Cet article présente les éléments d’analyse du rapport singulier au temps institué par le capitalisme épars dans l’œuvre de Marx. L’idée générale qui s’en dégage est que, relativement aux sociétés antérieures, le capitalisme a littéralement bouleversé notre rapport au temps, dans ses trois dimensions constitutives. En instituant une nouvelle dialectique de l’invariance structurelle à travers le changement permanent, il a révolutionné notre rapport au passé, en tendant à dévaloriser toute espèce de tradition. En instituant la nécessité d’une mesure du temps le capitalisme n’a pas moins révolutionné notre rapport au présent, en le réduisant à un continuum homogène. En instituant la nécessité d’une économie du temps, donc un impératif de la vitesse, le capitalisme finit par révolutionner notre rapport à l’avenir ; le seul « temps réel » finit par y être l’instant présent. Le capitalisme se révèle ainsi en définitive essentiellement chronophobe.
This article presents the elements of analysis of the singular relation to time instituted by capitalism scattered in Marx’s social theory.The main idea is that comparatively to the former societies, capitalism has literally disrupted our relation to time in its three constitutive dimensions. By instituting a new structural dialectic of invariance through permanent change, it has revolutionized our relation to the past while tending to devalue all sort of traditions. By instituting the need for a measurement of time, therefore a requirement of fastness, capitalism ended up revolutionizing our relation to the futur. The onlyreal timeends being the present moment.Capitalism thus ultimately appears primarilychronophobic.
En quoi, dans quelle mesure, comment le capitalisme a-t-il transformé notre rapport au temps (cosmique, historique, social, individuel) ? Pour traiter cette question, je me réfèrerai essentiellement mais non pas exclusivement à Marx. Non pas que ce dernier nous en fournisse une analyse méthodique et exhaustive de cette question. On trouve cependant à son sujet des notations éparses tout au long de son œuvre, souvent très pénétrantes – notamment (mais non pas exclusivement) dansLe Capital. Il y a dansLe Capitalet l’énorme masse de manuscrits qui ont précédé et accompagné sa conception et sa rédaction (inachevée) une analyse des temporalités spécifiques du capital et du capitalisme, dont Marx montre toute la complexité : temps linéaire du procès de production ; temps cyclique du procès de circulation ; temps hélicoïdal mais aussi catastrophique du procès global de la production capitaliste ; débouchant sur le temps dramatique de l’histoire et de l’action politique, etc. Ma communication se propose de faire la synthèse de quelques-unes seulement de ces notations. En insistant essentiellement sur l’idée que, relativement aux sociétés antérieures, le capitalisme a littéralement révolutionné notre rapport au temps, dans ses trois dimensions constitutives : le rapport au passé, le rapport au présent et le rapport à l’avenir (au futur) [1]. Ma contribution repose sur un certain nombre de concepts : capital, capitalisme, reproduction du capital, qu’il convient de définir au moins sommairement pour éviter certaines confusions ou malentendus qui continuent à les entourer.
1. Le capital. Pour Marx, le capital n’est pas un ensemble de choses (moyens de production) ou de signes (signes monétaires, signes de crédit) mais un rapport social de production dont les principales caractéristiques sont :
2. Le capitalisme. C’est le mode de production (le type de société globale) qui se développe sur la base du rapport de production et de son procès de reproduction. Ce qui présuppose tout à la fois :
3. La reproduction du capital. C’est le processus par lequel ce rapport social (de production) qu’est le capital se donne immédiatement (produit par lui-même) ou médiatement (par un ensemble de médiations qui lui sont extérieures bien que subordonnées) l’ensemble des conditions de sa reproduction, de sa répétition (dont nous allons voir tout de suite qu’elle n’est pas une reproduction à l’identique) et donc de sa permanence (qui n’exclut pas le changement, bien au contraire).
Processus extrêmement ample et complexe, puisqu’il inclut en définitive l’ensemble de la pratique sociale. C’est le processus par lequel le capital s’approprie la pratique sociale entière, c’est-à-dire la soumet à sa logique en la transformant, de manière à assurer sa propre pérennité. Autrement dit, c’est le processus même à travers lequel le capitalisme (au sens précédemment défini) s’accomplit [2].
Ici ce n’est qu’un aspect (une dimension) de ce processus qu’il s’agit de scruter et d’analyser : la manière dont le capital s’est approprié le temps, en instituant un rapport tout à fait singulier (original) au temps.
Marx n’a cessé de souligner la portée révolutionnaire du capitalisme. Révolutionnaire, le capitalisme l’est en fait pour Marx doublement :
C’est surtout au second de ces trois aspects que je vais m’intéresser immédiatement, à cette dialectique de l’invariance et du changement, en montrant en quoi elle bouleverse notre rapport au passé. Pour présenter cette dialectique, je m’appuierai sur un bref commentaire d’un passage prophétique duManifeste du parti communiste(1848). « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » [3] Passage extrêmement dense et riche, dans lequel sont avancées en cascade les différentes propositions suivantes :
1. En tant que rapport social de production, le capital ne peut pas se reproduire à l’identique. Il est contraint de bouleverser en permanence le procès de production, autrement dit les instruments de travail, les techniques productives, les formes d’organisation du travail (la division technique et sociale du travail), les qualifications professionnelles (les différents types de force de travail mis en œuvre), la formation générale et professionnelle de ces forces de travail, par conséquent les traditions professionnelles, etc.
En d’autres termes, la reproduction du capital en tant que rapport de production lie l’invariance structurelle du rapport à la modification en permanence des éléments et composants matériels, sociaux et intellectuels de ce rapport. La reproduction suppose la production permanente de nouveautés, la répétition passe par la différence, l’identité se maintient dans et par le devenir. Le changement des éléments constitutifs du rapport est la condition de la permanence du rapport lui-même.
2. Cette dialectique d’invariance structurelle dans et par le changement permanent et général est tout à fait originale, propre au capital comme rapport social de production. Elle institue un mode et rythme particulier de reproduction économique qui rompt avec le mode et rythme de reproduction économique propre aux sociétés précapitalistes, basé au contraire sur la tradition : la constitution, la transmission, l’aménagement de traditions – autrement dit, pour l’essentiel, la répétition du même sur le mode de la transmission intergénérationnelle.
3. Cette dialectique d’invariance dans et par le changement propre au capital s’élargit à l’ensemble des domaines ou sphères de la vie sociale, bien au-delà de la seule sphère économique. Elle marque finalement l’ensemble des rapports sociaux, des pratiques sociales, des institutions et des représentations, au fur et à mesure où ce rapport social de production qu’est le capital étend et approfondit son emprise sur la totalité de la vie sociale pour assurer sa reproduction. Autrement dit, cette reproduction entraîne en définitive la totalité de la vie sociale dans un procès cyclique où la permanence (la répétition du même) s’obtient à travers le changement (donc la production d’incessantes nouveautés et différences).
4. Enfin cette dialectique conduit à une véritable destitution du passé, qui prend elle-même une double forme.
Celle de la destruction du passé tout d’abord. « Du passé, faisons table rase » : cette formule, figurant dans la première strophe deL’Internationalepourrait aussi bien servir de devise à la manière dont le capitalisme a traité une bonne partie de l’héritage historique des sociétés humaines au sein duquel il s’est développé et qu’il a bouleversées souvent de fond en comble. Pensons tout simplement au sort qu’il a réservé et qu’il continue à réserver à l’ensemble des formations sociales (rapports sociaux, pratiques sociales, institutions et représentations) à base agraire et paysanne. On retrouve ici la dimension révolutionnaire du capitalisme dans le premier des deux sens précédemment distingués.
Mais la destitution du passé prend au sein du capitalisme une forme plus radicale encore : celle de la dévalorisation du passé et de la tradition au profit du présent et du changement (de la novation). Dévalorisation de principe : le passé et la tradition sont dévalorisés non pas tant pour ce qu’ils sont (leur contenu propre) que du seul fait qu’ils sont passé et tradition. Le passé perd sa valeur d’autorité pérenne. Cela est particulièrement manifeste dans ce que j’appellerai l’idéologie du progrès, invention propre du capitalisme, qui consiste non pas tant à affirmer l’existence d’un progrès des sociétés humaines comme vecteur du devenir historique ; qu’à assimiler tout changement (toute innovation, toute transformation) à un progrès : par principe, ce qui est neuf vaudrait plus et mieux que ce qui est ancien, le présent serait supérieur au passé et le futur encore supérieur au présent.
Les sociétés précapitalistes étaient dominées par un mode de reproduction à l’identique qui en faisait des sociétés traditionnelles, au sens propre de sociétés dont la reproduction reposait sur la perpétuation de la tradition et impliquait la valorisation de cette même tradition. Comme telles, elles ont fétichisé le passé : ce dernier y était considéré comme le temps fort par excellence, le temps de l’institution du monde, des êtres et des choses. Ce qu’exprimait la prédominance ou seulement la persistance en elles des modes de représentation mythiques. La société capitaliste, au contraire, va développer un véritable fétichisme du progrès, une croyance collective dans ce que le présent serait par principe supérieur au passé comme l’avenir serait tout autant par principe supérieur au présent, le nouveau supérieur à l’ancien. En bref, tout ce qui est (passé mais aussi présent) serait destiné à être aboli au profit de quelque chose de supérieur et de meilleur.
L’originalité du rapport du capitalisme au présent tient dans l’homogénéisation tendancielle à laquelle il le soumet. Celle-ci s’opère sous la forme de l’institution d’une mesure généralisée du temps. Je commencerai par rappeler la nécessité de cette mesure pour le capital ; pour souligner ensuite sa généralisation à l’ensemble de la pratique sociale ; et terminer par l’analyse de l’incidence sur le type de temporalité homogène que cette mesure institue.
1. La nécessité d’une pareille mesure pour le capital tient à sa nature même de valeur en procès, c’est-à-dire de valeur se conservant et s’accroissant en un procès cyclique indéfiniment répété, sa nature de valeur se valorisant et s’accumulant de manière incessante. En tant que capital, la valeur doit donc constamment se rapporter à elle-même pour mesurer sa propre conservation et son propre accroissement (tel est en définitive la signification du taux de profit et du taux d’accumulation). De cela résulte la nécessité de mesurer le temps. Et ce tant au niveau du procès de production qu’à celui du procès de circulation.
Au niveau du procès de production tout d’abord. Car, ainsi que Marx l’a montré, la valeur n’est, quant à sa substance, que du travail socialement nécessaire. Par conséquent, toute quantité de valeur, matérialisée dans un lot quelconque de marchandises, se mesure par la quantité de travail socialement nécessaire pour la production de ces marchandises. Cette quantité de travail socialement nécessaire est elle-même le produit de différents facteurs : le nombre de travailleurs ; leur durée de travail ; l’intensité de leur travail ; la complexité de leur travail (le travail complexe comptant toujours comme un multiple ou une puissance du travail simple). Et en définitive, pour un collectif de travail donné (un volume et une composition technique du travailleur collectif) et une intensité moyenne donnée du travail, la valeur se mesure en définitive au temps de travail.
D’où le caractère stratégique (décisif) de la mesure du temps de travail. Et on comprend aussi que le capitalisme ait littéralement inventé la mesure nécessaire du temps de travail, inexistante dans les modes de productions antérieurs. Abstraction horlogère et abstraction monétaire (capitaliste) vont de pair, ainsi que le note Marx dans une lettre à Engels : « Les deux bases matérielles sur lesquelles, dans le cadre de la manufacture, se fonde le travail préparatoire à l’industrie mécanique sont la montre et le moulin. La montre est le premier automate employé dans un but pratique. Toute la théorie des mouvements uniformes s’est développée sur cette base. » [4].
Le capitalisme a ainsi dû instituer la définition de la journée de travail par un certain nombre d’heures de travail ; pratique totalement inconnue dans les modes précapitalistes de production où la journée de travail était réglée par le temps cosmique, les nécessités inhérentes à la production, la coutume, etc. , mais jamais par cette détermination abstraite = un certain nombre d’heures de travail. D’où découle aussi l’institution de la rémunération au temps (à laquelle se réduisent en définitive celle à la tâche ou celle aux pièces). On comprend aussi, à partir de là, que, aux premiers temps de la « révolution industrielle » (donc du développement du rapport capitaliste de production), les ouvriers aient pu s’en prendre à l’horloge aussi bien qu’à la machine, instruments et symboles à la fois à leurs yeux de la domination du capital sur leur travail : durant les Trois Glorieuses de juillet 1830 comme durant la Commune de Paris, on a tiré à coups de fusil sur l’horloge de l’Hôtel de Ville de Paris non pas tant pour arrêter le temps que pour briser la machine à mesurer le temps. Car la mesure est une dimension intégrante de la forme capitaliste de son appropriation ; elle est une dimension propre de la temporalité capitaliste.
Cette nécessité capitaliste de mesurer le temps de production se redouble du fait que ce qui intéresse le capital, ce n’est pas tant le temps de travail dans son ensemble (la durée de la journée, de la semaine, de l’année de travail) que la partie de ce temps au-delà du temps de travail nécessaire, c’est-à-dire au-delà du temps consommé pour la reproduction de la force sociale de travail, pour la production de la partie de la richesse sociale qui sert à la reproduction (simple et élargie) des travailleurs salariés. Car ce n’est que ce surtravail (comme le nomme Marx) qui engendre de la plus-value, donc qui mesure la valorisation du capital et par conséquent son degré d’accumulation potentielle.
Enfin cette nécessité de mesurer le temps de travail est encore accrue dès lors que le capital se valorise non plus par formation d’une plus-value absolue (l’allongement de la durée de travail au-delà du seul travail nécessaire) ; mais par formation d’une plus-value relative (la réduction du travail nécessaire et conversation consécutive d’une partie de ce dernier en surtravail, formateur de plus-value). Ce qui implique l’augmentation de la productivité du travail, donc la réduction de la quantité (partant de la durée) de travail nécessaire à la production d’une quantité déterminée de marchandises d’un certain type. Alors il ne s’agit plus pour le capital de mesurer seulement le temps global de travail (la journée de travail), mais littéralement le temps de chaque opération productive, et même de chaque geste de chaque producteur : de déterminer très exactement en quel laps de temps chaque acte productif peut et doit avoir lieu. Ce que la division technique du travail la plus poussée tout comme la mécanisation grandissante du procès de travail vont rendre à la fois possible et nécessaire ; avec pour résultat le développement hier du taylorisme et du fordisme, aujourd’hui des procès de travail fluide et flexible de l’industrie automatisée.
Ce même impératif de la mesure du temps s’impose au sein du procès de circulation du capital. Le temps de circulation du capital, c’est le temps pendant lequel il séjourne sur le marché, se convertit de marchandise (produit-marchandise) en argent puis se reconvertit d’argent en marchandises (en moyens de production et forces de travail) pour renouveler le procès de production (procès de travail et procès de valorisation). Ce temps de circulation est par définition un temps mort pour le capital : un temps qui non seulement ne lui rapporte rien mais qui lui coûte. Car il lui faut engager des frais de circulation qui viennent en déduction de la plus-value . Il faut donc le raccourcir au minimum (je vais y revenir). Et pour cela d’abord le mesurer. Là encore s’impose la nécessité de la mesure du temps.
2. Depuis le procès immédiat de reproduction du capital (unité du procès de production et du procès de circulation), cette nécessité de la mesure du temps va se généraliser à l’ensemble des moments (activités, pratiques, rapports sociaux) et des domaines de la vie sociale.
Cette généralisation de la mesure du temps s’opère notamment par l’intermédiaire des contraintes sur l’usage (quotidien, hebdomadaire, annuel) du temps que le travail salarié,directement ou non placé sous la domination du capital, fait peser sur l’immense majorité de la population au sein des formations sociales capitalistes. Car être salarié, c’est subir en permanence des contraintes d’emploi du temps non seulement pendant son travail salarié lui-même ; mais encore en dehors de lui, étant donné que le temps de travail constitue encore l’essentiel du temps (quotidien, hebdomadaire, annuel, sur la durée d’une vie) de la majeure partie des individus. On peut mesurer cette généralisation de la mesure du temps à l’universalisation de des horaires (d’ouverture et de fermeture, de départ et d’arrivée) ; de la montre-bracelet (on porte l’instrument de la mesure du temps sur soi) ; de l’agenda (sur support papier ou électronique), tous deux instruments d’une planification de l’emploi du temps et de l’optimisation de son usage.
Cette généralisation de la mesure du temps, bien au-delà de la seule sphère des activités professionnelles, est à la base de cette idée et pratique singulières et proprement capitalistes qu’est l’emploi du temps. Celles-ci nous sont devenues à ce point familières qu’elles nous paraissent évidentes (allées de soi) et quasi naturelles, alors qu’il s’agit bien évidemment d’une institution capitaliste de tout premier ordre. Peut-être même de l’institution capitaliste originelle, si l’on suit Max Weber qui, dansL’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, fait de la rationalisation (au sens de la rationalité instrumentale, de ce qu’il nomme la « rationalité par finalité ») de l’usage du temps, qui est au cœur précisément de l’idée et de la pratique de l’emploi du temps, un des traits majeurs de « l’esprit du capitalisme », du type de subjectivité requise par cette pratique singulière qui consiste à se vouer corps et âme à la valorisation du capital, à devenir comme dit Marx le « capital personnifié », expression par laquelle il définit le capitaliste.
Quoi qu’il en soit, avec l’emploi du temps, le capitalisme a institué et généralisé une discipline temporelle qui confine quelquefois à la dictature. Discipline dont l’impératif majeur est de « ne pas perdre son temps » ; et qui aboutit à cette plainte générale de « manquer de temps » - d’autant plus que cette discipline temporelle procède aussi de la nécessaire accélération du temps qu’impose le capitalisme, ainsi que nous allons le voir dans un moment. Mais discipline que nous avons en fait complètement intériorisée ; d’autant plus qu’elle est devenue une des conditions de la vie sociale la plus ordinaire.
3. Pour clore mon propos sur ce premier aspect du rapport du capitalisme au temps présent, il ne me reste plus qu’à rappeler ce que Bergson a amplement montré dès le second chapitre de sonEssai sur les données immédiates de la conscienceet qu’il n’a cessé de répéter tout au long de son œuvre. A savoir que le temps que l’on mesure est un temps abstrait ; soit tout à la fois :
En un mot, un temps abstrait qui signe bien son origine marchande et monétaire et, en définitive, capitaliste : c’est le temps du capital.
En instituant la nécessité d’une économie du temps, donc d’une accélération du temps, en instituant par conséquent un impératif de la vitesse, le capitalisme finit par révolutionné tout aussi bien notre rapport à l’avenir, en réduisant le temps au présent éternellement répété. Le seul « temps réel » finit par être pour lui l’instant présent.
1. L’économie de temps et, par conséquent l’accélération du temps, est une nécessité proprement vitale pour le capital lui-même. Il faut que son procès cyclique de reproduction se déroule le plus vite possible ; autrement dit que la vitesse de rotation du capital soit la plus grande possible. L’enjeu étant tout simplement, une fois de plus, la maximisation du profit : plus la vitesse de rotation du capital est élevée, plus grand est le nombre de fois que le capital peut parcourir son procès de reproduction immédiat dans une durée déterminée (par exemple une année) ; plus grande est la masse du profit réalisé et, par conséquent, pour une quantité déterminée de capital avancé, plus grand est son taux de profit.
C’est en ce sens que l’on doit entendre la formule proverbiale : « le temps, c’est de l’argent ». Il faut comprendre que le temps coûte par principe de l’argent au capital, que le temps est pour lui toujours du temps perdu. Autrement dit, le temps, voilà l’ennemi du capital, qu’il lui faut réduire (contracter) au minimum en l’accélérant autant que possible, à défaut de pouvoir le supprimer. Et c’est ce à quoi il s’emploie :
Dans son procès de production tout d’abord. L’accélération du procès de production concerne les deux faces de ce procès
Et cet impératif d’accélération domine encore davantage le procès de circulation du capital. Comme le dit Marx, « le capital tend nécessairement à circuler sans temps decirculation » [5], donc à réduire au minimum ce temps, en augmentant au maximum sa vitesse de circulation. Ce qui implique notamment :
2. Là encore, la subordination de l’ensemble de la pratique sociale aux nécessités de la reproduction du capital, autrement dit l’appropriation capitaliste de la pratique sociale, va conduire à généraliser cet impératif d’accélération du temps bien au-delà de la seule sphère économique [7].Bien plus, elle va ériger cette nécessité en vertu, en donnant naissance au culte de la vitesse dont Paul Virilio a montré qu’il est l’une des caractéristiques majeures de l’hyper-modernité occidentale : dans tous les domaines, tout doit s’effectuer vite et de plus en plus vite, le plus vite possible. La durée, la lenteur, le contre-temps tendent à devenir insupportables ; et l’impatienceest elle-même érigée en vertu.
3. La conséquence globale de cette généralisation de l’impératif d’accélération du temps et du culte de la vitesse est le rétrécissement de l’horizon temporel. Par horizon temporel, j’entends la durée du temps à venir (donc la part de l’avenir) sur laquelle nous sommes prêts à parier pour engager une action, que nous intégrons comme dimension dans la préparation (la conception, la décision) et l’exécution de cette action. C’est en quelque sorte la part de l’avenir que nousintégrons (mentalement et pratiquement) dans le présent ; par conséquent la part de l’avenir à laquelle nous donnons existence, que nous rendons réelle (au sens d’actuel et d’effectif) au sein du présent. C’est sur fond de cet horizon que nous explorons, imaginons, construisons les différents possibles ; en choisissant parmi eux ; et en élaborant par conséquent nos stratégies et nos tactiques d’action.
L’accélération du temps réduit nécessairement cet horizon temporel. En effet, exiger que le temps s’accélère, que les choses se fassent le plus vite possible, c’est nécessairement restreindre (contracter) au minimum cette part du futur actualisée dans le présent. L’idéal étant que les choses se fassent instantanément, en « temps réel » comme on dit aujourd’hui. Dès lors, on comprend que Georges Soros, le dirigeant de Quantum Fund, un des principauxhedge funds(fonds spéculatifs) ait pu déclarer que, pour lui, « le long terme, ce sont les dix minutes à venir ». C’est que les marchés financiers, notamment dans leur dimension spéculative, sont des marchés fonctionnant en permanence (24 heures sur 24 et 365 jours par an) en « tempsréel », c’est-à-dire à la vitesse des communications télématiques) soit en définitive quasiment à la vitesse de la lumière.
En fait ce temps réel est un temps profondément irréel, puisque l’une des dimensions constitutives du temps et de notre rapport au temps, l’avenir, se trouve atrophiée sinon quasiment amputée. Et ce n’est pas la moindre contradiction du capitalisme que, d’une part, avoir ouvert le champ des possibles en nous libérant du poids de la tradition reconduite aveuglément ; pour, d’autre part et simultanément, refermer ou du moins singulièrement rétrécir ce champ en nous privant de l’horizon qui en permet le déploiement.
Au terme de cette analyse des rapports du capitalisme au temps, on se rend compte combien le capitalisme est ennemi du temps. Ce qui me conduit à parler d’une véritable chronophobie du capital. Le temps, voilà l’ennemi pour le capital ; ennemi qu’il ne peut certes jamais vaincre, mais qu’il va chercher constamment à réduire. Doublement.
D’une part par l’unidimensionalisation du temps : le temps réduit tendanciellement au seul présent. Le capitalisme abolit le passé au nom du présent et du futur ; et simultanément le futur au profit du présent. Seul subsiste en définitive le présent érigé en seul « temps réel ».
D’autre part – mais ceci n’est que la conséquence de cela – par la dictature de l’immédiat : alorsque le temps est par définition la dimension de la médiation, qu’il n’existe que sous la forme de l’intermédiation du passé, du présent et de l’avenir, le capitalisme institue une dictature de l’immédiat, donc là encore du présent. Ce qui ne fait que redoubler l’irréalité du soi-disant « temps réel ».
Pour parfaire ma démonstration, il conviendrait de la compléter en montrant comment une société post-capitaliste (communiste) devrait et pourrait réhabiliter le temps, en privilégiant la dimension du futur,qui est celle de l’utopie. Mais, outre qu’une telle société relève elle aussi, pour l’instant de l’utopie (elle ne s’est encore réalisée nulle part), le lecteur m’accordera que ce ne peut être là que l’objet d’un autre article.
● Bensaïd Daniel,Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1995 ; etLa discordance des temps, Paris, Editions de la Passion, 1995.
● Bergson Henri,Essai sur les données immédiates de la conscience(1888), Paris, Presses Universitaires de France, 120e édition, 1967.
● Bihr Alain,La reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, Lausanne, Editions Page deux, 2001, 2 tomes.
● Marx Karl et Engels Friedrich,Le Manifeste du Parti communiste(1848) dans Marx Karl et Engels Friedrich,Oeuvres choisies en deux volumes, Moscou, Editions du Progrès, sd ;Fondements de la critique de l’économie politique(1857), Paris, Anthropos, 1967, 2 tomes.
● Tombazos Stravros,Les catégories du temps dans l’analyse économique, Paris, Cahiers des Saisons, 1994.
● Virilio Paul,Vitesse et politique, Paris, Galilée, 1979 ; etLa vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995.
● Weber Max,L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme(1904-1905/1920), Paris, Gallimard, 2003.
[1] Pour une approche synthétique de l’analyse marxienne des temporalités complexes du capital, cf. S. Tombazos, Les catégories du temps dans l’analyse économique, Paris, Cahiers des Saisons, 1994 ; D. Bensaïd, Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1995 etLa discordance des temps, Paris, Editions de la Passion, 1995.
[2] Pour un développement de ce concept, je renvoie à l’ouvrage que je lui ai consacré :La reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, Lausanne, Editions Page deux, 2001.
[3] K. Marx et F. Engels,Le Manifeste du Parti communiste(1848) dans K. Marx et F. Engels,Oeuvres choisies en deux volumes, Moscou, sd, tome 1, p. 25.
[4] Lettre de Marx à Engels du 28 janvier 1863 cité par D. Bensaïd, Marx l’intempestif,op. cit., p. 96-97.
[5] K. Marx,Fondements de la critique de l’économie politique(1857-1858), traduction française, Editions Anthropos, Paris, 1967, p. 171.
[6] Ibid.
[7] Je ne peux ici restituer les multiples médiations par lesquelles la contrainte d’accélération du temps se communique du procès immédiat de reproduction du capital à l’ensemble de la praxis sociale. Ces médiations ne sont autres en définitive que celles par lesquelles la reproduction du capital se subordonne cette dernière, en engendrant le capitalisme proprement dit.
Bihr Alain, « Capitalisme et Rapport au temps. Essai sur la chronophobie du capital », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Capitalisme-et-Rapport-au-temps (Consulté le 21 novembre 2024).