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Tillich Emma

Le propre, le sale et la frontière homme-animal : ethnographie d’un hôpital vétérinaire.

 




 Résumé

Cet article présente les résultats d’une enquête ethnographique dans un CHU vétérinaire. L’article explore les modes de confrontation des vétérinaires au dégoût lié au corps animal dégradé, ainsi que les différents modes de gestion de ces affects négatifs, en les comparant à ceux des médecins des hommes. En la matière, la médecine vétérinaire emprunte beaucoup à la médecine humaine, mais l’animalité du patient constitue une ressource supplémentaire qui s’offre aux vétérinaires pour gérer le dégoût. Pour les étudiants, l’expérience du dégoût tient également un rôle dans l’apprentissage d’un rôle professionnel spécifique : celui de gardien de la frontière entre humains et animaux.

Mots-clés : Dégoût, hygiène, frontières d’humanité, vétérinaires, animaux.

 Abstract 

Cleanliness, Dirtyness and the Human-Animal Frontier : an Ethnographic Survey of a Veterinary Hospital.

This article presents the results of an ethnograpic survey in a Veterinary University Hospital. This article presents how vets deal with the disgust related to the confrontation to deteriorated animal bodies, in comparison with human medicine. Vets are quite similar to doctors, but the animalness of the patient is an additional resource to deal with disgust. For students, experiencing disgust is also part of the incorporation of their professional role : they learn to be gardians of the human-animal frontier.

Keywords : Disgust, hygiene, humanity frontiers, veterinarians, animals

 Introduction

« Ici vous êtes chez les amis des bêtes, monsieur. Y’a rien à craindre, votre chien vous pouvez le détacher, nous on veut qu’il puisse aller et venir librement.  » explique un professeur de comportementalisme à un propriétaire rétif, en février 2018, au Centre Hospitalier Universitaire d’une grande école vétérinaire française. C’est en effet ce à quoi le sens commun associe le vétérinaire : un « ami des bêtes », qui les soigne, les aime et les comprend, un vétérinaire comme dans la célèbre série Daktari, qui exerce un métier-passion et s’engage pour les animaux. [1]

Vétérinaires, monde médical, et saleté

Derrière cette image d’Épinal, une autre réalité que montrent peu les représentations communes autour de la profession : le vétérinaire se trouve confronté au corps animal dans ce qu’il a de plus frappant. Excrétions, odeurs, viscères, plaies ouvertes … Tout ceci rentre a priori dans une catégorie du sens commun : celle du « dégoûtant ». D. Memmi, G. Raveneau et E. Taïeb définissent le dégoût comme « une réaction très négative face à une substance, une situation, un être ou une classe d’êtres, se traduisant par un malaise pouvant aller jusqu’à la nausée et s’imposant comme un affect dont l’expression est indissociablement somatique et psychique, mais peut prendre une signification morale. » (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016). Nous adopterons provisoirement cette première définition et nous tenterons de la raffiner dans cet article, en accord avec le contexte considéré.

Peu de professions sont aussi confrontées que les professions médicales à ces réalités corporelles les plus crues. Les sociologues se sont depuis quelques temps emparés du sujet de la dimension corporelle du soin (Godeau, 2007 ; Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016). L’hôpital est un lieu où propre et sale ont une grande importance (Schindler, 2013). Si l’hygiène y tient une aussi grande place, c’est qu’il est le lieu de gestion du corps dans ce qu’il a de plus matériel. Il confronte les soignants à des réalités que beaucoup souhaiteraient éviter. Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que les vétérinaires soient eux aussi confrontés au problème du sale de manière, pense-t-on, sensiblement équivalente. Eux aussi nettoient du vomi, sont confrontés au sang, aux odeurs qui prennent à la gorge, aux fèces …

Similarité et dissemblances entre la médecine des bêtes et la médecine des hommes

De manière plus générale, la profession vétérinaire prend modèle sur la médecine humaine, et tente de revendiquer un statut équivalent (Hubscher, 1999). Ce corps professionnel s’est constitué en revendiquant le monopole d’une maîtrise technique du corps animal, en évinçant progressivement d’autres professions (comme les maréchaux-ferrands), ce qui rappelle le processus de constitution professionnelle de la médecine des hommes (Freidson, 1984). Cette technique du corps animal a tout de celle revendiquée par les médecins : autorité du professionnel quant à la bonne manière de mettre en œuvre les soins, rapport positiviste à la réalité (Hamilton, 2012), gestion techniciste des pathologies, mise à distance supposée des affects … Cependant, la profession se constitue aussi progressivement comme une gardienne de la frontière entre humains et animaux. Issue en partie de la zootechnie et de l’agronomie, « la vétérinaire » (selon l’expression de Ronald Hubscher) se structure au XVIIIe et au XIXe siècle autour de l’idée d’une domination de la Nature par l’homme : l’enjeu est de contrôler les zoonoses et d’améliorer le rendement agricole. Elle se tourne progressivement vers la médecine des animaux de compagnie au cours du XXe siècle, et défend l’idée d’une singularité des animaux par rapport aux hommes. Si ceux-ci prennent une place croissante dans la vie affective des individus (Herpin, Verger, 1992), il ne faudrait pas calquer l’idée que l’on se fait de leurs intérêts et leurs sensibilités sur ceux des hommes. L’ « anthropomorphisme » - terme qui désigne ici le fait de prêter des caractères humains aux animaux - est ainsi souvent condamné par les vétérinaires (Tillich, 2018).

On peut donc s’interroger sur cette apparente similarité entre médecine humaine et médecine des bêtes. En pratique, est-ce réellement la même chose d’être confronté à la saleté des hommes et à la saleté des bêtes ? Un élément nous interroge particulièrement. Ce qui permet aux professionnels de santé de surmonter le dégoût qui surgit en situation de soin est assez souvent l’engagement pour le patient humain (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016) : cette position permet par exemple de valoriser la dimension humaine, relationnelle des soins qui confronte le plus au corps du patient. La profession vétérinaire a un rapport plus complexe avec cette question de l’engagement pour le patient (Rémy, 2014). Les praticiens semblent plutôt se situer à l’entre-deux d’un engagement plein et entier pour l’animal (faire sur l’animal pour l’animal), et de l’engagement pour l’homme (« faire sur l’animal pour l’homme » (Rémy, 2014)). Ainsi, si l’animal est formellement le patient, c’est très souvent par l’homme et pour l’homme que le praticien justifie son intervention [2].

Gérer la saleté des bêtes est-il plus facile, ou doublement dégradant ?

Ce n’est pas la seule différence que l’on soupçonne. Ne peut-il pas apparaître plus dégradant d’être confronté aux excrétions corporelles d’un être placé plus bas que l’homme dans la hiérarchie explicitement instaurée entre les êtres vivants par l’ « ontologie naturaliste » occidentale (Descola, 2005) [3] ? Ou au contraire, comme le mentionne une auxiliaire vétérinaire interrogée par Catherine Rémy lors de son enquête en clinique vétérinaire : est-il plus facile d’être confronté au spectacle d’un corps animal dégradé qu’à celui d’un corps humain dans le même état  [4] ?

Prenons un exemple issu de nos observations. « Ah, ça pue ! » plaisante un clinicien en consultation fin février 2018, lorsqu’il plonge sa main dans la gueule d’un chien récalcitrant pour inspecter ses dents. Son activité est-elle vraiment comparable à celle d’un chirurgien-dentiste dont les patients, outre qu’ils sont généralement plus coopératifs, suivent également des recommandations d’hygiène tenant en respect odeurs et excrétions diverses ? On imagine également mal un dentiste déclarer « ça pue ! » devant la bouche ouverte de son patient. Si dégoût il y a, à l’hôpital ou en médecine humaine, son expression est souvent proscrite, et ce surtout devant l’objet du dégoût, à tel point que l’on peut même parler de « tabou du dégoût » chez les soignants (Vollaire, 2011). Quelque chose semble donc différer dans la confrontation au corps animal dégradé, par rapport au corps humain. Nous proposons d’apporter quelques éléments de réflexion à partir de notre enquête ethnographique de Master 2, réalisée dans un grand CHU vétérinaire français, affilié à une des quatre grandes écoles vétérinaires françaises et y accueillant ses étudiants.

 Matériaux et méthodes

Notre matériau se compose essentiellement d’observations (environ 80 heures), de discussions informelles et de quatre entretiens (trois avec des étudiants vétérinaires, un avec un professeur de comportementalisme). De début février à mi-avril 2018, nous avons effectué des observations au Centre Hospitalier Universitaire Vétérinaire (CHUV) d’une grande école vétérinaire française, à raison de deux jours de présence par semaine en moyenne. Nous avons assisté à des consultations, des échographies et examens divers ainsi qu’à des opérations de chiens, de chats et de « Nouveaux Animaux de Compagnie » (rongeurs, oiseaux, reptiles …). Les services dans lesquels nous avons circulé ont été ceux d’échographie, de médecine préventive (vaccins, vermifuges), de gynécologie et reproduction, de gastroentérologie, de médecine du comportement et de chirurgie

Nous avons également réalisé un travail d’archives portant sur les thèses d’exercices soutenues dans les quatre écoles vétérinaires depuis 1924, conservées à la bibliothèque de Maisons-Alfort, afin de cerner les évolutions de la pratique au cours du XXème siècle.

Nous détaillerons premièrement ce qui constitue le « sale » et provoque le dégoût dans l’activité quotidienne des vétérinaires. Deuxièmement, nous nous focaliserons sur les moyens de gestion du dégoût lié à l’activité : ceux-ci présentent beaucoup de similarités avec la médecine humaine, mais une dissemblance fondamentale : le statut animal du patient, qui constitue une ressource supplémentaire offerte aux vétérinaires pour faire face au dégoûtant.

 Boulot sale, sale boulot : les frontières du sale

La vaste famille du dégoûtant

En entretien, les trois étudiants interrogés déclarent tous faire face au dégoût. Nos observations le confirment : ressentir cet affect est un fait quotidien, accepté par la plupart des étudiants vétérinaires. La confrontation au dégoûtant fait partie des activités quotidiennes : il s’agit d’un mode ordinaire d’interaction avec les bêtes, ainsi que d’un sentiment auquel les acteurs observés sont plus ou moins habitués. « Ouh, tu pues toi ! » lance badinement une étudiante vétérinaire à un chien en cage, dans une petite salle attenante au bloc opératoire. « Ah, c’est atroce, on va ouvrir la porte », déclare un clinicien après avoir « vidangé » les glandes anales d’un petit chien. L’opération a répandu une très forte odeur dans la salle de consultation. Après avoir ri et commenté cette odeur, les étudiants et le clinicien reprennent rapidement leurs activités. Au bloc opératoire face à la patte cassée d’un lapin, une étudiante s’exclame : « ahh, je peux pas » ! Sa compagne joue à manipuler la patte pour faire sortir l’os de la fracture ouverte. Pourtant, malgré une expression de répulsion et de peur – surjouée par humour ? - celle-ci ne songe pas à se retirer de l’interaction : elle continue son travail. C’est aussi le cas des individus présents dans cet extrait, pour qui le dégoût semble constituer une expérience ordinaire :

Extrait 1 : « la viande grillée »

Je suis en observation en consultation pour les « Nouveaux Animaux de Compagnie », en compagnie d’une clinicienne © qui mène la consultation, de plusieurs étudiants vétérinaires (EV) et d’un Auxiliaire Vétérinaire en stage de formation (ASV). J’observe le soin d’une poule blessée à l’aile. La clinicienne commente la plaie : « Globalement y a des gens que ça dégoûte, même si bon, c’est plutôt joli pour une plaie mais bon y a des gens que ça dégoûte ». Un EV s’approche, visiblement un peu dégoûté : « Ahhh mais ça sent la viande grillée un peu non ? » Les EV tiennent la tête de la poule. C : « J’espère qu’elle va pas se chier dessus ! Mhh c’est vrai, ça manque d’une bouse ici ! (rires) Mais bon la poule c’est bien plus coopératif que beaucoup de chats hein ! Ce qui est bien c’est que la poule elle, elle essaye pas de te tuer si elle t’aime pas ! (rires). Bon c’est fini poulet (tapote la poule) »  [5].

« Dégoûtant » : cerner la catégorie nous confronte tout d’abord à un problème de définition. Chacun aurait la sienne, selon les étudiants. « On a tous une relation différente au dégueu hein, donc on se répartit. Ça dépend des gens, y a des trucs que, je trouve, sont moins supportables », déclare Floriane, étudiante de quatrième année. « C’est chacun sa sensibilité » renchérit Jérémie, un autre étudiant de troisième année interrogé.

S’agit-il pour autant d’une simple affaire de sensibilité personnelle ? Il y a tout de même des régularités. Ce sont très souvent les odeurs qui provoquent le dégoût : odeur de fèces, de vomi, odeurs d’animaux restés trop longtemps enfermés, voire odeur du sang, de peau brûlée … Tout comme les internes en médecine étudiés par E. Godeau (Godeau, 2013), ce sont leur odorat que les étudiants cherchent en premier à protéger. Floriane met du baume du tigre sous ses narines, Élise « utilise des huiles essentielles » … Le dégoût est parfois visuel, et est relié le plus souvent au sang, aux plaies ouvertes. « Moi, ce que je supporte absolument pas de voir, c’est les fractures ouvertes », souligne par exemple Floriane. Le dégoût peut éventuellement aussi être un dégoût moral. Il naît souvent de la confrontation à la mort de l’animal – que le vétérinaire est censé soigner. Cet extrait d’entretien évoque le « stage en abattoir » que les étudiants vétérinaires effectuent en troisième année. La nécessité d’assister à la mise à mort est présentée comme quelque chose d’éprouvant par Floriane, au vu d’une éthique professionnelle qu’elle perçoit comme orientée vers le soin des animaux : «  Moi j’ai trouvé ça affreux hein, oui c’est vrai que quand t’es véto, bah voir des animaux se faire bousiller toute la journée, euh ben oui ça te met mal. ».

Sans se réduire à des répugnances toutes individuelles, le « dégoûtant » semble être une catégorie intrinsèquement relative aux situations et aux acteurs considérés. Est dégoûtant ce qui est défini comme dégoûtant, en situation, soulignent Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016). Il s’agit d’une catégorie relationnelle, qui se pense ici en binôme par rapport au « noble ». Par exemple, le dégoût moral ressenti par Floriane lors du stage en abattoir est lié au décalage entre la tâche qui lui est demandé d’effectuer («  voir des animaux se faire bousiller toute la journée  ») et son horizon d’attente quant à l’utilité sociale de sa profession. « Le vétérinaire, explique-t-elle peu après, il prend soin des animaux, il prend leur intérêt en considération  » : il est censé sauver la vie des bêtes (tâche noble, selon l’étudiante) plutôt que leur donner la mort (tâche ignoble, au sens de « dégoûtante »). Le même type de partition s’observe dans l’extrait 1, où c’est l’odeur de « viande grillée » qui dégoûte l’étudiant, odeur qui vient déranger l’activité noble du soin.

Les considérations esthétiques interviennent souvent à l’hôpital vétérinaire et signalent cette partition entre le noble et le dégoûtant. Dans l’extrait 1, la plaie de la poule est « jolie » : elle ne suinte pas, elle paraît facile à suturer. « Regarde moi ça, comme c’est beau ! » déclare un clinicien devant la tumeur à la mâchoire d’un chien que lui et ses collègues viennent de localiser, tout en la filmant par une caméra. La tumeur que l’on voit sur l’écran n’a pourtant rien de « beau » a priori : il s’agit d’une masse noirâtre difficile à regarder pour l’observatrice profane. La technicité du moyen employé pour observer la tumeur semble cependant neutraliser le dégoût qui pourrait être ressenti par les vétérinaires et étudiants présents dans la salle d’opération.

On peut donc tenter de définir le dégoût comme une réaction de rejet, une « urgence à se séparer » d’un objet ou d’une situation qui est perçue comme « sale », physiquement ou moralement. Cette catégorisation renvoie à la hiérarchie des valeurs qui constitue l’éthique professionnelle des vétérinaires. Certaines tâches, objets ou situations sont ainsi implicitement valorisés (soin techniciste, préservation de la vie des animaux) tandis que d’autres sont implicitement dévalorisés (gestion du bas corporel animal, mise à mort).

Profession prestigieuse, mais sale boulot

Le dégoût ne se pense en outre pas en dehors du cadre professionnel qui impose aux acteurs cette confrontation. À bien des égards, certaines parties de leur correspondent à la catégorie de « sale boulot » définie par Everett Hughes. Il désigne par « sale boulot » (« dirty work ») la part désagréable de travail que les individus cherchent à déléguer. Ces tâches peuvent l’être car elles sont « physiquement dégoûtantes, parce qu’elles symbolisent quelque chose de dégradant ou d’humiliant  » ou parce qu’elles correspondent « à ce qui va à l’encontre de nos pratiques morales » (Hughes, 1962). Selon Hughes, le « dirty work » est présent dans tous les corps de métier, plus visible cependant dans les professions les plus humbles qui ne disposent pas des armes sociales pour camoufler ou déléguer la part de « sale boulot » que comporte leur travail. Le « dirty work », qu’il soit explicitement reconnu comme tel ou camouflé, implique donc une dégradation du statut social de son exécuteur.

Les vétérinaires sont placés dans une situation paradoxale : appartenant à une profession prestigieuse, ils gèrent un matériel dégoûtant. Ils occupent un emploi hautement qualifié (sept années d’études comprenant un passage en classe préparatoire et l’intégration de grandes écoles spécialisées), au niveau de rémunération élevé. On pourrait s’attendre à ce que le « dirty work  » soit pour leur profession, sinon délégué, tout du moins camouflé. L’ensemble de tâches potentiellement sources de dégoût, liées à la confrontation au corps animal malade ou dégradé apparaît cependant difficile à camoufler. L’intervention technique sur le corps de l’animal issue d’un savoir approprié et source de prestige professionnel est également paradoxalement un potentiel « sale boulot ». Opérer une tumeur sur la mâchoire d’un chien est par exemple une intervention technique, mais nécessite également de se confronter à un ensemble de réalités perçues par le sens commun comme «  dégoûtantes  » : sang, cartilages, pus, plaies ouvertes …

Le paradoxe est accentué par le fait que l’expression du dégoût devient de plus en plus taboue, en même temps que cet affect se fait de plus en plus présent, en particulier dans le cadre professionnel. Selon D. Memmi G. Raveneau et E. Taïeb, de nombreux phénomènes parmi lesquels le vieillissement de la population (et on peut ajouter : la demande croissante de soin pour les animaux domestiques) impliquent qu’un faisceau de plus en plus large de professions est confronté au « dégoût ». Si l’on admet la théorie du processus de civilisation de N. Elias [6], la catégorie du « dégoûtant » est en outre en expansion : il y a de plus en plus d’objets de « dégoût », et le « dégoûtant » devient de plus en plus intolérable socialement (Elias, 1991). Par exemple, les professionnels de la santé, « voués à soigner et à mettre à distance leurs affects  » (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016) sont par cette voie même chargés d’administrer le corps dégradé et malade. Est-ce à dire qu’ils ne vivent pas la confrontation avec le sang, l’urine, l’odeur des excrétions comme une « agression des sens », réalité qui s’impose pourtant à l’enquêtrice ? Comment fait-on face à cette réalité, à plusieurs aspects, déroutante ?

 Gérer le dégoût : points communs avec la médecine des hommes spécificités de la médecine des bêtes

Confrontés à ce qu’ils perçoivent comme « dégoûtant », les professionnels peuvent agir de différentes manières. Par comparaison avec les pratiques des médecins des hommes (Godeau, 2007 ; Zolesio, 2013 ; Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016), nous les avons réparties en quatre types de posture face au dégoût. Les trois premières ressemblent à celles des médecins des hommes, avec des spécificités mineures, tandis que la quatrième est propre à la médecine des bêtes. Elle constitue une ressource supplémentaire utilisée par les vétérinaires pour gérer le dégoûtant.

Les règles de l’hôpital : hygiène, pasteurisation d’un lieu 

La réalité du dégoût frappe d’autant plus les sens de l’enquêtrice qu’elle intervient dans le contexte pasteurisé et hygiénique de l’hôpital. Ce sont les règles d’hygiène et de propreté, qui en premier lieu tiennent le dégoût du corps animal dégradé à distance. L’animal malade en séjour à l’hôpital est généralement maintenu dans une cage nettoyée régulièrement, et placée à distance des lieux de passage courant. Les étudiants apprennent peu à peu les règles qu’il importe de maîtriser : porter la blouse, se laver régulièrement les mains ou se les « scruber » [7] avant une opération, enfiler des gants, un masque et une charlotte avant de rentrer en salle d’opération. Ces règles font l’objet d’une forte surveillance de la part de la hiérarchie et du groupe de pairs.

Extrait 2 : « Scruber »

J’observe la préparation d’un chien pour l’opération d’une patte cassée. Ce sont deux étudiants vétérinaires (EV1 et EV2) qui s’en occupent. Ils commencent par raser à la tondeuse la patte du chien.

EV1 : P’tain les ongles qu’il a ce chien ! Regarde-moi ça, il a la peau dégueulasse il s’en est foutu partout. EV1 et EV2 continuent de raser le chien à la tondeuse, toute la zone de la patte, jusque sur l’abdomen.

Un clinicien arrive : « Il est au scrub’ hein ce chien ! Vous scrubez bien ». Les étudiants commencent alors à scruber le chien c’est à dire à frotter (très fort) la zone de peau rasée avec des compresses stériles. Le chien bouge. EV 2 lance : « On va le mettre sur le côté… ».

En plus de cette administration hygiénique du sensible à l’hôpital sont mises en place des stratégies spontanées par les acteurs. Floriane déclare par exemple utiliser des « huiles essentielles », et Élise, étudiante de troisième année, met « un peu de baume du Tigre sous les narines », pour masquer les odeurs. Ces stratégies, en effet, pallient ce qui échappe au contrôle du répugnant exercé par l’hôpital, en particulier les odeurs, souvent tenaces et largement présentes au quotidien.

Tout semble a priori semblable à l’hôpital des hommes, à quelques différences près. En particulier, les animaux sont généralement touchés à mains nues, contrairement aux patients humains pour lesquels le port des gants s’est largement imposé. Les gants semblent avoir pour effet d’euphémiser l’intrusion de l’examen et de la manipulation physique en médecine humaine - on pense à l’exemple de l’usage des gants en gynécologie qui s’est largement répandu depuis les années 1990. Selon D. Memmi, G. Raveneau et E. Taïeb, la crainte de la contagion (liée notamment au virus du sida) ne suffit pas à expliquer l’augmentation exponentielle de l’usage des gants. « Étendus à des objets non contaminants (la housse qui entoure le malade) voire même utilisés de façon contraire aux règles de l’hygiène (ils ne sont pas changés quand cela serait nécessaire pour les patients), ils servent à mettre à distance un objet plus contaminant symboliquement que pratiquement » affirment les auteurs (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016).

L’explication se trouve donc (aussi) ailleurs que dans une raison strictement sanitaire : elle serait à chercher dans une hausse des sensibilités induisant une «  crainte de la contigüité », tant chez les soignants que chez les soignés. On pourrait donc attribuer ce non-port de gants en vétérinaire à un toucher décomplexé des animaux, découlant de leur statut de « médecin des bêtes », proches d’elles dans l’interaction. Le port des gants est cependant requis dans certaines situations en vétérinaire : manipulations au bloc opératoire, opérations, mais aussi toucher de zones particulières – blessures craignant la contagion bactérienne, intrusion dans le corps de l’animal (toucher rectal ou génital). Les gants auraient dans ce cas une double utilité : maintenir des règles d’hygiène élémentaires en vigueur à l’hôpital mais aussi évitement du contact direct avec ce qui répugne. Ils illustrent un double éloignement, à la fois physique et symbolique : en même temps qu’ils éloignent physiquement du contact direct avec le corps animal, ils instaurent une frontière symbolique qui protège le vétérinaire lorsqu’il doit faire intrusion dans le corps de l’animal.

Plaisanter, se distancier

Tenir ce qui répugne à distance n’est pas toujours possible. Une seconde posture intervient alors. Les étudiants développent un humour particulier lié à la confrontation avec le corps animal dégoûtant. Certaines plaisanteries choquent le profane – elles sont cependant parfaitement routinières pour le personnel du CHUV. Cet humour qui fonctionne souvent sur la base d’un rappel grotesque de la matérialité du corps est caractéristique des écoles de médecine (Godeau, 2007) et des hôpitaux (Zolesio, 2013) mais aussi des abattoirs, des laboratoires d’expérimentation (Rémy, 2014). Tous ces endroits ont pour point commun de présenter une confrontation avec le corps (humain ou animal) dégradé : malade, blessé, altéré, sécrétant humeurs ou odeurs fétides ; ainsi qu’avec la mort (Zolesio, 2013). L’humour signe un décalage avec le réel déroutant, ainsi qu’un moyen de gestion émotionnelle de certaines situations difficiles (Godeau, 2007 ; Zolesio, 2013). Si les plaisanteries salaces ou sexuelles sont présentes en permanence dans le quotidien des professionnels du soin (Zolesio, 2009), l’ humour noir et le registre grotesque (Rémy, 2014) interviennent en particulier quand la répulsion de l’activité se fait sentir, mais qu’il « n’y a pas le choix » (Élise).

Extrait 3 : Plaisanteries au bloc

Au bloc, préparation d’un lapin (opération NAC), qui a la patte cassée. Ce sont les 3 étudiants (EV) qui s’en occupent tout en discutant, rasent le lapin qui est déjà intubé sous anesthésiant. Un AH anesthésiste passe de temps en temps.

« EV1 : Il a la patte cassée ? 

EV2 : Naaaan … (rit, soulève la patte dont l’os ressort)

EV3 : Ah non ça je peux pas moi, ça c’est dégueulasse ! (rires)

EV1 : Ah j’avais pas vu sa patte comme ça, moi, du coup je savais pas, ça se voit pas avec tous ces poils là ! Je me disais y a une couille quelque part !

EV2 : Elles sont là les couilles (rires) ».

Dans l’extrait 3, le corps animal est présenté de manière grotesque. Sa patte cassée est exposée au regard d’EV3 par EV2 et les parties sexuelles sont utilisées pour compléter la plaisanterie. La confrontation de l’autre étudiant au dégoûtant remplit ici un rôle humoristique. EV2 joue un rôle d’initiation de ses pairs au dégoûtant, et ce mécanisme de rire pour supporter le dégoût semble conscient de la part des acteurs observés. Ils l’expliquent eux-mêmes en entretien par une volonté de « dédramatiser » la situation et de « décompresser ».

Cet humour (noir, sexuel, grotesque) est caractéristique des professions de soin. Cependant, contrairement aux internes en médecine étudiés par E. Godeau [8], les étudiants sont particulièrement explicites à ce sujet en entretien, et réflexifs. Ils n’éprouvent aucune réticence à évoquer leur dégoût, ainsi que les stratégies utilisées pour le gérer. Le rire est une des premières postures de gestion du dégoût évoquées par Floriane : « On en plaisante aussi, on rit beaucoup, ça permet de vraiment dédramatiser. Quand on arrive et qu’on voit, bah,la personne qui te dit « tu vas disséquer ça », ben tu rigoles. Tu dis que le chien il est moche, etc. Moi quand j’ai un chien qui est moche et qui pue en consult’, bon on le fait pas en consult’ devant les proprios mais avec les étudiants vétos des fois on dit « bah t’es moche et tu pues » quoi. Non parce que des fois on nous amène des machins ! (rires). Bah t’as pas trop envie de soigner ça hein.  » (Floriane).

Certaines plaisanteries sont également spécifiques aux vétérinaires. C’est le cas de celles qui rapprochent par jeu les animaux des humains. Tel chat diarrhéique est par exemple qualifié de « virago », ou tel chien réticent à une échographie des testicules est « un macho » : « C’est comme les hommes, ils aiment pas qu’on touche à leurs couilles » affirme ainsi un clinicien, ce qui fait rire le public d’étudiants qui assiste à la scène.

La distinction scène/coulisse est fondamentale pour appréhender le phénomène. Une observation des consultations en présence des propriétaires n’aurait pas permis d’observer ces plaisanteries puisqu’elles ne se déroulent pas sous leurs yeux. C’est là un signe de la réprobation sociale de l’expression du dégoût (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016) : il est difficilement admissible pour un professionnel d’exprimer son dégoût face au propriétaire d’un animal. Serait-ce considéré comme une sortie du rôle de professionnel sans affect que les vétérinaires sont tenus d’adopter ? Aurait-on peur que le dégoût exprimé envers l’animal affecte le maître en rejaillissant sur lui ? L’expression du dégoût ne se fait donc ici qu’entre pairs, soumis à une communauté d’expérience.

À part ces plaisanteries insistantes sur les similarités entre animaux et humains, les différences avec la médecine humaine sont ici minimes. Les scènes observées ressemblent à celles décrites par E. Godeau dans son ouvrage sur le folklore carabin à l’école de médecine : humour portant sur les fonctions corporelles les plus crues, socialisation au dégoût qui marque l’entrée des jeunes étudiants dans le groupe des pairs.

L’héroïsation du sale boulot : transcender le dégoût

La troisième posture vis-à-vis du dégoût inclut en partie la deuxième. Il s’agit de l’ « héroïsation  » (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016), qui veut que le répugnant soit supporté sans ciller. Sortir victorieux de la confrontation avec le dégoût peut en effet être considéré comme une source de prestige. « Chapeau, les gens qui connaissent pas, assister aux opération … ! » me dit par exemple un professeur du CHUV, lorsque discutant avec moi, il comprend que je fais des observations au bloc opératoire.

Cette posture met en scène un haut degré de détachement par rapport aux affects, posture particulièrement valorisée dans le cadre des professions du soin (Godeau, 2007). Une réaction affectée par rapport au répugnant – un étudiant qui dirait « ça me dégoûte » en assortissant ces paroles d’un éloignement physique - pourrait-elle ainsi être considérée comme une défaite de la part du soignant, voire comme un manque de professionnalisme ? De fait, nous n’observons que peu les cliniciens et autres internes plus haut placés que les étudiants dans la hiérarchie du CHUV manifester ouvertement et longuement leur dégoût. Peut-être signalent-ils par là qu’ils sont des professionnels accomplis.

Extrait 4 : Extrait de l’amputation d’un doigt de chien

Je retourne à l’observation de l’amputation du chien et pénètre dans la salle d’opération. […] Le chirurgien trie les ciseaux les pinces et les met dans des bols séparés. À la chirurgienne  : « Je vais prendre la lame de 10 plutôt ». ASV (auxiliaire vétérinaire) verse de l’eau stérile dans des bols – pour recueillir le doigt ? Chirurgien : « Besoin de l’aiguille jaune s’il vous plaît ! ». La chirurgienne regarde son travail et demande « Tu repérais quoi ? L’articulation ? C’est pour pouvoir refermer, c’est ça ? ». Le chirurgien se met manifestement à couper. Pendant qu’il coupe, le silence est complet. On entend un léger bruit - vraisemblablement lorsque le doigt est détaché. Chirurgienne avec un petit rire à l’anesthésiste : « Oui le bruit c’est pas terrible ». « Fait ! » dit le chirurgien. La chirurgienne réplique : « T’façon le doigt c’est le plus facile à enlever hein ! ». Je suis derrière le chirurgien et le vois lever sa main, le doigt du chien est dans la paire de ciseau-pince qu’il a à la main. La chirurgienne regarde le doigt, amusée : « Et oui tu l’as bien enlevé ! ». Le chirurgien le jette presque dans le bol.

Dans le dernier extrait, les professionnels présents ne montrent pas le moindre signe de dégoût face au doigt amputé de l’animal. Cependant, la remarque de la chirurgienne (« oui, le bruit c’est pas terrible  ») signale la potentielle difficulté de la scène pour les acteurs présents. Des considérations techniques – et le silence quasi total - dominent la scène. Cette vision techniciste de la situation est facilitée par l’effacement du patient – l’animal endormi disparaît derrière le champ opératoire. Les acteurs en présence n’ont alors accès qu’à une vision parcellaire de l’animal, réduite au champ de la zone à opérer.

Cette capacité à surmonter le dégoût est socialement située. Dans son étude sur les vétérinaires de ferme, L. Hamilton souligne que l’héroïsation du dégoût est liée à des valeurs et à un prestige professionnels forts (Hamilton, 2007). Les auxiliaires vétérinaires ne parviennent ainsi pas à adopter la même posture, et réfèrent au dégoûtant en usant le lexique de la contrainte et de la révulsion. Ce prestige professionnel modèle également la frontière entre propre et sale. Plus l’objet potentiellement dégoûtant est proche des mains du chirurgien vétérinaire, moins il est considéré comme dégoûtant ; plus il en est éloigné, plus il tend à être traité comme un déchet indésirable dont il faut se défaire. Le geste du chirurgien dans l’extrait 4, qui jette le doigt amputé dans le bol après avoir fini de le manipuler, correspond à cette interprétation. Le dégoût engendré par les manipulations techniques sur l’animal paraît en outre plus facilement ‘ héroïsable’ que le dégoût lié à des tâches moins prestigieuses – nettoyage, soins corporels faiblement techniques. Dans le premier cas, par exemple, opérer une patte cassée, amputer un doigt consiste à agir sur l’animal, et il pourrait dans ce cas être plus facile à l’opérateur de nier que l’animal agit sur lui par le prisme du dégoût. D’autres tâches considérées comme moins prestigieuses, réputées comme laissant moins de place à l’habileté technique et à l’illustration des qualités professionnelles - nettoyage, soins d’entretien divers – subiraient alors une double peine : stigmatisantes socialement, elles laissent moins de possibilité de maquiller ou de nier le dégoût ressenti [9].

Les différences avec l’hôpital des hommes semblent encore une fois très réduites : l’ ‘héroïsme’ de la conduite face au dégoût signale l’accomplissement du professionnel, et il existe une hiérarchie entre tâches fortement techniques, facilement héroïsables, et tâches faiblement techniques, dont l’ingratitude est parfois difficile à camoufler (Arborio, 2001).

Remettre l’animal à sa place : un moyen de gestion du dégoût

La dernière posture est propre à la médecine vétérinaire puisqu’elle s’appuie directement sur l’animalité du patient.

Rappelons tout d’abord que la frontière avec l’animalité n’est pas sans rapport avec le dégoût. Sentiment du corps, le dégoût révèle aussi une dimension sociale qui touche à l’accomplissement de frontières. Il traduit « une urgence à se séparer » (Memmi, Raveneau, Taïeb, 2016). Certains travaux de philosophie font l’hypothèse qu’il naît de la contigüité et de la crainte de la contamination (Nussbaum, 2011). Par exemple ici : crainte d’être atteint par les humeurs et fluides animaux voire qu’ils « rentrent dans le corps » par l’odeur, notamment. « Émotion mixophobe » donc, le dégoût signale l’existence de frontières. Celles-ci peuvent toucher à la distance sociale, comme le montre par exemple l’historien A. Corbin à propos de l’odorat (Corbin, 1982). Plus généralement selon D. Memmi, G Raveneau et E. Taieb, « le dégoût rappelle ce qui nous sépare de l’animalité  ». Ce sentiment serait alors porteur du vœu d’éloigner l’animalité dans ce qu’elle a de plus viscéral, et apparaît précisément quand l’animalité atteint les humains : odeurs fortes, visions qui renvoient à la matérialité du corps – plaies ouvertes, excréments – ou à sa périssabilité – mort, dégradations du corps.

Dans le contexte ici étudié, remettre l’animal à sa place peut constituer une stratégie de gestion du dégoût, et ce de trois manières. Premièrement, se rappeler que le patient n’est qu’une bête permet de surmonter les affects négatifs liés à des actes moralement problématiques. Il s’agit ici de réparer le désordre moral causé par certaines situations, par exemple la mort animale. «  J’ai fini par me dire : c’est que des animaux (rires), bon c’est drôle hein ! », s’amuse Floriane en entretien, pour évoquer son stage à l’abattoir.

Deuxièmement, la saleté des bêtes est souvent perçue comme moins « salissante », et ce précisément parce qu’il s’agit d’animaux. Les enquêtés relatent être moins dégoûtés par la saleté ou les blessures des bêtes que par celles des hommes : « J’ai moins de mal avec la patte cassée d’un lapin, clairement …. C’est peut-être parce que je suis habituée ! Les hommes pour moi c’est vraiment plus dur à regarder, même en film je peux avoir du mal ! » affirme par exemple Élise. Dans leurs travaux respectifs, C. Rémy et C. Sanders observaient la même attitude chez les auxiliaires vétérinaires (Rémy, 2014 ; Sanders, 2010). L’« urgence à se séparer » caractéristique du dégoût (Memmi, Raveneau Taïeb, 2016) n’est donc pas la même dans un cas comme dans l’autre. Dans le cas de la ‘saleté’ humaine, la proximité avec ce que le propre corps des enquêtés peut produire peut induire une réaction de dégoût plus prononcée. Dans le cas de la ‘saleté’ animale, les enquêtés perçoivent déjà une séparation – elle ressemble moins à la saleté humaine ou est d’office présentée comme différente, ce qui induit un sentiment plus atténué de rejet physique.

Troisièmement, l’absence de commune humanité partagée avec le patient permet l’expression explicite du dégoût, ce qui préserve les vétérinaires du « tabou du dégoût » propre aux professions du soin, et leur offre donc une ressource supplémentaire pour gérer ces affects. Les étudiants enquêtés paraissent parfaitement indifférents à la présence d’une observatrice profane, et expriment explicitement leurs affects. Il est ainsi fréquent pour le praticien ou l’étudiant en médecine vétérinaire d’exprimer personnellement son dégoût à l’objet du dégoût :

Extrait 5 : « Tu pues toi ! »

Je passe dans la salle du bloc opératoire qui contient des cages d’animaux bientôt opérés ou en rémission. Une étudiante vétérinaire traverse la salle au moment où je la traverse également. Elle s’arrête face à une cage abritant un chien. L’odeur me touche à deux mètres. « Ouh tu pues toi ! Bah c’est pas moi qui vais devoir te nettoyer ce soir hein ! Ouh tu pues trop ! Me fais pas les gros yeux ! (me voit et me sourit) Des fois, y a des trucs qu’on a pas envie de faire, hein. ».

Si l’expression du dégoût est contenue par le cadre professionnel (surmonter cet affect signale l’accomplissement du statut d’expert du corps animal), elle n’est pas réprimée par un impératif moral. Il apparaît donc difficile de parler de « tabou du dégoût » chez les vétérinaires comme chez les autres professions du soin (Vollaire, 2011), car la dimension d’interdit moral n’apparaît pas. Pour les enquêtés, contrairement aux médecins des hommes qui contraignent l’expression de leurs affects devant les patients en souffrances, il n’est pas moralement problématique d’exprimer son dégoût par rapport aux plaies ou à la saleté du patient animal. Il est également possible de le faire sans subir la réprobation du regard profane, car contrairement aux médecins humains, les vétérinaires sont en « coulisses » en présence de leur patient - si le propriétaire est absent. La présence de l’animal ne contraint pas les conduites des professionnels comme le ferait la présence d’un patient humain, qui participe activement à l’interaction. Enfin, cette posture décomplexée vis-à-vis du dégoût pourrait une forme de retournement du stigmate d’avoir à non pas seulement la saleté, mais la saleté des animaux. Les vétérinaires pourraient donc surenchérir dans son expression pour mettre en scène leur capacité à le surmonter et annuler le discrédit lié à certaines tâches.

Dans ces quatre modes de gestion du dégoût n’apparaît donc aucun « engagement pour le patient », contrairement à la médecine humaine où cette justification est utilisée pour légitimer le ‘sale boulot’. Si les vétérinaires s’engagent parfois pour le bien-être animal, qui constitue une des lignes directrices de leur éthique professionnelle, cette posture n’est pas utilisée pour gérer le dégoût. On pourrait dans un premier temps répondre que l’explication tient à la moindre valeur sociale de la vie animale. La préservation de la vie animale ne constituerait pas une justification suffisante au ‘sale boulot’. Pourtant, c’est bien l’engagement pour le patient animal qui sert de justification au caractère dévalorisant de certaines tâches effectuées par les auxiliaires vétérinaires étudiés par C. Sanders (Sanders, 2010). Ceux-ci ainsi évoquent la joie de travailler avec les animaux et de s’occuper d’eux, ainsi que la satisfaction de participer à leur guérison, ce qui compense selon eux la difficulté du travail. Le prestige du care n’est au contraire que peu revendiqué par les vétérinaires qui préfèrent un ensemble d’attitudes plus distanciées pour gérer le ‘sale boulot’. Le rapport objectivant à l’animal (c’est-à-dire qui ne prête aucune subjectivité à celui-ci) est dominant dans les modes de gestion du dégoût par les vétérinaires.

L’explication est alors à rechercher dans la posture de surplomb techniciste occupée par ceux-ci, mais aussi dans le rôle de « gardien de la frontière » entre hommes et animaux qu’ils occupent [10].

 
Conclusion : Vétérinaires : les gardiens de la frontière humain-animaux

Mettre en ordre des « frontières d’humanité » (Rémy, 2014) mouvantes 

Les vétérinaires sont une profession placée à l’intermédiaire entre les humains et les bêtes, pour résoudre certains problèmes que sont par exemple une maladie physique de l’animal ou une pathologie du comportement. La justification de l’intervention du professionnel est souvent trouvée dans la nécessité de préserver l’harmonie des relations humains-animaux. Ce rôle d’intermédiaire se situe au cœur de l’éthique professionnelle des vétérinaires, comme le formulent les étudiants en entretien ou certains ouvrages réflexifs écrits par des professionnels : «  Garant de la santé publique, le vétérinaire est aussi de plus en plus un acteur influent sur notre qualité de vie. Il cherche à réconcilier la productivité des élevages avec le bien-être animal, il lutte contre le stress qui est dommageable à la qualité de la viande ou du lait. Il agit comme interface entre l’animal et l’homme dans de multiples domaines. » (Rondeau, 2002).

La question de la différence mais aussi de la ressemblance entre hommes et bêtes est très souvent présente dans les interactions entre les professionnels de l’hôpital. Les plaisanteries rapprochant par jeu les animaux des hommes peuvent servir à gérer le dégoût en s’en distanciant par l’humour, mais elles sont de manière générale très courantes à l’hôpital vétérinaire. Elles se mêlent à l’activité professionnelle et accompagnent un regard plus technique sur l’animal : « Plus elles sont jeunes, plus elle sont chiantes ! Bon je devrais pas dire ça, je suis entouré de filles. », lance par exemple un chirurgien entouré d’étudiantes, en pleine stérilisation d’une lapine, pour référer à la difficulté de l’acte. Il est au contraire des situations où la séparation entre les hommes et les bêtes est réaffirmée. Élise, étudiante de troisième année à l’école, affirme ainsi à propos du stage à l’abattoir : «  Je fais pas d’anthropomorphisme … Je sais pas je me suis pas dit « l’animal il est assassiné », voilà … Enfin je sais pas, je me suis rappelé que c’était aussi ça le rôle du vétérinaire, et puis on est préparés, on est prévenus et voilà hein …  ». Les vétérinaires produisent parfois un discours sur la spécificité des animaux. Les bêtes sont ainsi des « leçons de cohérence » comme le déclare régulièrement le Dr. M, professeur de comportementalisme, en consultation : « C’est les bêtes, c’est une leçon de cohérence qui nous est offerte. La seule espèce que je connaisse qui est capable de dissimuler ses pensées, c’est l’humain ! ». Cette constante hésitation entre séparation et rapprochement des animaux et des hommes traduit selon nous le fait que les vétérinaires sont quotidiennement confrontés à la frontière entre humains et animaux, ainsi qu’à sa perméabilité. L’ordre symbolique imposant une partition entre humains et animaux est ainsi constamment rejoué en interaction, bien plus que fixé (Rémy, 2014).

Parmi tous les acteurs confrontés à ces relations hybrides entre humains et animaux, le vétérinaire joue un rôle particulièrement important du fait de son statut d’expert des bêtes, investi d’une mission de régulation des comportements. Il est en fait un gardien de la frontière entre hommes et animaux. Si les vétérinaires transgressent les frontières entre humains et animaux par jeu, par plaisanterie, ces pratiques sont bien souvent réservées aux coulisses de l’interaction. Elles s’effectuent loin du regard des propriétaires. Comme pour neutraliser leur portée, ces experts du corps animal s’arrogent donc le droit de formuler les ambiguïtés dans la partition entre humains et non-humains. Aux propriétaires, les vétérinaires rappellent fréquemment que leur animal ne peut pas être identifié aux hommes. Pour eux, le ‘bon’ propriétaire est ainsi celui qui s’engage pour son animal, se soucie de lui et est affecté par ce qui lui arrive, mais dans une juste mesure. Les propriétaires trop affectés par la maladie de leur animal, ou souhaitant continuer les soins contre l’avis du vétérinaire sont alors souvent soupçonnés de ne pas savoir remettre l’animal à sa place : ils font désordre dans la frontière humains-animaux (Rémy, 2014). Contre ce risque, le vétérinaire se pose alors en garant de l’intérêt animal bien compris. Dans ses consultations, le Dr. M. rétablit ainsi souvent l’ordre entre humains et animaux. Il rappelle par exemple que l’agressivité et la morsure, généralement mal acceptés par les propriétaires, font partie du répertoire comportemental normal d’un chien. Autrement dit, l’animal a des besoins propres à sa nature spécifique :

Extrait 6 : « Madame elle a l’arche de Noé chez elle et elle veut que son chien ne soit pas un chien ».

Une dame et son fils de trois ans, deux chiens, un grand berger blanc suisse et un petit chien borgne, entrent en consultation. La femme vient pour le gros chien. Le problème est que le chien a mangé des chèvres de la dame, et a « croqué » l’oeil du petit chien quand il a voulu manger dans sa gamelle. Elle raconte : « Il a un comportement de prédateur, donc déjà ça m’embête. Et puis j’ai peur pour mon fils parce que je peux pas être tout le temps présente, j’habite seule. Est ce qu’il y a un danger pour mon fils ? […] »

Le Dr M. réfléchit quelques instants et s’adresse aux étudiants :

« Alors oui, l., Madame nous a raconté son histoire. Ce que te relate Madame c’est peu fiable (à une

étudiante). Ce que vous relate Madame c’est une perception (en présence de la propriétaire à qui il ne

s’adresse pas, donc, elle a l’air étonnée, mais ne proteste pas). Vous, vous devez vous faire votre propre

impression. Madame, elle a l’arche de Noé chez elle et elle veut que son chien ne soit pas un chien. Bon

qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Dans la suite de la consultation, il explique à la dame que son chien se comporte tout à fait normalement et suit son instinct. Il lui conseille de le placer dans une institution si elle n’arrive pas à tenir ses animaux séparés les uns des autres.

Acquérir des dispositions séparatrices : le rôle du dégoût

Tout comme pour les étudiants en médecine décrits par E. Godeau (Godeau, 2007), l’expérience du dégoût constitue un élément de la socialisation professionnelle des étudiants vétérinaires. Se confronter au corps dégradé permet d’acquérir un ensemble de dispositions indispensables au rôle professionnel d’un soignant : détachement vis-à-vis des affects, regard techniciste sur les pathologies. Dans le cas des vétérinaires, la socialisation au dégoût remplit néanmoins un rôle supplémentaire : acquérir cet ensemble de dispositions séparatrices des animaux et des hommes qui permet aux vétérinaires de jouer ce rôle de ‘gardien de la frontière’.

La dernière posture de « gestion du dégoût » décrite dans cet article l’illustre tout particulièrement : ressentir le dégoût face au corps animal a comme un « effet loupe » (Rémy, 2014) sur les frontières d’humanité. Comme le montre l’extrait d’entretien avec Floriane, la mise à mort, notamment, incite les étudiants à la réflexivité sur ce qui les différencie des bêtes. Très familière avec les animaux au départ – elle a grandi « entourée d’animaux   », celle-ci apprend peu à peu à instaurer une séparation entre hommes et bêtes, et à considérer la douleur et la mort des animaux comme des évènements routiniers dans sa pratique professionnelle.

De la même manière, les plaisanteries rapprochant par jeu les animaux des hommes, très courantes chez les vétérinaires et surtout chez les étudiants peuvent donc également être comprises comme un ensemble de transgressions rituelles permettant paradoxalement d’incorporer cet ensemble de dispositions séparatrices qui se situent au cœur de l’éthique professionnelle des vétérinaires.

 BIBLIOGRAPHIE

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Notes

[1] Je tiens ici à remercier Jérôme Michalon pour sa relecture et ses remarques qui ont orienté cette rédaction. Je remercie également Catherine Rémy pour la direction de cette recherche et pour l’idée du questionnement qui guide cet article.

[2] Soigner un chien n’aurait ainsi d’importance que parce qu’il est cher aux yeux de son propriétaire : c’est pour l’homme que s’effectue l’intervention sur l’animal… Ce qui n’empêche pas certaines règles d’éthique professionnelle régissant le faire sur l’animal. Beaucoup de vétérinaires refusent ainsi les ‘euthanasies de confort’ à la demande du propriétaire et sans motif médical. Souvent, il s’agit autant d’un engagement pour le bien-être animal (ne pas tuer un animal sans nécessité) que de la défense du prestige d’une profession (ne pas être réduit au rôle d’un simple exécutant obéissant aux ordres d’un propriétaire qui souhaite «  supprimer  » son animal).

[3] Pour Philippe Descola, l’ontologie désigne la structure des rapports qu’entretiennent les humains avec le reste du monde vivant (animaux, plantes). Il distingue quatre ontologies : animisme, totémisme, analogisme et naturalisme. Le naturalisme caractérise le monde occidental depuis le XVIème siècle. Il désigne un système symbolique dans lequel il existe une séparation et une hiérarchisation nette entre ce qui relève de la « Culture » (principe conçu comme supérieur, et qui est le propre des humains) et ce qui relève de la Nature (principe conçu comme inférieur, et qui est le propre des animaux et des végétaux).

[4] Elle déclare ainsi à la sociologue qu’il lui est plus facile de nettoyer du vomi de chat que du vomi d’humain.

[5] Cet extrait révèle une autre réalité de la confrontation au corps animal, que nous n’explorerons pas ici : le danger lié au travail avec les animaux.

[6] Selon Norbert Elias, le monde occidental connaît depuis le XVIème siècle un « processus de civilisation ». Il désigne par là une progressive « modification de l’économie pulsionnelle », qui fait que les pulsions du corps (pulsions agressives, mais aussi pulsions sexuelles, besoins physiologiques) tendent de plus en plus à être gérés par l’auto-contrôle.

[7] « scruber » désigne l’action de désinfecter avec des compresses stériles. Dans les interactions observées, l’objet désinfecté peut-être soit les mains des personnes qui vont opérer un animal, soit le « champ opératoire » en lui-même, c’est-à-dire la partie du corps de l’animal sur laquelle va se dérouler l’opération.

[8] Celle-ci mentionne la complexité qu’il y a à « faire parler » les internes en médecine des plaisanteries sur le sexe et la mort qui font partie du « folklore carabin » : ils semblent se faire un devoir de « renvoyer une image parfaite d’étudiants sérieux ». Cet humour noir est alors souvent observé en pratique, avant d’être discuté en entretien.

[9] D. Memmi, G. Raveneau et E. Taïeb distinguent encore une autre posture vis-à-vis du dégoût : celle de la compassion, forme « féminine », au contraire de la « viriliste » héroïsation. Il s’agirait par exemple d’une aide-soignante camouflant son dégoût par volonté de préserver la dignité de son patient – cette posture conférant une valeur humaine à l’interaction et l’empathie rachète le dégoût ressenti. Nous n’avons cependant pas repéré cette posture sur le terrain. Peut-être pouvons nous le relier à la moindre valeur symbolique que revêt l’engagement pour la préservation de la vie humaine par rapport à l’engagement pour la vie de l’animal.

[10] Ce rôle normatif est renforcé par la posture de surplomb expert du vétérinaire, qui lui assure la légitimité nécessaire pour promouvoir certaines valeurs et influencer les conduites (des propriétaires, notamment).

Articles connexes :



-Propreté, alimentation, et exercice physique, dans les manuels scolaires d’hygiène (1862-1974) et de morale (1880-1964). Hygiène ou morale ?, par Gleyse Jacques

Pour citer l'article


Tillich Emma, « Le propre, le sale et la frontière homme-animal : ethnographie d’un hôpital vétérinaire. », dans revue ¿ Interrogations ?, N°31. L’hygiène dans tous ses états, décembre 2020 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Le-propre-le-sale-et-la-frontiere (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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