Accueil du site > Numéros > N°31. L’hygiène dans tous ses états > Préface au n°31. L’hygiène dans tous ses états


Comité de rédaction

Préface au n°31. L’hygiène dans tous ses états

 




Numéro coordonné par Brice Monier et Émilie Saunier

« Sommes-nous face à la résurgence d’une problématique sanitaire qui concernerait la bonne santé de la Nation tout entière, face à la responsabilisation de chaque individu vis-à-vis d’une santé collective ? » (Appel à contribution n°30 [1], publié en septembre 2018).

Lorsque nous formulions une telle interrogation, dans cet appel à contributions destiné à produire un numéro consacré à « l’hygiène dans tous ses états », nous n’imaginions pas qu’elle puisse avoir une telle résonance plus d’un an après. Pourtant, annonçons-le d’emblée, aucun article n’est consacré à la pandémie de Covid-19. Ce peut être un regret pour le lecteur, voire une critique, mais l’absence de références à un tel contexte s’explique par le calendrier éditorial de cette livraison, que nous n’avons pas souhaité précipiter, considérant que la production d’analyses abouties sur ce phénomène inédit nécessite temps et recul. Cette situation sanitaire s’est doublée – et se double encore – d’une crise politique liée aux assauts répétés contre l’indépendance de la recherche universitaire en France. Si, après notre numéro « en lutte » [2] nous reprenons désormais nos publications, nous continuons et continuerons à militer pour le retrait de la LPPR [3], loi destructrice d’une recherche indépendante et collaborative que nous soutenons et qui a fondé notre existence il y a plus de 10 ans.

Quels travaux de recherche agrège donc ce numéro consacré à « l’hygiène dans tous ses états » ?

Si la notion d’hygiène renvoie assez spontanément à des principes, normes ou pratiques visant à maintenir ou améliorer la propreté des corps, ses usages concernent en réalité des domaines très diversifiés. Le présent dossier invitait à questionner ces domaines et à appréhender ce qui leur est commun, ou, au contraire, spécifique, en prenant appui sur des ancrages disciplinaires variés.

Hygiène et médecine : catégorisations et pratiques professionnelles

La notion d’hygiène publique a peu à peu été imposée au XIXe siècle comme un paradigme, notamment par la voix de médecins-chimistes : l’État intervient progressivement dans la gestion des corps des individus afin de lutter contre les maladies et ce, par le biais d’une série de lois sur les logements insalubres, le travail des enfants, la vaccination, etc. (Jorland, 2010). Actuellement, l’hygiène est une question de santé publique. Dans son article, Emma Tillich montre que si les gestes hygiéniques des vétérinaires interviennent comme une mise en conformité avec les règles élémentaires prescrites à l’hôpital, ils ne doivent pas être réduits à une nécessité pratique ou strictement sanitaire. Ils renvoient également à des enjeux éminemment symboliques. E. Tillich prend l’exemple du port des gants chirurgicaux qui ne sont généralement pas utilisés par les vétérinaires pour toucher les animaux malades, contrairement aux pratiques en cours en médecine humaine. Ces gants sont également appréhendés comme une stratégie - parmi d’autres possibles - dans la gestion symbolique des réactions induites par certaines situations perçues comme « dégoûtantes » ou « sales » (viscères, plaies, etc.)

De son côté, le travail de Virginie Loizeau, portant sur l’hygiène domestique dans la mucoviscidose, met en exergue la tension entre les préconisations émanant des professionnels médicaux, qui promeuvent « une hygiène domestique spécifique » et les savoirs issus de l’expérience générant des pratiques de soin individualisées parfois en dissonance avec les normes médicales. En effet, l’habitation étant potentiellement pathogène (présence d’agents irritants, allergènes ou infectieux), « l’hygiène domestique devient l’objet de l’appropriation profane de la mucoviscidose par les familles ». L’auteure appréhende cette tension en termes de « conflits de perspective […] entre les professionnels de santé et les groupes domestiques en présence  ». Sur la base de la connaissance qu’ils ont de la pathologie, les uns préconisent un certain nombre de pratiques d’hygiène domestique, les autres reconsidèrent leur manière d’habiter et, face aux risques, « effectuent les arbitrages nécessaires à l’adaptation de leurs conditions de vie aux besoins de l’enfant ».

Hygiène scolaire et discours hygiéniste à l’École

En envisageant le champ scolaire, Jacques Gleyse dessine dans son article l’évolution des représentations autour de l’hygiène scolaire de la moitié du XIXème siècle à la moitié du XXème siècle en prenant appui sur des manuels scolaires parus en France. Son travail permet d’identifier des thématiques récurrentes (soins du corps, pratiques alimentaire, activités physiques) qui rendent compte du passage d’une « hygiène rituelle et imposée » à une « hygiène acceptée et intériorisée » puis enfin à une « hygiène hédoniste et désirée » associée au bien-être personnel.

L’hygiène comme « mise en ordre » de notre expérience

Ce qui frappe à la lecture des articles de ce dossier est le fait qu’au-delà de leur variété thématique et méthodologique, chacun d’eux contribue à dessiner une fonction centrale de l’hygiène. Si les pratiques hygiéniques ne peuvent, comme précédemment énoncé, être réduites à des gestes “techniques” (nombre d’ablutions, port de gants, régime alimentaire etc.), c’est qu’elles renvoient à un rapport au monde particulier, à une « mise en ordre de notre expérience » (Douglas, 2001, p. 23). Cette « mise en ordre » n’est pas orientée seulement vers soi mais également vers autrui et renvoie à une certaine « éthique », « morale » ou encore « spiritualité » (en fonction des articles considérés) qui sont associées à des systèmes d’oppositions (le propre/le sale ; le noble/le « dégoûtant », le haut/le bas etc.) et qui prennent des formes et des modalités variées dans l’espace et le temps. Comme l’écrit Mary Douglas, toutes les cultures et toutes les religions sont empreintes d’un désir de pureté et d’une peur de la souillure, mais les représentations qu’elles s’en font et les croyances qui leur sont liées peuvent différe r.

Ainsi l’article de J. Gleyse souligne-t-il de quelle manière les pratiques hygiéniques présentes dans les manuels scolaires contribuent à définir une « morale en acte » qui renvoie à un ordre du monde spécifique au contexte historique étudié. Cette « morale » hygiéniste portée par les classes dominantes a des racines et des fonctions intimement sociales, participant à un processus de civilisation des mœurs pour reprendre l’expression de Norbert Elias. Cette mise en ordre du monde social s’effectue également par le biais d’un contrôle des frontières : ce rôle s’inscrit au cœur même de l’éthique professionnelle des vétérinaires qui doivent être les « gardiens » de « l’ordre symbolique imposant une partition entre humains et animaux » (E.Tillich).

Ces rites de « purification » (Douglas, 2001) peuvent être appréhendés comme émanant d’une représentation du corps comme objet que l’on peut façonner, travailler, dans le cadre, par exemple, d’une politique volontariste de transformation de soi (Darmon, 2003 ; Duret, 2005). On perçoit dans l’article de Caroline Nizard comment le yoga, en tant que technique du corps et de l’esprit, interroge un rapport à soi et au monde qui varie sensiblement en fonction des lieux (Europe vs Inde) et des époques. S’intéressant aux pratiques du yoga moderne, C. Nizard souligne la diversité de ses finalités (« spiritualité, bien-être et santé  ») : en tant que « pratique de transformation de soi » ou « d’auto-perfectionnement », elle engage une hygiène de vie qui peut parfois prendre les traits d’une spiritualité en acte et « dont les bénéfices se mesureraient à l’échelle intime et à celle de la relation au monde » (Garnoussi, 2017 : 9, cité par C. Nizard).

Les hommes souffrant d’incontinence urinaire sont également affectés dans leur rapport à soi et au monde, souligne Louis Braverman. En associant les notions de subjectivités et de supports pour étudier les conséquences et le vécu de l’incontinence urinaire masculine, l’auteur rend ainsi compte de masculinités éprouvées. Pour reconstruire une définition de soi positive, ces hommes disposent alors de différentes assises – dont « les supports relationnels et affectifs » – sur lesquelles s’appuyer. Ici, l’expérience individuelle est envisagée dans sa tension avec le monde social, ce que ne permettent pas les concepts de « qualité de vie » et de « coping  » généralement mobilisés dans ce type de recherche, écrit l’auteur. Dès lors, pour ne pas – ne plus – minorer « l’inscription des individus dans une trame sociale », l’objectif de ce travail est de « décrire la nature intersubjective et sociale des expériences individuelles ». Au croisement de la sociologie de la santé et de la sociologie du genre, l’article questionne par ailleurs « l’association de [l’urine] à la souillure et la saleté sous l’angle des représentations sociales ».

Les parents d’enfants atteints de mucoviscidose, confrontés aux règles d’hygiène domestique, procèdent eux aussi à une (re)mise en ordre de leur expérience. De ce point de vue, V. Loizeau montre, à partir de la typologie « grid-group » des institutions sociales empruntée à Mary Douglas, la diversité des stratégies développées par les familles pour conjuguer leur manière d’habiter avec les recommandations médicales de bonnes pratiques en matière d’hygiène domestique. Deux registres d’opposition permettent ainsi à l’auteure de rendre compte de ces arbitrages réalisés par les familles entre les pratiques hygiéniques préconisées et leurs conditions de vie : l’opposition entre rôles construits et rôles prescrits (grid), et l’opposition entre l’individu et le groupe comme instance de référence (group). En fonction de leur combinaison, ces registres renvoient à plusieurs types d’institutions sociales, Ainsi, « à chaque type d’institutions sociales caractérisant les familles sont associées des manières différentes de répondre à la maladie et aux recommandations médicales, de produire une hygiène domestique ».

Outre ce dossier thématique, vous retrouverez dans ce numéro nos rubriques habituelles :

La rubrique Varia accueille un article de Lukinson Jean portant sur les travailleurs de la preuve en médecine. L’auteur aborde la question des identités professionnelles en lien avec les caractéristiques sociales des assistants de recherche clinique (ARC). Ancré dans le champ disciplinaire de la sociologie, cet article évoque les différents facteurs d’engagements dans le secteur professionnel biomédical (origine sociale, trajectoires, conditions d’emplois, etc.) questionnant ainsi le sens donné au travail dans le cadre de « carrières dans la précarité  ».

La rubrique Des travaux et des jours comprend un article rédigé par Christophe Gobbé qui, à partir du portrait de « Tijean », rend compte des conséquences du virage managérial opéré durant les années 1990 sur les organisations et le rapport au travail de certains « travailleurs du savoir » (Rifkin, 1995). Symbole de l’ascension sociale et du travailleur dévoué à son entreprise, Tijean, progressivement mis à l’écart au sein de son entreprise, manifeste désormais un sentiment d’inutilité qui le conduit à désinvestir son travail et à convertir son savoir-faire accumulé dans un loisir gratuit, l’élevage d’escargots de Bourgogne.

La rubrique Fiches pédagogiques présente deux articles s’intéressant à la production des connaissances. Christophe Tufféry s’intéresse à la construction des savoirs archéologiques « en jouant de l’analogie entre archives du sol et archives d’un savoir », à partir de la « méthode archéologique » du philosophe Michel Foucault. Puis, Jacques Hamel considère la notion de « sens commun » et montre son intérêt pour la production des connaissances sociologiques.

La rubrique Notes de lecture accueille une note de lecture sur l’ouvrage de Willian Blanc. Marie Dunand nous montre comment l’auteur de Winter is coming. Une brève histoire politique de la fantasy fait le lien entre un genre littéraire manipulant une temporalité volontairement floue et des enjeux politiques contemporains, comment le sens des romans est réalisé par les lecteurs et parfois réapproprié par les auteurs.

Nous tenons à chaleureusement remercier les nombreux chercheurs et enseignants-chercheurs extérieurs à la revue ainsi que les membres du comité de lecture qui, par leur aide et leur implication, ont permis l’élaboration de ce numéro :

Pierre Ancet, Sophie Arborio, Ingrid Banovic, Emmanuel Bioteau, Laure Bonnaud, Florent Champy, Cécile Charlap, Jean-Yves Feberey, Laure Flandrin, Nadia Garnoussi, Christian Ghasarian, Pascal Glemain, Juliette Hontebeyrie, Agnès Jeanjean, Chloé Langeard, Gabrielle Lecomte-Ménahès, Sylvain Ledda, Irène Mestre, Maud Navarre, Hélène Niculita-Hirzel, Benjamin Perbez, Laetitia Perret, Thibaud Pombet, Isabelle Queval, Judith Rainhorn, Laure Razon, Jean-Baptiste Roy, Mélinée Schindler, Sylviane Tinembart, Carole Vassy, Christian Vivier, Olivier Wathelet, Patrick Zylberman.

Bibliographie

Darmon Muriel (2003), Devenir anorexique, Une approche sociologique, Paris, La Découverte.

Douglas Mary (1971 [2001]), De la souillure. Une analyse des notions de pollutions et de tabou. Paris, Maspéro.

Duret Pascal (2005), « Body building, affirmation de soi et théories de la légitimité », dans Un corps pour soi, Bromberger Christian, Pascal Duret, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly, Vigarello Georges, Paris, PUF.

Garnoussi Nadia (2017), « Dire et relire sa dépression, entre construction biographique et critique sociale parmi des membres des classes moyennes ’intellectuelles’ », revue ¿Interrogations ?, n°24, https://www.revue-interrogations.org/Dire-et-relire-sa-depression-entre, consulté le 14/04/2020.

Jorland Gérard (2010), Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard.

Molaro Christian, Vivier Christian (2013), « Don de soi et devoir de santé. Les pratiques corporelles sous la IIIe République : éthique, morale et ethos », dans Ethique et sport, Andrieu Bernard (dir.), Paris, Éditions L’Age d’Homme.

Molaro Christian (2014), « De l’hygiène à l’hygiène scolaire (1815-1914). L’éducation physique comme temps hygiénique », mis en ligne le 15 octobre 2014 [enregistrement vidéo], dans Projet Demenÿ [en ligne] http://projet-demeny.univ-fcomte.fr/index.php?page=hygiene.

Rifkin Jeremy (1995), La fin du travail, Paris, La Découverte.

Terret Thierry (2002), « Éducation physique et santé », Revue EP&S, n°297, janvier 2002.

Notes

[1] Devenu numéro 31 suite à la publication du « N°30. Revue ¿Interrogations ? en lutte » en juin 2020.

[2] Voir notre numéro 30 : https://www.revue-interrogations.org/-No30-Revue-Interrogations-en-lutte- et voir aussi : https://www.revue-interrogations.org/+Revue-en-lutte,42+

[3] Loi de programmation pluriannuelle de la recherche, devenue LPR 2021-2030.


Pour citer l'article :

Comité de rédaction, « Préface au n°31. L’hygiène dans tous ses états », dans revue ¿ Interrogations ?, N°31. L’hygiène dans tous ses états, décembre 2020 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-hygiene-dans-tous-ses-etats (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation