C’est Peirce lui-même qui suggère la possible « alliance » du pragmatisme avec l’idéalisme, plus précisément avec celui que propose Hegel. En dépit des différences patentes de leurs systèmes respectifs, notamment le rejet peircien de ce qu’il estime n’être que vaine métaphysique, leur rencontre est suggérée par leur commune allégeance au système, au sens à la fois systématique de l’exposé et systémique de la représentation du monde. S’y ajoute le choix partagé du triadisme, un parti pris philosophique rare autant que fondamental. Enfin, par-delà leur conception des rapports entre philosophie et science, leurs conceptions convergent puisque, à l’encontre du pragmatisme « vulgaire », Peirce préconise un pragmatisme de conception, tandis que, à l’encontre de l’idéalisme abstrait, Hegel plaide pour un idéalisme d’observation.
Pragmatisme, idéalisme, triadisme, système, phénoménologie, sémiotique
Meeting between Idealism and Pragmatism
Peirce himself suggests the possible « alliance » of pragmatism with idealism, more precisely with the one by Hegel. Despite the obvious differences in their respective systems, including the peircian rejection of what he considers to be empty metaphysics, their meeting is suggested by their common allegiance to the system, in the sense of both systematic discourse and systemic representation of the world. Added to this is the shared choice of triadism, a rare and fundamental philosophical bias. Finally, beyond their conception of the relations between philosophy and science, their conceptions converge since, contrary to “vulgar” pragmatism, Peirce advocates a pragmatism of conception, whereas, contrary to abstract idealism, Hegel argues for an idealism of observation.
Pragmatism, idealism, triadism, system, phenomenology, semiotics
« La vérité est que le pragmaticisme est étroitement lié à l’idéalisme absolu hégélien dont, cependant, il se sépare en niant avec force que la troisième catégorie (que Hegel dégrade pour en faire un simple stade de la pensée) suffise à faire le monde et même qu’elle soit suffisante en soi » : Peirce (1993 : 331), en écrivant cela à la fin de « What Pragmaticism Is ? » (The Monist, avril 1905), propose non seulement une lecture (erronée) de Hegel, mais un paradoxe qui mérite l’attention puisque, contre toute attente, il suggère une rencontre (partielle) entre le pragmatisme [1] et l’idéalisme. Il écrit précisément : « The truth is that pragmaticism is closely allied to the Hegelian absolute idealism (…). » Allied to suggère l’alliance (par exemple entre des pays) plutôt que le lien. Entre pragmatisme et idéalisme, par-delà leurs différences évidentes, il y aurait une alliance possible, quoique partielle. La suite du texte : « from which, however, it is sundered by », qui signifie la scission, établit que la rencontre des deux tendances philosophiques est à la fois l’alliance, l’union sur un versant et le divorce, la désunion sur un autre. C’est cette balance que j’examine ici – en prolongement du chapitre que je consacre à la relation Peirce-Hegel dans Dialectique ou antinomie, Comment penser ? (Chateau : 2012). Je précise qu’il ne s’agit pas de refaire le travail minutieux du parallèle mené à bien dans ce livre (où on trouve non seulement l’évaluation complète de ce parallèle, mais l’imposante bibliographie qu’il a suscité). Le texte qu’on va lire témoigne d’une réflexion personnelle où le couple Hegel-Peirce est devenu d’avantage un partenaire qu’une référence. En quelque sorte, orthodoxes, hégéliens ou peirciens, s’abstenir !
Dans « What Pragmaticism Is ? », juste avant sa remarque sur Hegel, Peirce explicite la « position que le pragmaticiste soutient et doit soutenir, à savoir que la troisième catégorie – la catégorie de la pensée, de la représentation, de la relation triadique, de la médiation, de la tiercéité authentique, de la tiercéité en tant que telle – est un élément essentiel de la réalité, bien qu’elle ne constitue pas, par elle-même, la réalité, puisque cette catégorie (qui, dans cette cosmologie, apparaît comme l’élément d’habitude) ne peut avoir sans l’action aucun être concret, en tant qu’objet séparé sur lequel exercer son pouvoir, exactement comme l’action ne peut exister sans l’être immédiat du sentiment, à partir duquel agir ». Le pragmatisme est ainsi défini à l’aide de la phénoménologie qui constitue la base de la philosophie peircienne (sentiment, action, cognition) et dont la principale caractéristique est le triadisme.
Le choix du triadisme est crucial en philosophie [2]. Il sanctionne la reconnaissance du caractère fondamental de la médiation, de la conception, du symbole, de l’esprit (mind). C’est ainsi que, au lieu de réduire le pragmatisme à la caricature d’une banche philosophique unique (dont la version vulgaire, tenue pour synonyme du réalisme, se limite au sens pratique, à la routine), on peut le séparer en deux branches : le pragmatisme dualiste et le pragmatisme triadiste. La différence entre les deux branches est claire dans « What Pragmaticism Is ? » où Peirce réfute la définition coutumière du pragmatisme : « il faut vérifier une conception par ses effets pratiques », soit le simple face à face d’une conception de la réalité avec ce qui se manifeste ou se passe effectivement dans la réalité, lui préférant celle-ci : « considérez quels sont les effets pratiques que vous pensez pouvoir être produits par l’objet de votre conception : la conception de tous ces effets est le tout de votre conception de l’objet » (1993 : 320-321). Dans une formulation encore plus répétitive, dans « Issues of Pragmaticism » (The Monist, octobre 1905), il dit non sans lourdeur : « Considérez les effets que vous concevez qu’ont les objets de votre conception, qui pourraient concevablement avoir des portées pratiques. Alors votre conception de ces effets est le tout de votre conception de cet objet » (1993 : 333) [3].
Immédiatement après, dans ce dernier texte, il propose une nouvelle définition qui substitue au concept de conception celui de symbole : « toute la portée intellectuelle de n’importe quel symbole consiste dans la somme de tous les modes généraux de conduite rationnelle qui, en fonction de toutes les circonstances et de tous les désirs différents possible, s’ensuivrait de l’acceptation du symbole. » Cette reformulation dans le vocabulaire de la sémiotique n’est pas contradictoire avec les formulations précédentes, mais déplace l’attention vers le plan des relations signe-objet, s’agissant du cas où le renvoi de l’un à l’autre est gouverné par une loi. Cela risque d’occulter ce qu’implique plus globalement l’expression « la somme de tous les modes généraux de conduite rationnelle » qui fait écho aux formulations précédentes : « la conception de tous ces effets est le tout de votre conception de l’objet » et « votre conception de ces effets est le tout de votre conception de cet objet. » Les italiques ajoutés dans ces citations déplacent l’accent conceptuel de la conception vers la totalité. Si le pragmatisme dualiste est critiquable, c’est bien qu’il ignore que la vérification des diverses conceptions que nous avons de la réalité suppose, par-delà le constat au cas par cas de leur effectivité réelle, l’intégration dans le contexte d’une totalité qui réunit une certaine sorte de cas.
Au cours de l’Analytique des concepts de la Première Critique, Kant explique qu’« il y a un nombre égal de catégories dans chaque classe [quantité, qualité, relation, modalité], à savoir trois, ce qui également mérite réflexion puisque, d’autre part, toute division a priori par concepts doit être une dichotomie. Ajoutez à cela que la troisième catégorie dans chaque classe résulte toujours de l’union de la deuxième avec la première » (1967 : 96-97). Et d’ajouter cette double précision importante : d’une part, en ce qui concerne le paramètre de la quantité, « la totalité (Allheit) n’est autre chose que la pluralité (Vielheit) considérée comme unité » ; d’autre part, « cette union de la première et de la deuxième catégorie pour former le troisième concept exige un acte spécial de l’entendement qui n’est pas identique avec celui qui a lieu dans le premier et le deuxième ». Cette idée d’un « acte spécial de l’entendement » s’applique aux autres catégories pour parvenir chaque fois au troisième palier : « la limitation [n’est] que la réalité jointe à la négation, la communauté que la causalité d’une substance déterminée par une autre qu’elle détermine à son tout, enfin la nécessité que l’existence qui est donnée par la possibilité même. » Peirce aménage la table kantienne des catégories, ramenant notamment le palier de la quantité à celui de la qualité (Chevalier, 2010 : 78 sq.), tandis que la triade unité-pluralité-totalité revêt la fonction, non plus seulement d’une portion de la topique des catégories, mais d’un mécanisme général qui, applicable à l’ensemble de la phénoménologie et de la sémiotique, définit le pragmatisme triadique. Cela concerne non seulement l’intégration de la totalité dans le critère de la conception, mais encore la forme du discours qui en rend compte, la forme que doit prendre la philosophie. Dans une conférence de 1893, Peirce écrit : « totalité, ou système » (1993 : 33 ; 1931-1963 : 1.563, p. 302). Cette vision élargie de la totalité permet de dire que le choix de la représentation systématique de la philosophie, Peirce lorgnant vers l’architectonique kantienne, procède de la quête d’une représentation systémique dont il s’agit essentiellement de saisir sur quel plan elle opère.
Ce repérage est évidemment essentiel pour mener à bien le parallèle Peirce-Hegel. En ce qui concerne le rôle de la totalité comme paramètre dominant de la philosophie, y compris la dualité des plans du système philosophique et du système de la vie, du systématique et du systémique, ainsi que leur correspondance que la philosophie se doit de justifier, Peirce rencontre Hegel et sa définition de la philosophie acquise en 1817 : « La philosophie est (…) essentiellement une encyclopédie en tant que le vrai peut seulement comme totalité, et seulement moyennant la différenciation et la détermination de ses différences, être la nécessité de celles-ci et la liberté du Tout ; elle est aussi nécessairement système » (1986 : § 7, 158 ; § 14, 180-181). Comme le souligne Robert Legros de manière particulièrement claire, pour Hegel, d’une part, « la philosophie sous sa forme véritable est un système vivant dans la mesure où elle constitue une totalité organique », d’autre part, « la vie est une totalité qui ne cesse de surmonter sa diversification incessante, ou qui ne cesse de transformer en une unité l’opposition incessante qu’elle entretient avec ses parties » (2007 : 436 et 425). L’organicité systématique et l’organicité systémique renvoient l’une à l’autre, réciproquement ; la première se met à la hauteur de la seconde en adoptant un mode de représentation qui l’imite. Une différence apparente entre Peirce et Hegel est que celui-là parle de conception, celui-ci d’idée : « Le Tout de la science est l’exposition de l’Idée ; sa division ne peut par suite être conçue qu’à partir de celle-ci » écrit le philosophe allemand qui précise : « La division d’une science, qui est placée avant celle-ci elle-même, est tout d’abord une réflexion extérieure sur son ob-jet [tiret proposé par le traducteur pour discerner Gegenstand d’Objekt], car les différences du concept de l’ob-jet ne peuvent se dégager que par la connaissance de celui-ci, mais cette connaissance est précisément la science même » (1986 : 161). On voit donc que l’idée est tirée vers la connaissance et, plus précisément encore, vers la connaissance scientifique. Alors qu’on a plutôt tendance à considérer l’idée comme une entité mentale à l’état brut, en quelque sorte, l’Idée hégélienne semble se rapprocher du travail de l’esprit lié à un travail du langage qui caractérise le concept (en un sens a priori indépendant de la position spéciale qu’il attribue à ce mot dans son système). La « conception » invoquée par Peirce implique à la fois la notion, c’est-à-dire l’idée en relation avec son usage empirique plus ou moins établi, et le concept au sens de l’idée travaillée scientifiquement dans l’interaction du mental et du verbal.
Par un autre biais il semble plutôt que la rencontre des deux philosophes révèle un sévère conflit. Hegel précise que « l’Idée est (…) la raison égale à soi-même » (1986 : 161), tandis que, dans un texte dont la traduction française paraît en 1878, Peirce, sondant les mécanismes de croyance, en trouve l’« exemple parfait » dans « l’histoire de la philosophie métaphysique » : « Les systèmes de cet ordre ne se sont pas d’ordinaire appuyés sur des faits observés, ou du moins ne l’ont fait qu’à un assez faible degré. On les a adoptés surtout parce que les propositions fondamentales en paraissaient agréables à la raison » (1993 : 149) [4]. On pourrait résumer l’opposition des deux philosophes par celle de la raison et du raisonnement, celle, d’un côté, d’une faculté humaine préétablie qui gouvernerait la pensée comme un monarque absolu, essentiellement soucieux qu’on cède à ses caprices, et, de l’autre, d’un processus d’activations mentales sans cesse recommencé qui définit la pensée comme un travail guidé par le souci de vérification. On pourrait le confirmer avec l’affirmation peircienne qu’« il existe des réalités dont les caractères sont absolument indépendants des idées que nous pouvons en avoir » (1993 : 150). Et d’ajouter : « Ces réalités affectent nos sens suivant certaines lois, et bien que nos relations soient aussi variées que nos relations avec les choses, en nous appuyant sur les lois de la perception, nous pouvons connaître avec certitude, en nous aidant du raisonnement, comment les choses sont réellement ; et tous les hommes, pourvu qu’ils aient une expérience suffisante et qu’ils raisonnent suffisamment sur ses données, seront conduits à une seule et véritable conclusion » (1993 : 150-151). La conclusion plaide pour un critère philosophique que ne peuvent fournir aucune inspiration, ni intime ni mystique, et qui s’impose à l’homme extérieurement et absolument : « Telle est la méthode scientifique » (1993 : 150).
En fait, ce qui différencie ce point de vue de la vision hégélienne, c’est, semble-t-il, vis-à-vis de l’interprétation de la science et de la méthode scientifique, la manière de concevoir le moteur qui est au travail. Et c’est à cet égard que se manifeste chez Hegel l’idéalisme : « La raison est la certitude de la conscience d’être toute réalité ; c’est ainsi que l’idéalisme énonce le concept de la raison » (1998 : 196). Toutefois, si c’est une positivité, elle est encore une « parole abstraite et vide », la « pure catégorie », « l’idéalisme vide » (1998 : 202). Il faut un palier supplémentaire, celui de « la raison observante » : « La raison ainsi, en tant que conscience observante, aborde les choses, en étant d’avis qu’elles les prend en vérité comme choses sensibles, opposées au moi ; mais son opération effectivement réelle contredit cet avis, car elle connaît les choses, elle transforme leur caractère sensible en concepts (…) » (1998 : 206). Si donc la base de l’idéalisme est le développement de la conscience pour elle-même, il faut que ce processus subjectif rencontre l’objectivité ; il faut que la conscience « appréhende la nature, l’esprit, et finalement leur rapport en tant qu’être sensible », alors même que « dans tout ce processus elle se cherche elle-même comme réalité effective dans l’élément de l’être ». Or, l’idéalisme observant, dès qu’il se met au travail en considérant la nature, propose un critère comparable à celui qui différencie le pragmatisme selon Peirce de sa version vulgaire : « Le perçu doit au moins avoir la valeur d’un universel, et non la valeur d’un ceci sensible » (1998 : 207). On voit bien que la démarche hégélienne présuppose la raison comme machine consciente et connaissante qui, certes, se cherche elle-même, mais qui ne se trouve qu’à la faveur de sa confrontation avec l’altérité de l’extérieur, non point pour s’en remettre désormais à l’expérience de la pure singularité, mais en postulant le général au cœur du singulier. La machine peircienne n’est pas une conscience, elle est même radicalement déconscientisée, externalisée, renvoyée à la polyphonie des propositions qui sont susceptibles de naître partout, participant chacune de l’espérance d’une convergence cognitive, du progrès de la connaissance et de la science. En même temps, on pourrait trouver que cette quête de la communauté humaine qui place l’intérêt collectif d’une conclusion commune devant le contenu même de la connaissance n’est pas sans analogie avec le mouvement par lequel la raison hégélienne, quand elle accumule les connaissances, a pour principal but de se trouver elle-même.
En tout état de cause, chez l’un comme chez l’autre, cette manière de surplomber toute singularité par un processus de pensée définit la philosophie et représente le motif principal du triadisme. De la manière la plus générale, si le triadisme dans son principe même affirme la primauté de l’élément relationnel que la pensée réalise et que le langage incarne, on peut considérer qu’il penche plus ou moins vers l’un des pôles qu’il discerne. La critique que Peirce adresse à « l’idéalisme absolu », par laquelle j’ai inauguré ce texte, comprend deux aspects quelque peu contradictoires : Hegel pencherait trop du côté du troisième (de la tiercéité en termes peirciens) en lui accordant l’autosuffisance envers soi et envers le monde, mais en même temps il aurait dégradé la catégorie « pour en faire un simple stade de la pensée ». Comment donc la tiercéité pourrait-elle être à la fois considérée comme la cause première de tout, absorbant le monde dans sa quête absolue d’elle-même, et rétrogradée comme intermédiaire dans le processus de pensée ? Visiblement, Peirce aime ce paradoxe qu’il va répétant : « Toutes les catégories de la liste de Hegel, en remontant de l’Être pur, m’apparaissent inclure très manifestement la Tiercéité, bien qu’il ne semble pas le reconnaître, tant il est immergé dans cette catégorie » (1931-1963 : 5.79, 54). C’est maintenant le philosophe qui, d’être absorbé dans sa catégorie préférée, ne la reconnaîtrait plus…
La manière dont Peirce développe encore, dans le texte précédent, son verdict de l’idéalisme n’est pas moins étrange : « Si Hegel, au lieu de considérer les deux premiers stades avec un sourire de mépris, les avait retenus comme des éléments indépendants ou distincts de la Réalité trine, les pragmaticistes auraient pu le vénérer comme le grand défenseur de leur vérité. » Ayant déjà exposé dans Dialectique ou antinomie le parallèle Peirce/Hegel à propos de la priméité et de la secondéité, je me contente ici de quelques remarques appropriées. Pour ce qui concerne la Priméité, la partie de l’Encyclopédie qui concerne La Philosophie de la nature apporte un démenti au « sourire de mépris » que Peirce attribue à son collègue, car, dès son orée, il est clair que l’extériorité de la nature, qui est la manière dont elle se présente à l’esprit et sa détermination fondamentale, est prise très au sérieux : « Nous trouvons la nature devant nous comme une énigme et un problème que nous nous sentons poussés à résoudre tout autant que nous sommes repoussés par lui : attiré, l’esprit s’y pressent lui-même, – repoussé, il l’est par quelque chose d’étranger en quoi il ne se trouve pas » (2004 : 336). Il est fort significatif que ce qui est supposé être l’extériorité même soit ici présenté comme un fantasme pour la pensée – un fantasme : ce qui à la fois attire et repousse –, exprimant par conséquent un maximum d’affect dans la relation cognitive. Au vrai, la nature est un défi pour l’esprit !
Une présupposition de la critique peircienne de Hegel réside encore dans l’idée pragmatiste que l’épreuve positive des faits, la secondéité par conséquent, est fondamentale. En penchant vers ce second pôle, on croirait régler la question de l’autosuffisance de la pensée, n’était que le pragmatisme triadique entend se distinguer du pragmatisme vulgaire qui réduit la question à la confrontation de la pensée avec la réalité telle qu’elle. Avec l’idée de totalité des faits et des épreuves des faits, c’est bien le troisième plan (celui de la médiation, de la tiercéité, etc.) qui est d’emblée présent dans la définition peircienne du pragmatisme. Pertinemment d’ailleurs, le système peircien demande que les moments séparés abstraitement dans l’ordre de leur présentation distinctive fonctionnent de conserve « dans la réalité » — mais ce n’est pas par ce trait systématique que le philosophe américain se distingue du philosophe allemand…
À l’issue du commentaire des deux philosophes, on peut s’essayer à jauger les tendances philosophiques qu’ils représentent respectivement : sont-elles franchement divergentes ou peu ou prou conciliables ? Le commentaire penche plutôt vers la conciliation. Il nous révèle que toute réduction de l’idéalisme, du moins hégélien, au règne absolu de l’idée serait aussi fautive que toute réduction du pragmatisme, du moins peircien, au verdict de la pratique. Dans le détail discursif, outre les disparités des langues, on a affaire à des systèmes très différents et, en close-reading, la traduction de l’un dans l’autre n’est jamais à l’abri de la critique. Mais on peut orienter autrement la mise au point vers les subtilités respectives des deux systèmes. C’est alors quand les deux philosophes s’écartent le plus que leur rapprochement devient intéressant. Le primat censément absolu de l’idée chez Hegel révulse Peirce qui considère qu’« il a tout simplement oublié ce détail qu’il y a un monde réel avec des actions et des réactions réelles » (1931-1963 : 1.368, 193). Exprimée ainsi, l’objection semble massive, imparable. L’oubli de la secondéité, sous prétexte de maîtriser rationnellement le monde, condamne le philosophe à errer dans le refuge doré d’un monde autant idéal qu’inexistant, à la manière platonicienne. Toutefois, on mesure combien ce cliché est erroné si on examine le système hégélien tel qu’il se présente. Le monde réel, loin d’y être purement et simplement évacué, d’y être absorbé dans l’idée, est constamment convoqué au tribunal de l’idée. Le monde, dans toutes ses caractéristiques et ses moindres détails, à commencer par le monde naturel, est un défi constant pour l’idéaliste engagé dans la croisade de sa compréhension.
Inversement, le souci de tenir compte du monde réel, de l’action réelle, du comportement réel qui anime le pragmatisme ne signifie nullement qu’il s’en remette au pur défi de la pratique (pur au sens de brut) en négligeant toute transmutation théorique. Le pragmatisme est une théorie, une philosophie de la pratique dont le critère est la vérification de son point de vue. Peirce avance ce critère qui qualifie le pragmatisme comme « méthode de vérification (ascertaining) », contre la quête métaphysique de la vérité (1931-1963 : 5.464 : 317), mais précise que c’est « une méthode de vérification des significations, non pas de toutes les idées, mais seulement [des] “concepts intellectuels” » (c’est-à-dire les « seuls signes porteurs [sign-burdens] qui sont proprement dénommés “concepts” »), à savoir ceux qui « véhiculent quelque implication concernant le comportement général soit de quelque être conscient soit d’un quelconque objet inanimé » (5.467, 318). Partant de l’objectif légitime de rendre compte de la réalité du monde et de l’efficacité des actions sur lui, le pragmatisme au sens peircien s’élève au plan de totalité du « comportement général » que recèle un ensemble délimité de concepts. C’est alors qu’il semble retrouver Hegel au royaume de la pensée.
Mais, comme je l’ai déjà noté au passage, ils divergent en ce qui concerne l’origine de la pensée qu’ils invoquent. Peirce précise que, comme tous les pragmatistes, il tire sa méthode de « la méthode expérimentale » qui fonde « la réussite des sciences (parmi lesquelles aucune personne de bon sens n’inclut la métaphysique) » (5.465 : 317). Or, ce n’est pas encore par-là que les deux philosophes divergent. Outre le rapport à l’expérimental qu’on pourrait, certes, approfondir, la lecture de l’Encyclopédie hégélienne, et singulièrement de la Philosophie de la nature, atteste un important référent scientifique, quoique mêlé à du parascientifique [5]. La différence, c’est que ces lectures du philosophe allemand, qui attestent plus ou moins son discernement suivant les cas, sont systématiquement transcendées par l’exposé qui ne les invoque que pour les absorber, étant postulé que la connaissance vise l’autocognition du concept, tandis que l’adhésion du philosophe américain aux résultats scientifiques, sa participation même à leur progrès, procède de la conviction que la connaissance se forme progressivement, par propositions successives – progressivement au sens à la fois de la progression et du progrès, proposition au sens à la fois de ce qu’on propose aux autres et de ce qu’on affirme dans l’énoncé –, la tâche du philosophe vis-à-vis de ces propositions qui émanent des scientifiques étant la vérification de leur teneur conceptuelle.
La machine autocognitive de Hegel est un beau fantasme – trop beau pour être vrai, dirait-on. La machine vérificatrice de Peirce, par comparaison, semble d’une modestie excessive, au point qu’on en vient à se demander si la couche philosophique rajoutée aux résultats scientifiques est bien utile. Mais cette couche n’est pas mince. Il se trouve que la machine peircienne ressemble fort à la machine hégélienne par son caractère de système complexe, encyclopédique et majestueux. Or, il faut Peirce pour concevoir ce système comme il faut Hegel pour concevoir le sien. Celui-ci n’est pas l’expression accidentelle d’un processus d’auto-engendrement de la pensée ; celui-là n’est pas l’ajout à la science d’une sorte de vernis qui attendrait sa patine. Les deux philosophes sont engagés dans le pari du système, au sens systématique et systémique, dans le pari du triadisme, la primauté de la pensée face au défi du réel, et sont tout aussi bien chacun l’expression de son époque – d’où, en plus de référents scientifiques différents, une atmosphère culturelle différemment disposée à l’égard des solutions épistémologiques (notamment, la position envers l’approche par expérimentation) et, bien évidemment, une conception divergente de la logique (comme le passé s’oppose à l’avenir, Aristote à Frege).
Bien évidemment, la « leçon » que le pragmatisme et l’idéalisme se rencontrent à l’égard d’aspects cruciaux de l’épistémologie philosophique est loin d’être un constat anodin. Venant de postures différentes, voire antagonistes, Peirce et Hegel sont persuadés que la pensée est l’expérience de la réalité ; mieux, qu’il n’y a guère de réalité en dehors de ce que la pensée en expérimente (à tous ses niveaux d’exercice, du sentiment au concept, en passant par le contact). Le réalisme prétend qu’il y a une réalité indépendamment de sa représentation. Le pragmatisme et l’idéalisme se rencontrent non pas pour mettre en doute l’existence d’une réalité indépendante de la pensée, mais pour mettre en doute qu’on puisse y accéder sans représentation. Cette posture exclut aussi bien le réalisme qui prétend à la transparence des choses, du monde, que le dogmatisme qui prétend à la maîtrise a priori des choses, du monde. Postulant comme l’idéaliste que la représentation intellectuelle est une nature et une exigence premières de l’être humain, on peut concevoir avec le pragmatiste que la satisfaction de ce besoin de l’esprit gagne à se fonder sur la vérification pratique.
L’une des pensées qui, au sein des sciences humaines, me semble activer avec un maximum d’efficacité le lien du pragmatisme avec la théorie de la représentation est celle d’Erwin Goffman, comme on le constate dès l’orée de La Présentation de soi, premier volume de La Mise en scène de la vie quotidienne, où il définit les principaux concepts de sa théorie : interaction (ou rencontre), représentation et rôle (ou routine). On peut y lire une célèbre triologie peircienne, celle de l’image, de la connexion et des modèles médiateurs. Goffman écrit : « Les questions qui touchent à la mise en scène et à la pratique théâtrale sont parfois banales, mais elles sont très générales ; elles semblent se poser partout dans la vie sociale et fournissent un schéma précis pour une analyse sociologique » (1973 : 23). Cette généralisation que prône l’auteur affecte profondément le concept de représentation. Au contraire de sa régression à la ressemblance qui traîne dans nombre de discours (Rancière par exemple), la représentation est définie comme « la totalité de l’activité d’une personne donnée, dans une occasion donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants » (1973 : 23), il comporte ainsi le facteur de totalité que Peirce ne recommande pas moins que Hegel.
Chateau Dominique (2012), Dialectique ou antinomie, Comment penser ?, Paris, L’Harmattan.
Chevalier Jean-Marie (2010), Les Lois de l’esprit chez Charles S. Peirce, thèse de l’Université Paris-est. Archives ouvertes : https://tel.archives-ouvertes.fr/te….
Goffman Erwing (1973), La Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La Présentation de soi, trad. Alain Accardo, Paris, Minuit.
Hegel Georg W. F. (1998 [1807-1837]), La Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier Montaigne.
– (1986 [1817-1827-1830]), Encyclopédie des sciences philosophiques, I, La Science de la logique, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin.
– (2004 [1817-1827-1830]), Encyclopédie des sciences philosophiques, II, Philosophie de la nature, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin.
– (2005 [1817-1827-1830]), Le Magnétisme animal, trad. et introd. de François Roustang, Paris, Presses universitaires de France.
Kant Emmanuel (1967 [1790]), Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Presses universitaires de France.
Legros Robert (2007), « Hegel. L’esprit comme vie d’une totalité », Archives de philosophie, n° 3, Tome 70. Site de la revue Archives de philosophie, https://www.cairn.info/revue-archiv….
Peirce Charles S. (1931-1963), Collected Papers, vol. I-VI, éd. par Ch. Hartshorne et P. Weiss, Cambridge, London, The Belknap Press of Harvard University Press.
– (1958-1979), Collected Papers, vol. VII-VIII, éd. par A. W. Burks, Cambridge, London, The Belknap Press of Harvard University Press.
– (1993), À la recherche d’une méthode, trad. Janice Deledalle-Rhodes et Michel Balat, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan.
[1] Sauf dans les citations, j’éviterai la coquetterie terminologique de « pragmaticisme ». Peirce désapprouverait peut-être, lui qui mettait un point d’honneur à convaincre que ses choix de mots relevaient d’une stricte « morale terminologique », mais, pour anticiper ma conclusion, je conçois l’apport de Peirce davantage comme dialogique que comme dogmatique (la théorie d’un seul fermée sur elle-même).
[2] Hegel a reconnu à juste titre Plotin comme le premier philosophe triadiste. Certains penseurs chrétiens (devant penser l’incarnation) ont suivi cette même voie. La théorie de l’image du plus remarquable d’entre eux, Jean Damascène, peut être regardée pour pré-peircienne.
[3] Les italiques sont de Peirce.
[4] « La logique de la science », texte trad. en français parue dans La Revue philosophique de la France et de l’étranger, Troisième année, Tome VI, décembre 1878 et quatrième année, tome VII, janvier 1879.
[5] Qui n’est pas forcément à jeter ipso facto. Je songe par exemple aux développements sur le magnétisme animal et l’âme sentante assortis notamment de la référence à l’hypnotiseur Anton Mesmer (Hegel, 2005).
Chateau Dominique, « Rencontre de l’idéalisme et du pragmatisme (Peirce et Hegel) », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 27. Du pragmatisme en sciences humaines et sociales. Bilan et perspectives, décembre 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Rencontre-de-l-idealisme-et-du (Consulté le 31 octobre 2024).