L’article étudie les modes de représentation de l’histoire dans les jeux numériques et surtout la façon dont ils peuvent être guidés par les connaissances historiques. Les pratiques dominantes de représentation de l’histoire dans les jeux numériques relèvent généralement de l’historicisme et, dans une moindre mesure, du structuralisme. Ces dernières années, certains jeux, comme Pentiment, se sont écartés de ces standards. Leurs nouvelles approches historiographiques sont donc examinées plus en détail, afin de déterminer dans quelle mesure elles se rapprochent de celles que proposent, entre autres, l’histoire sociale, l’histoire culturelle, l’histoire visuelle ou l’histoire croisée. L’appropriation des connaissances et des méthodes historiques dans les jeux numériques s’avère être un moteur d’innovation propre à favoriser la diversité et la complexité des jeux à contenu historique.
Mots-clés : jeux numériques, jeux vidéo, histoire, historiographie, historisme
The representation of history in some recent digital games : Towards considering new scholarly approaches ?
The article examines the way history is staged in digital games, and how the representation can be influenced by historical knowledge. The dominant practices for representing history in digital games are based on historicism and, to a lesser extent, structuralism. In recent years, some games, such as Pentiment, have departed from these standards. Their new historiographical approaches are therefore examined in greater detail, to determine the extent to which they are similar to those proposed by social history, cultural history, visual history and histoire croisée, among others. The acquisition of historical knowledge and methods in digital games is proving to be a driver of innovation, leading to a greater variety and complexity of games with historical content.
Keywords : digital games, video games, history, historiography, historism
Les jeux numériques [1] à contenu historique existent depuis des décennies et la représentation de l’histoire dans des jeux comme les séries Assassin’s Creed (Ubisoft, depuis 2007) ou Civilization (MicroPose, Firaxis, depuis 1991) a fait l’objet de nombreux débats. Cependant, Pentiment (Obsidian Entertainment, 2022), un jeu d’aventure centré sur une histoire criminelle se déroulant en Bavière au XVIe siècle, a été salué par de nombreux articles de presse [2] mais aussi dans des débats de recherche [3] pour ses qualités de représentation de l’histoire, ce qui suggère que le jeu apporte de nouvelles approches. Un regard plus attentif sur ce jeu laisse penser qu’une de ses particularités essentielles est qu’il n’utilise pas, comme la plupart des autres, les représentations habituelles de l’histoire, mais qu’il adopte aussi de nouvelles approches historiographiques. C’est cette hypothèse que nous allons explorer dans la suite de cet article, en examinant la façon dont l’appropriation de nouvelles connaissances historiques peut avoir un impact sur les jeux numériques. À partir d’une approche associant revue de littérature et comparaison de supports vidéoludiques, il s’agit non seulement d’étudier Pentiment, mais aussi quelques autres jeux numériques des dix dernières années, dont la présentation historique semble aller au-delà de la pratique habituelle.
Le thème de l’appropriation des représentations historiographiques dans les jeux numériques a été peu abordé par la recherche jusqu’à présent. En effet, même si depuis le milieu des années 2000, avec des précurseurs comme Kurt Squire ou Jeremiah McCall, et surtout depuis la publication de l’ouvrage Digital games as history. How videogames represent the past and offer access to historical practice d’Adam Chapman (2016), la relation entre les jeux et l’histoire est devenue un champ de recherche de plus en plus important, où se rencontrent les sciences du jeu, les sciences historiques et la didactique de l’histoire, la plupart des études se concentrent sur les questions de représentation et de transmission de l’histoire, sans examiner l’influence des sciences historiques sur les jeux. Bien que plusieurs historiens tels que Jean-Clément Martin, Thomas Rabino ou Philippe Joutard aient écrit sur les jeux numériques, il existe peu d’études sur la manière dont les connaissances, les théories et les méthodes historiques peuvent influencer le contenu des jeux [4]. La plupart des tentatives visant à établir un cadre spécifique pour la compréhension des discours sur le passé développés dans les jeux vidéo, comme celle de Scott Alan Metzger et de Richard J. Paxton (2016), ne font guère appel aux pratiques des historiens et des historiennes [5]. Dans cet article, nous souhaitons renverser la perspective et examiner, à partir de concepts historiographiques, comment certains jeux numériques s’approprient, consciemment ou non, ces approches et quelles en sont les conséquences pour ces jeux.
Pour analyser l’influence possible des concepts historiques sur les jeux numériques, nous commencerons par quelques réflexions générales sur la relation entre les sciences historiques et les jeux numériques, comme exemple de relation entre l’art et les Sciences de l’Homme et de la Société, puis nous identifierons quelques-unes des thématiques essentielles de l’historiographie. Ensuite, nous présenterons les pratiques qui dominent l’industrie du jeu numérique et les approches historiques qui caractérisent la plupart des jeux. Enfin, nous analyserons la façon dont certaines productions récentes s’éloignent en partie de ces sentiers battus et proposent de nouvelles voies pour la réception historiographique dans les jeux numériques.
Les jeux numériques sont des productions culturelles. La question de savoir s’ils peuvent être considérés comme de l’art a été débattue à maintes reprises. Ce débat a surtout pris de l’ampleur quand le célèbre critique de cinéma américain Roger Ebert (2005) a remis en question le statut d’art pour les jeux numériques, ce qui a provoqué de nombreuses discussions dans la deuxième moitié des années 2000. Depuis, cependant, de plus en plus de musées exposent des jeux numériques et de moins en moins de critiques refusent aux jeux numériques le statut d’art. Il est toutefois rare qu’une justification théorique soit fournie.
La définition de l’art qui est appliquée est bien sûr déterminante pour le statut artistique des jeux numériques. Thomas Hensel a classé différentes approches pour définir l’art et il en a distingué plusieurs types, comme les approches institutionnelles, les théories historicistes, les définitions essentialistes et fonctionnalistes, les théories intentionnalistes ou les applications de la cluster theory (Hensel, 2018 : 380-383). Ces dernières confèrent un statut artistique à une œuvre qui remplit un certain nombre de fonctions artistiques – mais pas nécessairement toutes – comme transmettre des émotions, avoir une dimension métaréflexive, offrir une expérience sensorielle, développer une complexité sémantique, proposer un point de vue ou une perspective innovante, représenter un défi intellectuel ou être formellement complexe et cohérent. En raison de son adaptabilité et de son extensibilité, la théorie des clusters semble être la méthode la plus applicable et la plus prometteuse pour évaluer le caractère artistique des jeux numériques. Dans cette perspective, il semble tout à fait logique de considérer certains jeux numériques comme étant artistiques.
Comme le film ou la bande dessinée, les jeux numériques sont des médias de culture populaire qui peuvent participer à une histoire publique, c’est-à-dire à une écriture de l’histoire en dehors d’un cadre académique. La grande majorité de ces œuvres ne constituent pas des travaux de recherche mais des fictions. Les films, les bandes dessinées ou les jeux qui abordent l’histoire se caractérisent presque toujours par un dialogue entre le discours historique et le discours fictionnel et, plus précisément, par une distance temporelle entre création actuelle et événements du passé, avec une certaine tension entre faits historiques d’un côté et liberté narrative de l’autre.
La relation entre fiction et histoire a été discutée à plusieurs reprises, par exemple par Ivan Jablonka dans son livre L’histoire est une littérature contemporaine (2014). Plusieurs travaux d’historiens et historiennes comme Alun Munslow soulignent le caractère narratif des représentations historiques. Munslow s’appuie sur les travaux de Hayden White qui, dès les années 1970, a analysé des textes historiographiques d’un point de vue littéraire afin de mettre en évidence des stratégies de narration. Munslow insiste sur la distinction entre l’histoire et le passé : il explique qu’il est possible de s’engager dans le passé sous une multitude de formes (Munslow, 2020 : 1). Pour lui, l’écriture de l’histoire est une entreprise imagée et imaginative dans laquelle les historiens et historiennes soulèvent la question de ce qui aurait pu se passer et de ce que cela aurait pu signifier (ibid. : 9). Il constate (ibid. : 191) une similitude structurelle entre l’écriture professionnelle et la conception de produits culturels populaires comme les jeux numériques, même si, bien sûr, il existe de nombreuses différences dans la méthodologie et dans l’approche de la fiction. Il peut ainsi être tout à fait pertinent pour les sciences historiques de s’intéresser aux possibilités de représentation esthétique des jeux numériques. En effet, même si, depuis des siècles, le mot imprimé est le média dominant pour la présentation d’événements du passé – et c’est toujours le cas dans les cercles d’experts –, d’autres formes de présentation, surtout visuelles, sont passées au premier plan au cours des dernières décennies, en particulier pour le grand public.
Tout comme on a longtemps discuté des qualités du cinéma pour représenter l’histoire, le jeu numérique fait l’objet de débats sur sa capacité à aborder des contenus historiques. Selon le spécialiste du film historique Robert Rosenstone (2012 : 182), la représentation de l’histoire par les médias populaires consiste à créer une signification du passé en utilisant les traces qu’il a laissées et en les structurant selon les exigences du média choisi. Les jeux vidéo se caractérisent avant tout par leur représentation audiovisuelle, leur procéduralité et leur interactivité, mais aussi par le fait qu’ils peuvent générer des expériences individuelles très diverses en raison des nombreuses possibilités de jeu qu’ils offrent.
Adam Chapman voit les jeux numériques comme « une alternative au stylo » pour la transmission de connaissances historiques (2013 : 329). Par la suite, Dawn Spring, dans Gaming history : computer and video games as historical scholarship (2015), a développé cette idée d’utiliser des jeux numériques pour véhiculer des idées historiques, en insistant sur le fait qu’ils devaient respecter les normes de la discipline. Cette approche a été reprise et concrétisée récemment pour des questions de design par Julien Bazile dans son article « An “Alternative to the Pen” ? Perspectives for the Design of Historiographical Videogames » (2022).
Bazile introduit la catégorie des Historiographical Video Games (HVG), des jeux véhiculant explicitement des idées historiques et dont le gameplay reflète les méthodes de la science historique (Bazile, 2022 : 856-857). Cette catégorie des HVG est basée sur une idée d’Adam Chapman : l’existence d’un « developer-historian [historien-développeur] » (Chapman, 2016 :15), c’est-à-dire d’une personne ou d’une équipe réunissant les deux rôles. Cependant, Chapman n’attend pas forcément de la rigueur scientifique. Pour lui, les développeurs-historiens et développeuses-historiennes sont simplement des personnes qui « donnent un sens au passé par le biais de jeux numériques » [6] (Chapman, 2015 :15). Nous nous concentrons ici surtout sur les jeux au sens de Chapman : sur ceux qui veulent donner un certain sens au passé et peuvent être inspirés des théories historiques mais sans suivre des méthodes strictement scientifiques. En effet, les jeux qui s’adressent explicitement et exclusivement à la communauté scientifique des historiens et historiennes sont très rares.
Les approches historiographiques dont nous voulons étudier l’influence sur les jeux numériques sont très variées. Afin de les classer par thèmes et de construire son sommaire, Nicolas Offenstadt, dans L’historiographie (2011), a établi différentes catégories, utiles dans la mesure où elles synthétisent les domaines thématiques essentiels de l’historiographie.
Premièrement, les historiens et historiennes étudient les sociétés dans leur rapport au temps, marquent les ruptures et étudient l’évolution de la perception du temps. Deuxièmement, le document revêt une importance particulière dans l’étude de l’histoire, ainsi que le rapport des historiens et historiennes à celui-ci. Troisièmement, l’évolution de l’histoire en tant que discipline autonome, sa relation avec d’autres sciences et les approches interdisciplinaires, qui utilisent principalement les méthodes des sciences sociales, sont des thèmes récurrents. Quatrièmement, la question de la narration et de la représentation de l’histoire est régulièrement discutée. Cinquièmement, il s’agit de savoir comment les historiens et historiennes définissent leur objet de recherche, quels acteurs ils étudient et quel angle ils adoptent [7].
Avant de nous pencher sur les nouvelles influences de l’historiographie sur les présentations dans certains jeux, nous devons d’abord examiner les standards existants.
Les concepteurs et conceptrices de jeux ne sont généralement pas des spécialistes de l’histoire [8] et il est encore rare que des historiens et historiennes accompagnent le développement de jeux, mais cela arrive parfois. L’exemple le plus connu d’accompagnement scientifique du développement d’un jeu est la série Assassin’s Creed [9]. À ce propos, Marc-Alexis Côté d’Ubisoft a déclaré : « Nous sommes probablement l’une des seules marques de l’industrie du jeu vidéo à avoir des historiens permanents au sein de l’équipe. Ils effectuent constamment des recherches et informent les équipes du monde entier sur le sujet. La plupart de nos jeux finissent par utiliser un référentiel central d’informations que nous appelons le WTF (World Texture Facility) » [10] (Zimmermann, 2023 : 583).
D’autres jeux ont été développés avec l’aide d’universitaires. Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre (2014, Ubisoft) a ainsi bénéficié de l’aide d’Alexandre Lafon, docteur en histoire contemporaine et de la Mission du centenaire. Attentat 1942 (2017) et Svoboda 1945 : Liberation (2021) de Charles Games ont été développés avec l’aide d’historiens et historiennes de l’Université Charles de Prague et de l’Académie des sciences de la République tchèque. Quant au marketing des jeux, il met souvent l’accent sur l’expérience du passé, comme l’illustre parfaitement le célèbre slogan de la série Assassin’s Creed : « History is our playground [L’histoire est notre terrain de jeu] ».
Certains jeux sérieux sont clairement orientés vers la découverte dans le contexte scolaire, notamment pour des raisons économiques. L’exemple le plus connu de jeux destinés à une utilisation en classe reste sans aucun doute le Discovery Tour d’Ubisoft pour les jeux Assassin’s Creed Origins (2017, Égypte ancienne), Assassin’s Creed Odyssey (2018, Grèce antique) et Assassin’s Creed Valhalla (2020, Ère Viking). Le Discovery Tour d’Assassin’s Creed Origins « offre 75 visites guidées permettant aux joueurs de découvrir l’Égypte antique et d’en apprendre sur la vie et les réalisations du peuple égyptien ; le tout avec narration, documents d’archives, renvois à des sources externes, ainsi que témoignages des développeurs du jeu vidéo » (Arsenault, Lessard, 2018 : 151). Comme le remarquent Dominic Arsenault et Jonathan Lessard, le Discovery Tour d’Assassin’s Creed Origins rompt avec la tradition des jeux historiques qui consistait à instrumentaliser le contenu historique pour l’expérience de jeu : il inverse cette relation (ibid.).
Comme l’authenticité historique est un argument marketing important, les studios de développement s’efforcent d’obtenir une représentation du passé présentée comme fidèle. Maxime Durand parle également de vêtements, d’objets, d’architecture mais aussi de langage : tout cela doit apparaître de manière historiquement correcte (Weißschädel, 2021). Cette représentation historique correcte des objets joue, en effet, un rôle primordial pour les jeux historiques mais, d’après une critique de Nico Nolden, l’attention se porterait principalement sur quelques éléments partiels, au détriment d’une attention sur les structures et les processus : l’histoire telle qu’elle apparaît dans les jeux cherche souvent à paraître authentique sans vraiment l’être (2019 : 56) [11].
Il est ainsi difficile de nier une certaine fixation sur l’objet dans l’industrie des jeux numériques (Nolden, 2019 : 45) de la part des créateurs et des créatrices mais aussi de certains joueurs et joueuses, ainsi que des critiques. Aussi, les discussions sur l’exactitude historique dans un jeu donné portent souvent moins sur l’ensemble de la représentation historique que sur des objets individuels, comme en France les débats sur l’absence de l’armée française dans Battlefield I (DICE, 2016) ou le manque de diversité des personnages dans Kingdom Come : Deliverance (Warhorse Studios, 2018). Dans son analyse de la représentation architecturale dans Assassin’s Creed II (Ubisoft, 2007), Douglas N. Dow (2013) explique que la recherche d’anachronismes et d’imprécisions est avant tout due à une sensibilité contemporaine qui empêche de voir la signification historique de l’architecture. Dow propose donc de s’intéresser plutôt à la manière dont les Florentins de la Renaissance percevaient les bâtiments. En effet, ce n’est que lorsque l’architecture ou certains objets sont considérés dans un contexte plus large de création et de perception qu’ils promettent des connaissances plus approfondies.
Selon Rüdiger Brandis, la théorie historique qui marque le plus la production des jeux numériques historique est l’historisme, un courant influent de la recherche historique, surtout dans le monde germanique depuis les XIXe et XXe siècles (Brandis, 2020 : 94) – même si, comme le précise Angela Schwarz, cette approche appréciée dans la culture populaire est considérée comme dépassée dans le monde académique d’aujourd’hui (Schwarz, 2020 : 42). Brandis remarque que les jeux numériques présentent, souvent à leur insu, des caractéristiques rappelant celles de l’historisme : une chronologie clairement définie, l’importance des acteurs individuels dans la progression des développements ou une représentation prétendument neutre et apolitique de l’histoire. Ils suivent en cela la devise de Leopold von Ranke, historien prussien du XIXe siècle peut-être le représentant le plus éminent de l’historisme, qui suggérait de représenter le monde « tel qu’il a réellement été » et donc de masquer les incertitudes (Brandis, 2020 : 94).
Dans les jeux numériques comme dans les productions culturelles populaires en général, la promesse de vivre le passé tel qu’il était réellement est un argument marketing très souvent utilisé, même si presque tous les historiens et historiennes partent aujourd’hui du principe qu’une telle entreprise est impossible.
Malgré cette prédominance de l’historisme, il existe d’autres tendances historiographiques dans les jeux numériques, comme le fait également remarquer Rüdiger Brandis. Ce dernier constate que les jeux qui se concentrent sur l’interactivité et sur la procéduralité mettent en avant des processus historiques et se rapprochent ainsi d’une théorie structuraliste de l’histoire (Brandis, 2020 : 103-110).
Il s’agit d’une approche méthodique qui ne met pas l’accent sur les actions de personnes ou d’événements individuels, mais sur des structures et des processus sociaux, économiques et politiques supra-individuels. L’objectif des structuralistes est de décrire des phénomènes qui perdurent dans l’histoire (Jordan, 2021, 103). Adam Chapman avait déjà fait un constat similaire, en qualifiant d’« open-ontological games [jeux ontologiques ouverts] » les jeux qui laissent une grande liberté aux joueurs et joueuses dans la construction du récit historique, en mettant l’accent sur les interprétations structuralistes du passé (Chapman, 2016 : 144). Parfois, ces jeux argumenteraient en faveur de l’idée d’un changement à long terme, rappelant la théorie de la longue durée de l’École des Annales (ibid. : 145).
En ce qui concerne le discours historique qu’un jeu développe, l’interactivité rend les choses plus complexes. Le fait que la structure narrative soit en partie choisie par les joueurs et joueuses tend à l’assouplir ; mais une tension peut justement apparaître entre une approche historiographique centrée sur les faits et la liberté que le jeu propose. C’est particulièrement vrai dans les jeux de stratégie ou dans les open-ontological games, où il n’est pas rare que les joueurs et joueuses développent des situations contrefactuelles. Toutefois, comme l’explique Adam Chapman, le fait de pouvoir intervenir dans le récit historique et produire ainsi ces résultats parfois contrefactuels, voire anachroniques, ne signifie pas nécessairement qu’il n’existe pas de discours utile (Chapman, 2016 : 47). En effet, il s’agit aussi de comprendre les causalités ou les potentialités de l’histoire et pas seulement d’apprendre des données et des processus linéaires. Ainsi, comme le remarque Chapman, les récits historiques de ces jeux peuvent être contrefactuels mais ils sont rarement anhistoriques car les mécanismes de jeu fournissent des informations sur les relations de cause à effet (ibid : 237).
Si la plupart des jeux suivent donc des approches qui relèvent soit de l’historisme soit du structuralisme, certains autres, notamment Pentiment, ont récemment adopté d’autres approches historiographiques, que nous allons examiner en suivant les thèmes établis par Offenstadt.
L’histoire est une pratique scientifique qui cherche à faire des déclarations sur le passé d’un point de vue contemporain : penser la société dans le déroulement du temps est une spécificité de la science historique. Pour Nicolas Offenstadt (2011 : 9), « l’historien s’interroge sur les découpages temporels pertinents, le rapport au temps des acteurs qu’il étudie, sur les liens, et les distances, entre l’époque évoquée et son présent propre ». En ce qui concerne les jeux numériques, on peut donc se demander comment ils structurent les périodes, comment ils dessinent les ruptures et représentent les évolutions historiques et l’expérience du temps dans une période donnée.
De nombreux jeux de stratégie historiques, comme les séries Civilization ou Europa Universalis (Paradox, depuis 2000), représentent l’histoire continentale ou globale à travers des périodes historiques. Il peut être intéressant d’examiner où et comment ces jeux marquent les ruptures. L’histoire contrefactuelle, fréquente dans les jeux, comme nous l’avons mentionné, est également pratiquée par des historiens et historiennes, surtout dans le monde anglophone. Elle consiste, selon Nicolas Offenstadt, « à explorer les voies qui n’ont pas été prises, des développements qui n’ont pas eu lieu pour mesurer leurs implications virtuelles » (2011 : 17).
Dans Pentiment, le temps joue un rôle particulier. Le titre – l’italien pentimenti désignant les modifications apportées aux œuvres graphiques, aux peintures ou aux fresques pendant le processus de création – évoque déjà l’activité artistique à travers le temps. Le jeu se déroule notamment au XVIe siècle, une période de transition dont certains éléments essentiels, tels que le rôle de la religion et la Réforme, l’imprimerie, le développement du commerce international, sont régulièrement abordés dans le jeu.
Cependant, la particularité de Pentiment réside surtout dans la perception du temps, tant pour les joueurs et joueuses que pour les personnages. Pour ces derniers, les nouveautés de l’époque se heurtent à des siècles de traditions, même si l’univers du jeu se situe dans un petit village de Bavière, loin des métropoles. Les changements sociaux n’en sont que plus évidents. Les réactions des habitants face à ceux-ci sont alors diverses et dessinent ainsi un panorama social complexe avec des éléments réactionnaires, conservateurs, progressistes ou révolutionnaires. Pour les joueurs et joueuses, il ne reste qu’un temps limité pour élucider les meurtres.
Différentes activités prennent des heures et la roue du temps continue de tourner. Les joueurs et joueuses sont donc forcés de choisir sur quoi porter leur attention. Cette roue, matérialisée dans le jeu, indique les repères de temps religieux du Moyen Âge (matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies) et les activités quotidiennes sont structurées par la sonnerie de la cloche de l’église. Lorsqu’on envoie des lettres par voie postale, de nombreux jours s’écoulent en accéléré avant qu’une réponse ne soit donnée et les trois actes sont espacés de plusieurs années (1518, 1525 et 1545), ce qui permet de faire apparaître clairement certains changements sociaux. Ainsi, Pentiment s’efforce de donner un aperçu du rapport au temps lié à une période historique et s’inscrit ainsi dans la ligne de l’histoire culturelle, un courant de la recherche historique mettant l’accent sur la manière dont les objets historiques sont perçus.
Le travail historiographique repose essentiellement sur le traitement critique des sources. Dans les travaux historiques, on s’y réfère le plus souvent sous forme de citations et de notes de bas de page. Dans les jeux numériques, l’indication de la source est plus difficile à mettre en œuvre. Julien Bazile fait remarquer que la mention des sources dans les jeux vidéo peut exercer une influence négative sur l’immersion des joueurs et joueuses (2022 : 863).
Comme exemple d’un jeu ayant introduit ses sources à l’intérieur du jeu, Bazile cite Path of Honor de Jeremiah McCall (Bazile, 2022 : 864) [12], un jeu textuel créé avec le logiciel Twine. Pour chaque passage, les joueurs et joueuses ont le choix de cliquer sur un symbole pour afficher les notes avec des commentaires et références, afin de décider s’ils et elles souhaitent rester dans le flux de l’histoire ou en apprendre davantage sur le contexte – tout comme des lecteurs et lectrices des livres scientifiques peuvent passer alternativement du texte aux notes.
On retrouve un principe similaire dans certains jeux récents à contenu visuel, comme Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre (Ubisoft, 2014), Assassin’s Creed Unity (2014), Assassins’s Creed Syndicate (2015), 1979 Revolution : Black Friday (iNK stories, 2016) ou Attentat 1942 (Charles Games, 2017). Ces jeux intègrent des encyclopédies consultables, qui souvent se développent au fur et à mesure de la progression dans le jeu. Les joueurs et joueuses peuvent également arrêter le jeu à presque tout moment pour obtenir des informations supplémentaires sur un personnage ou sur un événement historique lié au jeu. Néanmoins, du point de vue de l’historiographie, il reste problématique que les sources des informations supplémentaires ne soient presque jamais indiquées et que la documentation ne soit jamais problématisée : les joueurs et joueuses peuvent certes obtenir des informations historiques sur le contexte, mais un véritable regard critique sur le passé n’est pas encouragé par cette pratique.
Pour une présentation critique de l’histoire, il est important non seulement de critiquer les sources, mais aussi de favoriser une certaine autoréflexion. D’après Felix Zimmermann (2023 : 494), « l’histoire est un moyen de transmettre des déclarations partielles, basées sur des sources et liées à un lieu, sur le passé dans une perspective actuelle. Son caractère médiateur est décisif ; une bonne historiographie se distingue par le fait qu’elle met en évidence ce caractère médiateur. » [13]. Il identifie toutefois une démarche opposée dans de nombreux jeux : une dissimulation du caractère fragmentaire de l’histoire et des développeurs comme auteurs, de sorte que la notion de developer-historian de Chapman est également discutable (Zimmermann, 2023 : 494). Il observe encore que les atmosphères du passé [14] dans les jeux numériques prétendent souvent recréer une réalité passée globale, ce qui, comme le savent les historiens et historiennes, n’est pas possible (ibid. : 496). Dans les jeux, les atmosphères du passé tentent de donner aux joueurs et joueuses une certaine impression de ce qu’ils et elles auraient pu ressentir à un certain endroit et à une certaine époque, en évitant les espaces vides qui induiraient un caractère fragmentaire. Plaidant pour une représentation moins problématique du point de vue historiographique et une meilleure compréhension de la pratique historienne, Zimmermann demande aux studios de développement de faire preuve de plus de transparence et de dévoiler davantage les coulisses du processus de création, à l’instar du Discovery Tour d’Ubisoft (Zimmermann, 2023 : 504-505).
Comme Zimmermann, Julien Bazile demande – pour les HVG – une certaine prudence dans les déclarations historiques, une plus grande présence des développeurs et développeuses dans les jeux, l’explicitation de leurs doutes et une position d’auteurs dans le cadre des connaissances de la recherche existante (Bazile, 2022 : 864-866). En effet, ce n’est que lorsque la main des développeurs et développeuses est reconnaissable qu’un jeu rend les processus d’historiographie plus compréhensibles pour les joueurs et joueuses. Toutefois, on ne peut pas oublier que, le plus souvent, il s’agit d’œuvres de fiction comportant des éléments historiques, même si certains jeux peuvent également contenir des modalités documentaires.
Ainsi, il peut paraître plus ou moins judicieux de rendre les auteurs clairement visibles ou non car cela peut, comme la mention des sources, avoir des conséquences négatives sur l’immersion des joueurs et joueuses. Il convient de souligner que la réflexion sur le traitement narratif de l’histoire est une caractéristique essentielle du genre du roman historique, quand par exemple la voix narrative quitte le discours fictionnel pour développer une réflexion plus profonde sur le genre ou une mise en question du discours historique, qui peut elle-même se traduire par un questionnement des sources. Les jeux numériques mêlant fiction et éléments historiques s’inscrivent en effet dans une certaine tradition du roman historique, ce qui suppose une certaine méta-réflexivité (Hagemann, 2021 : 141).
La volonté de rendre plus visibles les développeurs et développeuses dans un jeu apparaît par exemple dans Path Out (Causa Creations, 2017), où les joueurs et joueuses dirigent l’avatar du protagoniste, Abdullah Karam, un jeune artiste syrien qui a quitté son pays en 2014 pendant la guerre civile. La particularité du jeu est qu’à certains moments une petite vidéo apparaît dans le coin supérieur gauche de l’écran avec des commentaires de l’action faits par Karam. Par exemple, à un moment donné au début du jeu, on peut aider à dénoncer un voisin pour obtenir des documents permettant de quitter le pays. Lorsque l’on prend cette décision, une vidéo d’Abdullah Karam est diffusée, dans laquelle il explique qu’il n’a jamais fait cela et que cet élément de jouabilité sert uniquement à montrer le fonctionnement du système politico-social syrien de l’époque. Les courtes séquences vidéo illustrent ainsi de manière très explicite la position de l’un des membres de l’équipe de développement. Comme les auteurs de romans historiques, les développeurs et développeuses de jeux numériques peuvent élargir le discours du jeu en se rendant visibles et en entrant en contact avec les joueurs et joueuses à un niveau extradiégétique.
Néanmoins, c’est probablement Lienzo (2017) de Tobias Winnerling et Kaj Sollmann qui va le plus loin dans la transparence. Le jeu, sous-titré ¡Conquista América Central !, est un jeu de stratégie numérique historique. L’action se déroule au début du XVIe siècle. L’objectif est de conquérir l’Amérique centrale dans le rôle d’un conquistador espagnol fictif, avec l’aide de l’habileté diplomatique ou de moyens guerriers. Pour Winnerling, ce qui compte avant tout, c’est la traçabilité des voies par lesquelles le jeu génère ses énoncés (Winnerling, 2017). Ainsi, les paramètres à la base du jeu peuvent facilement être consultés et édités avec, donc, une transparence maximale permettant de faire évoluer les déclarations historiques. Ainsi, en théorie, une autre équipe de développement pourrait continuer à développer le jeu et apporter une réponse scientifique à Lienzo en utilisant de nouveaux paramètres. Cette approche permettrait aux historiens et historiennes de discuter entre eux sous forme de jeux plutôt que de textes.
Les jeux numériques constituent des systèmes basés sur des règles, qui régissent systématiquement et très concrètement les relations entre certaines actions et leurs conséquences. Pour obtenir le plus grand succès possible, les joueurs et joueuses recherchent donc ces règles, un peu comme certains historiens du XIXe siècle, mais avec des objectifs différents. Cependant, la complexité croissante, les éléments aléatoires et les intelligences artificielles peuvent rendre ces règles de plus en plus difficiles à saisir. Pour de nombreux jeux, il s’agit d’une tâche difficile mais importante, qui consiste à transmettre une chronologie historique sans pour autant paraître trop déterministe.
Après l’émergence de l’histoire en tant que discipline autonome, l’histoire de la science historique se caractérise également par ses relations avec les disciplines voisines, notamment la sociologie, les sciences politiques, l’économie et l’anthropologie, ainsi que par l’émergence d’approches interdisciplinaires. Alors que les jeux de stratégie se concentrent souvent sur l’histoire politique et militaire des nations, Pentiment se distingue par une description précise de la société, de la culture, de l’économie, des structures de pouvoir et des mentalités. Grâce à une multitude d’entretiens avec les différents personnages non-joueurs, on en apprend beaucoup sur les structures sociales du village bavarois fictif de Tassing, qui comporte une abbaye, un monastère, différentes fermes et des maisons d’artisans. À midi et le soir, on peut choisir ses compagnons de table. C’est justement lors de ces conversations qu’il est possible non seulement d’obtenir des informations qui peuvent aider à élucider les meurtres, mais aussi et surtout de découvrir les points de vue de différents interlocuteurs et interlocutrices sur différents sujets de société. Pentiment s’inscrit donc dans la lignée de l’histoire de la société, une forme d’histoire sociale développée dans les années 1960 en Allemagne, notamment par Hans-Ulrich Wehler, qui a surtout étudié les interactions entre l’économie, la domination et la culture afin de faire émerger une image de la société dans son ensemble à une époque historique donnée (Jordan, 2021 : 111).
On pourrait aussi faire des liens avec les Annales et leur approche de l’histoire économique et sociale, qui, selon Nicolas Offenstadt, cherche « à dynamiser le travail historien, rendre compte notamment d’autres réalités que celle des gouvernants » (2011 : 68). Dans Pentiment, les opinions des villageois, finement nuancées en fonction du statut social et du genre, ressortent clairement des différentes discussions, en particulier des conversations de table. Ces opinions peuvent être mises en relation avec l’histoire des mentalités, une forme d’histoire qui étudie les attitudes et les comportements collectifs, lesquels n’évoluent souvent que lentement et sont rarement remis en question (Jordan, 2021 : 166).
L’histoire nécessite toujours une certaine narration car une simple succession de données ne constitue pas encore une histoire : l’étude des sources permet d’élaborer des théories sur la manière dont le passé a pu se dérouler en les présentant souvent sous forme de récits. Le rôle de l’écriture dans la discipline historique a été débattu depuis longtemps et notamment après le tournant linguistique des années 1970 [15]. Le thème de l’écriture concerne bien sûr principalement les représentations textuelles de l’histoire ; mais une autre question se pose : comment l’histoire peut-elle être représentée de manière appropriée ?
Dans Pentiment, le thème de la représentation de l’histoire est abordé d’abord à travers les livres d’histoire évoqués dans le jeu, notamment celui sur l’histoire du village de Tassing, ainsi que par l’activité d’Andreas Maler qui enlumine les manuscrits de l’abbaye. À partir de la troisième partie, cette question devient un principe de jeu. En effet, dans le rôle de Magdalene Druckeryn, il s’agit de réaliser une fresque sur l’histoire du village de Tassing dans la nouvelle mairie. Les joueurs et joueuses peuvent en choisir des parties qui seront représentées sur la fresque. Comme le fait remarquer Lorenz Prager (2023), cela permet d’interroger des habitants du lieu, d’explorer des ruines, d’assembler des tessons de poterie et de déchiffrer des inscriptions : d’utiliser des sources pour compléter une certaine image du passé, tout en faisant preuve d’esprit critique, puisque toutes les sources ne sont pas fiables. Pentiment donne ainsi un aperçu fondamental de la production de l’histoire, caractérisée par la sélection des sources textuelles – orales et écrites – et archéologiques ainsi que par des choix thématiques.
Certains développeurs et développeuses de jeux semblent s’inspirer du tournant iconique dans les sciences historiques, en mettant particulièrement l’accent sur la représentation visuelle des faits, pour reconnaître dans des documents visuels les idées selon lesquelles les contemporains et contemporaines ont interprété leur réalité (Jordan, 2021 : 199). Cela semble être le cas notamment des jeux indépendants, dont les studios de développement n’ont pas les moyens financiers de produire des graphismes 3D photoréalistes et sont donc obligés de trouver des alternatives, en développant parfois une expérience esthétique originale, inspirée des styles artistiques associés aux époques représentées.
Ainsi dans The Cat and the Coup (Peter Brinson et Kurosh ValaNejad, 2011), les graphismes du jeu rappellent fortement l’art de la miniature persane, un style de peinture illustrative très développé entre le xiiie et le xvie siècle. L’espace du jeu consiste en un grand tableau composé de plusieurs images. Dans Lienzo, l’interface est inspirée d’un lienzo, un support historique amérindien d’Amérique centrale, entre la carte et la chronique (Winnerling, 2017), afin d’ancrer délibérément la perspective de représentation des actions dans cette culture autochtone, ce qui, au passage, introduit une perspective postcoloniale. Pentiment propose également une confrontation avec un ancien type de représentation artistique du monde : l’enluminure médiévale. En outre, les différents personnages se voient attribuer différents types d’écriture historique pour leurs phylactères respectifs, en fonction de leur niveau d’éducation. Ces trois exemples montrent comment les jeux numériques peuvent s’efforcer de familiariser les joueurs et joueuses avec les modalités de perception de l’histoire, tout en les adaptant pour lever certains obstacles à la compréhension.
Définir la période, l’espace, la perspective et la méthode pour une étude sont des éléments importants d’une recherche historique. Michel Foucault, en particulier, a toutefois montré comment certaines catégories et répartitions sont le résultat de discours sous-jacents et doivent donc être constamment remises en question (Offenstadt, 2011 : 86). Les relectures historiques avec une perspective différente ou l’alternance de la micro-histoire et de l’histoire globale se sont souvent révélées fructueuses pour élargir la vision historiographique.
Pour l’interprétation de la représentation historique, il est toujours important de voir quelle perspective principale est adoptée. Des réflexions sur les perspectives retenues ont donné lieu à plusieurs nouvelles tendances au cours des dernières décennies, comme l’historiographie postcoloniale ou l’histoire croisée, une historiographie transnationale multi-perspective. Dans les jeux numériques, il est bien sûr possible d’expérimenter différents regards sur les événements historiques à travers différents personnages de jeu, souvent insérés dans un récit-cadre. Les jeux historiques s’inscrivent encore une fois dans la tradition du roman historique car, depuis le poète écossais Walter Scott de la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle, l’art de jouer avec les différentes perspectives et avec les différentes voix est une caractéristique bien connue du roman historique (Geppert, 2009 : 25).
Pentiment a notamment été salué pour sa représentation d’une diversité culturelle tout en étant fidèle à l’histoire [16]. Des thèmes tels que le rôle social de la femme sont abordés par les personnages du jeu. En passant du personnage d’Andreas Maler à celui de Magdalene Druckeryn lors du troisième acte, les joueurs et joueuses adoptent à la fois un point de vue masculin et féminin sur les événements.
Bien entendu, il est également possible de privilégier explicitement une perspective particulière. Pour Through the Darkest of Times, Jörg Friedrich, un des créateurs du jeu, revendique une perspective clairement politique : celle des civils qui organisent la résistance, plutôt que celle des militaires qui, selon lui, est généralement privilégiée dans les jeux numériques (Friedrich, 2020 : 270). Sous l’inspiration de jeux comme This War of Mine (11 bit studios, 2014), il s’agit donc de limiter les possibilités d’action des joueurs et joueuses pour leur faire éprouver un sentiment d’impuissance qui pourrait donner lieu à de l’empathie. Une perspective clairement affichée sur des événements historiques se trouve également dans le trailer d’Attentat 1942 qui propose la description suivante : « Un jeu sur la Seconde Guerre mondiale à travers les yeux des survivants. » [17]. Une vision subjectiviste de l’histoire y est donc volontairement affichée, face à une majorité de jeux qui prétendent à une certaine objectivité.
Les nouveautés en matière d’approche scientifique de l’histoire dans les jeux numériques présentées dans cet article ne constituent évidemment pas une liste exhaustive. Cependant, comme nous l’avons vu, quand les jeux numériques s’inspirent de nouvelles connaissances historiques, cela peut contribuer à complexifier et à diversifier leurs représentations historiques et à limiter la fixation sur les objets. Bien entendu, toutes les idées ou théories historiques ne peuvent pas être immédiatement mises en œuvre dans les jeux numériques. Les spécificités du média ne peuvent pas être ignorées. La réception de la théorie historique par les développeurs et développeuses doit avant tout être considérée comme un moteur pour de nouvelles idées de conception, ce qui peut contribuer à élargir et à approfondir les possibilités du jeu historique.
Des jeux comme Pentiment montrent que de nouvelles façons de représenter l’histoire sont possibles et enrichissantes. Ainsi, l’historisme et le structuralisme, qui ont longtemps dominé les productions de jeux numériques historiques, sont complétés par d’autres approches historiographiques qui jouent avec les perspectives, réfléchissent à la transparence et à l’indication des sources, laissent une place au doute et à la subjectivité tout en élargissant leur focalisation historique. Comme le dit Alun Munslow, le sens du passé n’est jamais figé : « le passé change comme le présent » (Munslow, 2020 : 12) [18]. Chaque génération doit en effet se confronter à nouveau au passé.
En tant que média le plus populaire de notre époque, les jeux numériques constituent une part importante de l’accès culturel à l’histoire. On peut supposer qu’ils exercent une influence sur les représentations de l’histoire des joueurs et joueuses. Cette influence est principalement étudiée par la recherche sur l’apprentissage de l’histoire dans les jeux numériques, qui prend en compte les spécificités médiatiques telles que la multimodalité, le multimédia et la procéduralité, et aborde les particularités de l’apprentissage dans les jeux numériques en termes de motivation, d’orientation vers les problèmes, d’apprentissage par la découverte, d’expérimentation et de participation [19]. Néanmoins, dans certains jeux, les objectifs d’apprentissage historique peuvent être relégués au second plan lorsqu’il s’agit avant tout de maîtriser la mécanique du jeu et que celle-ci ne fournit pas elle-même de connaissances historiques (Donnelly et Norton, 2021 : 169).
Dans le domaine de la recherche historique, on a également commencé à s’intéresser de plus en plus aux jeux numériques en tant que sources intéressantes à étudier, à la fois pour elles-mêmes et pour le regard sur l’histoire qu’elles proposent. Cet intérêt pour les jeux numériques s’inscrit dans le prolongement de l’intérêt de l’histoire pour les médias visuels qui s’était déjà développé auparavant, à la suite de ce qu’on nomme parfois un tournant iconique [20]. Ainsi, les jeux numériques sont de plus en plus considérés par les historiens comme une source importante pour comprendre certains éléments d’une époque passée (Apostolos, 2021). En outre, les simulations numériques sont davantage reconnues en tant qu’outil historiographique intéressant (Pfister, Winnerling, 2020 : 57). Les historiens et historiennes pourraient également avoir un certain intérêt pour la représentation de l’histoire dans les jeux numériques car les développements dans le domaine de l’histoire ont remis en question les orthodoxies en vigueur depuis longtemps sur la manière dont elle devrait être représentée (Donnelly, Norton, 2021 : 169). Le dialogue entre la science historique et les jeux numériques peut donc être considéré comme un exemple d’échange fructueux entre l’art et les sciences humaines et sociales.
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[1] Nous n’utilisons pas l’expression terminologique « jeux vidéo » mais plutôt « jeux numériques », car elle est la plus appropriée pour englober tous les jeux avec un support numérique, quelle que soit la plateforme sur laquelle ils sont basés et l’écran utilisé.
[2] Voir par exemple (Krishna, 2022) ou (Packwood, 2022).
[3] Voir par exemple (Brandenburg, 2023) ou (Parker, 2023).
[4] Il y a quelques exceptions, comme l’article de Vincenzo Idone Cassone et Mattia Thibault (2016), qui évoquent à titre d’exemples comment certaines théories peuvent s’exprimer dans certains jeux.
[5] Metzger et Paxton se basent sur les travaux de la chercheuse en cinéma Marcia Landy.
[6] « to refer to those that make meaning about the past through the form of digital games » (Chapman, 2015 :15) - traduit par l’auteur.
[7] Offenstadt a défini deux autres thèmes, mais ils sont soit trop spécifiques (histoire de la guerre), soit trop généraux (culture de la mémoire et engagement des historiens et historiennes) pour que nous puissions les prendre en compte dans cette étude, bien qu’il y ait beaucoup à explorer dans ces deux domaines par rapport aux jeux vidéo.
[8] Des exceptions confirment la règle, par exemple lorsque des historiens et historiennes développent un jeu. C’est le cas de Lienzo (2017) de Tobias Winnerling et Kaj Sollmann.
[9] Le livre Le jeu vidéo et l’histoire. Assassin’s Creed vu par les historiens de Marc-André Éthier et David Lefrançois (2020) contient quinze entrevues de conseillers et conseillères en histoire qui ont travaillé sur différents jeux de la série d’Ubisoft.
[10] « We are probably one of the only brands in the video game industry to have permanent historians as part of the team. They constantly research and educate the teams throughout the world on the subject matter. Most of our games end up using a central information repository that we call the WTF (World Texture Facility) » (Zimmermann, 2023 : 583) - traduit par l’auteur.
[11] Nolden voit, malgré tout, des exceptions, comme d’autres chercheurs avant lui, par exemple McCall (2011) et Chapman (2016), notamment dans les jeux de stratégie comme la série Civilization.
[12] McCall est l’un des chercheurs majeurs réfléchissant à l’utilisation des jeux dans l’enseignement secondaire. Il est aussi l’auteur de Gaming the past. Using video games to teach secondary history (2011).
[13] « Geschichte ist ein Medium zur Vermittlung quellenbasierter, partieller und standortgebundener Aussagen über die Vergangenheit aus gegenwärtiger Perspektive heraus. Ihr vermittelnder Charakter ist entscheidend ; gute Geschichtsschreibung zeichnet sich dadurch aus, dass sie diesen vermittelnden Charakter herausstellt. » (Zimmermann, 2023 : 494) – traduit par l’auteur.
[14] Zimmermann (2023 : 486) définit l’atmosphère du passé comme « l’atmosphère globale d’une réalité ressentie physiquement, qui semble être passée mais ne l’est pas, d’une relation entre un sujet percevant et son environnement. » (« Vergangenheitsatmosphäre ist die ganzheitliche, leiblich gespürte, vergangen scheinende, allerdings nicht vergangene Wirklichkeit einer Relation zwischen einem wahrnehmenden Subjekt und dessen Umgebung. » - traduit par l’auteur).
[15] La façon dont l’histoire est écrite a été abordée en France, notamment par Paul Veyne, Antoine Prost et Philippe Carrard.
[16] Voir par exemple (Morales, 2022).
[17] « A world war II game. Through the eyes of survivors » - traduit par l’auteur.
[18] « The past changes like the present » (Munslow, 2020 : 12) - traduit par l’auteur.
[19] Voir par exemple les recherches de Vincent Berry, Jeremiah McCall, Daniel Giere ou Clément Dussarps.
[20] Peter Claus et John Marriott consacrent ainsi un sous-chapitre aux jeux vidéo dans la partie « Histoire visuelle » de leur ouvrage introductif (Claus, Marriott, 2017 : 305-309).
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