Ce travail prend sa source dans le constat d’une faiblesse des perspectives analytiques en sciences sociales pour l’étude des relations homme-animal familier. En effet, le champ des sciences sociales s’est souvent centré sur les représentations et les significations symboliques que l’animal canin prenait dans l’esprit et la pensée des hommes. Dans ces travaux, la restitution des pratiques concrètes des hommes et de leurs chiens n’est pas considérée. Ou bien l’être canin apparaît comme totalement manipulé par les hommes, ou bien il est lui-même le manipulateur, à son insu, de l’esprit humain, mais jamais il ne figure en tant qu’acteur doté de compétences. Cette carence a été soulignée à la fois dans des approches éparses dans le domaine de l’ethnologie générale et plus localement, dans la sociologie d’inspiration pragmatique telle qu’elle s’est développée ces dernières années en France. Aussi, pour avancer, il faudrait bien vouloir admettre que nous sommes scientifiquement dépassés dans notre réflexion et nos méthodes pour penser l’articulation des hommes et des chiens, ainsi que dans les capacités de divers courants de sciences éthologiques, sociales et philosophiques à en rendre compte.
Au cours de notre travail, nous nous sommes en fait aperçu que le chien prenait une place importante dans l’interaction, sur laquelle nous ne pouvions fermer les yeux. Il est vrai que les interactions homme-chien ont ceci de particulier qu’elles font intervenir les deux pôles : si le chien est capable de faire faire des choses à l’humain, il est aussi lui-même capable de faire des chosesavecl’humain. Pourtant, il semblerait que cette dernière idée n’apparaisse pas dans les différents travaux sociologiques sur les relations homme-chien, car l’action de l’animal reste souvent soustraite de l’attention de l’analyste et de ses descriptions. Pour observer et étudier cette interaction spécifique, il nous a donc fallu trouver une méthode descriptive capable de rendre compte des comportements humains et canins sur un même plan sans que nous soit évidemment reproché le caractère anthropomorphique de la tâche. C’est alors vers les usages de la sociologie religieuse que nous nous sommes tournés. Effectivement, les études sur les êtres divins traitent traditionnellement ceux qu’elles visent en tant qu’entités passives, silencieuses et stabilisées. Dans cette optique, il est alors quasiment impossible de rendre compte des actions de celles-ci dans les restitutions du chercheur. Pourtant, pour E. Claverie [1], travaillant sur les apparitions de la Vierge à Medjugorje, le problème de restitution des actions de cette présence invisible semble ne pas se poser à partir du moment où « la Vierge cessera d’être un « objet » de croyance, pour devenir un acteur social à part entière ». Cette prise de décision méthodologique de faire entrer la Vierge en sociologie permet au chercheur de prendre au sérieux une entité visuellement absente mais dont la présence se construitde factoà travers, par exemple, le discours des gens, et de ce fait, permet de considérer que les croyants n’agissent pas et ne parlent pas « dans le vent » mais bel et bien à une Vierge présente selon différentes modalités et qui s’expriment par plusieurs moyens. L’exemple est bon car il nous montre combien un être, même invisible, peut devenir intéressant dès que le chercheur lui donne la possibilité d’occuper une place intéressante. De même, l’animal canin nous offre la possibilité d’aborder le « terrain » des relations interspécifiques dans une dimension nouvelle à condition de bien vouloir lui laisser la chance de profiter d’une place sérieuse dans le travail de recherche. Pour cela, il s’agit en fait de « décontracter » les méthodes d’ethnographie classique pour restituer l’action que peuvent avoir les chiens en montrant que ceux-ci ont également un rôle actif dans le tissage des relations qu’ils entretiennent avec les hommes. Cette idée n’est recevable que si nous choisissons derepenser l’attachement entre humains et non-humains en incluant l’impact que peuvent engendrer les gestes de ces derniers dans les « relations hybrides » [2].
« La science » a pris pour naturelle une démarcation entre les êtres qui toutefois ne va pas de soi, et empêche toute possibilité d’une connaissance directe sur la coexistence interspécifique entre l’homme et le chien. Par l’effacement de tous les pas intermédiaires qui conduisent aux différentes possibilités de contact de l’homme aux animaux et aux choses, les sciences ont compartimenté les êtres dans des boîtes noires. De cette manière, chaque discipline ne peut ouvrir que l’une de ces nombreuses boîtes avec les clefs méthodologiques spécifiques qu’elle tient en sa possession. Pourtant, certains travaux récents, s’inscrivant dans des approches qualifiées de microsociologiques, ont souligné la nécessité de procéder à des formes d’extension méthodologiques de l’objet de description et d’analyse. Plus précisément lorsque cet objet de description évoque l’animal, comme le note K. J. Shapiro [3], il est important de trouver une méthode « qui soit respectueuse des animaux à la fois à travers l’idée de ne pas les enfermer dans des cages et dans l’objectif de décrire les structures de leurs expériences telles qu’elles sont vécues par eux ». Cette démarche permet ainsi de souligner la spécificité et les affinités qu’une sociologie de l’action relative à la question des rapports hommes-animaux entretient avec d’autres types de disciplines qui habituellement paraissent éloignées d’elle. Notre projet épistémologique et méthodologique a donc pour ambition d’explorer les liens, peu thématisés, entre une sociologie de l’action qui se donne généralement pour centre d’analyse les pratiques et actions des humains, et un équipement méthodologique issu de l’éthologie qui porte sur les comportements animaux observés sur une longue période. Il est vrai que le chien tient, aux yeux des hommes, une existence identitaire qui évolue dans un environnement d’interrogations morales, interrogations qui sont celles de leurs maîtres avec lesquels ils partagent leur quotidien et qui les positionnent dans leurs interactions réciproques. La confection d’une figure de l’animal canin est alors encastrée dans des modes d’engagement variés. Il est donc important de voir comment le chien est lié à cet extérieur humain. D’un côté, les travaux d’Erving Goffman sur les analyses de cadres de l’expérience et ceux emprunts à la « sociologie pragmatique » s’intéressant au sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, nous aident à étudier comment les êtres humains s’accordent sur les qualités à attribuer au chien et, par conséquent, savoir quels traitements, quelles modalités d’action ils mettent en œuvre avec l’animal selon les situations ; et d’autre part, le recours à l’éthologie dans l’enquête ethnographique permet d’apporter une réflexion sur les manières mises en œuvre par le chien pour aménager ses actions avec l’humain. Cette attention portée symétriquement à l’analyse d’activités humaines et canines devient incontournable et mérite d’être approfondie. Elle implique, en effet, la mise en place d’un dispositif de description et de comparaison entre l’humain et l’animal constituant une voie de recherche féconde, comme nous le montre d’ailleurs certains développements récents dans le domaine de la primatologie. Il ne s’agit pas de faire de l’éthologie un paradigme de la sociologie, mais de l’utiliser à des fins méthodologiques en décrivant minutieusement comment les chiens agencent leurs comportements généraux et individuels avec ceux de l’homme et comment, pour agir, ils prennent appui sur des dispositifs matériels et conventionnels que leur fournissent lessituations. C’est, selon nous, une voie d’accès favorable pour comprendre comment les êtres humains s’attachent et « font collectif » avec ces non-humains.
Assumer la part d’engagement éthologique des méthodes en sciences sociales permet ainsi d’améliorer l’approche des descriptions vers la réalité des liens interspécifiques. Mais vers où nous amène concrètement cette idée de faire concilier, d’un point de vue méthodologique, ces deux disciplines par le recours à leurs deux actualités respectives ? Que signifie précisément « s’aider d’un équipement éthologique en sciences sociales » ? Il s’agit d’abord de se pourvoir d’unecompréhensionscientifique de l’animal pour l’interpréter dans ses gestes et ses comportements canins, afin de saisir les manières de « faire collectif » avec les hommes. Mais cette compréhension formelle n’est pas suffisante en soi et c’est vers uneconnaissance [4]du chien que nous devons également nous tourner. Notre familiarité avec l’être canin nous a effectivement permis d’acquérir une certaine expérience personnelle qui s’est accrue au fur et à mesure de notre cohabitation auprès d’eux. Que doit-on faire de cette expérience acquise ? Pour faire de la sociologie des relations homme-chien, faut-il vraiment viser l’absence d’une connaissance animale de la part du chercheur alors qu’elle est présente chez les êtres qu’il observe ? Les chercheurs J. Skolnick et N. Dulberg [5], qui travaillent sur le développement de l’empathie et des perspectives multiculturelles dans les sciences sociales, mettent au point un modèle méthodologique de l’empathie, « the model of the Thinking-Feeling », permettant au chercheur de se placer à travers les yeux des autres (Through Other Eyes) en aidant à trouver le fond commun entre le « nous » et les « autres », ceux qui sont éloignés d’un point de vue temporel, spatial ou culturel grâce à un sentiment concret d’expérience réelle immédiate. Autrement dit, tout comme l’ethnographe travaillant dans un cadre culturel très éloigné du sien, il nous semble tout à fait possible de rendre compte des pratiques d’un animal canin qui, depuis plusieurs siècles, est associé au contexte humain. Ainsi, grâce à l’empathie nous pouvons nous mettre, non pas à la place des chiens pour expliquer ce qu’ils ressentent et comment ils le ressentent, mais dans une perspective qui se rapproche de la leur, qui nous aide à ressentir ce que les chiens nous donnent d’eux.
C’est donc pour cette raison que notre connaissance éthologique des chiens nous incite à penser que l’empathie utilisée à des fins méthodologiques est centrale, car elle est ce qui permet de construire une proximité affective, élément essentiel de l’attachement avec l’animal. L’apprentissage des canons éthologiques et les outils sociologiques donnant accès à lacompréhensiondes relations homme-chien n’ont de sens que liés à ce travail de l’empathie qui permet de « faireconnaissance » avec les êtres que nous observons en prenant au sérieux leurs habitudes et leurs propriétés. Or, le concept d’empathie, s’il est central dans les interactions homme-chien est très souvent occulté dans les méthodes des sciences sociales au nom d’un souci permanent d’objectivité et de scientificité dans la recherche. Pourtant si les descriptions se font à l’appui de certains outils plus « subjectifs » afin que la restitution se fasse le plus proche possible du réel, cela n’empêche en rien de procéder à un travail de distanciation dans nos analyses. La compréhension et l’accès à la connaissance de lacompagnie en train de se faire entre l’homme et le chien, telle qu’elle se vit et se tisse au quotidien, ne peuvent pas faire l’économie de cette réalité. Le monde des liens interspécifiques est donc un monde hybride associant des êtres humains et non-humains qui, de par leur relation mutuelle, font de la recherche scientifique une pratique où les frontières disciplinaires, autrefois infranchissables, deviennent des horizons ouverts. Oui, il est fort possible de faire entrer le chien en sociologie et, pour la même raison, il nous faut changer la perception que nous avons des animaux en tant qu’entités différentes de nous,même si cela nous amène immanquablement au passage obligé d’une angoisse profonde : le risque que ceux-ci changent notre vision de nous-mêmes.
[1] E. Claverie,Les guerres de la Vierge, Paris, Gallimard, 2003.
[2] D. Lestel,Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.
[3] K. J. Shapiro, 1988, « Understanding dogs through kinaesthetic empathy, social construction, and history »,Anthrozoös, volume III, Number 3, 1988, p. 184.
[4] Hastrup écrit à ce propos « la connaissance représente un processus intérieur et implicite d’explication du monde », alors que « la compréhension représente un processus extérieur et catégoriquement conscient d’explication » (« The native voice and the anthropological visio », inSocial Anthropology, 1993, p. 86).
[5] N. Dulberg et J. Sholnick,Trough Other Eyes. Developing Empathy and Multicultural Perpectives in the Social Studies, Toronto, Pippin Publishing Corporation, 2004
Vicart Marion, « Faire rentrer le chien en sciences sociales », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Faire-rentrer-le-chien-en-sciences (Consulté le 21 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747