Les trois derniers siècles de l’histoire du monde occidental ont été caractérisés par un double processus concomitant et impétueux : d’un côté, une dynamique de différentiation des fonctions sociales (économie, société, politique, culture) et, de l’autre, un mouvement d’émancipation des sphères du savoir, du politique, du droit, de l’éthique, de l’esthétique et de l’école de la tutelle à laquelle les tenaient jusqu’alors les Églises. Le religieux, comme ordre symbolique, a été invité à quitter la scène politique et publique et à se réfugier dans la sphère des croyances privées, dans le for intérieur. Si bien que, dès la fin de la première moitié du XIXe siècle, dans le sillage de Ludwig Feuerbach (1992), des esprits avisés prenaient déjà acte du fait que « […] la critique de la religion [était], pour l’essentiel, terminée […] » (Marx, 1968 : 36) et que par conséquent la critique pouvait se diriger vers d’autres objets, objets profanes (économie, société, politique).
Certes, ce processus de sécularisation et de rationalisation du monde – ainsi qu’il a été communément dénommé – n’a été ni rectiligne ni uniforme. Il s’est déployé à des rythmes décalés dans les différents secteurs de l’activité humaine, s’adaptant à des contextes, des situations et des traditions locales et nationales très variées, faisant face aussi à des résistances qu’il a combattues avec plus ou moins de succès ainsi qu’à des retours quelquefois violents du religieux, du sacré et de l’irrationnel (ces trois termes ne devant cependant pas être confondus) – assimilés à des mouvements millénaristes en raison de leurs visées eschatologiques (Löwith, 2002), les totalitarismes de la première moitié du XXe siècle en Europe ont pu être qualifiés de « religions politiques » (Voegelin, 1994 ; Gentile, 2005). Mais, en définitive, ce mouvement général de « désenchantement du monde » (Weber, 1964) – conséquence du déclin de la pensée magique et de la croyance au surnaturel qui ensorcelaient le ’vieux monde’ – a été tenu par nombre de philosophes et de sociologues de la religion à la fois comme irrésistible en raison de l’universalité des principes de la raison (science), comme moteur d’une dynamique propre à l’Occident, le séparant/le distinguant du reste du monde, et comme la marque par excellence de la légitimé des Temps modernes (Blumenberg, 1999) selon le paradigme autonomie/immanence vs hétéronomie/transcendance. Ces mutations qui mettaient radicalement à mal tout autant la Cité céleste que ses institutions terrestres ont été au fondement de l’émergence d’une nouvelle subjectivité, proprement moderne : l’autonomie et l’auto-affirmation de l’individu, œuvre de lui-même, producteur de son histoire, de ses normes et de ses finalités.
À première vue, mesuré à l’aune d’indices purement quantitatifs, ce mouvement séculaire de reflux du religieux est documenté et confirmé par un ensemble d’enquêtes qui attestent, depuis de nombreuses années, d’une régression constante des affiliations, des croyances, des pratiques et des vocations religieuses – du moins, là encore, en Occident. Et pourtant ! À en croire une avalanche de publications qui saturent au moins depuis les années 1990 l’espace académique, public et médiatique voire publicitaire [1], on assisterait de nos jours, sur fond d’une modernité épuisée, devenue une « cage d’acier » (Weber, 1964 : 250), à un impétueux et brutal ’retour du religieux’ – sans même vouloir davantage évoquer le très récent déferlement de publications, articles, commentaires et émissions télévisées sur l’islam politique, l’intégrisme islamiste et les réelles ou présumées motivations religieuses des attentats djihadistes.
Pour le coup, cantonnées jusqu’ici dans les espaces disciplinaires de la philosophie, de la théorie politique et de la sociologie des religions, toutes les anciennes thématiques et discussions sur la sécularisation et la modernité font elles-mêmes retour et se réactivent (Charles Taylor, 1994 ; Jean-Claude Monod, 2002 ; Françoise Gaillard et al., 2006 ; Michaël Foessel et al. (dir.), 2007 ; Charles Taylor, L’âge séculier, 2011). Et elles gagnent une actualité d’autant plus saisissante qu’elles sont de facto imbriquées dans une série d’autres phénomènes politiques et sociaux qui taraudent le présent de nos sociétés : crise du sens, crises identitaires, communautarismes, multiculturalisme, discriminations, laïcité, signes religieux dans l’espace scolaire et public (voile, burqa, burkini, kipa, croix). De toute évidence, le traitement de toutes ces questions connexes dépasse largement le seul cadre de la sociologie des religions et convoque une démarche pluridisciplinaire élargie – intégrant notamment le droit.
Ce cadre général posé, qui est lui-même objet de débat, les questions se bousculent. Elles touchent tant de domaines qu’il est difficile de les sérier et davantage encore de les hiérarchiser. Tentons cependant de les ordonner autour de quelques thématiques.
Assistons-nous aujourd’hui à une radicalisation des crédos religieux traditionnels ? Certes, l’intégrisme islamiste occupe une place prépondérante dans les discussions du jour. Cependant, ce récent phénomène de raidissement extrême et violent d’une religion séculaire n’est pas réservé à l’islam, il touche également d’importants secteurs de toutes les religions instituées et notamment des deux autres religions monothéistes (chrétienne et juive) qui avaient su pourtant, au fil d’un long processus d’adaptation, s’accommoder des requis de la sécularisation. Ces raidissements sont attestés, par exemple, par toute une série de prises de position publiques et d’actions résolues de certains secteurs de l’Église catholique et des Églises protestantes (notamment chez les évangélistes) qui mettent en question des législations, récentes ou plus anciennes, qui garantissent l’élargissement des droits subjectifs se rapportant aux choix de vie, à la liberté de disposer de son corps, aux orientations sexuelles (contraception, avortement, euthanasie, « mariage pour tous », etc.) – même si ces questions, dites de société, affectent et mobilisent aussi d’autres secteurs de l’opinion. Simultanément, un fondamentalisme et un messianisme juifs apportent aujourd’hui leur caution à une politique expansionniste et colonisatrice de l’État d’Israël, menée sans doute pour d’autres raisons encore, qui viole la légalité internationale au détriment des droits du peuple palestinien.
Dans ce contexte, certaines questions de fond peuvent légitimement se poser : toute religion fondée sur des livres sacrés et des vérités révélées ne serait-elle pas, en son principe même, fondamentaliste ? Une religion du Livre, qui s’émanciperait de ses vérités révélées (dogmatiques), ne cesserait-elle pas, du même coup, d’être une « religion » stricto sensu ? Une religion révélée peut-elle accepter de se dépouiller de sa dogmatique pour ne plus faire valoir que ses dimensions éthiques ?
Le retour du religieux serait-il le contre-effet d’une sécularisation qui serait allée trop loin ou, au contraire, celui d’une sécularisation empêchée, non achevée et qui n’aurait pas tenu ses promesses – d’égalité réelle, de justice, de liberté, d’autonomie, d’émancipation, de paix, etc. ? Le « désenchantement du monde » peut-il être tenu pour responsable de cette vacance de sens qu’on déplore tant de nos jours, vacance que le religieux serait appelé à combler en livrant un complément d’âme à un monde ’moderne’ qui en serait dépourvu ? Les choix relatifs aux questions de sens, de valeurs et de finalités relèvent-ils du ressort exclusif du religieux – avec le risque d’une « guerre des dieux » (Weber, 1971 : 91) que couvent des axiomatiques religieuses incompatibles – ou, au contraire, peuvent-ils être comptables de justifications et de validations rationnelles – rendant ainsi possibles la délibération des consensus ? Mais alors, si les cultures et les traditions semblent se prêter au jeu de la traduction et de l’interprétation des unes dans le langage des autres, pourquoi les religions révélées rencontrent-elles des obstacles apparemment infranchissables dans cette voie (Balibar, 2012) ? La rhétorique du dialogue inter-religieux serait-elle du même ordre que de la rhétorique multiculturelle ?
Afin d’amortir les conflits religieux et d’assurer la ’paix des âmes’ serait-il envisageable, voire souhaitable, de réviser les termes de l’ancien contrat de séparation entre l’État et les Églises, entre le politique et le religieux ? La politique risque-t-elle de devenir à nouveau captive du religieux et du théologique redonnant ainsi vigueur à l’affirmation répétée d’une certaine théologie politique – revenue à la mode – d’après laquelle « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » (Schmitt, 1988 : 46) ? L’instrumentalisation du religieux, accompagnée de toute sorte d’ersatz messianiques et eschatologiques, ne risque-t-elle pas de prendre la forme d’une action politique embrasée par des textes sacrés ?
Cependant, depuis la Guerre des paysans en Allemagne (1524-1526) jusqu’à la théologie de la libération de nos jours (en Amérique latine et en Afrique), des convictions religieuses fortes, procédant de différentes confessions, n’ont pas manqué de soutenir et d’animer des vastes mouvements de protestation contre les injustices et les inégalités sociales et de se mêler par conséquent à des luttes émancipatrices, obligeant ainsi à revoir l’identification simpliste entre religion et conservatisme ou réaction. En définitive, à l’aube du XXIe siècle, comment repenser cette tumultueuse histoire de la rencontre du religieux et du profane dans les luttes sociales et politiques à l’époque moderne et contemporaine ?
Au final, n’aurions-nous pas sous-estimé la puissance du religieux ? En effet, plus qu’à un retour du religieux, nous assistons à une véritable fièvre de ré-enchantement du monde qui mobilise, à côté des Églises et des religions instituées, toute une constellation de religiosités sui generis, de religiosités à la carte, de quêtes de spiritualités en tout genre, d’offres de fois personnalisées, de croyances syncrétiques charriant sciences occultes, spiritisme, ésotérisme, théosophie, scientologie, mysticisme, astrologie, magie New Age, Next Age, etc. Certes, les Églises établies ne voient pas toujours d’un bon œil cette spiritualité ’vagabonde’ – perçue comme concurrente, voire comme contestatrice de leur autorité – mais la grande porosité des frontières entre toutes ces mouvances rend difficile la démarcation entre les religions traditionnelles et le spiritualisme sans rivages qui confine à l’irrationalisme et à la magie. Sous ce rapport, y a-t-il une corrélation entre le ’retour’ du religieux et cet autre ’retour’, celui de la crédulité envers n’importe quoi et n’importe qui (gourous, médiums, astrologues, etc., qui sont légion) ? Pourquoi le fait d’évaluer les croyances religieuses d’un point de vue rationnel est-il perçu aujourd’hui comme quelque chose de suspect, voire d’arrogant non seulement par certains gardiens des temples mais aussi par le « politiquement correct » ? Comment se fait-il que, aujourd’hui encore, on soit si prompt à malmener le verbe croire au point d’assimiler ou de considérer comme équivalentes les propositions « croire à la gravité universelle » et « croire à l’Immaculée conception » ?
Vers la fin du XVIIIe siècle, Emmanuel Kant osait réclamer que tout soit soumis au tribunal de la raison (Kant, 1991) et pensait que la religion elle-même aurait intérêt à s’y soumettre si elle voulait « prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen » (Kant, 1994 : 6). Plus de deux siècles et demi après, le retour du religieux nous signalerait-il que cet examen « libre et public » reste non seulement toujours inachevé mais encore susceptible d’être récusé dans son principe ? Faut-il accorder du crédit à la prédiction énigmatique attribuée sans référence à André Malraux d’après laquelle « le XXIe siècle sera religieux – mystique – ou il ne sera pas » ?
Les développements précédents ne prétendent pas avoir circonscrit tout le champ des interrogations soulevées par la question qui fournit son titre à cet appel à contributions. Et la revue ¿ Interrogations ? accueillera volontiers tout article qui examinera cette question en dehors des jalons posés par l’argumentaire, y compris s’il devait remettre en cause les présupposés, explicites ou implicites, qui ont conduit à la poser.
Balibar Etienne (2012), Saeculum. Culture, religion, idéologie, Paris, Galilée.
Blumenberg Hans (1999), La légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard.
Feuerbach Ludwig (1992 [1841]), L’Essence du christianisme, Paris, Gallimard.
Foessel Michaël et al. (dir.) (2007), Modernité et sécularisation. Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt et Leo Strauss, Paris, CNRS Éditions.
Gaillard Françoise et al. (dir.) (2006), La modernité en questions. De Richard Rorty à Jürgen Habermas, Paris, Éditions du Cerf.
Gentile Emilio (2005), Les religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil.
Kant Emmanuel (1991 [1784]), Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Garnier-Flammarion.
Kant Emmanuel (1994 [1781]), Critique de la raison pure, Préface à la première édition, Paris, PUF.
Löwith Carl (2002 [I949]), Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard.
Marx Karl (1968 [1844]), Critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction dans Marx Karl et Engels Friedrich, Sur la religion, Paris, Éditions sociales.
Monod Jean-Claude (2002), La Querelle de la sécularisation. Théologie politique et philosophie de l’histoire de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin.
Schmitt Carl (1988 [1922]), Théologie politique, Paris, Gallimard.
Taylor Charles (1994), Le malaise de la modernité, Paris, Éditions du Cerf.
Taylor Charles (2011), L’âge séculier, Paris, Éditions du Seuil.
Voegelin Éric (1994 [1938]), Les religions politiques, Paris, Cerf.
Weber Max (1964 [1904-1905]), L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon.
Weber Max (1971 [1919]), Le savant et le politique, Paris, UGE 10/18.
Les propositions d’article répondant à l’appel à contribution devront être adressées simultanément à Alain Bihr et Yannis Thanassekos, avant le 31 mars 2017, aux adresses électroniques suivantes :
Elles devront répondre aux normes de rédaction présentées à l’adresse suivante : http://www.revue-interrogations.org/Recommandations-aux-auteurs
La revue accueille également des articles pour ces différentes rubriques, hors appel à contributions thématique.
♦ La rubrique « Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquels l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses, le caractère exploratoire de sa démarche, davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 25 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Alain Bihr : alain.bihr@club-internet.fr
♦ La rubrique « Fiches techniques » est destinée à des articles abordant des questions d’ordre méthodologique (sur l’entretien, la recherche documentaire, la position du chercheur dans l’enquête, etc.) ou théorique (présentant des concepts, des paradigmes, des écoles de pensée, etc.) dans une visée pédagogique. Ces articles ne doivent pas non plus dépasser 25 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Audrey Tuaillon Demésy : audrey.tuaillon-demesy@univ-fcomte.fr
♦ La rubrique « Varia », par laquelle se clôt tout numéro de la revue, accueille, comme son nom l’indique, des articles qui ne répondent pas aux différents appels à contributions ni aux rubriques précédentes. Ils ne doivent pas dépasser 50 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Florent Schepens : schepens.f@wanadoo.fr
♦ Enfin, la dernière partie de la revue recueille des « Notes de lecture » dans lesquelles un ouvrage peut être présenté de manière synthétique mais aussi critiqué, la note pouvant ainsi constituer un coup de cœur ou, au contraire, un coup de gueule ! Elle peut aller jusqu’à 12 000 signes (notes et espaces compris) et être adressée à Sébastien Haissat : sebastien.haissat@wanadoo.fr. Par ailleurs, les auteurs peuvent nous adresser leur ouvrage pour que la revue en rédige une note de lecture à l’adresse suivante : Sébastien Haissat, UPFR Sports, 31 Chemin de l’Epitaphe – F, 25 000 Besançon. Cette proposition ne peut être prise comme un engagement contractuel de la part de la revue. Les ouvrages, qu’ils soient ou non recensés, ne seront pas retournés à leurs auteurs ou éditeurs.
Publication du numéro : décembre 2017.
[1] A titre purement indicatif voici un échantillon de titres : La revanche de Dieu. Chrétiens, Juifs et Musulmans à la reconquête du monde (1991), Religions à la carte (1995), Foi et savoir (1996), La guerre des Dieux. Religion et politique en Amérique Latine (1998), Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement (1999), Dieu et Marianne (1999) Dieu, un itinéraire (2001), Le Réenchantement du monde (2001), Nom de Dieu. Par-delà les trois monothéismes (2002), Les Métamorphoses de Dieu. Les nouvelles spiritualités occidentales (2003), Raison et foi. Archéologie d’une crise d’Albert le Grand à Jean-Paul II (2003), La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui (2003), Les Communions humaines. Pour en finir avec ‘’la religion’’ (2005), Effervescences religieuses dans le monde (2007), Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi (2007), Que peut-on faire de la religion (2011), Du retour du religieux. Scénarios de la mondialisation culturelle (2011), Au péril des guerres de religions (2015).
Comité de rédaction, Thanassekos Yannis, « AAC N°25 - Retour du religieux ? », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], https://revue-interrogations.org/AAC-No25-Retour-du-religieux,525 (Consulté le 21 novembre 2024).