Cet article interroge l’expérience de l’incontinence urinaire masculine à partir d’une enquête qualitative fondée sur des entretiens semi-directifs auprès d’hommes atteints d’un cancer de la prostate. Il propose de mieux documenter le vécu d’un phénomène peu étudié qui, bien qu’il se décline de manière majoritaire au féminin, touche également les hommes. Pour ce faire, l’analyse porte tout d’abord sur les conséquences des fuites urinaires sur le rapport à soi et le rapport aux autres. Trois types de supports permettant aux hommes de mieux vivre leurs troubles urinaires sont ensuite distinguées : les supports relationnels et affectifs ; les supports physiques et incorporés ; les supports cognitifs. À travers ces deux voies d’étude de l’incontinence urinaire sont notamment questionnés les liens entre masculinités, santé et hygiène corporelle.
Mots-clés : incontinence urinaire ; masculinités ; supports ; subjectivité ; santé.
Men experience of urinary incontinence
This article examines the experience urinary incontinence in men from a qualitative research based on semi-structured interviews with patients with prostate cancer. It aims to better document the experience of a largely unthought phenomenon which not only affects women. It first focuses on the consequences of urinary incontinence on men subjectivity. Three families of supports allowing men to better live urinary incontinence are then distinguished : relational and emotional supports ; physical and embodied supports ; cognitive supports. These two complementary approaches of urinary incontinence lead us to discuss the links between masculinities, health and hygiene.
Keywords : urinary incontinence ; masculinities ; supports ; subjectivity ; health.
L’incontinence urinaire peut être définie comme une perte involontaire d’urines. De par son caractère souvent imprévisible et ses conséquences, elle constitue potentiellement une menace pour l’hygiène corporelle. L’incontinence urinaire convoque également des représentations de la souillure qui ont notamment été explorées par l’anthropologie (Douglas, 1966). Dans la théorie humorale de l’Antiquité comme chez les Samo d’Afrique de l’Ouest, l’urine est ainsi un fluide corporel qui dénote de manière négative par rapport aux humeurs valorisées comme le sang, le sperme et le lait (Héritier, 1981, 1985 ; Gélard, 2010). À l’hôpital, l’exposition des professionnel·le·s aux excréments a, quant à elle, pu être décrite comme un marqueur essentiel du « sale boulot » (Peneff, 1992 ; Arborio, 1995). Prenant pour objet la perte involontaire d’urines, cet article s’inscrit dans le prolongement des travaux qui questionnent l’association de cette substance à la souillure et la saleté sous l’angle des représentations sociales.
Parmi les représentations de l’incontinence urinaire, celle qui attache à ce phénomène un caractère féminin fait figure de prénotion bien établie. En effet, l’incontinence urinaire est souvent appréhendée comme un dysfonctionnement organique qui touche les femmes lors de la ménopause et fait suite à l’accouchement (Ténoudji, 2007). Son expérience pour cette partie de la population est aujourd’hui largement documentée, cela principalement à partir de deux approches complémentaires. Un premier pan de recherches rassemble des travaux qui mesurent la « qualité de vie » des femmes concernées par l’incontinence urinaire (DuBeau et al., 1998 ; Patrick et al., 1999 ; Amarenco, 2001 ; Gasquet et al. 2006). L’importance du retentissement de ce phénomène sur l’image de soi et les relations sociales y est notamment démontrée. En parallèle à cette littérature, un second pan de recherches repose sur la notion de coping. Y sont décrites et analysées les stratégies mises en œuvre par les femmes pour mieux vivre l’incontinence urinaire au quotidien (Skoner & Haylor, 1993 ; Anders, 2000 ; Delarmelindo, 2013).
L’incontinence urinaire masculine demeure quant à elle un phénomène peu étudié. La consultation du catalogue du Système Universitaire de Documentation (SUDOC) donne, par exemple, des résultats particulièrement révélateurs : une recherche avec les mots-clés « incontinence urinaire masculine » répertorie seulement 11 références contre 299 pour « incontinence urinaire féminine » [1]. Contrairement aux femmes, les hommes ne sont pas non plus soupçonnés de perdre leurs urines ni de porter des protections (Ténoudji, 2007).
Même si les études épidémiologiques montrent que l’incontinence urinaire concerne davantage les femmes que les hommes (Thomas et al., 1980 ; Markland et al., 2011), il ne s’agit pourtant pas moins d’un problème qui se décline au masculin. Fort de ce constat, cet article propose, à travers une étude empirique, de mieux documenter son expérience chez les hommes. Quelles sont les conséquences de l’incontinence urinaire pour les hommes ? En quoi le vécu de l’incontinence urinaire masculine s’inscrit-il dans des rapports de genre ? Comment les hommes font-ils face à l’incontinence urinaire ?
Pour répondre à ces questions, nous proposons d’emprunter une perspective différente de celles généralement adoptées dans l’étude du vécu de l’incontinence urinaire féminine puisque les concepts de « qualité de vie » et de « coping » ne permettent pas de décrire la nature intersubjective et sociale des expériences individuelles. En effet, les scores de « qualité de vie » reposent généralement sur des questionnaires standardisés qui produisent des artefacts rassemblant des vécus aux significations différentes (Derbez, 2016). Il y a, de surcroît, un écart important entre la compréhension qu’ont les patients de leur qualité de vie et celle qui en est faite par les professionnels de santé (Phillips, 2018). Le concept de coping a, quant à lui, l’avantage de décrire les individus comme étant en capacité de développer des stratégies pour faire face à une épreuve quelconque. Néanmoins, le coping ne prend bien souvent pas en compte l’environnement dans lequel évoluent les individus, néglige la question des inégalités sociales et est communément pensé comme un trait de caractère relativement stable (Loriol, 2014).
Malgré les critiques qui peuvent leur être adressés, les concepts de « qualité de vie » et de « coping », dessinent toutefois des axes de recherche pertinents pour étudier l’expérience de l’incontinence urinaire chez les hommes. L’architecture de cet article en rend compte. Elle repose sur deux voies d’étude complémentaires qui sont autant d’alternatives aux approches en termes de « qualité de vie » et de « coping ». Dans un premier temps, l’accent sera mis sur les conséquences de l’incontinence urinaire sur le rapport à soi et le rapport aux autres. Il s’agira de décrire les mécanismes sociaux par lesquels la subjectivité des hommes concernés par ce phénomène se retrouve parfois éprouvée. Dans un second temps, l’analyse portera sur les supports sociaux permettant aux hommes de mieux vivre leurs troubles urinaires. Recourir au concept de « support » permettra ainsi d’identifier les différentes assises sur lesquelles les hommes peuvent se reposer lorsqu’ils sont touchés par de l’incontinence urinaire. Avant d’emprunter ces deux voies d’analyse, il nous faut toutefois présenter les choix méthodologiques ainsi que l’enquête sur lesquels se fonde cet article.
Cet article repose sur des données qualitatives récoltées dans le cadre d’une thèse de sociologie qui a pour objet l’expérience du cancer de la prostate (nom anonymisé). Le choix d’interroger l’incontinence urinaire masculine à partir d’une enquête sur le vécu du cancer de la prostate constitue une approche légitime pour une raison statistique notamment : l’incontinence urinaire masculine résulte dans la majorité des cas d’une prise en charge pour une pathologie prostatique (Haab, 2007). La plupart des traitements du cancer de la prostate entrainent par ailleurs des conséquences urinaires, soit temporaires, soit pérennes. La chirurgie, la radiothérapie, la curiethérapie ou encore les ultrasons ont tous des conséquences potentielles sur la fonction urinaire.
La mesure de l’incontinence urinaire se heurte toutefois à une difficulté majeure : aucune définition de ce phénomène ne fait consensus au sein de la communauté scientifique. D’ailleurs, un article médical souligne que la prévalence de l’incontinence urinaire masculine « varie entre 1 et 39 % en fonction de la définition donnée et de la population étudiée » (Mathieu et al., 2014 : 422). Comparer les conséquences des traitements du cancer de la prostate entre eux est aussi particulièrement délicat car leurs effets sur la fonction urinaire diffèrent grandement. À titre d’exemple, la chirurgie entraine une incontinence immédiatement après sa réalisation et pour une durée indéterminée alors que la radiothérapie ne provoque généralement pas de troubles urinaires au cours des séances ou directement après mais parfois plusieurs mois à distance des rayons.
Face à cette difficulté, le parti pris méthodologique de cette recherche consiste à ne pas adopter une définition surplombante de l’incontinence et de renoncer à son objectivation quantitative. Ainsi, les résultats exposés ici ne reposent pas sur un dispositif visant à mesurer des millilitres d’urine perdue ou à établir un score de qualité de vie, mais ont pour fondement le sens donné par les hommes au sujet de leur incontinence. En effet, ce n’est qu’en étudiant avec attention le sens que les individus donnent à leurs expériences vécues qu’il est possible de dégager les éléments positifs ou négatifs, dynamiques ou passifs de leur subjectivité [2]. Cela fait écho à la thèse développée par Georges Canguilhem (1988) selon laquelle la frontière entre le normal et le pathologique ne peut être définie que de manière subjective par les individus.
Cet article repose sur 38 entretiens réalisés avec des hommes atteints d’un cancer de la prostate qui souffrent ou ont souffert d’incontinence urinaire, parfois seulement pendant une courte période. Tous hétérosexuels, les hommes interrogés sont en couple, célibataires ou veufs. Dans un tiers des cas environ, leur conjointe ou épouse était présente lors de l’entretien. Les enquêtés ont 69 ans en moyenne, le plus jeune ayant 53 ans et le plus âgé 90 ans. Ils sont retraités pour la plupart. Certains sont issus d’un milieu populaire et d’autres, au contraire, possèdent une position privilégiée dans l’espace social. Les actifs ou retraités appartenant par le passé à la catégorie des « cadres et professions intellectuelles supérieures » sont toutefois surreprésentés dans l’échantillon (20 participants sur 38).
Le recrutement des enquêtés s’est principalement fait dans quatre hôpitaux publics, à la suite de consultations médicales, puisqu’une enquête ethnographique a été réalisée en parallèle des entretiens. Les entretiens ont toutefois eu lieu à l’extérieur du milieu médical, le plus souvent au domicile des hommes interrogés et, cas exceptionnel, hors du lieu de vie dans un environnement calme. Un guide d’entretien a été utilisé pour cadrer les témoignages et opérer des relances de manière à préciser certains propos. Différents thèmes ont été systématiquement abordés en plus de l’incontinence urinaire : la découverte du cancer, la prise en charge médicale et soignante, les conséquences des traitements sur la vie quotidienne, la trajectoire biographique, la vie conjugale, etc. Ainsi, l’incontinence urinaire a pu être interrogée comme un phénomène n’étant pas isolé du vécu du cancer et, plus largement, des rapports sociaux dans lesquels les individus sont engagés. Les entretiens ont été retranscrits avant d’être soumis à une analyse thématique.
Les fuites urinaires peuvent limiter les sorties, restreindre l’éventail des activités réalisées, entrainer la mise entre parenthèses de projets, etc. Mais, au-delà de la perte d’autonomie, ici entendue comme la capacité d’agir et de décider en situation [3], les fuites urinaires peuvent aussi être vécues comme mettant en péril la constitution d’une définition de soi positive. Les hommes interrogés peuvent notamment se sentir « diminués », « dégradés » ou « rabaissés ». Que les troubles urinaires se manifestent uniquement lors d’efforts importants ou de manière intempestive, qu’ils soient temporaires ou définitifs, leur subjectivité est potentiellement affectée.
Face à l’incontinence urinaire, les personnes touchées se retrouvent avec une image d’elles-mêmes souvent modifiée. Bien qu’il s’agisse de dimensions importantes, les fuites urinaires ne peuvent se résumer à la sensation désagréable d’humidité qui les accompagne ni à la question de la perte d’autonomie, comme le souligne cet enquêté :
« Eugène - Avant j’étais partisan pour avancer, jusqu’à l’an dernier je m’occupais des jeunes au niveau de l’enseignement musical mais maintenant ça… Étant gêné par cette situation où je ne peux pas me contenir, ça m’a secoué.
Q. - Vous le voyez comme une perte d’autonomie ?
Eugène - Oui, parce que je suis gêné. Quand je suis à la maison, bon je me salis, je me salis. Mais quand vous partez, vous sortez une journée, il faut partir avec une valise maintenant. C’est pas marrant. C’est dur. […] Des moments c’est dur non d’une pipe. C’est un trajet qui est… Le problème de l’urine ça ne me dérange pas moi. C’est sûr que j’arrive à me tacher et qu’il faut faire attention parce que ça sent vite. C’est ça, c’est vachement dérangeant ça. Hier soir j’avais une répétition de 20h30 à 23h et à 21h30 j’ai dû foutre le camp parce qu’on n’était pas au bon endroit, je n’avais pas ce qu’il fallait. Ça secoue. » (Eugène, 75 ans, professeur de musique à la retraite)
Cet extrait d’entretien le montre bien, les problèmes urinaires peuvent entrainer des situations d’embarras, de gêne et de honte lorsqu’ils sont connus. L’odeur d’urine peut troubler les interactions et mettre en péril l’estime de soi. Cela est aussi le cas lorsqu’une tache est visible sur un vêtement ou qu’un accident se produit en public. Un autre enquêté, François, rend bien compte du sentiment de honte que peut provoquer une fuite :
« Et c’est vis-à-vis des autres, si ça se voit ou si ça se sent, je serais mortifié et je me mettrais six pieds sous terre si je m’aperçois que les gens le savent. » (François, 69 ans, cadre à la retraite)
La distinction opérée par Erving Goffman (1975 [1963] : 14) entre les individus « discrédités » et « discréditables » est ici intéressante à rappeler. Un individu est dit « discrédité » lorsque sa différence est déjà connue ou visible au cours d’une interaction. À l’inverse, l’individu « discréditable » renvoie à la situation où sa différence n’est ni connue ni immédiatement perceptible par les personnes présentes. L’individu « discréditable » peut donc cacher sa différence ou la taire pour ne pas être discrédité. Pour ce qui concerne les interactions avec des inconnus, les personnes qui souffrent d’incontinence sont donc plutôt « discréditables » car rien n’indique généralement leur condition à autrui. Comme nous l’avons souligné, les hommes concernés par l’incontinence urinaire peuvent toutefois être trahis par leur corps à tout moment, l’information à l’égard de son stigmate ne pouvant être totalement contrôlée.
Tout ne se joue toutefois pas dans les interactions. Interrogé pour savoir si le regard des autres lui pose problème, Jean-Jacques formule une réponse catégorique :
« Non, ce n’est pas le regard des autres, parce que les gens qui ne savent pas, ils ne peuvent pas deviner. Même si j’ai une protection, ça ne se voit pas. » (Jean-Jacques, 62 ans, chercheur à l’INRA à la retraite)
Au-delà de la question des identifications attribuées par les autres au cours des interactions, les hommes interrogés soulignent le lien ténu qui existe entre le ressenti de changements corporels et l’expression d’un sentiment de vulnérabilité, voire d’une perte de soi (Charmaz, 1983). En l’occurrence, deux registres sont plus particulièrement empruntés par les hommes atteints d’incontinence urinaire lorsqu’ils sont questionnés sur les conséquences de ce phénomène : celui de la masculinité diminuée et celui du basculement dans le grand âge.
Pour certains enquêtés, l’incontinence urinaire est ressentie comme une atteinte à leur appartenance de genre. Il est fréquent, en effet, que l’incontinence urinaire faisant suite aux traitements d’un cancer de la prostate amène les hommes à se dire « moins viril », « diminué en tant qu’homme » ou « moins homme ». Guy a, par exemple, parlé de son incontinence les larmes aux yeux. Ses premiers problèmes urinaires sont survenus il y a plus de cinq ans, après avoir subi une ablation de la prostate et de la radiothérapie. Il a tout d’abord porté des protections de manière quotidienne puis un étui pénien (un collecteur externe qui relie le pénis à une poche urinaire fixée à la jambe pendant la journée). Guy s’est ensuite fait poser un sphincter artificiel puis un second deux ans plus tard suite à la réapparition de fuites. Pour lui, « c’est la vie qui s’écroule ». Les troubles urinaires ont mis fin aux sorties avec sa femme. Ses activités se réduisent à aider à l’entretien de sa maison ainsi qu’à arroser les fleurs du jardin. Mais ce n’est pas tout, Guy et son épouse, Ginette, rapportent d’autres conséquences de l’incontinence urinaire :
« Ginette - Il s’est senti diminué (à cause des fuites).
Guy - Oui.
Ginette - Et puis il répète souvent “je ne suis plus un homme”. […] C’est les fuites urinaires qui ne passent pas, ça doit être le trop-plein.
Guy - C’est le trop-plein ça.
Ginette - Et le fait de porter des protections aussi…
Guy - Ça diminue.
Q. - Ça diminue dans l’idée qu’on se fait de soi-même, c’est ça ?
Ginette - Oh, bah oui !
Guy - Vous êtes à part. » (Guy, 75 ans, floriculteur à la retraite)
Comme Guy, de nombreux enquêtés établissent un lien entre incontinence urinaire et masculinité diminuée. Pour expliquer cette relation tout en évitant l’écueil qui consiste à appréhender la masculinité comme une identité figée ou un rôle qui découlerait du sexe biologique, cela indépendamment de la domination exercée par les hommes sur les femmes, le cadre d’analyse élaboré par Raewyn Connell (2005 [1995]) peut nous être d’une grande aide. En effet, la sociologue australienne définit la masculinité comme une « configuration de la pratique de genre ». Elle s’inscrit ainsi explicitement dans une approche relationnelle du genre et invite, en outre, à penser la masculinité non pas au singulier mais au pluriel. Au sommet de l’ordre du genre à un moment donné se trouve la « masculinité hégémonique » [4]. Il s’agit d’une sorte d’idéal normatif pouvant très bien être l’apanage d’une poignée d’hommes – voire d’aucun – mais qui enjoint chacun d’eux à se positionner par rapport à elle. Or, masculinité hégémonique et incontinence sont antinomiques car les hommes qui ne peuvent contenir leurs urines sont, par définition, en incapacité de maitriser leur corps. L’impossibilité d’établir une performance de genre qui correspond aux canons de la masculinité hégémonique produit fatalement un déclassement dans l’ordre du genre.
De même, la sexualité constitue un site central d’investissement de la masculinité hégémonique. Et c’est justement parce que l’incontinence urinaire signifie souvent un arrêt ou des modifications des rapports sexuels qu’elle est, pour ceux qui en souffrent, parfois synonyme d’une masculinité diminuée. Alors que Robert est questionné pour savoir si les fuites importantes qu’il éprouve depuis plusieurs semaines ont eu des conséquences sur son sentiment de masculinité, sa réponse l’amène spontanément à évoquer l’impossibilité d’avoir des rapports sexuels :
« Ah bah ça, certainement ! Oui. Bien sûr, parce que… C’est obligé. Pour moi, je ne cherche même pas à avoir de rapports. C’est le respect de l’autre là. » (Robert, 70 ans, kinésithérapeute à la retraite)
Tous les enquêtés ne disent toutefois pas que l’incontinence urinaire remet en cause leur masculinité, tout comme le cancer de la prostate n’a pas nécessairement impact sur la performance de genre (Braverman, 2019). Une partie des hommes interrogés parlent d’une perte de capacités ou d’une gêne physique sans évoquer un quelconque déclassement dans l’ordre du genre, ce qui peut s’expliquer par plusieurs hypothèses. Tout d’abord, l’incontinence urinaire peut être jugée comme une conséquence secondaire face au risque de mort posé par le cancer. Cela est déjà documenté par la littérature : les conséquences des traitements du cancer de la prostate sont souvent perçues comme un moindre mal et les effets sur la fonction urinaire peuvent, selon cette logique, être relativisées (Chapple & Ziebland, 2002). Les hommes interrogés voient aussi souvent les troubles dont ils sont victimes comme quelque chose de transitoire, même si cette parenthèse est parfois longue et ne se refermera pas toujours. Il y a, chez certaines personnes, toujours l’espoir de guérir du cancer et de retrouver son état antérieur. Enfin, les masculinités sont plurielles mais aussi dynamiques. Leurs définitions sont amenées à évoluer au cours des temporalités biographiques. Avec l’avancée en âge, les démonstrations physiques et la sexualité deviennent moins centrales dans la performance de masculinité alors que d’autres éléments comme le statut social ou la division du travail domestique contribuent davantage à la perpétuation de l’ordre du genre. Il s’agit d’ailleurs de la question du vieillissement qui taraude bon nombre d’hommes atteints d’incontinence urinaire, souvent davantage qu’une éventuelle dégradation de l’image de soi en tant qu’homme. Ce dernier point mérite une attention toute particulière eu égard à la place qu’il occupe dans les témoignages recueillis.
Les hommes qui souffrent d’incontinence urinaire mettent souvent en avant l’idée que les fuites sont pour eux synonymes de vieillissement prématuré. Autrement dit, leur « âge subjectif » (Kastenbaum et al., 1972 ; Bozon et al., 2018), soit le rapport qu’ils entretiennent au passage du temps, est fréquemment affecté. François, qui a subi une ablation de la prostate à 60 ans, dit, par exemple, que les problèmes d’incontinence lui ont fait prendre « un gros coup de vieux » :
« Comment dirais-je, pour moi j’avais l’impression d’avoir sauté vingt ans. J’avais 60 ans à l’époque et me retrouver avec des protections qui pouvaient être apparentées à des couches je me suis dit “je suis vraiment un petit vieux qui ne se maîtrise plus” ». (François, 69 ans, cadre à la retraite)
Pour François, les limitations corporelles faisant suite à son opération sont considérées comme des signes de vieillissement. Avec une image de soi dégradée sur le plan physique à cause de l’incontinence urinaire, il lui est difficile de proclamer sa jeunesse, et cela d’autant plus que ce phénomène est associé au grand âge. D’autres exemples vont dans le même sens :
« Se balader avec une couche, je trouve que c’est quand même… là, on arrive dans le quatrième âge. » (Jean-François, 67 ans, ingénieur à la retraite)
« J’ai l’impression d’être un vieux. Voilà, ça s’est terrible. Psychologiquement on se dit… C’est vraiment un truc de vieux d’être obligé de se mettre des protections. » (André, 64 ans, directeur de la vie étudiante dans un lycée privé)
Une remarque importante doit toutefois être ajoutée : l’incontinence urinaire ne change pas automatiquement le rapport des hommes au vieillissement. Certains enquêtés disent que pour eux rien n’a changé et refusent l’étiquette de « vieux ». D’autres, au contraire, disent se sentir vieux mais précisent qu’il s’agit d’un sentiment antérieur au diagnostic du cancer ou à l’incontinence. Vincent Caradec (2003) souligne d’ailleurs que les éléments qui sont perçus comme des déclencheurs de vieillissement sont nombreux et pas nécessairement liés à des changements corporels : le décès d’un proche, une date d’anniversaire ou encore la fin d’une activité sont autant de points de bifurcation qui peuvent être vécus comme une bascule dans la vieillesse indépendamment des diminutions physiques.
De même, la vieillesse est généralement pensée par les enquêtés non pas en termes de rupture, mais de diminution progressive des forces. Ce résultat va dans le sens des travaux de Virginie Vinel (2012) qui constate également que le vieillissement corporel est majoritairement dépeint en ces termes, cela même lorsque des bifurcations sont manifestes ou lorsqu’une pathologie lourde existe. L’auteure ajoute aussi que ce phénomène se décline différemment selon les sexes. Pour les femmes, leur conception de soi est principalement affectée par l’impossibilité de réaliser le travail domestique de la même manière qu’elles le faisaient avant leur amenuisement corporel. À l’inverse, les hommes « évoquent surtout les activités d’extérieur – jardin, rangements extérieurs – et le bricolage comme actes que leur amenuisement corporel ne leur permet plus de réaliser ou plus lentement » (ibid : 6).
Finalement, tout comme les fuites urinaires n’entrainent pas mécaniquement une diminution dans la hiérarchie du genre, elles ne produisent pas toujours un « coup de vieux », bien que ces logiques ressortent de manière centrale dans le discours des enquêtés. Porter une attention plus fine et systématique aux supports permettant aux hommes de mieux vivre leur incontinence urinaire doit alors nous amener à mieux comprendre l’expérience de ce phénomène.
L’étude des conséquences de l’incontinence urinaire sur les subjectivités laisse largement dans l’ombre les actions mises en œuvre au quotidien pour mieux vivre ce phénomène. Comme les personnes atteintes d’une maladie chronique (Corbin & Srauss, 1985 ; Baszanger, 1986), celles qui font face à l’incontinence urinaire ne peuvent être réduites à des êtres passifs, dépourvus de toute capacité d’agir.
Afin de rendre compte de cette capacité d’agir, la notion de support est ici préférée à celles de coping, d’ajustement ou de ressource jugées trop restrictives. Le terme de support nous encourage effectivement à prendre en compte l’ancrage social des individus et pas seulement leurs dispositions psychologiques ou sociales. Selon Danilo Martuccelli, les supports renvoient à « un ensemble de facteurs, matériels ou symboliques, proches ou lointains, conscients ou inconscients, activement structurés ou passivement subis, toujours réels dans leurs effets, et sans lesquels, à proprement parler, il ne pourrait y avoir d’individu » (Martuccelli, 2010 : 56). Adaptant une catégorisation forgée par Michael Pollak (1990) dans son essai sur l’expérience concentrationnaire qui a elle-même été reprise par Janine Pierret (1997) pour rendre compte du vécu de la situation de séropositivité au VIH, trois types de supports sont ici distingués : les supports relationnels et affectifs ; les supports physiques et incorporés ; les supports cognitifs. Bien qu’examinés successivement, ces trois supports sont en réalité souvent imbriqués entre eux.
Parmi les supports sur lesquels les patients atteints d’un cancer de la prostate peuvent s’appuyer pour faire face à l’incontinence urinaire, la famille, les proches, les connaissances ou encore les collègues de travail jouent un rôle important. L’accent est toutefois ici mis sur la relation d’aide entre les hommes interrogés et leurs épouses ou conjointes en raison de la place centrale qu’elles occupent dans l’expérience de l’incontinence urinaire.
D’abord psychologique et émotionnel, le soutien des partenaires des hommes touchés par l’incontinence urinaire peut prendre la forme d’une simple présence, d’un geste routinier ou d’un mot. Martin en donne une illustration :
« Martin - Ce n’est pas très agréable, c’est vrai, de se réveiller comme un bébé tout mouillé mais bon voilà. Mon épouse a été très… Comment dirais-je ? Très douce, très gentille, en disant ‘‘c’est pas grave’’ alors qu’elle aurait pu dire ‘‘merde la lessive, comment je vais faire sécher ça’’ ou ce genre de truc. Elle était très présente, très affective. Je lui dois beaucoup sur tout cet aspect de…
Q. - quel rôle elle avait ? Comment s’est manifesté son soutien ?
Martin - la présence d’abord et puis la parole compréhensive. » (Martin, 64 ans, pilote dans l’armée de l’air à la retraite.)
Comme tout travail de care majoritairement dévolu aux femmes (Paperman & Laugier, 2006 ; Molinier, 2013 ; Brugère, 2014), ce soutien émotionnel pâtit toutefois d’un déficit de reconnaissance. Son importance n’est finalement peu soulignée par les hommes touchés par l’incontinence urinaire, souvent euphémisée ou simplement évoquée à la suite d’une relance à ce sujet.
Ne se limitant pas seulement à une « présence » ou une « parole compréhensive », les supports relationnels et affectifs prennent également la forme d’actes très concrets. L’épouse de Frank (67 ans, ingénieur à la retraite) a, par exemple, déclaré avoir « blindé le lit de protections » par crainte que son mari ne l’« inonde ». Une autre enquêtée a rapporté faire des lessives tous les jours pour son mari. Planifier des rendez-vous médicaux pour son époux ou conjoint, l’accompagner chez les professionnel·le·s de santé et prendre la parole au cours des consultations sont également des conduites très répandues. De même, acheter des protections peut être une activité déléguée à l’épouse du fait de la honte que cela peut susciter :
« Parce que si vous voulez le post-opératoire, derrière par contre, psychologiquement, le fait de mettre des couches… ça, ça m’a bien chagriné (rires). D’ailleurs ce n’est pas moi qui suis allé les acheter, j’ai envoyé mon épouse (rires) ». (Martin, 64 ans, pilote de l’air à la retraite)
Les supports relationnels et affectifs sont cependant diversement mobilisés et leur activation ne va pas sans poser des problèmes ou générer des tensions. Pour pallier les infections et troubles urinaires de son mari après un traitement par ultrasons, Béatrice a, par exemple, employé une femme de ménage pour l’aider à surmonter une situation décrite comme particulièrement pénible et éprouvante. Le recours à un·e professionnel·le du soin n’a toutefois pas été envisagé par le couple, cela dans le but d’éviter à Julien la gêne qu’il aurait éprouvée dans le cas où une personne étrangère serait venue pour réaliser sa toilette intime [5] :
« Béatrice - Et bien je lui lavais la zigounette et tout. Et puis moi j’ai pris quelqu’un pour m’aider pour le ménage parce que je faisais des trucs là-dessus pendant une dizaine de jours. Bon il montait dans la baignoire, je lui nettoyais le truc et puis c’est tout. J’ai fait le rôle de l’aide-soignant et de l’infirmière. Je pense qu’il a préféré que ça soit moi qui le fasse plutôt que quelqu’un d’autre de l’extérieur. Oui ou non, je ne sais pas ?
Julien - Bien sûr. » (Julien, 82 ans, gendarme à la retraite)
Les proches sont effectivement parfois amenés à réaliser des soins techniques comme les professionnel·le·s. Réaliser une toilette, changer les pansements ou nettoyer une sonde urinaire sont autant de gestes qui sont régulièrement exécutés par les proches. La frontière entre professionnel·le·s et profanes en est par conséquent poreuse puisque ces derniers effectuent un réel « travail médical » (Waissman, 1989). Béatrice le dit très bien : « J’ai fait le rôle de l’aide-soignant et de l’infirmière ». D’ailleurs, l’importance du rôle pris par les proches au domicile doit être lue au regard des transformations qui touchent les mondes de la santé, notamment la crise du financement de la sécurité sociale et le développement de la médecine ambulatoire (Cresson, 2006). Dans une approche matérialiste, le travail domestique, largement invisible et non payé, relève également de l’exploitation des femmes (Delphy, 1998).
Les hommes qui souffrent d’incontinence urinaire peuvent également s’appuyer sur des supports liés à leur corps. Les supports corporels et incorporés rassemblent tout un ensemble de pratiques qui concernent le mode de vie au sens large. Il s’agit notamment des efforts réalisés pour diminuer le stress et se maintenir en bonne santé. Cela passe généralement par une attention spécifique à l’alimentation et aux activités physiques. Diminuer sa consommation d’alcool et, de manière générale, éviter de boire trop de liquides sont ainsi des stratégies régulièrement citées par les enquêtés. Nombreux sont aussi ceux qui ont recours à des compléments alimentaires pour soulager les troubles urinaires, par exemple des graines de courge. Pour éviter la perte incontrôlée d’urines, les hommes interrogés disent également toujours « faire attention » à leurs mouvements, aux postures qu’ils prennent ou encore aux charges qu’ils portent.
Plus largement, les supports corporels et incorporés renvoient à tous les éléments qui permettent aux individus d’avoir prise sur leur apparence et leur environnement. Il s’agit de contrôler l’information à l’égard de son stigmate, bien que le risque de fuites urinaires soit toujours présent et peut troubler les interactions à tout moment. Certains hommes interrogés font, par exemple, attention à ne pas mettre des vêtements clairs et veillent à toujours avoir des affaires de rechange tout comme des protections lors de leurs déplacements. De plus, la toux, les éternuements et les rires peuvent être contenus parce qu’ils ont tendance à provoquer des fuites d’urine. Uriner avant une activité est également cité comme une stratégie pouvant permettre d’éviter un accident. Lorsqu’ils se rendent dans un café ou un restaurant, les hommes qui souffrent d’incontinence disent aussi choisir leur table de manière à être le plus proche des toilettes. D’une manière générale, ceux-ci évoquent le réflexe de toujours savoir où se trouvent les toilettes lors de leurs sorties. Cela a notamment été souligné au cours de l’entretien réalisé avec Guy, qui a vécu pendant longtemps avec un étui pénien :
« Guy - Quand vous sentez la poche qui commence à peser, vous regardez où est-ce que vous êtes.
Ginette - Oui, la première chose qu’il repérait de toute façon c’était les toilettes. Partout où on passait. » (Guy, 75 ans, floriculteur à la retraite)
L’absence de toilettes publiques à proximité peut alors devenir un réel problème lors d’envies pressantes, l’approche en termes de supports permettant ainsi de relever à quel point l’incontinence urinaire soulève la question de l’aménagement des espaces publics et du « droit de miction » (Damon, 2009) :
« Par contre, il y a un problème, c’est qu’après avoir mangé le midi on a envie d’aller aux toilettes et quand il n’y a pas de toilettes c’est un peu gênant. Je suis allé plusieurs fois à Paris et à Montparnasse je suis allé aux toilettes en courant. On s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’endroits où il n’y a pas de toilettes et ça cause de sérieux problèmes. » (Jean-Jacques, 62 ans, chercheur à l’INRA à la retraite)
Les hommes avec un étui pénien ont également tous précisé avoir banni les shorts de leur garde-robe pour que la poche urinaire attachée à leur jambe ne soit pas visible. Pour autant, un tel dispositif peut permettre à certains hommes de retrouver des possibilités de prises sur le monde. En ce sens, il s’agit bien d’un support. De la même manière, les protections, la pince pénienne, les bandelettes sous urétrale ou encore le sphincter artificiel peuvent permettre, malgré leurs inconvénients, de rétablir une subjectivité éprouvée. « Moi je suis malade, j’ai découvert la pince pénienne, un rêve. Tu vas faire des courses, tu vas marcher, hop plus de problèmes. Sinon tu n’oses plus y aller » a témoigné Jean, un ancien directeur d’une petite entreprise âgé de 67 ans. Avec ses mots, Guy souligne également qu’un dispositif comme le sphincter artificiel peut se révéler émancipateur : « Quand ça marche bien vous êtes un homme. […] Le sphincter, une chose merveilleuse. Vous souffrez obligatoirement au départ mais après… ». Plus loin dans l’entretien, alors qu’il revient sur le changement positif qui a suivi la pose de son premier sphincter urinaire après une longue période avec un étui pénien, Guy laisse à nouveau entendre que sa masculinité s’en est trouvée restaurée : « Et puis prendre votre verge pour aller pisser dans les bois, c’est autre chose que de pisser dans un machin. Je vous le dis franchement ».
Un dernier type de supports s’ajoute aux deux autres précédemment cités : les supports cognitifs. Comme sa dénomination l’indique, elle désigne les supports se rapportant à la connaissance. Dans le contexte de l’expérience de l’incontinence urinaire, les supports cognitifs renvoient plus précisément aux supports ayant trait à la connaissance de ce phénomène et les savoir-faire pratiques qui sont mobilisés pour y faire face.
Les supports cognitifs peuvent prendre une diversité de formes. Il s’agit des savoirs professionnels et expérientiels, des soins médicaux et paramédicaux, des informations qui circulent dans les médias, des ressources offertes par le monde associatif, etc. Ces supports peuvent parfois contribuer au développement d’un réel pouvoir d’agir ou, faisant défaut, maintenir les individus dans des situations de fragilité.
Les professionnel·le·s de santé, de par leurs gestes, leurs conseils ou leur compétence acquise dans l’exercice de leur métier, sont indiscutablement de véritables aides pour les personnes incontinentes. Les informations qui proviennent des urologues tout comme leur savoir-faire chirurgical sont particulièrement utiles pour surmonter les fuites urinaires. Les médecins traitants occupent aussi une position centrale dans la prise en charge de l’incontinence urinaire. Ils peuvent notamment orienter les patients vers d’autres spécialistes, prescrire des médicaments, donner des informations et des conseils adaptés à la singularité d’une situation. Souvent présents dans la trajectoire des hommes interrogés, les psychologues, les auxiliaires de vie sociale, les aides-soignantes et les infirmières peuvent également se révéler des supports essentiels. Enfin, les kinésithérapeutes spécialisés en rééducation périnéo-sphinctérienne sont particulièrement engagés pour aider les hommes atteints d’un cancer de la prostate à retrouver une continence totale. À titre préventif, c’est-à-dire avant un traitement chirurgical, la rééducation peut permettre d’anticiper les fuites urinaires et de disposer de ressources pour combattre l’incontinence, comme ce fut le cas pour Patrick :
« Patrick - Elle m’avait dit “faites comme ci, faites comme ça”. J’avais suivi des séances chez elle et elle m’avait donné des exercices à faire à la maison. Et c’est vrai que pour… Elle m’avait expliqué “vous avez deux sphincters et on va vous en enlever un et puis on va vous mettre des litres d’eau dessus, vous allez voir…”. Elle est super. Elle est très professionnelle. Et c’est vrai qu’avec ces exercices je me sentais près à l’attaque. Elle m’avait même dit “quand on va vous opérer on va vous retirer les machins, faites comme ci, faites comme ça”. Et c’est vrai que j’étais à l’attaque.
Q. - Ça vous a donné plus de confiance ?
Patrick - Voilà, oui. Je savais quelque part ce qu’il allait m’arriver. Et, en même temps, je savais ce qu’il fallait faire moi personnellement. […] Dans le service du docteur Brunet (son urologue) aussi ils m’ont dit “surtout faites travailler”. Il fallait que je m’échauffe. Mais quand on vous dit “faites travailler votre sphincter” et puis que vous avez fait des séances avant vous savez ce qu’il y a à faire. Alors que si vous arrivez bêtement et qu’on vous dit “faites travailler votre sphincter” et vous “je fais quoi ?”. » (Patrick, 57 ans, ouvrier)
La participation de Patrick à la production du soin est ici manifeste puisqu’il s’agit d’effectuer un « travail ». Son propos fait alors écho à la notion de « travail du malade » forgée par Anselm Strauss (1992) pour rendre compte de toutes les activités réalisées par les patients lorsqu’ils sont hospitalisés. De plus, ce travail suppose, pour Patrick, un apprentissage et une pratique. Il passe par des exercices qui ont été répétés avec la kinésithérapeute. Patrick a ainsi eu l’occasion de développer un savoir expérientiel qu’il a pu mettre en pratique à la suite de son opération. Un autre extrait d’entretien en rend bien compte :
« La kiné m’avait bien expliqué. Elle m’avait dit “on va faire travailler les muscles là…” donc il fallait rentrer le ventre et tout. Même en conduisant. Elle m’a dit “c’est simple, vous êtes à un feu, vous arrivez et le feu passe au rouge vous serrez et vous attendez qu’il passe au vert. - Vous êtes gentille… - Non, non, il faut le faire”. Je le faisais, et même des fois c’était inconsciemment que je le faisais. J’avais un feu, tac je serrais, je discutais et puis en repartant à ce moment-là je me suis dit “ah tiens ! Tu viens de serrer sans…”. C’était devenu presque une deuxième… comme respirer. C’était devenu une petite habitude qui a fait que ça m’a beaucoup aidé. » (Patrick, 57 ans, ouvrier)
Finalement, la rééducation périnéo-sphinctérienne a constitué pour Patrick un support essentiel dans la mise en cohérence de son rapport à soi, comme cela a aussi pu être montré par Laurence Cassé (2003) pour les femmes venant d’accoucher. Patrick a continué les séances de kinésithérapie quelques semaines après son opération et a retrouvé une continence presque complète au bout de quarante jours.
Ayant pour objectif de mieux documenter un phénomène peu étudié, cet article s’est attelé à rendre compte du sens donné par les hommes au sujet de l’incontinence urinaire. Deux voies d’étude complémentaires de l’incontinence urinaire ont successivement été empruntées. La première, attentive aux conséquences sur les subjectivités, a notamment montré l’intérêt d’articuler analyse des interactions sociales et étude de la construction du rapport à soi. La seconde, qui repose sur le postulat selon lequel les individus ne sont pas condamnés à demeurer dans une situation de vulnérabilité, a démontré que les hommes peuvent s’appuyer sur différents supports sociaux pour faire face à leur incontinence et restaurer une subjectivité éprouvée. Ces deux voies d’étude invitent ainsi à rompre avec les notions de qualité de vie et de coping qui sont généralement utilisées pour rendre compte du vécu de l’incontinence urinaire et qui minorent largement l’inscription des individus dans une trame sociale.
Enfin, cet article a aussi permis d’interroger les liens entre masculinités, santé et hygiène corporelle. L’adoption d’une perspective de genre a montré que l’expérience de l’incontinence urinaire des hommes est largement marquée par leur privilège social. Il s’agit là d’une piste de recherche qui gagnerait à être davantage explorée en raison de la difficulté qu’ont les sciences sociales à comprendre les masculinités. Ne plus penser le masculin comme l’universel et dépasser l’écueil qui consiste à défendre l’existence d’une « crise de la virilité » sans prendre en compte les profits individuels et collectifs que les hommes tirent de leur domination constitue, selon nous, une posture féconde permettant de nourrir la réflexion sur la construction sociale des corps et les rapports masculins à la souillure ou à l’hygiène.
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[1] Recherche effectuée le 24 janvier 2019.
[2] Mobiliser la notion de subjectivité possède notamment l’intérêt d’intégrer à l’analyse des rapports sociaux la dimension réflexive des individus, c’est-à-dire le rapport à soi-même. En enserrant la subjectivité dans les mouvements de l’histoire et les relations sociales, il s’agit également de se démarquer des approches essentialistes de l’identité pour appréhender aussi bien les processus qui participent à l’assujettissement des sujets que ceux qui mènent à leur émancipation. À propos des usages des notions de sujet, de subjectivité et de subjectivation en sociologie de la santé, voir notamment les travaux de Didier Fassin et Dominique Memmi (2004), de Benjamin Derbez, Natasia Hamarat et Hélène Marche (2016) ou encore ceux de Claude-Olivier Doron, Céline Lefève et Alain-Charles Masquelet (2011).
[3] Pour une discussion sur la notion d’autonomie dans le champ de la santé, voir notamment les travaux de Myriam Winance (2007) et d’Éric Gagnon (1998).
[4] La masculinité hégémonique est définie par Raewyn Connell comme « la configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat, garantissant (ou étant censée garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes » (Connell, 2005 [1995] : 77). Trois configurations de masculinités sont hiérarchiquement subordonnées à la masculinité hégémonique : la complicité, la marginalisation et la subordination. Pour un retour sur les vies du concept de « masculinité hégémonique » il est possible de se référer à un article coécrit par Raewyn Connell et James W. Messerschmidt (2005). La réception des travaux de Raewyn Connell et leur place au sein du champ scientifique francophone sont quant à eux notamment interrogées par Éric Fassin (2014) et Jean-Yves Le Talec (2016).
[5] Pour une étude de la toilette et de ses enjeux sociaux, symboliques et subjectifs, voir notamment l’article écrit par Ingrid Voléry et Virginie Vinel (2016).
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