements industriels, leurs heurs et malheurs, qui vont constituer, des décennies durant, le centre de gravité de sa vie sociale, politique et culturelle. Avant que, comme bien d’autres agglomérations, dans la banlieue lyonnaise ou ailleurs, elle ne soit frappée par la désindustrialisation (toute relative d’ailleurs) qui s’enclenche avec l’ouverture de la crise économique dans les années 1970.
Ce faisant, Philippe Videlier accentue encore un trait déjà présent dans ses précédents ouvrages. A la singularité de son objet, il adjoint en effet celle de sa méthode qui, précisément, consiste dans le dépassement de la première : dans le fait de ne pas s’en tenir aux limites spatiales de son objet. Car, loin de nous fournir de simples monographies, il s’efforce de ressaisir, à travers l’espace-temps villeurbannais, les grandes pulsations de l’histoire du monde : il montre comment le macrocosme de cette dernière s’inscrit dans le microcosme du premier, comment l’ordre et le désordre lointains viennent se réfracter dans la quiétude et le tumulte proches. En un mot, il cherche à nous faire comprendre que le singulier est, dans sa singularité même, porté et traversé par l’universel.
Entre l’un à l’autre, il faut évidemment des médiations et des passeurs. Philippe Videlier en pointe ici particulièrement deux, d’ailleurs déjà présents dans ses deux ouvrages antérieurs. Le premier n’est autre que l’immigration. Car, dès qu’elle aura pris son essor dans le cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’industrialisation de Villeurbanne, comme celle de toute l’agglomération lyonnaise et plus largement encore celle de toute la France, aura rapidement fait appel à une main-d’œuvre étrangère pour pallier l’apport insuffisant d’un exode rural hexagonal allant se ralentissant. Villeurbanne aura ainsi connu les différentes vagues de l’immigration qui viendront alimenter le « creuset français », selon l’heureuse expression de Gérard Noiriel [3]. A la fin du XIXe siècle et jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, ce sont les Italiens, la plupart ouvriers du bâtiment, qui la domineront, à l’époque souvent aussi mal accueillis et objet des mêmes préjugés racistes que ceux dont seront victimes, ultérieurement, les immigrés maghrébins. Aux lendemains de la Grande Guerre, sans se tarir, l’apport de la Botte est relégué au deuxième rang par le flux des Espagnols, fuyant la misère comme les précédents mais aussi le contrecoup de la répression de leurs activités syndicales et politiques par une monarchie déjà en proie aux démons de la contre-révolution, auxquels viennent alors s’ajouter des groupes de Russes blancs, chassés par la révolution bolchévique et condamnés à gagner leur vie en banlieue rouge, fussent-ils de ci-devant aristocrates et officiers de l’armée tsariste, et des groupes d’Arméniens – rescapés du génocide déclenché contre eux par les Jeunes Turcs – et déjà des Nord-Africains comme on les appelait alors. C’est avec la reconstruction et l’industrialisation fordiste des Trente Glorieuses que ces derniers allaient devenir majoritaire, l’accession, toujours dramatique et quelquefois sanglante, de leur pays à l’indépendance ne ralentissant pas pour autant leur arrivée dans les années 1960. Que d’échos de drames lointains sont ainsi parvenus jusque sur les rives rhodaniennes !
Si les flux migratoires successifs, laissant leurs dépôts dans la banlieue villeurbannaise, ont été de nature à inscrire dans cet espace-temps local quelques pulsations majeures de l’histoire mondiale du XXe siècle, que dire de celles qu’aura transmises le mouvement ouvrier ? Car, comme ailleurs, la concentration capitaliste aura été synonyme de concentration prolétarienne, d’un prolétariat sans doute d’abord à la peine, survivant misérablement, mais d’un prolétariat aussi rapidement rétif aux conditions d’emploi, de travail et, plus largement, de vie, que lui réservait l’industrie villeurbannaise. Son organisation et sa mobilisation locales vont suivre – et quelquefois précéder – le rythme et les voies qu’il suivra sur le plan national voire international. La classe ouvrière villeurbannaise s’organise sur le plan syndical au tournant du XXe siècle ; et déjà quelques grandes grèves remplissent la chronique locale avant 1914, soutenus par les élus socialistes à la municipalité : la SFIO, Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre de l’actuel Parti socialiste, s’était constitué en 1905 et, dans les années suivantes, Villeurbanne compta parmi les premières municipalités socialistes. Brisée par la guerre et la politique d’Union Sacrée, l’agitation ouvrière redoubla à Villeurbanne comme ailleurs à la fin du conflit ; et la section socialiste locale adhéra massivement à la nouvellement née Section Française de l’Internationale Communiste (SFIC), dénomination officielle du Parti communiste, sous laquelle les partisans de l’adhésion à la IIIe Internationale créée par le régime bolchévique firent scission en décembre 1920. Après quoi la guerre fratricide fit rage entre les deux organisations ouvrières, sur le plan local comme au niveau national, conduisant à la perte de la municipalité par les communistes au profit des socialistes en 1924, suivie de sa reconquête en 1935. La pression de la Grande Dépression, consécutive au krach new-yorkais d’octobre 1929, et la menace des ligues d’extrême-droite, auquel le coup de force de février 1934 donnait crédit, réconcilieront momentanément les deux frères ennemis ; et ce sera le merveilleux printemps du Front populaire, des usines occupées et des premiers congés payés, à Villeurbanne comme ailleurs, avant la rapide plongée vers la guerre, l’occupation et Vichy, la collaboration et la résistance, et une nouvelle espérance, celle de la Libération, qui sera aussi bien déçue que la précédente.
Inutile de poursuivre la revue des événements locaux en liaison avec l’Histoire mondiale. On aura compris le parti pris de Philippe Videlier : celui de saisir cette dernière à partir de la manière dont elle s’inscrit dans le microcosme d’une commune de banlieue. Ce qui l’oblige constamment à tenir les deux bouts de la chaîne, à tisser ensemble deux récits, l’un fourmillant de détails parmi lesquels il s’agit de choisir celui qui fera sens, qui aura valeur de métaphore ou même de symbole, en pointant par delà sa singularité locale en direction de l’histoire globale, de ses lentes coulées et de ses brutales accélérations, de laquelle mais aussi à laquelle le microcosme villeurbannais participe. D’où un texte d’une grande vie, régulièrement agrémenté de pointes d’humour et de clins d’œil malicieux, qui fait constamment le bonheur du lecteur.
Alain Bihr
Université de Franche-Comté
[1] La Callonne, 01090 Genouilleux, Editions La passe du vent, 2003.
[2] La Callonne, 01090 Genouilleux, Editions La passe du vent, 2004.
[3] G. Noiriel, Le creuset français, Paris, Le Seuil, 2006.
Bihr Alain, « Philippe Videlier, Usines », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Philippe-Videlier-Usines (Consulté le 7 octobre 2024).