En quoi l’art peut-il être une ressource pour la sociologie dans la compréhension de la disparition forcée au Mexique ? L’article propose d’aborder l’expérience des proches de victimes de disparition forcée à partir de deux projets artistiques réalisés par des artistes mexicaines en collaboration avec des collectifs de proches de personnes disparues. Le texte aborde l’importance de l’espace public et de l’apparition des corps en son sein.
Mots-clés : disparition forcée, binôme art et sciences sociales, espace public, performance, symbolique.
Public space and artistic expression as an experience of recognition for victims of enforced disappearance in Mexico
How can art be a sociological resource for understanding enforced disappearance in Mexico ? The article proposes to explore the experience of relatives of victims of enforced disappearance through two art projects created by Mexican artists in collaboration with groups of relatives of disappeared people. The text discusses the importance of public space, and the appearance of bodies within it.
Keywords : enforced disappearance, binary art and social sciences, public space, performance, symbolic.
Les recherches qui font l’objet de cet article sont réalisées au Mexique et portent sur la disparition forcée. Pour aborder ce contexte, j’associe mes recherches aux travaux d’artistes engagés auprès de proches de disparus. Mon premier travail de terrain au Mexique fut en 2012. Durant ce séjour j’ai accompagné le collectif de victimes de disparition forcée dénommé Movimiento por la Paz con Justicia y Dignidad [Le Mouvement pour la Paix en Justice et Dignité] (MPJD). Le MPJD fut fondé au mois de mars 2012 par Javier Sicilia, un poète mexicain dont le fils avait été assassiné. Avec une formation en sciences politiques, mon intérêt premier portait sur l’organisation du collectif, les opportunités politiques et les rapports du collectif avec les institutions. Le MPJD regroupait un grand nombre d’artistes. Au contact avec les victimes et les artistes, mon regard s’est rapidement tourné vers le potentiel de l’art dans le soutien aux victimes ainsi que dans la création d’une mémoire collective.
Lors d’un entretien personnel, le poète mexicain Jorge González de León explique que « notre société présente un déséquilibre où la connaissance prévaut sur le sentir et l’art rééquilibre cette relation. Ainsi, les artistes se mettent à sentir pour les autres. Ils sont les dépositaires de la douleur. Ils sont les dépositaires du sentir » [1]. En alliant ma recherche sociologique à des projets artistiques, j’ai pu accéder de manière naturelle à la partie subjective et intime des victimes de disparition forcée. Depuis le début, les projets artistiques et les artistes avec lesquels j’ai collaboré ont été des moyens d’accès hors du commun pour m’approcher au plus près de l’expérience intime de la disparition forcée, pour comprendre l’expérience subjective des victimes, avec lesquels ni l’observation ni l’entretien sociologiques classiques ne peuvent rivaliser. En effet, quand elle porte sur des épisodes traumatiques, la recherche sociologique peut se heurter à différents obstacles. Pour approcher les victimes et établir une relation de confiance, le simple entretien sociologique est souvent trop rationnel pour parvenir à des données subjectives et intimes. En revanche, j’ai pu constater que la relation de confiance avec l’artiste est un point clé qui donne accès aux victimes et à leurs témoignages, mais aussi à un dialogue entre l’artiste et le chercheur. C’est aussi à travers ce dialogue que s’opèrent des remises en question permanentes. Il s’agit d’un travail en binôme qui offre un support émotif réciproque important face à la sensibilité du terrain en question. Par ailleurs, comme nous l’aborderons dans la suite de l’article, la disparition forcée se caractérise par un manque de vocabulaire oral, que l’art peut, en termes de communication, combler.
L’article propose de s’arrêter sur la présence des proches de victimes dans l’espace public et de comprendre en quoi l’art peut être une forme de justice et de reconnaissance pour ces personnes qui font face à un mur d’incompréhension institutionnelle. En prenant possession de l’espace public, les victimes délimitent cet espace dans le temps : il devient un territoire où circulent des pouvoirs et des désirs émergeants de victimes, sujets à devenir acteurs politiques et sociaux (Linares, 2021 : 210). L’espace public n’est pas uniquement un espace d’expérience, il devient aussi un lieu de mémoire, de reconnaissance et de justice, où l’artiste peut trouver son espace de création afin d’accompagner l’engagement social et politique des victimes.
Pour le comprendre, nous allons nous pencher sur deux actions artistiques différentes, l’une réalisée en 2011 par l’artiste mexicaine Laura Valencia, Cuenda : el cuerpo en la ausencia [Corde : le corps dans l’absence] et l’autre réalisée en 2022 par l’artiste mexicaine Martha Muñoz, Y en los más de cien mil, te nombro [Et dans les plus de cent mille, je te nomme]. Chaque action se déroule en deux temps : la phase préparatoire, qui a lieu dans une sphère intime entre les victimes et l’artiste (lors d’ateliers ou de rencontres), et ensuite l’action dans l’espace public. Les deux actions ont pour but d’accompagner les victimes dans leur demande de justice, mais aussi de rendre visible au travers de l’art la disparition forcée, afin de construire une mémoire collective dans un pays ravagé par la violence. Il s’agit d’installations, réalisées avec la collaboration des victimes.
Cet article propose, dans un premier temps, une brève présentation de la situation de violence au Mexique et de la place des victimes dans l’espace public, pour ensuite présenter les deux projets artistiques. Tout au long du texte, il sera question de victimes de disparition forcée au Mexique. Ces victimes de disparition forcée sont comprises à partir de deux catégories : les victimes disparues et les proches des disparus. L’article s’intéresse tout particulièrement à cette deuxième catégorie.
Le Mexique connait depuis 2006 une violence sans pareil, plaçant le pays dans une situation de violence structurelle, où impunité et corruption institutionnelles encouragent la non reconnaissance des victimes. La violence structurelle est comprise par le sociologue norvégien John Galtung (1969) comme étant un phénomène où les acteurs de la violence sont non identifiables. Au Mexique, les acteurs de la violence forment une structure avec des individus provenant des milieux politique, économique, public, privé, national et international. Cette structure porte le nom de narcotrafic et est soutenue par les cartels de la drogue mexicains, dont le business ne se limite pas au trafic de drogue, mais se construit aussi sur le trafic d’armes, d’êtres humains, etc. Au travers du blanchiment d’argent, les cartels de la drogue s’infiltrent dans l’économie mexicaine. De plus, la violence structurelle produit et reproduit des injustices sociales où les ressources sont réparties de manière inégale au sein de la population (Naveau, 2022). Parmi ces ressources, il y a le droit à porter plainte quand un proche disparait, avec une enquête et un jugement éventuel. Or, au Mexique, seuls 6% des délits font l’objet d’un dépôt de plainte et seuls 1% de ceux-ci sont résolus et soumis à la justice (Impunidad Cero, 2017). 98% des crimes resteront dans l’impunité [2]. Ces chiffres nous montrent que, pour les victimes de disparition forcée, les institutions publiques sont un obstacle, un mur qui ne reconnaît et n’accompagne pas les victimes dans la recherche de leurs disparus.
Derrière cette vague de violence se trouve la supposée guerre contre le narcotrafic que l’ex-président mexicain Felipe Calderón (2006-2012) mène à l’époque contre les cartels de la drogue. La stratégie adoptée par le gouvernement pour freiner l’ampleur du narcotrafic est de militariser le territoire national et de confier la sécurité publique aux mains des forces militaires. Cette décision politique aura des conséquences désastreuses en termes de vies humaines. Entre 2006 et 2012, le pays compte trente mille disparitions forcées [3] et soixante mille homicides. À cette époque, le gouvernement qualifie ces chiffres et ces victimes comme étant des dommages collatéraux et désigne les personnes disparues non pas comme étant des disparitions forcées, mais des personnes non localisables par volonté propre (Huhle, 2019 : 16). Contrairement à ce que le gouvernement insinue alors, ces disparitions ne sont pas volontaires, elles ne se situent pas non plus dans un environnement de répressions politiques (comme ce fut le cas lors de la guerre d’Espagne, des dictatures en Amérique latine ou des guerres civiles en Amérique centrale). Il s’agit d’un phénomène nouveau, méconnu par la société et rendu marginal par les responsables politiques : les victimes de cette offensive militaire sont rendues invisibles par les autorités du pays, pis encore, elles sont criminalisées et jugées coupables de participer aux activités des cartels de la drogue. Aujourd’hui, l’État mexicain reconnait que ces victimes sont des innocents et continue de parler de dommages collatéraux pour s’y référer. Malgré cela, leurs cas restent dans l’impunité la plus totale.
Face à ce constat, de nombreux artistes se mobilisent. Ils accompagnent les victimes et portent au travers de leur art des messages politiques et sociaux. Cet engagement collectif rend visibles les victimes et transforme les chiffres et statistiques en identités, histoires et récits narratifs ou visuels.
Sous le gouvernement Calderón (2006-2012), les victimes apparaissent/disparaissent [4] quotidiennement sans savoir ce qui leur arrive, que faire, vers qui se tourner ou comment nommer cette catastrophe qui s’impose à elles. Cette expérience reste intime, personnelle, limitée au cercle familial. Isolées, leur vie perd tout son sens. Une victime explique : « Ma famille, au début elle te soutient, mais quand elle voit que tu ne trouves rien, que toujours rien, que ça fait si longtemps. Qu’est-ce que tu as obtenu, que t’ont-ils rendu ? Rien. Tu n’as toujours pas retrouvé Miguel me disent-ils. Alors que cherches-tu ? Ce qui va arriver, c’est qu’ils vont te faire ça. Il va t’arriver la même chose qu’à la dame. Alors que dire, moi je ne vais pas arrêter de chercher mon frère. Des fois je me suis assise et je me dis à moi-même : j’arrête, j’arrête de chercher car je ne trouve pas » [5].
Les autorités quant à elles s’efforcent de marginaliser, culpabiliser et rendre activement invisibles ces victimes. Ce sont, pour reprendre les termes de la philosophe états-unienne Judith Butler (2004) dans le cas des prisonniers de Guatanamo, des « vies invivables [6] ». Les institutions mexicaines leur nient le statut de victimes en criminalisant leurs disparus et en réduisant leur présence dans l’espace public et médiatique. Cette attitude du gouvernement face aux victimes renvoie à la sociologie de l’absence de Boaventura de Sousa Santos (2006) lorsque ce dernier fait référence à tout ce qui n’existe pas dans une société et qui est invisibilisé délibérément par le pouvoir hégémonique. Pour le sociologue allemand Axel Honneth, cette attitude est comparable à une expérience morale qui se traduit comme un sentiment de mépris social (Ferrares, 2015). Cette non-reconnaissance, cette invisibilisation et ce mépris social et institutionnel plongent les victimes dans une désocialisation, leur empêchant toute forme de reconnaissance et d’action collective. Or, elles vivent toutes le drame de la disparition sans savoir comment reprendre leur vie en main. Nombre d’entre elles tombent dans la dépression, la détresse émotionnelle et d’autres maladies psychiques. « Depuis que mon frère est séquestré, nous ne sommes plus les mêmes. Jour après jour ma maman s’éteint. Il n’y a plus de bonheur dans cette maison » [7].
De plus, les familles vont souvent s’endetter pour payer des détectives privés ou pour verser des pots de vin afin de récolter des indices sur la disparition de leur proche. Durant ces épreuves, l’expérience collective devient la principale bouée de sauvetage pour les victimes. Ce présent article montre que l’expérience collective est facilitée et rendue possible grâce à une expérience artistique.
Entre 2006 et 2023, trois gouvernements se sont succédés au Mexique et aucun d’entre eux n’est parvenu à contrer ni le nombre d’homicides, ni le nombres de disparitions forcées. Malgré l’hostilité institutionnelle, les familles des disparus se sont emparées de l’espace public mexicain, elles en ont fait un espace de dénonciation, de reconnaissance, de justice, d’expérience collective et artistique. Lors de ces rassemblements dans l’espace public, les portraits des disparus accompagnent les cris collectifs de rage et de tristesse des proches des victimes. Souvent médiatisés, ces rassemblements donnent un visage humain à la catastrophe nationale. Ainsi, la société civile considère ce drame comme faisant partie de la réalité. L’espace public est devenu la scène de la disparition forcée en matérialisant celle-ci. Conjointement, les proches des disparus se sont aussi déployés dans l’espace public pour y raconter leurs histoires, dans les couloirs des institutions pour y demander justice ainsi que dans les champs pour y déterrer des ossements de cadavres des multiples fosses communes clandestines que compte le pays.
L’apparition des victimes oblige à repenser l’espace public à partir de l’usage qu’elles en font et du rôle que leurs actions lui confèrent. En son sein, elles ont, au fil des expériences, construit une nouvelle identité et un nouvel espace social (Gatti, 2017). Selon le sociologue uruguayen Gabriel Gatti, la prise de possession de l’espace public par les victimes a permis de rendre de plus en plus floue la frontière entre le citoyen ordinaire et la victime. Au fil des années, les victimes sont devenues en partie autonomes dans la recherche de leurs disparus. Il ne s’agit plus de sujets passifs dans l’attente d’assistance ou de justice. Au Mexique, les victimes se sont emparées de l’espace public, mais aussi des territoires (champs, montagnes) parsemés de fosses clandestines. Avec leur expérience et leur apprentissage en matière médico-légale, elles sont devenues des citoyens actifs dans la recherche de corps.
Alors que ces victimes étaient expulsées de la communauté, que leur droit d’apparaitre était bafoué, elles ont provoqué au fil du temps une inversion de ce qui les reniait entant que sujet social et politique (Fassin, 2014). En s’emparant de l’espace social et public, elles font apparaitre une invention sociale (Gatti, 2017) jusque-là inexistante au Mexique, celle de ces milliers de victimes qui vivent entre la vie et la mort, entre l’absence et la présence, entre des quantités d’hypothèses non résolues et un nouvel univers de sens, d’expérience et de socialisation. Tout au long de cette construction du sujet, des expressions artistiques accompagnent les victimes dans l’espace public. Ces expressions artistiques sont un soutien de la part de l’artiste vis-à-vis des victimes. Elles sont aussi une manière de rendre visible les victimes à partir de l’œuvre produite. Pour les deux projets artistiques présentés dans cet article, chaque artiste réalise ainsi une phase de préparation au cours de laquelle elle rencontre régulièrement les victimes, construisant une relation de confiance avec elles. Les expressions artistiques participent alors, au travers du tissage des multiples témoignages recueillis, à la constitution d’une mémoire collective.
La deuxième partie du texte va se pencher sur le rôle de l’art dans la visibilité publique des victimes. Pour ce, nous allons présenter en détail les deux projets artistiques ainsi que la manière dont ces actions artistiques occupent l’espace public mexicain. Selon Judith Butler, « The public sphere is constituted in part by what cannot be said and what cannot be shown. The limits of the sayable, the limits of what can appear, circumscribe the domain in which political speech operates and certain kinds of subjects appear as viable actors [La sphère publique est constituée en partie par ce qui ne peut pas être dit et ce qui ne peut pas être montré. Les limites de ce qui peut être dit, les limites de ce qui peut être montré, circonscrivent le champ dans lequel le discours politique fonctionne et dans lequel certains types de sujets apparaissent comme des acteurs viables] » (Butler, 2004 : 17 – ma traduction). L’art a comme vocation de questionner ces limites et de les repousser.
Au départ, en 2011, lors des premières apparitions de proches de victimes dans l’espace public mexicain, les artistes (poètes, acteurs de théâtre, musiciens, artistes plastique, etc.) étaient là pour accompagner les victimes. Il s’agissait avant tout d’un accompagnement affectif : le rôle du poète était de mettre des mots sur le drame social en créant une action symbolique, le rôle de l’acteur de théâtre de donner une voix aux combats réduits au silence, etc. Pour l’artiste visuelle Laura Valencia, son tout premier apport aux victimes du MPJD fut la création d’une colombe. Cette colombe est tissée par l’artiste avec du fil blanc. Elle est un symbole de paix que les victimes porteront lors de leurs apparitions publiques.
À cette époque (2011), s’opérait au sein du MPJD un activisme artistique d’accompagnement [8]. Au cours du temps, les artistes ont adopté l’espace public occupé par les victimes comme espace de manifestation sociale. Leurs expressions artistiques ont un impact émotionnel sur les victimes qui vont s’approprier l’action artistique. La philosophe française Estelle Ferrarese explique que pour le philosophe allemand Jürgen Habermas, la mise en scène d’affaires privées dans l’espace public permet d’offrir à ces affaires privées un statut politique permettant de les placer dans un agenda institutionnel politique (Ferrarese, 2015 : 153). Le cas de la victime devient ainsi un cas connu par la société mexicaine, dont l’existence devient une vérité et une réalité pour tout un chacun qui se confronte au récit public des victimes. Les histoires passent de drame personnel à catastrophe sociale et politique d’un pays entier.
Cuenda : el cuerpo en la ausencia [Corde : le corps dans l’absence], est un projet de l’artiste mexicaine Laura Valencia. En 2011, lors de l’apparition du MPJD, Laura Valencia accompagne les victimes lors des caravanes de victimes et d’activistes qui se déplacent de ville en ville pour témoigner de leurs histoires et pour aller à la rencontre d’autres victimes jusque-là isolées. Durant ces expériences, Laura Valencia est interpellée par le nombre important de victimes. Face à ce constat, elle désire développer un projet permettant de rendre plus tangible et visible la disparition forcée. À cette époque, les victimes de disparition forcée au Mexique n’avaient pas encore droit à un espace social et n’étaient pas encore assimilées au sein de la société comme étant un « vacio social [un vide social] », terme repris de Gabriel Gatti (2015, 804). Il existe ainsi comme un ’trou noir’ entre le drame des victimes et l’espace public qui donne naissance à une nouvelle catégorie sociale.
Le projet Cuenda a pour vocation de tisser un lien entre les victimes et les citoyens. Pour l’artiste, il s’agit de visibiliser la disparition forcée et de traduire les chiffres en une expérience visible et sensible, faisant appel à nos sens, nos émotions, pour sensibiliser les citoyens. Le projet est réalisé en deux temps. La première phase a lieu au sein du collectif lors d’ateliers, dans l’intimité de « la famille de la douleur », dans le « cercle de confiance » comme le décrit Laura Valencia lors d’un entretien. Lors de ces ateliers, les victimes partagent une description de leur disparu comprenant sa taille et son poids. À l’aide d’une règle de trois, ces deux composantes sont calculées en un indice de masse corporelle, lui-même transposé en une longueur de corde noire.
La deuxième phase du projet consiste à transférer ces données et expériences de l’espace intime vers l’espace public. C’est sur le Paseo Reforma, une avenue importante dans la ville de Mexico, que la performance artistique a lieu. La corde noire est enroulée autour des treize statues (représentant des personnalités historiques mexicaines) qui seront ainsi recouvertes et masquées. Les chiffres de la disparition forcée sont alors rendus visibles par le volume des treize statues. De ce fait, la statue qui fait partie du patrimoine historique hégémonique mexicain est métamorphosée en déclaration sociale.
Cette expérience artistique ne se limite pas à une installation temporaire. Elle sera photographiée et filmée. Le matériel photographique contribue à ce que l’action artistique rentre dans le registre de la mémoire collective [9]. Alors qu’elle remonte à 2011, l’action ne se situe pas uniquement dans le domaine du passé collectif, mais continue à être d’actualité dans la mesure où le phénomène de la disparition forcée ne fait qu’augmenter. Depuis lors, le nombre de disparus est passé de trente mille à cent mille, les kilomètres de corde se sont étendus et les statues ont fait place aux anti-monuments dédiés aux victimes qui parsèment l’avenue Paseo Reforma. La philosophe mexicaine Selma Rodal Linares décrit l’intervention de la statue publique comme étant « une ‘action de dénonciation collective’ qui n’est pas énoncée à partir d’un territoire, mais sur une ligne de fuite, qui décode et déstratifie le monument, transformant ainsi son statut ontologique. En d’autres termes, elle transforme ce lieu de mémoire institutionnalisé en un lieu de mémoire commune non institutionnalisé où la pratique esthétique […] agit comme une ‘ritournelle’ : une ‘performance’ qui, par le rythme et la répétition, est inséparable de l’espace qu’elle crée et libère » (Linares, 2021 : 219-220).
L’action Cuenda est aussi une performance artistique dans la mesure où elle engage la participation du sujet dans l’action d’envelopper la statue. Il s’agit d’un rituel collectif entre la personne qui se trouve dans les airs recouvrant la statue et la personne au sol qui guide la corde. Le mouvement du corps et des bras avec la corde noire forme une chorégraphie qui s’achève dans une accolade et une rencontre extrêmement intime entre la personne et la statue. Gerardo Gonzalez, un acteur de théâtre qui participait à l’action, décrit cette expérience comme étant une expérience d’équipe « qui construit l’absence » [10].
Au sommet c’est le visage de la statue qui est enveloppé. Pour le philosophe Emmanuel Levinas, « le visage de l’autre est ce qui fait de moi une exigence éthique, le visage n’est pas devant moi, mais au-dessus de moi, c’est l’autre devant la mort, regardant à travers la mort et la manifestant […] Le visage, c’est l’autre qui me demande de ne pas le laisser mourir seul, comme si cela signifiait devenir complice de sa mort » (Levinas cité par Butler, 2004 : 166). En enveloppant le visage de la statue avec la corde noire, la victime accompagne son disparu dans la disparition, voir dans la mort.
L’action a durée deux jours et plus de 300 passants se sont sentis interpellés par celle-ci. L’espace public est devenu durant ces deux jours le théâtre d’une rencontre collective entre les victimes et les citoyens. Pour les victimes, il s’agit d’un moment clé dans leur processus de subjectivation où l’espace public leurs permet de rencontrer des possibilités de communication dans la catégorie du témoignage symbolique. C’est également un moment de recueil et d’introspection dans un espace qui dépasse l’intimité du foyer et qui est accompagné du collectif et de passants.
Au mois de mai 2022, le Mexique dépasse la barre tant redoutée des cent mille disparus. Il existe en 2022 une quantité importante de fictions, de documentaires, de livres académiques et journalistiques, de reportages, de podcasts qui relatent la vie de cette nouvelle catégorie sociale, à savoir les victimes de disparition forcée. La présence des victimes dans l’espace public, médiatique et culturel s’est affirmée. Les madres buscadoras [les mères chercheuses] sont non seulement présentes et visibles dans la rue, les institutions et les médias, mais aussi dans les champs et les montagnes du pays. Avec leurs pics et leurs pelles elles retournent la terre à la recherche de traces humaines, de leurs « trésors » comme elles les appellent communément.
Le projet Y en los más de cien mil, te nombro [Et parmi les plus de cent mille, je te nomme] trouve son origine dans cette relation entre le disparu, la victime et la terre. L’artiste Martha Muñoz développe son travail à partir de la mémoire, de l’empreinte, de la cicatrice et de l’espace public. Pour Martha Muñoz, l’action artistique dans l’espace public est directement liée à la question du pouvoir. C’est une manière de resignifier ce qu’est le pouvoir et d’obliger le pouvoir à tourner le regard sur les victimes rendues visibles, entre autres, grâce à l’action artistique. Dans la plupart des expériences de collaboration avec les victimes, Martha Muñoz dialogue avec les organisations de victimes et essaie d’identifier leur besoin : « À partir de leur besoin, je commence à voir en grande partie où se trouve la colère. La colère est chargée d’un grand nombre de symboles et de facteurs visuels et symboliques que tout le monde peut comprendre et auxquels tout le monde s’identifie. Tout le monde sait à quoi ressemble la terre et comment cette ressource peut être dirigée vers les familles. » [11].
Martha Muñoz s’est réunie avec les familles de victimes pour leur expliquer le projet. Durant sa première phase de réalisation, les proches des victimes ont envoyé à l’artiste une photo de leur disparu ainsi qu’une phrase rédigée pour le passant dans l’espace public. Dans cette phase du projet, l’espace intime et l’espace public se côtoient. D’une part, les victimes font une expérience intime dans la mesure où elles recherchent dans leurs archives familiales une photo de leur disparu, laquelle a pour destination l’espace public. De plus, elles écrivent une phrase leur permettant de communiquer avec l’espace public. Cette double expérience nous montre qu’il existe un perpétuel mouvement entre le public et l’intime, lequel nous ramène directement à la vulnérabilité du sujet. Cette dernière nous montre qu’en tant que chercheur, il est important de s’intéresser à la distanciation sociale tout comme au lien social. La première trouve sa source dans l’isolement que la victime expérimente lorsqu’elle est chez elle, sans son disparu. La seconde s’observe dans l’espace public, quand les victimes se rassemblent collectivement pour s’exprimer. L’espace public et l’espace intime ne sont donc pas seulement des lieux, ils sont aussi des expériences qui mettent en relief la complexité du sujet victime ; complexité que l’art parvient à mettre en lumière.
Y en los más de cien mil, te nombro est une action réalisée dans le but de symboliser la recherche de disparus par le biais de la terre et du portrait. Le projet a comme point de départ le fait que les disparus sont enterrés, donc morts. Ceci est un paramètre important car toutes les victimes ne considèrent pas leurs disparus comme étant morts et enterrés, et toutes les victimes ne sont pas émotionnellement en mesure d’assumer le lien entre la terre et leur disparu, tout comme elles ne sont pas toutes capables d’exprimer cette possibilité dans l’espace public. Ce paramètre remet en question l’expérience et la notion de disparition forcée. Elle pousse la notion de disparition forcée vers celle du deuil dans la mesure où la disparition forcée n’est plus dans le domaine de l’espoir, mais de la mort. Ceci ne signifie pas que l’espoir disparait complètement. Certes, l’espoir de retrouver son disparu se dissout, mais étant engagé dans une expérience collective, les victimes continuent à cultiver l’espoir pour les milliers d’autres disparus.
Dans sa réflexion au sujet du deuil, Judith Butler explique que le deuil peut sans doute être fait à partir du moment où l’on accepte que l’on va changer à cause de la souffrance causée par la perte, et ce pour toujours. Le deuil est donc la décision de se soumettre au changement, lequel reste un inconnu.
Le projet de Martha Muñoz montre cette frontière entre le deuil et la disparition forcée, il met en évidence toute la complexité qui existe dans la considération de ce passage. Peut-être ne peut-on même pas parler de passage au sens propre, mais d’un aller-retour, fait de moments de deuil et de moments d’espoir, toujours à l’écoute de ses émotions, de sa vulnérabilité profonde. L’espace du deuil est une expérience temporaire, très souvent privée et intime ; en conséquence, comme le signale Butler, dépolitisée. Or, dans le cas des disparus, les victimes sont dans un espace qui n’est ni le deuil ni l’espoir. Un espace qui montre les limites du vocabulaire. Gabriel Gatti parle de cette limite comme : « No contar algo ; contar la imposibilidad de contar ; contar una catástrofe lingüística [Ne pas raconter quelque chose ; raconter l’impossibilité de raconter ; raconter une catastrophe linguistique] » (Gatti, 2015 - ma traduction) qui lie ou dissocie les sujets. Les proches des victimes nous montrent l’incapacité à accéder à ces situations de disparitions forcées, l’exaspération de ne pas pouvoir parler, de ne pas trouver les mots. Cet espace est comme un trou noir. Pour vivre ou survivre face à ce trou noir, l’expérience collective se révèle être la principale béquille pour les victimes. En observant et en parlant avec les victimes, on peut comprendre leur engagement collectif comme une bouée de sauvetage qui peut avoir sens uniquement par le fait que la victime est parvenue à réaliser un certain chemin comparable au deuil, sans pour autant être un deuil à proprement parler. Ce passage flou est dû à la vulnérabilité particulière des victimes de disparition forcée. Cette vulnérabilité s’inscrit dans le corps des sujets et quand ces corps s’exposent dans l’espace public, ils font de ces sujets des acteurs politiques et sociaux. Pour Butler (2004), cela renvoie à la « vulnérabilité sociale de nos corps [12] ».
L’espace de désir et de vulnérabilité physique auquel se réfère Butler oblige à se pencher sur la notion de territoire et comprendre comment cette notion établit un dialogue avec le corps humain, l’espace public, l’action collective, l’expression esthétique et la vulnérabilité du sujet. Pour les philosophes français Gilles Deleuze et Félix Guattari, le territoire ne se limite pas à une zone ou un espace, il est un acte. Un acte qui affecte les milieux et les rythmes, qui les territorialise. « Le territoire est le produit d’une territorialisation des milieux et des rythmes. […] Il comporte en lui-même un milieu extérieur, un milieu intérieur, un intermédiaire, un annexé. Il a une zone intérieure de domicile ou d’abri, une zone extérieure de domaine, des limites ou membranes plus ou moins rétractiles, des zones intermédiaires ou même neutralisées, des réserves ou annexes énergétiques. […] Précisément, il y a territoire dès que des composantes de milieux cessent d’être directionnelles pour devenir dimensionnelles, quand elles cessent d’être fonctionnelles pour devenir expressives » (Deleuze, Guattari, 1980 : 386). Pour les deux auteurs, le territoire englobe l’intime, le public et l’intermédiaire. Cet intermédiaire peut être considéré comme étant la vulnérabilité des victimes, quand elles passent du privé et de l’intime à l’espace public. La vulnérabilité serait donc une réserve énergétique, celle à partir de laquelle les victimes s’expriment en partant de leur sensibilité pour toucher la sensibilité de l’autre. Quand les proches des victimes s’exposent dans l’espace public avec les coupes préparées par l’artiste Martha Muñoz, cette performance artistique montre comment la dimension communicationnelle de l’œuvre est dépassée par la dimension émotive et expressive de l’action publique. L’action artistique des victimes dans l’espace public fait surgir un territoire d’expérience politique, sociale, collective et esthétique, le tout à partir de la vulnérabilité des victimes.
Les deux projets artistiques Cuenda el cuerpo en la ausencia et Y en los más de cien mil, te nombro ont comme point commun qu’ils trouvent leur essence dans l’expérience intime des victimes et que leur discours se diffuse dans l’espace public. Les deux expériences mettent en avant le corps (corps disparu, corps vulnérable de la victime) et l’espace public. Butler (2004) insiste sur la « dimension publique [13] » du corps. Pour l’autrice, l’apparition d’un corps implique automatiquement un phénomène social dans la sphère publique. Les deux expériences artistiques dont il est question dans ce texte encouragent une expérience inattendue, mais significative dans la relation entre les victimes et l’espace public. Dans les deux cas, les proches des victimes participent activement à la réalisation et à la représentation du projet dans l’espace public. Il s’agit de l’appropriation de la part des victimes de l’action artistique dans la mesure où elles décident de s’engager physiquement dans la représentation symbolique imaginée par l’artiste. Les proches des victimes disparues incarnent et symbolisent la disparition forcée.
En août 2012, le MPJD organise une caravane aux États-Unis afin de dénoncer la responsabilité des autorités du pays dans la violence présente au Mexique. Lors de cette caravane, des activistes reprennent l’action de Cuenda, à la différence que ce ne sont pas des statues, mais les corps même des activistes qui se font envelopper par la corde devant le City Hall de Los Angeles.
Dans le cas du projet Y en los más de cien mil, te nombro, l’intention de l’artiste était d’installer les coupes lors de la marche annuelle des mères de disparus le 10 mai [14], jour de la fête des mères au Mexique. Le départ de la marche se fait au monument de la Madre [le monument de la Mère, à Mexico City], lieu premier de l’installation Y en los más de cien mil, te nombro. La marche aboutit à l’Ange de l’Indépendance (une statue à un kilomètre de distance). Entre le départ et l’arrivée de la marche, l’artiste déplace les coupes en verre contenant de la terre et les sphères avec les portraits des disparus d’un espace à l’autre. Il est important de mentionner que toutes les coupes ne furent pas déplacées par l’artiste seule, mais aussi par les victimes. En effet, alors que l’artiste était en train de ramasser les coupes sur le parvis du monument à la Madre, certaines victimes lui proposent de récupérer la sphère avec leur disparu et de pouvoir faire la marche en portant dans leurs bras la coupe de leur être aimé. Ceci n’était pas prévu dans l’action artistique.
L’appropriation des projets artistiques et l’implication des victimes dans les projets font du corps humain un paradigme de réflexion. En effet, comme le considère Salma Linares (2021), il s’agit d’une expression politique traduite en une nouvelle manière d’habiter le « corps-territoire » : « el cuerpo-territorio es siempre un territorio extenso, superficie que escenifica su poder, al mismo tiempo que su necesidad de alianza con otros cuerpos. El cuerpo-territorio singular se convierte también en un ’territorio de batalla’ singular y colectivo [le corps-territoire est toujours un territoire étendu, une surface qui met en scène sa puissance, ainsi que son besoin d’alliance avec d’autres corps. Le corps-territoire singulier devient aussi un ’territoire de bataille’ singulier et collectif] » (Linares, 2021 : 254 – ma traduction). Ce rapport au corps est dans le cas des disparitions forcées une dimension considérable dans la mesure où l’absence de corps (vivant ou mort) est sans aucun doute l’une des douleurs des plus intolérables et insupportables pour les victimes.
Dans le cas du projet Cuenda, el cuerpo en la ausencia, après sa réalisation avec des activistes lors de la caravane du MPJD aux États-Unis, les proches de victimes vont lors de leur retour au Mexique demander à l’artiste Laura Valencia de réaliser une fois de plus le projet dans l’espace public. Pour cette occasion, les victimes veulent se faire elles-mêmes envelopper par la corde noire symbolisant leur disparu. Jusqu’à présent, c’étaient les statues publiques ou des activistes qui prêtaient leur corps aux disparus. Au travers de ces deux expériences artistiques, l’on peut voir que ce sont les victimes qui incarnent leurs disparus. L’expérience sort du domaine uniquement public et s’inscrit comme une expérience intime au sein de l’espace public.
Pour une victime, le fait de pouvoir participer à un tel projet reflète différents éléments de son processus de subjectivation et de sa trajectoire en tant que victime. Pour l’artiste Laura Valencia [15], ce projet met en lumière un moment clé dans l’étude des mouvements sociaux, collectifs et publics. Il s’agit du moment où la victime se trouve à un point précis de son existence, entre le moment de la disparition de l’être aimé et le moment de l’empowerment, lorsque la victime fait l’expérience de l’alchimie entre la douleur et la revendication. À ce moment, la douleur n’est plus paralysante et le sujet arrive au travers de l’art à accéder à des nouvelles possibilités de communication.
Dans le cas du projet Cuenda, María Helena, une mère de disparu explique que lorsqu’elle se faisait envelopper par la corde, elle sentait que son fils Carlos était avec elle, présent dans cet espace entre corps et corde, donnant lieu à un nouveau territoire. Comme l’explique María Helena, cette expérience est bienfaitrice : « Durant l’événement j’ai pensé à Carlos, j’ai senti de la tristesse, un trop-plein d’émotions en même temps, une catharsis effrayante. J’ai pensé à l’existence de Dieu, qu’il se manifeste. J’ai douté de son existence. Ensuite, je lui ai demandé pardon, car je ressentais de la culpabilité. J’ai parlé avec Carlos, je lui ai dit que je voulais le voir. Je pleurais et j’étais avec Carlos. Je ne me suis jamais sentie aussi proche de lui, il m’a souri. J’ai senti une transformation durant ce processus, un soulagement. J’ai senti que je vivais dans une autre dimension, en liberté » [16].
Cette expérience se réalise dans l’espace public, avec l’aide et le soutien des autres. Ensemble, ces expériences forment un « nous » hors de nous-même, qui s’expose, se performe et qui semble être une conséquence de la vie du corps, de sa vulnérabilité et de son exposition (Butler, 2004 : 25). Dans un tel contexte, l’usage de son corps est une expérience politique qui revendique son intégrité corporelle. Ceci nous ramène à la notion même de disparition forcée où la personne disparue crée un acteur en celui qui le cherche (le proche de la victime). « Un acteur qui se structure dans la crise, dans la catastrophe individuelle et sociale, dans la perte fondamentale du sens dans l’existence […]. La personne disparue est une victime totale, puisque sa condition de sujet lui a été retirée et qu’elle ne peut communiquer sa souffrance. Au contraire, ceux qui la recherchent le font […] la personne disparue génère des identités de recherche » [17] (Irazuzta, 2017 : 142-143). En incarnant cette performance artistique, les victimes utilisent leur corps et leurs sens de manière publique pour exprimer l’expérience de la disparition forcée dans l’espace public. En ce sens, il s’agit d’une performance politique qui puise son origine dans la douleur et la vulnérabilité intime des victimes. Dans l’espace public, l’expérience collective et performative des victimes au travers des projets artistiques Cuenda et Y en los más de cien mil, te nombro donne existence, présence et représentation aux disparus. L’espace public devient le témoin d’une cicatrice qui ne trouvera, de par sa temporalité et sa vulnérabilité, jamais de guérison. Le corps de la victime devient un territoire politique face à la disparition forcée, qui se définit au travers de son invisibilité et son absence. Ce territoire politique trouve des limites, dont l’une est la temporalité limitée des expressions sensibles, politiques, collectives et sociales des victimes en son sein.
Pour Martha Muñoz, « L’espace public a été transformé en plaie, où les victimes peuvent crier, exiger, pleurer, parler librement de leur douleur. Une fois la temporalité de l’espace public refermée, la plaie est anesthésiée et laisse place à la douleur qui se partage dans l’intimité du collectif, loin des rues et des institutions. Afin d’inscrire l’action artistique dans l’intemporalité, c’est-à-dire dans la mémoire collective, il est essentiel de procéder à la captation et documentation des actions » [18]. Cette limite de temporalité que présente l’espace public trouve dans la mémoire collective une réserve intemporelle qui s’inscrit dans tout temps et tout lieu, créée en temps de violence par les victimes et pouvant être transmise aux générations futures. Pour l’anthropologue français Michel Naepels, comprendre les vies exposées à la violence du monde permet « d’écrire une autre sorte d’histoire de guerre, de violence, de conflit, sensible aux singularités, aux situations, aux traumatismes » (Naepels, 2018 : 10).
En 2012, quand les victimes de disparition forcée commencent à apparaitre dans l’espace public mexicain, les institutions publiques étaient hostiles à leur sort. En criminalisant les disparus et leurs proches, ces mécanismes structurels les revictimisaient sans cesse. Pour mettre fin à ce cercle vicieux, la reconnaissance au travers de l’art dans l’espace public est devenue au cours des années un allié de taille pour les victimes.
La disparition forcée a la particularité de ne pas laisser de corps, et sans corps, il n’y a pas de délit (Sanz, 2022). Des chiffres récents montrent que dans l’état de Sinaloa, l’un des états les plus touchés par la narco violence, le taux d’homicides diminue au cours des années, alors que le taux de disparitions forcées ne fait qu’augmenter (ibid.). Cette tendance montre qu’il est, pour les criminels et les institutions, plus facile de faire disparaitre une personne que de présenter un corps comme résultant d’un homicide : contrairement à l’homicide, la disparition forcée ne laisse ni trace ni indice.
Face à ce vide, la reconnaissance au sein de l’espace public est une manière de combler le manque de traces et d’indices. La reconnaissance est également une manière de tisser une mémoire collective pour ces milliers de victimes. Butler (2004) pose la question de la relation entre la violence qui met fin à des vies, ou qui les a fait disparaître, et l’interdiction du deuil ou de la reconnaissance publique. S’il nous reste un sentiment de perte, devons-nous nous sentir faibles et passifs, comme impuissants face à quelque chose à craindre, ou devons-nous retrouver le sens de la vulnérabilité humaine et assumer la responsabilité collective de la vie des autres (des disparus) ? Pour Butler, la reconnaissance permet de reconstruire cette vulnérabilité, de se réinventer à partir d’une expérience autre que la seule violence. Cette expérience est dans ce cas-ci l’expérience de la performance artistique des victimes. Au travers de ces différentes démonstrations publiques, l’on peut affirmer que les victimes ne sont plus aujourd’hui des sujets isolés, qu’elles forment une communauté qui cultive la reconnaissance au travers de diverses stratégies dont l’art et l’activisme sont des moyens de marquer leur présence dans un espace qui autrefois les niaient. Témoin d’un souvenir immortel, l’espace public et ses sujets parviennent au travers de l’expérience artistique à concrétiser ce souvenir au travers de la mémoire collective.
En mobilisant des projets artistiques comme moyen d’approche et d’analyse de dynamiques qui traversent la société mexicaine, ce texte a montré que l’art peut être un outil pour la construction d’une mémoire collective dans un pays ravagé par la violence structurelle. Il nous a aussi montré que l’expérience artistique peut se révéler être une expérience de paix pour des victimes en quête de justice. L’art et les artistes ont une place centrale dans la construction de la mémoire collective d’un pays faisant face à de trop nombreuses défaillances institutionnelles et contribuent ainsi au faire société.
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[1] Entretien personnel avec le poète Jorge González de León, juillet 2012, Mexico City. Les extraits d’entretiens et de témoignages figurant dans cet article ont été traduits de l’espagnol (Mexique) au français par mes soins.
[2] Source : la Cour interaméricaine des droits de l’homme reporte dans son rapport de 2016 que 98 % des crimes restent impunis au Mexique. http://www.oas.org/es/cidh/multimedia/2016/mexico/mexico.html (consulté le 25 septembre 2019).
[3] Entre 1964 et 2006 le chiffre de disparitions forcées était de 1988 personnes. Source : https://versionpublicarnpdno.segob.gob.mx/Dashboard/ContextoGeneral (consulté le 8 avril 2023).
[4] Des personnes disparaissent, leurs proches apparaissent.
[5] Alma Rosa Rojo, victime, entretien du documentaire « Buscadores », Pie de Pagina, 16 mars 2017, https://piedepagina.mx/buscadores/ (consulté le 13 décembre 2023), traduit de l’espagnol (Mexique) au français par mes soins.
[6] « ’unlivable lives’ whose legal and political statu is suspended […] they are not subjects in any legal or normative sense » [« ’vies invivables’ dont le statut politique et légal est suspendu […] [et qui] ne sont, au sens juridique ou normatif, pas des sujets »] (Butler, 2004 : 15-16) – traduit de l’anglais (USA) au français par mes soins.
[7] Mario Vergara, victime, entretien du documentaire « Buscadores », Pie de Pagina, 9 mars 2017, https://piedepagina.mx/buscadores/ (consulté le 13 décembre 2023), traduits de l’espagnol (Mexique) au français par mes soins.
[8] Ici, c’est l’art activiste, compris comme un concept, qui accompagne les victimes.
[9] Lien vers la mémoire visuelle : https://lauravalencialozada.com/Cuenda (consulté 29 décembre 2023)
[10] Gerardo Gonzalez Gonzalez, entretien personnel le 10 juillet 2012, Mexico City.
[11] Entretien personnel avec Martha Muñoz, mai 2022, Mexico City.
[12] « This means that each of us is constituted politically in part by virtue of the social vulnerability of our bodies – as a site of desire and physical vulnerability, as a site of publicity as once assertive and exposed. Loss and vulnerability seem to follow from our being socially constituted bodies, attached to others, at risk ok losing those attachments, exposed to others, at risk of violence by virtue of that exposure [Cela signifie que chacun d’entre nous est en partie politiquement constitué en vertu de la vulnérabilité sociale de son corps - en tant que lieu de désir et de vulnérabilité physique, en tant que lieu public d’affirmation et d’exposition. La perte et la vulnérabilité semblent être la conséquence de nos corps socialement constitués, soumis aux autres] » (Butler, 2004 : 20 – ma traduction)
[13] Pour Butler, « The body has its invariably public dimension. Constituted as a social phenomenon in the public sphere, my body is and is not mine. Given over from the start to the world of others, it bears their imprint, is formed within the crucible of social life [Le corps a toujours une dimension publique. Constitué dans la sphère publique comme un phénomène social, mon corps est et n’est pas le mien. Donné dès l’origine au monde des autres, le corps porte leurs traces, il se forme dans le creuset de la vie sociale] » (Butler, 2004 : 26 – ma traduction)
[14] Le 10 mai est chaque année le jour de la fête des mères au Mexique. Depuis 2012, les mères de disparus font une marche pour dire qu’elles sont mères, mais d’enfants disparus.
[15] Entretien personnel avec Laura Valencia, mai 2022, Mexico City.
[16] María Helena, victime de disparition forcé, entretien personnel, 2012, Mexico City.
[17] Traduit de l’espagnol (Mexique) au français par mes soins.
[18] Entretien personnel avec Martha Muñoz, mai 2022.
Naveau Pascale, « L’espace public et l’art comme expérience de reconnaissance pour les victimes de disparition forcée au Mexique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°38. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre productions artistiques et sciences humaines et sociales : une hybridité féconde, juin 2024 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-espace-public-et-l-art-comme (Consulté le 21 novembre 2024).