Cet article se base sur un corpus de 32 articles de presse visant à illustrer le récit officiel de cadres dirigeants en transition encadrée par des cabinets d’outplacement, qui leur fournissent une aide au reclassement dans le cadre de leur licenciement. Il explore la mise en récit, par ces médias spécialisés et au travers d’un discours gestionnaire, des enjeux identitaires se nouant dans l’expérience du replacement professionnel. Le matériau collecté révèle l’installation d’une fiction de héros et sa visibilisation sur une scène publique, qui produit une ’réalité objective’ de la situation étudiée. Pour mettre en évidence les schémas narratifs de contes héroïques empruntés par les récits médiatiques, la production artistique est saisie comme heuristique, avec un appui particulier sur l’œuvre symphonique Une vie de héros du compositeur Richard Strauss, appréhendée ici comme un univers sensible capable de redonner contours et reliefs existentiels à une situation sociale subie.
Mots-clés : discours performatif, transition, outplacement de dirigeants, approche qualitative, fable médiatique
A hero’s life. When a symphonic poem brings to life the media myth of redundant executives
This article, based on a corpus of 32 press articles, is designed to illustrate the official accounts of senior executives who find themselves in professional transition under the supervision of outplacement firms, which provide them with transition assistance following their termination. It explores the way in which specialized press and outplacement organizations employ the management discourse to describe identity issues involved in the outplacement experience. The collected material reveals the presentation of a fictional hero on the public stage, which produces an ’objective reality’ of the situation studied. In order to highlight the narrative patterns of heroic tales used by the media, artistic production is considered as heuristic in nature, with particular reference to the symphonic work A Hero’s Life by the composer Richard Strauss, understood here as a sensitive universe capable of giving shape and existential meaning to the experience of a negative social situation.
Keywords : performative discourse, transition, executive outplacement, qualitative approach, media myth
Nous avons récemment mené une recherche (Montlahuc-Vannod, 2021) sur les logiques d’insertion liées au contexte de banalisation du licenciement (Guyonvarch, 2008), en passant par la compréhension que s’en font des cadres dirigeants pris en charge dans des cabinets dédiés au « reclassement professionnel », cabinets dits d’outplacement. Les cadres qui intéressent notre recherche sont français, âgés de 50 ans en moyenne, et ont environ 25 ans de carrière au moment où ils expérimentent le fait d’être « en transition ». Lors de leurs études, le système de référence de l’emploi commençait à peine à prendre de nouvelles formes, avec notamment l’apparition du travail à temps partiel (Puel, 1980).
Une étude commence bien souvent par un étonnement. Ici, c’est celui né du fait que la littérature et le discours gestionnaire donnent à voir, pour les cadres dirigeants licenciés ou en passe de l’être, une conception de la « transition » comme rationnelle, positive, continuiste et dont les échéances sont socialement prescrites et programmées. Pourtant, le terme de « transition » (CNRTL, s.d.) définit tout à la fois une rupture et une continuité. Dans sa définition simple, il signifie le « passage d’un état à un autre ; [le] degré ou état intermédiaire par lequel se fait le passage d’un état à un autre, d’un état de choses à un autre ». Son étymologie offre un affinage sémantique fort éclairant : emprunté au latin transitio, il y est question « [d’] action de passer, [de] passage, [de] transition (en rhétorique) », dérivé de transitum, supin de transire « passer de l’autre côté » (transir). « Transition » contient une ambivalence sémantique où exclusion et inclusion, finitude et renouveau, continuité et discontinuité sont sis dans le même énoncé. Ce terme porte ainsi l’ambiguïté de faire fusionner au monde des représentations deux notions antagonistes qu’il véhicule. À réceptionner la transition dans le champ anthropologique, retenons cette idée maîtresse d’un entre-temps ou d’un interstice où « quelque chose » change dans la vie d’un être humain et le traverse intérieurement, opère un passage en lui.
Cet article interroge le sens de l’action et du pouvoir d’agir dans un moment de discontinuité ; sa réception dans le champ managérial, mais au niveau socio-anthropologique. Il se base sur un corpus de trente-deux articles issus de la presse française entre 1993 et 2020. Ces fragments veulent illustrer la dimension d’action sur la réalité du récit officiel de cadres dirigeants en transition accompagnée, où le discours gestionnaire sur leur transition installe l’idée d’une activité purement performative, ce qui a pour effet d’invisibiliser la violence sociale ainsi que tout un ensemble de pratiques de domination et de disciplinarisation (Boussard, 2008) qui y sont associées. Notre analyse vise à décrire le rôle de ce discours de référence.
Dans ce matériau de presse, il y a l’idée d’une fiction de héros qui est installée sur une scène publique pour y prendre une forme visible : en l’espèce, une narration de récits de dirigeants sur leurs vies professionnelles, tels que rapportées par des consultants en outplacement via des médias spécialisés. Fiction ne signifie pas ici irréel ou pur produit de l’imaginaire, mais production d’une réalité ou fabrique de compréhension objective d’une situation (Ricœur, 1984). Nous allons voir comment les principaux éléments de narration de ce corpus concourent à transcender le dirigeant, à transformer son impossible échec en nouvelle quête, à transfigurer ses contraintes (Flocco, 2007) grâce à l’intervention d’alliés qui officient à la manière d’impresarios. Comme dans toute narration, des effets sont recherchés (Reuter, 2000) ; ici, nous pourrions parler d’évangélisation concernant l’outplacement et d’accomplissement triomphant pour le cadre dirigeant.
Une vie de héros est aussi le titre d’une œuvre symphonique [1] du compositeur Richard Strauss (1898) qui illustre l’arrivée à pleine maturité du mitan de la vie, et dont le héros n’est autre que Strauss lui-même. Ce n’est pas par hasard que nous mobilisons une œuvre musicale qui traite de la thématique d’un héros-compositeur. Nous le considérons ici comme véritable heuristique : un matériau sensible permettant de révéler des affects, là où l’ethos professionnel masculin du monde des affaires produit un récit héroïque dans une performativité qui semble évider toute dimension affective ou existentielle. Nous postulons que la nourriture sensible procurée par le poème symphonique de Strauss, en complément de la lecture des médias collectés, offre une perception plus profonde et intime d’une ’vie de héros’, une lecture plus clinique. Celle-ci se révèle être un matériau en soi pour nous aider à dégager une somme de mécanismes qui nous apparaissent cruciaux d’un point de vue scientifique, aux plans anthropologique et psychosocial. La référence à Strauss et à sa « vie de héros » sert en cela de point d’appui pour marquer les esprits et la lecture de ces médias, à travers les imaginaires ancrés des récits héroïques portés par les écritures artistiques telles que ce poème symphonique. Ainsi, après la précision du contexte et de la méthodologie de l’étude, l’article s’articule autour de trois séquences qui révèlent une intrigue narrative. La première, intitulée « il était une fois un héros (en passe d’être) déchu », examine la légitimation progressive de l’outplacement, qui construit son offre et fait fructifier son marché au regard et en réponse à la perte d’emploi de héros-dirigeants licenciés. La seconde, « le héros doit changer d’armure », explore le script d’une stratégie d’héroïsation et d’infaillibilité par l’apprentissage de compétences nouvelles. Enfin, « au bout du conte, le héros se réinvente grâce à un allié de l’ombre » constitue la séquence conclusive. Elle montre que les compétences ’de transition’ acquises par le dirigeant deviennent profitables à tous les acteurs concernés dans ce projet et que cette réussite renforce l’imprégnation d’un imaginaire du héros-dirigeant dans la mémoire collective — tout en le transformant, en y inscrivant la présence de nouveaux professionnels dédiés à la prise en charge de l’intime professionnel des héros.
Une recherche qualitative en sciences sociales n’est possible que si ’l’autre’ de la recherche n’est pas hors d’atteinte : il faut trouver le moyen et les conditions de se laisser aller en résonance (Rosa, 2018). C’est dans cette disposition que les mots délivrés par un autre pour raconter son vécu, au travers de son conscient ou à son côté, produisent une connaissance singulière qui enjoint au chercheur de ne jamais se départir d’une conscience éthique, visant à chercher comment ces mots sont aussi des choses pour celui qui les énonce. Prendre le discours d’un vécu à sa valeur faciale, sans jamais prétendre vouloir chercher ’la’ vérité, vise à traduire comment l’acteur concerné construit son identité, se raconte et se met en récit, et comment, au final, il fait sens sur sa trajectoire, son vécu, son être au monde. En outre, bien au-delà des mots, résonance et dissonance sont aussi, avant tout, affaire phénoménologique. Elles ne passent pas toujours par la parole et l’oralité, c’est une perception intime qui nous relie ou nous soustrait à l’environnement qui nous entoure : une expérience physique d’une réalité ou d’un tissu vivant, polyphonique, qui résonne ou dissone en nous. Or, un média n’a pas spécifiquement vocation à arborer une écriture littéraire ; ce qui n’empêche pas que certains sujets, comme celui d’une rupture inédite dans le parcours de vie d’hommes et de femmes, se prêtent à une rédaction qui permette de percevoir les aspérités de son vécu et son anatomie complète. C’est sur cet argument que s’est fondé notre choix de convoquer un poème symphonique — en tant que contenant — pour introduire une analyse de corpus de presse. L’idée est de croiser deux modes de traitement, transmission et réception de récits, aux antipodes l’un de l’autre, qui présentent pourtant les grands invariants d’une même grammaire narrative de la quête du héros. La finalité est de les mettre en regard, de voir comment ils s’entrechoquent, en notant toutefois que, côté médiatique comme managérial, il s’agit de construire un personnage hors du commun. Aussi, s’il est question dans les deux cas de récits de vie extraordinaire – au sens de « qui dépasse de beaucoup le niveau moyen » (CNRTL, s.d.) –, à l’inverse du lecteur d’article de presse qui s’attend et s’emploie à réceptionner du factuel dans le discours, « le mélomane averti évite plutôt d’appeler la littérature au secours du musical ; il abhorre d’être contraint à une translation apparentée à la synesthésie : une transcription littéraire qui rendrait intelligible ce que la musique chante » (Dauphin, 2008 : 11). La sensation d’un trop plein de factualité et d’une aseptisation des affects humains à la lecture des articles collectés nous ont fait recourir au discours musical en vue d’y quérir un peu d’intelligibilité anthropologique, de ressentis existentiels, de reconnexion humaine. Car si les contenus narratifs de ces articles font état de moments de vie de héros-dirigeants, ils sont tronqués de la dimension affective et émotionnelle de leur vécu ; ils apparaissent substantiellement désaffectés, voire sans âme.
Concernant le mode de transmission du récit de Strauss, puisque le poème se veut symphonique, c’est tout l’inverse : la musique y est autant présente comme langage expressif qu’expérience émotionnelle, c’est-à-dire comme langage de l’intériorité. Il y a donc l’idée d’une expression profonde d’une vie de héros, que chacun est libre de recevoir et d’interpréter à l’aune de sa propre sensibilité et de ses affects.
Il n’est nullement question ici de postuler une mécanique ou un apport mutuel entre la pensée délivrée dans les médias et l’œuvre symphonique de Strauss. Nous les envisageons plutôt comme les deux faces d’une même complexité humaine, où se mêlent objectivité et subjectivité ; comme un moyen de penser l’Homme dans sa multi dimensionnalité, de remettre un peu d’effusion là où les médias étudiés semblent taire une réalité humaine plus confuse et complexe et ramènent l’homme à sa seule dimension rationnelle.
Europresse [2] est une base de données de presse où plus de 10 000 sources d’information françaises et étrangères sont répertoriées. Nous avons mentionné dans son moteur de recherche les mots-clés suivants : « Dirigeants » [Et] « Outplacement » [dans tout le corps du texte], avec pour critères affinés : période [dans toutes les archives] ; type de ressource [presse] ; provenance géographique [France] ; langue [Français] [3].
Trente-deux articles de presse française, archivés dans cette base de données, répondaient à ces critères. Quinze journaux sont représentés dans la collecte. Ils ont pour principale cible de lectorat : les acteurs de l’entreprise et du management (la Tribune, les Echos, Agefi, Challenges…) et plus minoritairement le grand public, ciblant toutefois un profil-type plutôt ‘intellectuel’ (le Monde, l’Express, le Figaro). Effectuée en 2020, la collecte n’a révélé que des articles écrits depuis 1993. La période couverte par le travail des rédacteurs d’articles qui en ressort offre d’analyser un cadre d’intelligibilité à leurs lecteurs, qui sont autant de clients potentiels de la transition accompagnée par des cabinets d’outplacement. Le discours des médias sera ici appréhendé tel une pratique sociale instituante. Étant par définition indexé sur le présent, il « encapsule [4][nt] soit des expériences, des savoirs, des normes, des situations ou des pratiques » (Hedström, 2013 : 22).
D’un point de vue structurel, aucun de ces articles ne présente la forme d’une tribune ou d’une interview de dirigeants en situation d’outplacement. La parole des dirigeants est systématiquement rapportée et donnée à voir par un second média dans le média : la parole d’experts et de consultants en outplacement. C’est aussi un moyen pour eux de véhiculer des opinions. Ces énoncés médiatiques contribuent à ériger des pouvoirs symboliques (Widmer, 1999), en permettant à un collectif bien déterminé d’exister à ses propres yeux.
Dans le poème symphonique de Strauss, il est question d’une épopée personnelle et d’un moment où le héros-compositeur semble prêt à en découdre avec un parterre d’adversaires de sa sphère musicale. Sa partition s’emploie ainsi à restituer tantôt avec subtilité, tantôt avec éloquence – et beaucoup d’ironie – la force de caractère du héros et ses aspects plus tendres ; sa quête cardinale, ses combats fébriles, ses adversaires qui l’attaquent et contre lesquels il livre bataille avec éclat et autorité. Puis, le triomphe de sa victoire éclate plein son, après un parcours semé d’embûches. Vient alors, pour Strauss, le moment de faire la part belle à ce qui constitue une ressource inconditionnelle de soutien pour tout héros : la force du lien d’amour et la reconnaissance, ici incarnées en la figure de son épouse, Pauline. Sa victoire tonitruante ne fera pourtant pas céder notre héros au repos, car la fable de Strauss nous livre que c’est animé par une quête plus intérieure qu’il s’interrogera alors sur la valeur et le but de sa vie de héros-compositeur. Le paysage sonore enchaîne à ce moment contrastes vigoureux et modulations harmoniques qui expriment le conflit intérieur du héros, aux prises avec un entrelacs d’émotions sombres et fortes. Alors que l’adversité de ce débat intime le mène au bord de l’effondrement et du retrait de la vie, c’est finalement la force du lien qui l’unit à sa compagne (faisant ici figure de ressource humaine vitale) qui le fera renoncer à cette capitulation fatale et viendra transcender sa quête dans une apothéose tout empreinte de plénitude et de foi en la vie retrouvées. C’est sur cet aboutissement intérieur d’un héros pacifié, qui peut enfin aspirer au repos, que s’achève solennellement l’œuvre de Strauss.
Le plus frappant, c’est d’y observer comment l’adversité intérieure plonge soudainement le héros dans un doute, un trouble qui le place face à un danger qui prend une teneur plus grave ; comme si cette bataille-là, parce qu’elle n’oppose pas d’adversaire clairement nommable et observable, pouvait le conduire à sa perte. En somme, pour qu’une vie de héros perdure, elle doit se fonder sur l’identification claire et observable d’ennemis, de luttes, qui se trouvent en dehors de lui-même. L’alchimie héroïque opère ainsi tant que le héros accomplit sa légende personnelle par des actions visibles aux yeux de tous et qu’il se distingue des simples mortels par son courage et ses exploits hors du commun. Pourtant, en creux du moment de trouble qui amène le héros straussien à envisager un retrait de la vie, il y a l’idée que ce héros est aussi avant tout un être qui traverse des remises en cause profondes ; que cette reconnexion à sa condition humaine lui apparaît pour un temps, purement et simplement invivable. Sa transfiguration ne peut pourtant s’opérer que par la traversée douloureuse de ce passage obscur et par cette entrée en lui-même. La légende nous conte alors que l’unique ressource capable de le sauver de l’effondrement lié à ce trouble intérieur sera l’amour, figure paroxystique du lien humain. Ainsi raccroché à la vie, le héros peut aspirer au repos : reposer, oui, mais en héros pacifié ; ce qui constitue l’ultime consécration d’une ’vie de héros’.
« Ils incarnaient la réussite professionnelle, journées surchargées, voiture de fonction… - quand le chômage les a brutalement rattrapés. Certains se sont effondrés. D’autres ont su vite rebondir. Tous ont beaucoup appris sur eux-mêmes et sur les autres dans l’épreuve. Ils racontent [5]. »
Voilà en substance, concentrés dans ce chapeau, tous les ingrédients qui constituent l’essence même de la rhétorique managériale récurrente et les enjeux narratifs de la séquence-type intitulée : « le héros- dirigeant (en passe d’être) déchu » ; une épopée personnelle qui met en scène son obsession du travail, les attributs de sa vie à part, puis le chômage venant bouleverser son destin singulier.
C’est sur cette matrice structurelle que se fonde l’évangélisation de l’outplacement dans la quasi-totalité des articles collectés. Derrière l’idée d’évangélisation (CNRTL, s.d.), il y a celle de conversion, que l’on retrouve d’ailleurs quand on parle de (re)conversion professionnelle. Celle de l’outplacement s’appuie quasi systématiquement sur des témoignages rapportés de dirigeants et de consultants, ce qui a pour effet d’installer sur la scène sociale une sorte de contrat moral-type qui les enjoint comme une évidence à entrer en relation, à faire alliance. C’est ainsi que nous y retrouvons instantanément certains traits (hors du) commun(s) de notre héros straussien, comme ici avec l’histoire rapportée de Claudine :
« Claudine a sans doute préservé son intégrité en continuant à batailler pour imposer la présence de ses équipes aux briefs clients, en montant au créneau pour défendre ses collaborateurs. Pourtant, sans soutien de son n+1, elle a fini par perdre son énergie : ’j’étais épuisée moralement. J’en suis venue à douter de moi, à me demander s’il n’était pas utopique de travailler avec des gens qui respectent mon métier et mes valeurs humaines’. »
On retrouve d’abord le champ lexical de la lutte. Claudine a dû « batailler » pour œuvrer dans sa mission de « défendre ses collaborateurs », en devant « monter au créneau », s’exposer en première ligne. Nous ne saurons rien de l’issue de son combat, à ce stade ; pourtant, ce fragment nous offre de voir une seconde forme d’adversité que l’œuvre de Strauss nous a donné à sentir : celle d’une quête plus intérieure qui la fait s’interroger sur la valeur et le but de son travail. On lit plus loin que ce manque soudain d’énergie la plonge dans un trouble existentiel qui pourrait être aussi l’annonce de son possible effondrement. Une ressource soutenante semble alors appelée de ses vœux : comme une évidence, l’intervention spéciale d’un coach, tel un véritable allié, lui soufflera de « trouver des solutions à l’extérieur » pour « lever ses doutes ». La fin du récit de Claudine nous apprendra que cette ressource soutenante lui aura permis de « remettre en perspective : projet et convictions personnelles […] sans faire le deuil de sa motivation », à nouveau en pleine possession de ses capacités pour livrer bataille. C’est ici autant l’invisibilisation de l’incertitude que la continuité personnelle et fonctionnelle opérée par le lien avec un tiers qui l’auront soutenue dans son mouvement de possible retrait de la vie professionnelle. Tout comme chez notre héros straussien, c’est la force d’un lien ressource – quoique dans ce cas, très loin de sa sphère intime – qui aura permis à Claudine de garder sa posture, tout en conférant à ses alliés un pouvoir dont elle peut être redevable : celui d’être restée la même conquérante au final et de poursuivre sa ‘vie de héros’. La conversion opérée est à voir dans le fait qu’elle n’a « plus peur de ne plus retrouver un emploi à 50 ans » grâce à ses alliés ; elle est à nouveau animée par la quête de son fabuleux destin. Son témoignage adressé à l’attention d’autres héros-dirigeants en passe de vivre possiblement un trouble d’ordre existentiel fait alors parfaitement son office d’évangélisation de l’outplacement et opère son institutionnalisation.
Pointe alors un premier étonnement car, si le récit rapporté de Claudine présente de fortes similitudes avec l’épopée de Strauss, elle aura évité d’avoir à traverser ce moment de turbulences intimes, plus sombre et douloureux. Comment alors aura-t-elle réussi à « re mettre en perspective : projet et convictions personnelles » sans avoir expérimenté un moment de doute ? Le doute n’est-il pas constitutif de ce qui fonde l’objet de toute conviction, son indispensable corollaire ?
Un diagnostic récurrent dans la collecte pose l’âge de 50 ans comme fatidique voire « critique » pour les dirigeants ; âge où, pour ainsi dire, tout récit de héros bascule en une sombre dystopie : « à près de 50 ans, notre homme se retrouve aux Assedic ». Ce moment est clé car il est potentiellement tant celui de son effondrement que de sa renaissance. Arriver au mitan de sa vie expose ainsi notre figure-type, « notre homme », en première ligne de mire d’un adversaire invisible : le chômage. Jadis combatif et invincible, face à cet ennemi-là qu’il n’a pas vu venir, le héros-dirigeant ne semble pas armé et doit se rendre. En passe d’être déchu, il se retrouve sans armure, impuissant face à sa condition d’être humain parmi d’autres semblables qui sont, tout comme lui, de simples mortels : « les premiers visés, les employés de plus de 50 ans ».
Cette grammaire narrative est récurrente dans le corpus étudié. On retrouve la même trame avec l’histoire de Robert, ex trader à la vie loin du flottement ordinaire : en 2009, âgé de 58 ans, il doute de son ardeur, arguant que « la banque est un sport de jeune homme » et confiant qu’avant même d’être licencié, il avait « senti que [s]on destin basculait ». Son expertise située vient faire office de vérité et stabilise ainsi la loi en vigueur qui veut que 50 ans soit « l’âge critique » pour un cadre dirigeant. On y retrouve l’idée que quelque chose opérait un passage en lui de manière encore illisible mais perceptible. Même chose peu ou prou pour Alain qui a « travaillé toute [s]a vie, cumulé les titres », dont le retrait de l’entreprise est le moment d’une crise existentielle : « effondré », n’ayant plus « goût à rien », il mènerait « la vie impossible à [s]a femme » et aurait « le sentiment d’une extrême solitude et la confiance à zéro ». Cet état de profond désarroi l’amène à se remettre en question : « au fond, qu’est-ce que je sais faire ? Quel est mon avenir à 50 ans passés ? ». Ce qui étonne dans ce récit rapporté d’Alain, c’est que sa crise existentielle ne semble ni l’amener à se questionner sur ses aspirations et rancœurs profondes, ni chercher à savoir qui il est vraiment, à habiter son intime. La dimension insupportable de son possible sentiment d’échec est juste assez abordée sur le registre psychique ou affectif pour que tout se resserre au final autour d’un questionnement pragmatique sur ce qu’il sait « faire » et sur son « avenir » envisagé dans sa dimension temporelle. Le récit n’est donc pas aseptisé de toute émotion ; ce dosage permet de percevoir qu’Alain est au fond profondément tourmenté, par le fait qu’il cherche ressource en la figure de sa femme, à qui il « mène une vie impossible ». Alors que ce dernier aspect traduit un état extrême d’ébranlement intérieur qui relève de sa vie psychique, il est ici dés-intimisé et converti sur la scène sociale en une problématique d’action. Plus insidieusement, il y a l’idée que d’autres dirigeants, ceux qui réceptionnent ce récit, pourraient se projeter dans cet insupportable scenario de « vie impossible ». L’effet recherché pourrait être celui de prendre le lecteur par les (res)sentiments ; et ce, juste assez pour faire adhérer d’office de potentiels lecteurs-clients à l’intervention de nouveaux professionnels qui prendraient en charge cette dimension d’intime professionnel.
Le processus d’évangélisation de l’outplacement n’est pas d’établir des causes, mais plutôt de causaliser des intentions (Windisch, 1982) ; l’attribution causale procédant de la désignation d’individus, dont les comportements déviants sont responsables de leur sort. Tout cela s’opère sur le mode de la suggestion. Il n’y a pas de remise en cause frontale des entreprises qui licencient, elles constituent le principal vivier de clients potentiels à l’outplacement, d’où un discours qui ménage les deux parties : « des consultants, professionnels du ’départ en douceur’, proposent aux entreprises de consacrer leur savoir-faire et leur expérience à aider les cadres en surnombre à retrouver un poste ailleurs ». Tout se passe alors comme si une offre rencontrait tout naturellement une demande et où le fait, problématique, d’un « surnombre » de cadres faisait office de double légitimation : celle de leur licenciement et celle de leur outplacement à venir. Ceci nous redit aussi que, dans le cas de la construction de ce marché, c’est en réalité plus l’offre qui crée la demande.
À poursuivre sur ce mode opératoire consistant à causaliser des intentions, nous retrouvons dans le discours d’un consultant, pris à titre d’exemple, une disposition chez les jeunes dirigeants à être « beaucoup plus habitués que leurs aînés à envisager des carrières non linéaires, ouverts à de nombreux changements ». Il reconnait à ces héros de la jeune génération une faculté à « remettre en perspective [leur] vie et [leur] métier ». Son diagnostic est sans appel : ceux qu’il range dans la catégorie des « aînés » (les plus de 50 ans) ne peuvent envisager « un réel changement de cap qu’après avoir accepté d’affronter un certain vide et réappris à travailler sur leurs motivations ». Au-delà du fait de mettre les héros (en passe d’être) déchus en tension narcissique par effet de comparaison, on peut aussi se demander à ce stade en quoi consisterait concrètement « affronter un vide », si ce n’est en une lutte oxymorique. On observe ce même phénomène qui consiste à transposer l’idée du vide intime sur la scène sociale comme un objet désincarné à affronter en extériorité. L’intime devient dès lors étranger à soi et par là même aussi un adversaire à affronter ; ce qui, d’un point de vue psychosocial, pose problème.
Pour les évangélisateurs de cette nouvelle profession de l’intime professionnel, il s’agit de dés-intimiser la difficulté, l’échec. Les fragments qui suivent nous en font prendre la teneur : « passé 50 ans, pas simple de retrouver un emploi rapidement, même pour les cadres dirigeants ultra-expérimentés » ; « L’intérêt d’un accompagnement extérieur par un consultant est d’aider le cadre ou le dirigeant à quitter la société dans de bonnes conditions. Matériellement d’abord, avec la négociation de l’indemnité transactionnelle, et surtout psychologiquement (travail de deuil, gestion de la réaction des proches) […] il est très difficile de tirer seul les leçons d’un échec ».
Le for intérieur doit, pour ainsi dire, être détruit pour que l’aide soit opérante. C’est en cela qu’il y a évangélisation et conversion. L’échec n’est plus un (res)sentiment vécu, mais devient un objet professionnel en soi ; d’ailleurs les experts n’épiloguent pas sur le « (travail de deuil, gestion de la réaction des proches) » dont on note qu’ils sont soigneusement isolés de la phrase par des parenthèses ; ils restent toutefois mentionnés, tels des éléments secondaires.
Le manque de volonté, le laisser-aller, l’absence de courage, sont montrés comme les vrais responsables du désarroi que pourraient ressentir les cadres dirigeants. L’événement de leur licenciement devient ainsi le moment qui expose au grand jour les effets délétères de leur inadaptation. Face à ces manquements, la volonté et la détermination de ceux qui auront rencontré des professionnels de leur intime professionnel sauront triompher des plus lourdes pesanteurs ; tout se resserre autour de la fameuse formule : « vouloir, c’est pouvoir ».
Nous pourrions parler d’une transposition d’une économie du sensible qui fait passer la scène privée sur la scène sociale. Dés-intimiser l’échec et le sentiment de discontinuité est l’activité centrale sur laquelle se fonde la professionnalisation de l’outplacement et devient sa légitimation en tant que nouvel allié ; une activité d’aide au contournement d’un problème que résume la formulation désincarnée aux allures de slogan : « il peut être nécessaire d’accompagner cette transition pour éviter un échec ».
L’accent n’est pas mis sur le fait d’échouer [6], mais sur le fait d’échouer, devenant dès lors un phénomène social d’interaction réduit à un moteur de la relation, sans sujets psychiques. Cette sphère sociale peut être vue alors comme un lieu imaginaire où un mécanisme a-subjective tous les individus de la relation parce que l’économie de cette relation est tout entière fondée sur une pulsion – ou plutôt sur le combat entre la pulsion de vie et celle de mort (Freud, 1995 [1930]).
L’armure désigne « [l’]ensemble des pièces d’armes défensives qui protège le corps des combattants des coups portés par l’adversaire » (CNRTL, s.d.). Le sens figuré renvoie à l’idée de « protection morale, moyen de défense et de sauvegarde » (ibid.). Comment une armure protègerait-elle les cadres dirigeants vivant les affres d’un échec, à l’aune de la mise en extériorité de leur intime ? Cela ne relèverait-il pas à les protéger d’eux-mêmes ?
À travers la description portée par les médias étudiés, il s’agit de familiariser le lecteur avec cet anglicisme qui reste ambigu du fait qu’il renvoie à plusieurs topiques : un lieu ni dedans, ni dehors, ou plutôt où dehors et dedans cohabitent un même énoncé. Le terme de « lieu tiers » (Dufour, 2001 : 10) traduit bien cette notion d’entre-deux, entre un ici concret, où cadres dirigeants et consultants sont rassemblés, et un ailleurs dans lequel flottent et se rencontrent les imaginaires individuels. La fable de Bernard l’illustre. Elle nous conte que Bernard garde son statut mais quitte la tenue : « ici, je garde toutes mes habitudes de dirigeant… sauf la cravate ! » ; il « profite d’un bureau individuel avec ordinateur et téléphone, d’un ’open-space’, d’un espace café et des services d’assistantes ». Les professionnels de ces nouveaux lieux laissent d’ailleurs l’imaginaire de chacun s’emparer de l’idée « [qu’]il y a une vie sociale importante dans le cabinet d’outplacement ». Car, disent les experts, le but est de « tout mettre en œuvre pour éviter la solitude à des anciens cadres dirigeants qui ont souvent la nostalgie ». Ce lieu est donc autant physique que symbolique ou imaginaire : il fait autant office d’ancien bureau, de maison et de lieu de socialisation, que d’un bureau imaginaire où le dirigeant peut projeter sa vie future. L’idée d’un compagnonnage est suggérée comme à travers le fait qu’ils « fraternisent autour de ce totem de la vie salariale qu’est la machine à café » ; il y a donc ici une volonté d’installer l’idée d’une relation vivifiante, source de nourritures essentielles, une relation équilibrée de proximité qui restaure les sensations de leur vie de héros d’avant.
C’est ainsi que la conversion de l’échec en nouveau défi devient l’arme à vendre de l’outplacement : « après la cinquantaine, les cadres peuvent encore prendre leur destin en main. Et même changer d’activité » ; « bonne nouvelle pour eux : il existe une vie professionnelle après 50 ans ! ». L’idée de gain est présente par anticipation dans la dialectique d’un destin qu’ils peuvent encore prendre en main et de l’activité qu’ils n’ont pas encore retrouvée. Un autre ingrédient médiatique est celui de vendre un nouveau rêve aux héros, autour de l’idée d’un « départ en douceur » inspirée des Etats-Unis et la promesse d’un « nouveau poste ailleurs » : ici, outre le fait de rappeler habilement à l’intéressé potentiel qu’il serait bien inspiré de suivre la mouvance de la norme étalon outre-Atlantique, l’idée d’un voyage vers un ailleurs, encadré par un personnel de bord attentif au confort de ses clients est scandée quasiment comme un slogan publicitaire.
Ce lieu a une fonction réparatrice car il rend possible un semblant de retour à la normale, au sens de revenir à l’état antérieur à celui de l’état pathologique (Canguilhem, 2013 [1966]). Vient ensuite le moment de ‘reconfigurer le logiciel’ du cadre dirigeant, sur fond de positivisme, comme l’illustre cet extrait d’article de presse : « les trois premiers mois sont souvent euphoriques – on renoue avec un semblant de vie active. On se familiarise avec la novlangue du précaire conquérant, qui désigne le ’chômeur’ comme un ’candidat’ en phase de ’transition apprenante’ ».
Plus question de parler d’échec en négatif, il faut désormais se dissocier de ses possibles ressentiments. Les consultants usent même d’un témoignage de dirigeant faisant office d’un diagnostic social à l’emporte-pièce : « Même les amis vous tournent le dos, personne n’aime être au côté de quelqu’un qui vit un échec ! » S’ensuit une autre parole faisant, elle, moins office d’avertissement que de vérité normative venant confirmer la dissociation à opérer : « l’échec en France n’a pas bonne presse. Celui qui le subit, le chef d’entreprise en faillite, le dirigeant désavoué ou le cadre licencié, est souvent marqué au fer rouge ». Si le héros traverse un moment d’adversité et de rejet de sa sphère intime, ce sera la juste conséquence de son action car un héros ne vit pas d’échec, il ne doit ni faire mine de le ressentir, ni répandre ses affects négatifs ; il doit passer au-delà pour le transformer et c’est là toute l’affaire des professionnels de son intime professionnel. À cette fin, nous entendons leur préconisation d’avoir à « faire un sérieux ménage avec soi-même » non pas tant comme celle de se ménager, que celle de se débarrasser stricto sensu d’une partie encombrante de soi. Notons que la prescription de pouvoir opérer une action sur son soi en extériorité sous-tend une posture de dissociation, une entreprise de distorsion du Moi (Winnicott, 1970) qui consisterait à nettoyer, rendre propre voire évacuer le registre du négatif, pourtant constitutif de l’anatomie psychique propre à tout être humain et sans laquelle chacun ne saurait, plus problématiquement, être en capacité d’en apprécier son opposé.
« L’arrogance en moins. Alors, pourquoi ne pas oser le management de transition ? Pourquoi aussi ne pas faire partager son expérience en intervenant à l’université ou en grande école ? Pourquoi ne pas monter son entreprise de conseil ? L’essentiel est de conserver les mêmes qualités qu’à 20 ans : l’enthousiasme, la foi et le dynamisme. Sans l’arrogance. »
Dans le fragment de témoignage rapporté, ce qui est installé sur la scène de la transfiguration des cadres dirigeants, c’est de partager son expérience et d’oser l’accompagnement, au contraire d’une attitude préalable qui, si l’on en suit la construction argumentative, relèverait d’une « arrogance ». Au final tout se resserre autour de la facilité avec laquelle ces cadres pourront parler de leur échec comme d’un objet en soi qui devient un objet pour les autres ; les spécialistes informent des questions futures auxquelles ils devront être préparés, comme : « combien gagnez-vous ? », « Pourquoi êtes-vous si cher ? », « Parlez-moi d’un échec ».
L’apprentissage va porter sur la reconfiguration d’une identité de façade – un « faux self » (Winnicott, 1970 : 118) – pour conquérir de nouveaux marchés. Les moyens sont là et mis à leur disposition : « divers ateliers, animés par nos consultants ou des spécialistes, sur les réseaux numériques, le ’personal branding, la prise de parole en public, la communication de dirigeant, le leadership, le travail à l’anglo-saxonne’ ; mais également des graphologues ou encore des experts du ’relooking’ ».
À en suivre les consultants, l’apprentissage demandé aux cadres dirigeants dans son aspect purement technique ne relève pas de l’insurmontable si ce n’est qu’ils « musclent leur anglais et leur page LinkedIn, [et] effectuent un bilan de compétences ». Un autre type d’apprentissage nous est apparu plus étonnant ; il consiste pour les cadres concernés à « couper le cordon ombilical avec l’entreprise et apprendre à fonctionner par rapport à ses propres besoins ». Cela reviendrait à dire que la gageure pour nos héros consisterait dorénavant à adopter une attitude mi-entrepreneur, mi-mercenaire, comme le récit d’André s’en fait montre : « après avoir longtemps fait faire des profits aux autres, j’ai eu envie d’en faire pour moi ». En agissant pour son propre compte et en devenant étranger aux parties, c’est alors la matrice mentale de notre héros dans son entièreté qui appelle à être reconfigurée.
« Héros d’un jour, certains de ces pilotes de formule 1 rechignent, du coup, à pratiquer ce que leurs aînés cultivaient avec application : la politique. Pourtant, aujourd’hui comme hier, leur réussite se mesure à l’aune de leur talent politique. »
Une fois l’échec transformé en nouveau défi, il devient limpide pour nos héros de développer un discours performatif sur fond de « stratégie ponctuelle et opportune d’acteurs » (Boussard, 2008 :145), c’est-à-dire d’apprendre le faire-savoir et le savoir-être qui font la différence plus que le savoir-faire. Leur capacité communicationnelle devient l’enjeu majeur de leur transfiguration. La parole de Martin vise à mettre en garde d’autres compagnons qui rencontreraient l’infortune : « je ne suis pas un ’pro’ de la communication et il m’est arrivé par maladresse d’avoir manqué des opportunités ». Il ne s’agirait donc pas pour les héros-candidats de prendre cette dimension à la légère, mais de commencer par une autodiscipline linguistique de tous les instants. Les spécialistes sont d’ailleurs catégoriques et fort directifs à leur endroit : « Traquez vos croyances limitantes, ces petites phrases d’autodénigrement comme ’Je ne suis pas capable de faire telle chose’. Remplacez-les par des pensées mobilisatrices telles ’Je peux apprendre’, ’Je suis capable de réussir’ ». Le registre de la « croyance » devient, comme tout le reste de leur appareil psychique, débarrassé d’affects négatifs sous l’impulsion d’une bonne volonté langagière. Voilà une trouvaille qui relèverait presque de la méthode Coué, sinon de la magie : changer de croyance n’est pas affaire plus simple que celle d’apprendre par cœur un autre credo et de le réciter à l’envi.
« Le sérieux ménage à faire avec soi-même » prend alors ici une consonance encore plus inquiétante d’un point de vue psychosocial, car cela s’apparente franchement à de l’auto-persuasion voire de l’auto-manipulation. C’est bien du fait que ces cadres dirigeants deviennent stricto sensu des marchandises à vendre qu’il s’agit. Les experts édictent les nouveaux impératifs sans trop de ménagement : « impossible donc de faire l’impasse sur l’argumentaire produit. Aucun outil ne doit être négligé, notamment les CV et lettres de motivation ». À ce stade, l’image de notre héros enhardi dans son armure semble avoir plus que passablement perdu de son éclat légendaire ; on imagine plutôt là un vendeur itinérant vantant ses services, prospectus à la main ; c’est au prix de cette posture plus modeste – être un « produit » – qu’ils pourront livrer à nouveau bataille : « [l’] arrogance en moins », donc !
Pourtant, il faudrait paradoxalement qu’ils « renouent avec l’émotion », mais d’un certain type seulement, car seule une rhétorique d’ouverture positive vers un avenir meilleur ou possible (Caza, 2015) est désormais admise ; les experts sont formels : « le stress et les rancœurs ont un impact désastreux ». Gérer ses émotions, c’est-à-dire savoir se couper de celles considérées mauvaises, fait partie du contrat de performance à maîtriser où tout le champ lexical du positif – ayant valeur de bien – devient le nouveau credo à entonner : « si vous êtes optimiste, si vous allez de l’avant, si vous êtes, en permanence, tourné vers l’avenir, cela se voit, cela s’entend et cela donne envie ». Tout se resserre autour d’une règle d’or voire d’un principe élémentaire qui pourrait se résumer en l’aphorisme : « Échouer, moi ? Jamais ! »
L’échec, évidé de son contenu existentiel n’existe plus, la communication est désormais la nouvelle arme infaillible de nos héros. Si nous entendons qu’il peut y avoir un « impact désastreux » pour eux à se définir aux yeux du monde public par leurs échecs, dont nous entendons qu’ils soient mis au rebus à cet effet, ne pourrait-il pas être tout aussi dramatique de se réduire à ses succès, en termes d’arrogance ? Pire, si le succès – à l’instar de son double, l’échec – se voit pris dans le même processus de dés-intimisation et en otage d’une logique rhétorique où réussir n’a pour but que de se battre contre ses émotions négatives (c’est-à-dire soi-même), quid de l’adversaire à vaincre et de la saveur de réussite de notre héros dont Strauss fait l’apologie symphonique ?
Au final, cette épreuve de leur transition subie, les héros-dirigeants l’auront convertie en nouvelle bataille : le doute et l’échec ne sont pas compatibles avec l’exemplarité que cette figure sociale à part est censée incarner. Ce corpus nous a donné à voir nombre de récits de remise en selle de héros, portés par leurs nouveaux alliés (des consultants experts en transition de destins exceptionnels), à la condition que les entreprises puissent continuer « [d’] utiliser la personne au maximum de ses capacités ». La récompense de ceux qui auront su quitter leur ancienne armure pour endosser la nouvelle est de poursuivre leur vie de héros. Pourtant, aussitôt planté ce décor de ré-ascension, ce fabuleux conte permet aux nouveaux experts de la transition d’introduire leur soutien stratégique quand ladite transition survient, car les « hommes-clés » dont « la position n’est pas acquise à jamais » ne sauraient tout bonnement pas « parler de leur valeur » et « se vendre ». À hommes-clés, prestation-clé. Les alliés outplacers sont là pour aider les nouveaux héros convertis, rebaptisés « les quincadres », à maîtriser une nouvelle rhétorique et se ressaisir de leur échec pour « faire enfin ce qu’ils n’ont jamais osé tenter ».
Ayant converti leur échec en nouveau challenge, ils en viendront à réaliser qu’ils n’avaient juste « pas encore connu la liberté d’être remerciés par leur entreprise ». D’ailleurs, comme tout bon héro ou figure totémique, « l’instrument miracle, c’est eux ». Une fois déposée l’ancienne armure et endossée la nouvelle faite désormais de « leadership, charisme [et] capacité à séduire pour influencer », notre héros, remis en scène et en selle, repart conquérir le monde des affaires : « L’homme neuf a enfilé son plus bel habit, glissé une cravate Lanvin dans sa poche, puis entamé un petit tour d’Europe des marchés ». Grâce aux conseils avisés de leurs nouveaux alliés, ces cadres dirigeants au mitan de leur vie de héros déclarent ne plus craindre d’échoir.
La réinvention et la poursuite d’une vie hors du commun doivent leur accomplissement à l’heureuse alliance formée avec les coachs et les consultants en outplacement.
En dépit du fait que leur relation semble strictement orientée sur la remise en selle professionnelle des cadres dirigeants, nous observons qu’elle renferme une composante affective forte. Ce qui peut sembler paradoxal, c’est que d’un côté, le sentiment d’échec soit dés-intimisé pour être traité tel un objet professionnel et, de l’autre, que cette prise en charge de l’intime professionnel crée un type de lien qui dépasse la simple relation professionnelle. Nous comprenons qu’en réalité, ces nouveaux alliés remplissent plusieurs rôles de substitution en même temps et incarnent une figure ni amicale, ni médicale, tout en étant un peu des deux à la fois, avec l’importance qu’elle soit présentée sous son jour professionnel, d’abord pour les autres.
Un article rapporte un épisode où un dirigeant se tourne vers un ami psychiatre, ce-dernier s’inquiétant de son état au moment de son licenciement. Le rédacteur prend alors soin de mentionner que l’ami médecin lui a alors « prescrit un antidépresseur » pour aussitôt ajouter « que l’intéressé » (le dirigeant) le « prend à contrecœur ». La construction argumentative de ce discours prend ensuite une tournure qui délégitime l’ami psychiatre d’une certaine façon, car c’est en s’appuyant sur le fait de cette médicalisation que la prise de conscience du dirigeant fait ensuite jour par le biais de son témoignage rapporté : « je ne me percevais pas comme déprimé, j’étais obsédé par mon problème et mon impuissance à le résoudre emportait tout ». Qu’elle est donc l’intention du journaliste dans l’utilisation d’une telle scène ? Une interprétation possible est l’idée sous-tendue qu’un héros-dirigeant n’est tout simplement pas en proie à la déprime, de par sa nature à part, et qu’il ne peut confier ce qui l’anime qu’à des instances réellement en capacité d’en comprendre les caractéristiques hors du commun. L’ambiguïté de cet épisode rapporté opère un tour médiatique assez ingénieux car il permet d’installer par son absence dans le discours, une présence qui s’impose à la situation sans la nommer : celle d’un dispositif spécifique à même de réceptionner, comprendre et sustenter les besoins implicites d’un héros.
C’est alors une alliance de l’ombre qui se forme à l’abri du regard de ceux qui constituent le monde commun et ne peuvent entendre ce qui anime un héros ; les consultants énonceront d’ailleurs leur expertise sous forme de mise en garde : « ne comptez pas sur votre famille ou sur vos amis, car le mélange des genres peut entraîner des complications ! ». Ils se reconnaissent ainsi frères d’armes sans avoir à le formuler explicitement.
Un lien semble s’instaurer dans la durée avec les coachs spécialistes qui continuent de prendre en charge l’intime professionnel de leurs ’héros’, une fois ceux-ci remis en scène et en selle. Si la lecture seule d’un corpus ne nous permet pas de rentrer dans les plis de ce lien qui unit les héros à leurs nouveaux alliés, elle permet de voir comment la légende de ce lien s’enracine. La parole rapportée d’un dirigeant sera l’émissaire de ce lien privilégié sans pourtant nommer de quoi il relève ; au lecteur de convoquer son imaginaire pour traduire le fait qu’il « le considère presque comme un ami ! ».
En dernier lieu, il est un phénomène que nous avons relevé comme d’une tendance redondante dans ce corpus : celle que les nouveaux alliés de nos héros peuvent être envisagés tels des frères d’armes. Pourtant les coachs pourront être plutôt considérés comme des vétérans, pour avoir su ou pu passer à temps de l’autre côté du champ de bataille. Nous retrouvons d’ailleurs ici l’idée de transition, dans son acceptation de « passer de l’autre côté ». Dans un article, une ex-directrice des ressources humaines (DRH) choisit de quitter l’entreprise à 48 ans pour devenir « accompagnante de dirigeants ». Sa fonction de DRH l’aura certainement amenée à voir de l’intérieur plusieurs héros devant battre en retraite ; aussi, elle aura su anticiper son destin, avant que ne tombe le couperet de ses 50 ans. Les médias vantent ainsi cette stratégie de repli comme d’une autre invitation au voyage : « Être consultant ? Un autre rêve que caressent nombre de cadres autour de la cinquantaine », ou bien : « après dix-neuf ans chez PSA Peugeot Citroën, elle a découvert le coaching, un métier dont elle ignorait tout et qu’elle exerce avec passion ». De leurs indicibles épreuves-miroirs, alliés et héros scellent leur alliance et un lien affectif, implicites, se tendant ainsi réciproquement le miroir de leur âme de héros.
Les consultants ont ainsi conjuré le sort de leur propre destin en devenant les aidants de héros qui choisissent de retourner au combat, tout en stabilisant la fonction de ces derniers. C’est-à-dire que pour que la dynamique de cette relation se pérennise, il faut que des dirigeants acceptent d’être aidés par des alliés, pour que chacun puisse continuer sa vie respective de héros : l’un projeté à nouveau dans la lumière, l’autre restant dans l’ombre.
Nous pourrions revenir sur cette idée d’une mécanique du lien où tous les acteurs, héros et alliés de l’ombre, seraient a-subjectivés autour d’un indicible échec respectif, qui fonde et enracine un lien tacite entre eux, par le fait qu’ils se reconnaissent mutuellement dans un moment de leur vie de héros éprouvée par le licenciement – épreuve et indicible peine endurées. En opérant cette alliance de l’ombre, stratégique et affective, la fable médiatique continue d’imprimer dans les mémoires un nouvel archétype du héros dont la grammaire de l’action reste inchangée : il compte avant tout sur lui-même, il est maître de son destin, et surtout il ne fait pas état de ses afflictions aux autres du monde commun.
Les dirigeants de notre recherche, au mitan de leur parcours, et la figure du héros straussien présentent beaucoup de traits (hors du) commun(s) dans l’imaginaire collectif. Cette fable de héros-musicien résonne avec notre objet en ce qu’elle dit quelque chose d’un déplacement de ses attributs, de sa neutralité apparente. En outre, le fait qu’il s’agisse avant tout d’une œuvre symphonique nous offre de sortir de la caricature souvent viriliste du héros, car celui de cette œuvre symphonique présente de grands invariants sans être réduit à son aspect purement masculin. Une forme de sensibilité paraît avoir imprégné sa masculinité légendaire, tout en conservant la valeur symbolique de ses attributs d’origine : courage, performance, repoussement des limites, mais aussi hantise de l’impuissance qui lui confère sa place hors du commun (Gazalé, 2017).
Mais au final, l’apparent bon sens d’une telle rhétorique dédiée, d’un tel script de transition des cadres dirigeants, n’en fausse-t-il pas les perspectives ? Car à l’ère de La grande transition de l’humanité (Afriat, Theys, 2018), il nous semble que face aux pressions multiples qui s’exercent sur ces acteurs mais aussi aux responsabilités qui leur sont confiées, une politique du care (Tronto, 2009), une attitude de souci et de responsabilité face à leur indicible vulnérabilité, s’impose dans les espaces dédiés à leur transition. Cela implique avant tout une reconnaissance explicite de la dimension anxiogène de la reconfiguration de leur avenir au niveau identitaire et du risque majeur de leur épuisement qu’entrainent des situations, désormais répétées, de perte d’emploi.
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[1] Ein Heldenleben, op. 40, poème symphonique composé par Richard Strauss (1864-1949) entre 1897-1898. Construit en 6 parties. Ière partie : « Le Héros » ; IIe partie : « Les Adversaires du Héros » ; IIIe partie : « La Compagne du Héros » ; IVe partie : « Le Champ de bataille du Héros » ; Ve partie : « L’Œuvre de paix du Héros » ; VIe partie : « Retrait du monde du Héros et son accomplissement ».
[2] https://www.europresse.com/ (consultée le 15/11/2020)
[3] Notre recherche se polarise exclusivement sur des cadres dirigeants français.
[4] Julia Hedström, qui s’inscrit dans le courant de la sociologie praxéologique du discours, utilise le terme « encapsuler » pour signifier ici que les textes médiatiques sont appréhendés « non pas comme des entités statiques mais comme les traces discursives des faits et gestes des personnes insérées dans un temps et un espace socialement organisés » (Hedström, 2013 :23)
[5] Les verbatim entre guillemets dans les trois séquences de l’article sont issus des 32 articles du dossier de presse (93 pages).
[6] Les deux mots de cette phrase en italique veulent souligner notre insistance.
Montlahuc-Vannod Aude, « Une vie de héros. Quand un poème symphonique redonne chair à la fable de dirigeants licenciés, contée par les médias », dans revue ¿ Interrogations ?, N°38. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre productions artistiques et sciences humaines et sociales : une hybridité féconde, juin 2024 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Une-vie-de-heros-Quand-un-poeme (Consulté le 31 octobre 2024).