Ce court texte d’un psychanalyste clinicien analyse l’évaluation du travail et ses effets. Pour évaluer le travail, encore faut-il pouvoir le définir. C’est là la première et, pour l’instant, indépassable difficulté. Le travail n’est pas la simple exécution d’une tâche prescrite. Travailler, c’est savoir faire face aux aléas, aux inattendus pour arriver au bout de ce que l’on doit réaliser. Comment accéder à cette partie imprévue par les prescriptions du « travailler » ? Il n’y a que la parole des exécutants qui puisse la rendre visible, cependant de nombreux obstacles se dressent sur la voie de son identification. Dejours en décrit cinq :
La contrainte de clandestinité : si travailler, c’est s’écarter des prescriptions, c’est alors faire des infractions, infractions qui contraignent ceux qui les commettent à une certaine discrétion.
L’enjeu stratégique de pouvoir : c’est-à-dire conserver des savoirs exclusifs pour ne pas être déposséder de son pouvoir sur tel poste de travail.
Le déficit sémiotique : il y a une très grande difficulté à mettre le travail en mot pour caractériser les savoirs mis en œuvre.
Les stratégies de défense contre la souffrance : le travail occasionne toute une série de souffrances dues aux contraintes de cadences, aux mépris, à l’injustice… Pour les supporter, les travailleurs mettent en place des stratégies défensives qui sont des dénis de la souffrance. Ces dénis empêchent la verbalisation de cette dimension du « travailler ».
Pour finir, la connaissance par corps. Si, pour Dejours, la souffrance est un élément immanent au travail, elle en est un élément positif en tant que vecteur de l’apprentissage. Le réel en résistant au savoir force l’acteur en échec – échec générant la souffrance – à trouver une solution. Cela n’est possible, selon Dejours, que grâce à une « connaissance intime, des objets techniques, de la matière à travailler » (p.22), connaissance difficile à verbaliser car incorporée. Pour notre part, plus que l’expression bourdieusienne « connaissance par corps », nous préférons les mots de Michel Verret (« un savoir appris est un savoir qu’on ne sait plus qu’on sait, qu’on a sans le savoir » [1]) qui, s’ils traduisent la même idée de non-verbalisation, ne laissent pas supposer une intelligence du corps, ce qui, nous pensons, ne peut pas être. Contrairement à Dejours, il ne nous semble pas qu’une « part essentielle de l’habileté professionnelle repose sur une connaissance corporelle du procès de travail » (p.21) mais sur une intelligence problématique de la situation de travail [2].
L’impossibilité de connaître le travail pour l’évaluer génère des pis-aller. Premièrement, c’est le temps de travail qui sera évalué, cependant celui-ci ne restituant pas la qualité de l’effort, on le couplera, dans les années 60, à l’évaluation des performances. Le modèle reste ici la production industrielle de masse et il s’avérera complètement obsolète avec l’avènement des activités de services demandant un « engagement de la subjectivité […] débord(ant) largement le temps que l’on comptabilise comme temps de travail » (pp.34-35). On passe alors à l’évaluation des compétences. Cependant, compétence et travail sont indissociables et on ne peut pas caractériser une compétence sans passer par la connaissance fine du travail. Retour au point de départ.
Si l’évaluation n’évalue pas le travail, en revanche elle devient un instrument de management, l’évaluation de la compétence dérivant vers celle de l’individu [3]. C’est à ce moment là que le regard du clinicien est le plus éclairant. L’évaluation mène a une concurrence généralisée entre les travailleurs, ce qui entraîne une déstructuration des solidarités, des collectifs donc de l’identité au travail, de « l’armature de la santé mentale » (p.62). Le bilan est dramatique : des suicides de travailleurs sur leur lieu de travail apparaissent depuis la fin des années 90. Apparaissent aussi des pathologies dites de surcharge « le burn-out, le karôshi (mort subite décrite au Japon), mais aussi l’usage de médicaments, les toxicomanies – une bonne partie des toxicomanies, notamment chez les cadres, sont en rapport avec la surcharge de travail – et, évidemment les dépressions » (pp.48-49).
Si ce livre est parfois un réquisitoire, il ne s’élève pas contre l’évaluation mais contre ses mésusages. Nous ne savons pas mesurer le travail alors il nous faut le juger grâce au jugement d’utilité – qui porte sur l’utilité technique, sociale et économique de la contribution du travailleur – et au jugement de beauté – qui correspond aux respects des règles de l’art d’une activité. La conjonction de ces deux jugements permettent d’évaluer le travail réalisé et de le rétribuer sous forme de reconnaissance, reconnaissance indispensable à l’équilibre mental.
[1] M. Verret, La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, 1996.
[2] F. Schepens, « L’erreur est humaine mais non professionnelle : le bûcheron et l’accident », Sociologie du travail, n°1, vol.47, 2005.
[3] On pourra lire : J-D. REYNAUD, « Le management par les compétences : un essai d’analyse », Sociologie du travail, n°1, vol. 43, 2001.
Schepens Florent, « Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Christophe-Dejours-L-evaluation-du (Consulté le 21 novembre 2024).