Cette conférence donnée par Max Weber en 1896, alors qu’il enseigne à l’Université de Freiburg im Breisgau, est un texte étonnant d’un double point de vue au moins. Tout d’abord, par la vigueur et l’originalité de la synthèse historique qu’elle représente, qui fait regretter qu’elle ait été si longtemps ignorée des historiens. Ensuite – et c’est plus surprenant encore – par ses accents marxistes. Visiblement, l’orientation fondamentalement anti-marxiste de l’œuvre weberienne n’a pas empêché son auteur d’assimiler certains principes marxistes et d’en user, à l’occasion, avec plus d’intelligence que bon nombre de marxistes eux-mêmes !
L’argument central de l’analyse weberienne pour expliquer la longue décadence de l’empire romain est l’impossibilité dans laquelle celui-ci s’est trouvé de reproduire le rapport esclavagiste de production. Selon Weber, la reproduction de l’esclavage sur les grands domaines latifundistes qui se constituent à la fin de la République romaine va se heurter à deux obstacles. Pour commencer au « régime de caserne » auquel les esclaves sont soumis, qui en limite voire en rend impossible la reproduction biologique, du fait de l’interdiction faite aux esclaves de nouer des rapports conjugaux et familiaux. Ce qui contraint les grands propriétaires à compter principalement sur la traite pour reproduire leur cheptel humain.
Or le marché d’esclaves ne peut lui-même être régulièrement approvisionné qu’à partir de nouvelles guerres de conquête et de nouvelles razzias menées aux « frontières » de l’empire. D’où le second obstacle, dû à l’impossibilité pour l’empire romain de croître indéfiniment. Car, que son expansion vienne à rencontrer des limites, comme ce fut le cas dès le premier siècle sur le Rhin et au siècle suivant sur le Danube et au Proche-Orient, du fait de la résistance des peuples ou des empires visés par les projets impérialistes romains, et c’est l’approvisionnement du marché des esclaves en nouvelles forces de travail qui tend à se tarir, en condamnant lentement mais irrémédiablement la base esclavagiste du latifundium romain.
Le tarissement des sources d’approvisionnement en esclaves du monde romain va dès lors contraindre et inciter les patriciens romains à transformer progressivement mais en profondeur les rapports de production régnant sur leurs latifundia. D’une part, à la caserne d’esclaves, ils vont substituer le casement des esclaves sur des parcelles de leur propriété, chacune pourvue d’une habitation propre permettant aux esclaves de fonder un foyer, parcelles sur lesquelles les familles esclaves sont tenues de produire les biens de subsistance nécessaires à leur entretien avec leurs propres instruments de travail, tout en continuant à être astreintes à la mise en valeur du domaine de leur maître.
D’autre part et simultanément, l’autre catégorie de forces de travail employée sur les latifundia, celle des colons, voit au contraire sa situation se dégrader. Il s’agissait originairement d’anciens petits propriétaires ruinés et chassés de leurs terres, réduits au statut de fermiers ou plutôt de métayers, auxquels les grands propriétaires allouaient des parcelles de leur bien-fonds ainsi que des moyens de travail (bétail, outils), en contrepartie d’une partie de leur produit et, déjà, de prestations en travail sur le restant du domaine, notamment au moment des récoltes. Sous l’effet de la raréfaction de la main-d’œuvre servile, les latifundiaires vont exiger et obtenir de leurs colons qu’ils restent sur leurs terres, en les y attachant juridiquement.
Ainsi, de l’impossibilité de la reproduction des rapports esclavagistes de production sur les grandes propriétés romaines devait naître, selon Weber, un protoservage selon un double mouvement, l’un d’émancipation partielle des esclaves retrouvant la famille privée (conjugale) avec la possession privée d’une parcelle de la terre et de leurs instruments de travail ; l’autre, inverse, d’asservissement partiel des colons. De ce fait, dit Weber, « nous voyons déjà le type de domaine seigneurial médiéval dans la seigneurie foncière du Bas- Empire. Nous avons, l’une à côté de l’autre, les deux catégories de tenanciers : d’une part, les non-libres (servi), corvéables à merci, de l’autre, des hommes libres personnellement (coloni, tribunarii), soumis à des versements fixes en argent et en nature, plus tard et de plus en plus au versement d’une part de la production, outre – pas toujours, mais en règle générale – des redevances fixes. »
Et Weber de montrer, dans la suite de sa conférence, que cette lente mais profonde transformation des rapports de production faisant passer le monde occidental de l’esclavage au servage a eu pour conséquence l’effondrement de toute le superstructure politico- administrative de l’Empire romain : « La chute de l’Empire fut la conséquence politique nécessaire de la disparition progressive des échanges et du progrès de l’économie naturelle. Elle représenta seulement, pour l’essentiel, la disparition de l’appareil administratif et, avec lui, de la superstructure politique de l’économie monétaire ; celle-ci ne correspondait plus à l’infrastructure retournée à l’économie naturelle. » Au terme d’une analyse largement inspirée des principes du « matérialisme historique », c’est jusqu’à son lexique que Weber lui emprunte !
Fugier Pascal, « Max Weber, « Les causes sociales du déclin de la civilisation antique » », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Max-Weber-Les-causes-sociales-du (Consulté le 21 novembre 2024).