Notre article propose de retracer la filiation théorique entre les thèses de l’hérédité dégénérescence et celles de la transmission transgénérationnelle en proposant l’hypothèse que le secret de famille est le véhicule notionnel qui a permis cette reprise. Nous considérons que cette reprise a été rendue possible par la pathologisation du secret à la fin du XIXe siècle et par certains apports théoriques de la psychanalyse. Elle intervient dans un temps de malaise social où le devenir de la famille traditionnelle inquiète et permet, par la construction des notions de secret de famille et de transmission du secret, de conforter les liens familiaux, au risque de la pathologie.
Mots-clés Hérédité dégénérescence, transmission transgénérationnelle, continuité psychique, secret de famille, maladie de famille, criminologie
Our article retraces the theoretical filiation between the hereditary degeneration theories and the transgenerational transmission theories. We assume that this was possible thanks to the concept of “pathogenic secret” which appeared at the end of the 19th century and to several theoretical contributions of psychoanalysis. It operates in a time of social discontents, as the future of the traditional family worries. By developing “family secret” and “transmission of the secret” notions, it allows to strengthen family ties, even if those are pathological ones.
Keywords Hereditary degeneration, transgenerational transmission, psychical continuity, family pathology, family secret, criminology
Les termes « secret » et « famille » sont si étroitement liés dans la pensée contemporaine, qu’il semble impossible dans la pratique clinique ou de recherche d’évoquer l’un sans l’associer naturellement à l’autre. C’est désormais une notion qui circule dans plusieurs champs, sinon tous : la psychose, voire l’autisme, la clinique adolescente et celle de l’enfant, les thérapies familiales, la procréation médicalement assistée (PMA), la psychosomatique, les addictions, etc. Plus encore, le secret de famille tel qu’il est saisi par certaines théories se réclamant de la psychanalyse diffuse très largement ses vues dans d’autres champs de pensées et de pratiques, qu’il s’agisse des chercheurs en sciences humaines, des éducateurs mais aussi des législateurs, sans parler de la littérature ou du cinéma. Parmi les auteurs qui ont porté ce champ notionnel, citons Nicolas Abraham et Maria Torok, Serge Tisseron, Anne Ancelin Schützenberger, Claude Nachin, Serge Lebovici, Didier Dumas, Geneviève Delaisi de Parseval, chacun ayant eu des successeurs de plus en plus nombreux.
L’effet du secret de famille sur le fonctionnement psychique de ceux qu’il concerne à des titres différents est devenu une telle évidence que l’économie est faite sur la critique de sa pertinence ou au moins sa mise en perspective. Il a engendré avec lui un riche répertoire notionnel, dans un vocabulaire qui fait une large place aux figures : fantôme, crypte, placard, revenants, suintements,… Sa persistance dans le temps malgré le décès de ceux qui l’ont constitué est admise dans ce que l’on désigne comme son effet transgénérationnel. On n’emporte plus son secret dans sa tombe. Il fait partie des meubles transmis aux descendants.
Nous ne développerons pas dans le cadre de cet article l’ensemble des éléments qui concourent à l’émergence de la notion de « secret de famille » dans le champ de la souffrance psychique. Nous ne traiterons pas ici de la pathologisation du secret au XIXème siècle pour laquelle nous renvoyons vers notre article sur l’histoire de cette notion (Slim, 2016). Notre propos est de faire entendre ce qui, dans ces approches centrées sur le secret de famille et le transgénérationnel, en fait les héritières des thèses de l’hérédité-dégénérescence et comment la psychanalyse, dans certains de ses développements, a pu constituer un terrain propice à cette reprise. Odile Bourguignon (2000 : 78) a ouvert cette voie dans un article dans lequel elle avance l’hypothèse de « la force d’attraction du généalogique et l’excitation qui saisit le chercheur qui peut avoir l’illusion de maîtriser le généalogique, la sexualité et la mort qui se croisent dans la famille ». En effet, les thèses de l’hérédité-dégénérescence, la classification des individus et des races et l’ambition eugénique reculèrent avec les nouvelles avancées de la science. Tout un vocabulaire, dégénéré, idiot, tare, etc., perdit sa valeur scientifique. Cependant, si ces thèses perdirent au XXème siècle la position qu’elles occupaient, il n’est pas certain que rien n’en fut préservé. L’idée d’une transmission liant les générations ne disparut pas, d’autant que la science apporta la preuve de ce lien par la découverte des chromosomes puis de l’ADN. Restait la question de savoir ce qui pouvait être transmis. Si la transmission des caractéristiques physiques et de certaines prédispositions morbides semble acquise, est-elle la seule ?
Il faut sans doute se souvenir du contexte scientifique du début du XXème siècle à propos de l’hérédité, alors que le siècle précédent avait vu les travaux de Lamarck, de Galton, de Darwin nourrir les débats, puis à la fin du siècle l’hypothèse d’August Weismann d’un plasma germinatif. Il y eut ensuite les résultats des travaux de Morgan sur l’hérédité chromosomique couronnés par un prix Nobel en 1933. La tradition aliéniste, dont sont issus les premiers psychanalystes, très souvent psychiatres, avait posé la question de l’hérédité de la pathologie mentale et y avait répondu vigoureusement par l’affirmative. Il s’agissait pour les aliénistes, grâce à l’hérédité, de se désolidariser de « l’alliance incommode » (Legrand du Saulle, 1873 : 2) avec la métaphysique pour fonder une science. Dans la pathologie mentale, Théodule Ribot, considéré comme le père fondateur de la psychologie scientifique française, défend la cause héréditaire : « dès qu’on ne se restreint plus à l’hérédité de similitude, la transmission des désordres mentaux devient un fait si banal que pour en trouver des exemples, il suffit d’ouvrir presque au hasard un livre sur la folie et d’y rechercher les antécédents d’un malade quelconque dans un asile » (Ribot, 1894 :150-151). Si le corps est astreint à l’hérédité, alors ce qui en émane n’y échappe pas. Féré, assistant de Charcot, parle de « monstruosités psychiques héréditaires » (Féré, 1894 : 440). Les psychanalystes du début du XXème siècle étaient les descendants directs de cette logique. Lacan parlera du « problème singulier d’hérédité psychologique » (Lacan, 2001 :80) que posaient les cas de suicides se répétant dans une famille.
La cause héréditaire est la cause des causes dans une pensée qui n’hésite pas à y intégrer les qualités morales telles que la bonté, la charité, l’aptitude au commerce ou la gloutonnerie, la bassesse des sentiments ou la perversité des instincts. L’idée n’est pas nouvelle. Montaigne dans ses Essais (1652 : 400) soutenait déjà qu’« on voit escouler des pères aux enfans, non seulement les marques du corps, mais encore une ressemblance d’humeurs, de complexion et d’inclinations de l’âme ». Si l’idée n’est pas nouvelle, elle trouve avec la science médicale son caractère irréfutable.
Les savants croient aussi en l’importance des conditions de la conception et de la gestation, avec une particulière vulnérabilité du produit aux « ébranlements physiques ou moraux du père et de la mère » ce que Féré (1898 : 81) désigne comme un « état de réceptivité morbide ». Conception et gestation sont ainsi la première occasion de continuité psychique. Il y a un marquage de l’enfant par les parents, notamment par la mère, qui fait passer de son corps au corps de l’enfant et par extension de son esprit ou de son âme à celle de l’enfant ses troubles, éminemment, et ses qualités, sans doute. Les recherches se concentrent ainsi sur les effets de la famille, qu’elle soit agent de transmission héréditaire ou milieu favorisant certains penchants, et ce d’autant plus que « le modèle familial, au XIXème siècle, a une telle force normative qu’il s’impose aux institutions comme aux individus » (Perrot, 1987 : 287).
Ces thèses se diffusent si largement dans le social qu’on les retrouve comme la trame évidente des écrits autobiographiques de criminels (Artières : 2000). C’est bien plus avec la science qu’avec la justice que le criminel accepte d’être en dialogue. Le lien princeps noue folie, crime et hérédité. Hérédité et folie sont deux termes inextricables et la folie amène au crime. Pour Féré (1898 : 35), « le vice, le crime et la folie ne sont séparés que par des préjugés sociaux ». Crime et folie sont l’envers et l’avers d’une même pièce que l’on se transmet de génération en génération, même si les cas de « folie à deux » publiés en 1877 par Falret et Lasègue permettent d’envisager une autre possibilité, celle d’une circulation du délire par induction ou suggestion dirigée d’un délirant principal à un délirant secondaire. Le Professeur Paul Kovalevsky (1903 : 50) écrivait : « Selon l’avis de Lucas, l’hérédité est la mémoire de la vie grâce à laquelle l’homme continue à exister après la mort de sa descendance par la transmission de ses bonnes et de ses mauvaises qualités. À sa naissance, les âmes de ses ancêtres réapparaissent dans l’homme, non pas sous la forme d’anciens moi ressuscités, cela va sans dire, mais sous la forme du total des propriétés psychiques qui servent à manifester les particularités héritées. Par conséquent la théorie de la transmigration des âmes se justifie entièrement ici avec cette différence qu’elle est légèrement modifiée. Ce sceau vital ou transmigration des âmes des ancêtres [nous soulignons] dans les descendants fut fréquemment constatée dans la classe des individus criminels par des investigateurs expérimentés ». C’est le crime qui vient apporter la preuve, parce qu’il est un acte authentifiable, de la folie héréditaire et de la survie de l’âme par continuité dans les descendants. Les infortunés, les parias, les aliénés, les idiots, les criminels, sont le résultat d’une histoire familiale qui leur a légué la tare des ancêtres. « L’immense pouvoir de l’hérédité, ce qui la rend si envahissante, c’est qu’elle finit par expliquer jusqu’à ses exceptions. Elle devient un principe d’explication totale » (Doron, 2011 : 1362).
Les institutions, couvents, prisons royales, tours pour les abandons d’enfants, en « engloutissant le secret » (Farge, Foucault, 1982,166) répondirent au besoin des familles de conserver leur intégrité. C’est autant la famille qui met au secret que le secret -son secret - qui la constitue comme telle, en délimitant son espace du dicible et du non dicible. La force des thèses de l’hérédité-dégénérescence aura des effets sur les rapports médecin-malade. Pour les médecins, il faut repérer les maladies de famille, premier stade vers une possible dégénérescence avec en quelques générations à peine, quatre le plus souvent, une extinction de la lignée par la stérilité. Les maladies familiales sont le constat qu’une même génération est frappée d’un même trouble, avec les mêmes symptômes, à des âges similaires. Leur connaissance permet de confirmer l’importance étiologique de l’hérédité. Elles sont la démonstration in vivo de l’effet héréditaire pris dans le sens le plus large. Faire parler les secrets est pour les praticiens une exigence sociale. Les médecins du XIXème siècle font régulièrement état de leurs difficultés à recueillir les informations qu’ils réclament aux patients et à leurs familles. Féré (1898 : 102) parle « de la tache originelle dont la fatalité pèse sur eux » qui motiverait le mouvement de dissimulation voire de mensonge honteux. Les familles refusent toute assimilation du mal à une marque héréditaire et font secret de ces événements familiaux que sont les maladies mentales ou le suicide. L’opprobre qui en découlerait, la difficulté à marier les enfants, la culpabilité fléchée vers la famille en cas de descendance débile, la douleur d’avoir des ancêtres infâmes, tout cela ne peut que les conforter dans la nécessité de la dissimulation. Mais pour les médecins, nul doute que la parole libérée est un premier pas vers une possible guérison et l’évitement de la diffusion du mal. Il leur faut convaincre de la nécessité de parler le mal et de le partager en s’adressant à un autre, à des autres, d’opérer un transfert en quelque sorte : le médecin et sa science, rendus puissants ou mis hors-jeu par l’acte inaugural du dire.
Les secrets de famille acquirent une valeur de fait institué lorsque le droit lui-même en tint compte. Ainsi, lorsque dans le droit des successions, la loi autorisa les héritiers à rejeter un cessionnaire étranger à la famille auquel l’un d’entre eux aurait cédé ses droits : « La loi ne voit pas d’un bon œil la cession qu’un étranger accepte des droits successifs de l’un des héritiers appelés à une succession ; elle craint que cet étranger, en exerçant le droit du cédant, en venant s’immiscer dans les affaires de la succession, examiner les papiers domestiques et pénétrer tous les secrets de la famille, ne jette le trouble dans les opérations du partage et ne cause un grave préjudice aux autres héritiers. En conséquence, elle permet à ceux-ci d’enlever au cessionnaire les droits à lui cédés, en lui remboursant, bien entendu, le prix de la cession » (Marcadet, 1894 : 234). Il est remarquable que ce soit à propos du moment successoral que la question du devenir du secret de famille se soit posée au droit, comme si le passage, la transmission, l’héritage, étaient un moment d’incertitude et d’ouverture au danger rendant nécessaires des mécanismes de défense adossés à la force de la loi. Cette intervention du droit est à mettre en perspective avec un registre discursif voisin du droit, celui de la justice, de la comptabilité et de la dette, qui sera celui d’Anne Ancelin Schützenberger (1993) et de plusieurs de ses contemporains. On en trouvera des échos actuels dans l’alliance entre une psychanalyste et une juriste pour demander la levée de l’anonymat des dons de gamètes pour contrer la possibilité de constitution d’un secret de famille (Delaisi de Parseval, Sebag-Depadt : 2010).
À la fin du XIXème siècle, se trouvent donc réunis plusieurs éléments : avec la primauté de la famille, le legs héréditaire devient objet de recherche médicale ; crime, pathologie mentale et hérédité sont noués ; cela s’accompagne d’un mouvement de dissimulation familial ; ces idées se diffusent dans le social et le juridique. La psychanalyse quant à elle, comme nous allons le voir à présent, confirme l’importance du milieu familial, propose l’hypothèse de l’inconscient comme lieu de formation des pathologies mentales et conserve l’idée de la continuité psychique.
L’entité familiale joue dans l’architecture notionnelle de la psychanalyse un rôle central en tant que « support ontologique à la conceptualité psychanalytique » (Roudinesco, 2014 : 293). Dans la présentation de sa méthodologie pour le cas Dora, Freud (2010 [1905] : 38) précisait : « De la nature des choses qui constituent le matériel de la psychanalyse, il s’ensuit que dans nos histoires de malades nous devons porter autant d’attention aux rapports purement humains et sociaux où se trouvent les malades qu’aux données somatiques et aux symptômes de maladie. Avant tout, notre intérêt se tournera vers les rapports familiaux de la malade et cela […] en raison aussi d’autres relations que celle concernant seulement l’examen de l’hérédité » [1]. L’intérêt de la psychanalyse, orientée par la dynamique des rapports familiaux, se démarquerait de la démarche médicale dans laquelle l’examen de l’hérédité est une des images composant le tableau de la maladie.
Freud avait fait du complexe d’Œdipe l’organisateur de sa théorisation sur le devenir psychique. Il est cependant impossible aujourd’hui de lire Œdipe à la manière de Freud. L’histoire des ancêtres d’Œdipe, de son père Laïos, permettent de « situer son destin de façon indissociable de la chaîne symbolique du cycle familial » (Rouchy, 1978 : 176). L’appareil psychique freudien connaît ainsi une extension consubstantielle qui le fera considérer comme « appareil généalogique » (Guyotat, 2000,194).
Dans un texte sur la famille paru en 1938 dans l’Encyclopédie française dont l’ambition était de « rendre compte des effets psychiques de la famille humaine » (Lacan, 2001 : 28), Lacan écrivait que par son rôle dans la transmission de la culture et de la langue maternelle, dans l’éducation et la répression des instincts, la famille, « circonstance psychique » (Lacan, 2001 : 27), « établit […] entre les générations une continuité psychique dont la causalité est d’ordre mental. Cette continuité […] ne se manifeste pas moins par la transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent à l’inné » [2] (Lacan, 2001 : 25). Il y aurait donc ce que l’on pourrait appeler une seconde nature psychique. La « continuité psychique » avait été postulée par Freud dans Totem et tabou comme hypothèse nécessaire à l’existence même d’une psychologie collective. Elle permettrait « d’ignorer les interruptions des actes psychiques dues au fait que les individus passent et disparaissent » (Freud, 2001[1912-13] : 291). Il poursuivait en précisant que « si les processus psychiques ne se poursuivaient pas d’une génération à l’autre, chacune devrait acquérir à chaque fois un nouveau rapport à la vie ». Cela éclaire sur ce que Freud envisage comme contenu de la continuité psychique : ce qui relève de l’expérience de la vie des générations antérieures. L’acte fondateur qui ancre selon lui la psychologie collective dans la psychologie individuelle est le meurtre du père de la horde par les fils, dont l’empreinte demeurerait en chacun, comme sentiment de responsabilité ou de culpabilité. La théorie freudienne intègre par ce fait la psychisation de la faute et l’établit comme principe filiatif. Freud postule la continuité de la vie psychique parce qu’il est convaincu de l’hérédité des expériences psychiques à la façon d’un Lamarck relu par Darwin, ainsi que l’on peut le saisir dans ses textes anthropologiques, depuis Totem et Tabou jusqu’à L’homme Moïse. Il l’écrira d’ailleurs en 1911 à Else Voigtländer : « La constitution, après tout, n’est que la sédimentation des événements vécus par la lignée des ancêtres » (Freud, 1979 : 306). Il s’appuie aussi sur l’hypothèse de Weismann de la continuité du plasma germinatif, partie immortelle de la substance vivante, ce qui affilierait le psychique à un certain modèle biologique.
Le texte de Lacan sur la famille fut critiqué par Édouard Pichon (1939 : 109) lui reprochant de ne pas distinguer entre tradition et hérédité : « Tous ceux qui ont réfléchi, ne fût-ce qu’un instant, à la question de la formation mentale de l’enfant, savent quel problème ardu c’est que de distinguer les éléments psychiques biologiquement transmis d’avec ceux qui résultent des paroles et des exemples fournis par les éducateurs. À l’hérédité s’oppose ainsi la tradition : le problème est clairement posé ». La querelle de vocabulaire de Pichon s’inscrit dans les débats des savants de leur temps. On peut d’ailleurs tout autant s’interroger sur ce que lui-même entend par « éléments psychiques biologiquement transmis ».
En avril 1936, à Nyon, Laforgue et Leuba présentèrent leurs rapports à la IXème Conférence des psychanalystes de langue française, le premier sur la névrose familiale, le second sur la famille névrotique et les névroses familiales. Dans son allocution d’ouverture, Saussure proposa que « pour notre traitement de l’individu, il peut être bon que, par moments, nous regardions ce qui se passe dans l’ensemble de la famille, que nous ayons même une vue sur l’attitude de plusieurs générations précédentes » [3] (Saussure, 1936 : 325). Si la névrose est selon Laforgue une « tradition familiale », il est d’avis qu’il faut envisager que pour les psychoses « l’hérédité puisse jouer plus fortement » (Laforgue, 1936 : 328), une distinction qui permet de dessiner une classification des troubles selon qu’ils prennent leur source dans la tradition ou dans l’hérédité. Distinction qui n’est pas neuve, on la retrouve chez les aliénistes du XIXème siècle, mais qui est donc renouvelée ici dans le discours des psychanalystes. La psychose fournit le réservoir aux idées favorables aux thèses héréditaristes. La névrose n’en était pas pour autant exempte. Ainsi, Leuba donna l’exemple d’une famille dans laquelle il établissait l’hérédité des « virtualités névrotiques » sur la base de « la remarquable ressemblance physique des descendants avec les deux aïeux, tout au long des quatre générations » (Leuba, 1936 : 386). On ne peut qu’être étonné de la naïveté de la démonstration, rabattant le psychique sur le physique dans son sens le plus commun. Quant à Loewenstein, il était favorable à l’hypothèse d’une hérédité névrotique en la référant à la biologie : « les facteurs psychologiques se greffent sur des facteurs pulsionnels qui sont primordiaux. C’est de cette façon qu’on peut concevoir certaines formes héréditaires de la névrose ».
L’introduction du narcissisme dans le corpus analytique (Freud, 1969[1914]) posa la question du devenir du narcissisme infantile. Cela permit de repérer dans le lien des parents à leur enfant un lieu de sa résurgence ayant pour effet de confier à l’enfant la réactivation et la conservation du narcissisme parental. L’enfant serait le refuge de l’immortalité du Moi parental qui, sinon, serait battue en brèche par la réalité de la mort. La dette est située chez le parent qui peut vivre allégé du poids de l’angoisse d’être mortel. Le texte de Freud montre l’appareil psychique du parent dans le besoin impérieux de se brancher et de se dériver sur celui de l’enfant. « His majesty the Baby » le serait alors, au sens non pas de son avenir lumineux et extraordinaire mais de sa possibilité de prendre ou de refuser ce que lui demande le narcissisme parental, qu’on pourrait exprimer par « Fais-moi vivre en toi pour que je ne meure pas ». René Kaës reprendra cette articulation entre narcissismes dans ce que Piera Aulagnier avait introduit en 1975 comme constituant un « contrat narcissique ». Ce contrat a une « portée intergénérationnelle » (Kaës, 2009b : 60). Kaës distingue le « contrat narcissique primaire » entre le sujet et le groupe familial. Par ce contrat filiatif, la filiation quitte le champ traditionnel dans lequel elle est pensée pour être considérée davantage comme un processus psychique, celui de la transmission et des alliances verticales inconscientes, suivant l’axe diachronique, avec leurs aléas et leurs destins.
L’étude du lien entre appareils psychiques fut portée par Ferenczi, disciple de Freud, qui s’était mobilisé sur les phénomènes de médium, dont on sait comme ils fascinèrent les esprits les plus officiellement rationnels. Freud écrivit deux textes sur la télépathie en 1921-22. Le « transfert de pensée » serait rendu possible grâce par un appareil psychique particulièrement réceptif, celui du médium, pour porter à l’expression, « par des voies inconnues », un désir inconscient du consultant (Freud, 1985[1921a] : 15). Ce transfert de pensée nécessite cependant une coprésence pour qu’il puisse avoir lieu, se démarquant de l’occultisme à proprement parler. Une autre voie fut suggérée par Freud quand il traita de l’identification : celle de l’empathie comme le mécanisme « qui seul nous rend possible une prise de position à l’égard d’une autre vie psychique » (Freud, 2001[1921b] : 194). Theodor Reik, quant à lui, a envisagé, pour comprendre un cas contagieux d’oubli de nom, qu’un inconscient puisse en interpréter un autre, une hypothèse à laquelle Freud souscrit dans Psychopathologie de la vie quotidienne.
La seconde topique (Ҫa/Moi/Surmoi) permettra à Freud de préciser sa pensée sur la continuité psychique. C’est une topique hantée par la question des ancêtres et de la transmission dans chacune de ses instances. Le Ҫa, repris chez Groddeck, avait été défini comme ce qui représente l’héréditaire, le passé, les passés de ceux qui nous ont précédés. Dans l’article « Analyse infinie… », Freud (1985 [1937] : 256) rappelle qu’il faut considérer que le Moi et le Ҫa formaient au départ un tout indifférencié. C’est par ce premier état du Moi que se ferait le passage à l’individu de ce qui lui viendrait des ancêtres : « il n’y a […] aucune surestimation mystique de l’hérédité à tenir pour crédible que le moi non encore existant se voie déjà assigner quelles directions de développement, quelles tendances et quelles réactions il manifestera ultérieurement. Les particularités psychologiques des familles, des races et des nations […] n’autorisent aucune autre explication » [4]. Il nomme ce moment originaire « transfert héréditaire ». Il signifie que le Moi s’extrait du Ҫa, origine qui lui donne une forme identifiable, qui l’affilie et qui sera sa marque de fabrique dans son mode d’être au monde. Cette marque, c’est le sceau des expériences des ancêtres.
Les propriétés particulières de l’appareil psychique de l’enfant seraient une autre piste, qui permet en outre de déboucher sur le Surmoi. Le modèle proposé par Laforgue (1936 : 330) est celui des vases communicants : l’inconscient de l’enfant « réagit comme s’il était en communication directe avec l’inconscient des parents, à la manière de ce qui se passe dans les vases communicants. Nous observons en effet que, par une connaissance inconsciente des choses, les enfants réagissent comme s’ils savaient également ce qui se passe chez les parents, quels que soient les artifices d’intelligence que ceux-ci déploient pour leur masquer leur état et leur assurer une bonne éducation. L’inconscient de ces enfants semble être solidaire de celui des parents ; tout se passe comme s’il s’agissait d’un inconscient collectif familial ». La proposition d’un inconscient collectif familial rejoint celle de la continuité psychique qui serait alors double : non seulement, la continuité psychique telle que Freud l’a définie, celle des apprentissages de la vie, mais également une continuité entre la vie intra-utérine du fœtus soumis et sensible aux aléas de l’entour maternel et la vie psychique de l’enfant qui ne peut échapper à ce qui lui arrive des parents. Le recours à l’image dynamique insiste sur la fonction de vidage du trop-plein des éprouvés parentaux dans l’appareil psychique de l’enfant, qui à la fois s’en remplit et s’en constitue. L’inconscient de l’enfant est en quelque sorte délocalisé dans l’inconscient parental dont il est voué à être, dans sa fonction de rejeton, un décalque et un révélateur. On pourrait avancer l’hypothèse que ce sont les grands-parents, en ce qu’ils incarnent la parenté commune aux parents (dont ils sont les parents) et aux enfants (dont ils sont les grands-parents), qui constituent la peau commune, ce fameux vase communicant, contenant en lequel se forme le mouvement de flux psychique entre parents et enfants. Cette hypothèse permettrait de comprendre ce qui avait amené Freud à avancer que le Surmoi de l’enfant se forme d’après le Surmoi parental et non d’après le Moi.
La proposition de Lacan en 1938 pour comprendre tant les cas d’apparente hérédité pathologique que les familles « d’hommes éminents » s’appuie quant à elle sur l’identification aux imagos parentales, stimulée par les jeux de l’enfant où il incarne son parent. Ce mécanisme l’amène à considérer l’influence de la fratrie sur les puinés. C’est de vivre dans sa famille et non d’être issu de sa famille que l’enfant tisse ses complexes familiaux. L’identification est le processus indispensable, selon Kaës (2009b), pour que se forment les alliances inconscientes, tandis que Ciccone (2000) spécifie que c’est celui de l’identification projective.
Même s’il n’est plus dans la psychanalyse freudienne, Jung lui aussi s’intéressa au phénomène d’identification entre parents et enfants, qu’il appela « participation mystique » par « identité dans une inconscience commune » et qui consiste, à partir d’un contenu commun à deux inconscients, à construire un pont entre ces individus identiques en partie. Ce qu’il exprime en disant « On n’est pas seul, on existe inconsciemment à deux ou trois » (Jung, 1960 [1931] : 50). Jung (1995 [1962] : 31) considérait en outre qu’il existe des « effets contagieux » sur les enfants des « arrière-plans secrets » d’un parent « impressionnant » et qu’ils subissaient une « contamination » indirecte, par rayonnement de ce qui cause secrètement la souffrance du parent, les amenant à prendre « position en face de l’état d’esprit de leurs parents, soit qu’ils s’en défendent par une protestation silencieuse –ou parfois bruyante- soit qu’ils deviennent la proie d’une compulsion imitative qui les paralyse ». Il utilise également le terme d’« imprégnation » de l’enfant dont il donne pour explication une analogie : « comme la cire reproduit le cachet qu’on lui impose » (Jung, 1995 [1962] : 34). Jung a en outre été un artisan important de la pathologisation du secret.
Voilà donc posé le cadre dans lequel serait pris tout sujet : celui de la continuité psychique, d’un réservoir des apprentissages de la vie dans lequel puiser les constituants de sa structuration psychique et différents mécanismes psychiques, transfert de pensée, identification, contamination, nécessité narcissique de se vivre comme impérissable, contrat narcissique, abolition de la mort en lien avec la culpabilité.
Comment ne pas s’interroger sur l’affinité de la théorie psychanalytique elle-même et de ses fondateurs avec le secret et sa transmission comme marque filiative ? Le secret n’est-il pas une modalité de l’alliance au sens de Kaës : il unit et il exclut, il est conservateur, il peut prendre l’allure d’un symptôme partagé (Kaës, 2009b, 2). Des psychanalystes tels que Marie Balmary ou des proches du mouvement analytique tels que Max Schur, qui fut le médecin de Freud, ont ouvert un champ de recherche sur le secret de l’origine d’une théorie qu’ils se sont vus appliquer par leurs propres analystes et qu’ils transmettent à leur tour avec leurs patients. Leurs questionnements seraient l’effet d’un « passé sous silence » qui reviendrait « sur la scène de l’institution [analytique], en quête de sens » et de symbolisation. (Kaës, 2008 :57) René Kaës estime que « ce qui se transmet électivement est précisément les restes inélaborés des groupes qui nous ont précédés », et plus particulièrement s’agissant des associations de psychanalystes, les « expériences refoulées ou déniées survenues dans le groupe des premiers psychanalystes » (Kaës, 2008, 67), ce qui inclut les secrets de la famille analytique. Kaës note que c’est particulièrement au moment de la mort ou de la disparition que la question du legs et de son appropriation est posée et que le destin du deuil dépend de la réponse qui y est apportée. Ceci est d’autant plus vrai concernant l’analyse que celle-ci a affaire avec les mots, avec la langue et les discours, et avec l’originaire. La généalogie qui est, comme le remarque Kaës, « essentiellement un discours, une parole, un logos sur l’origine » (Kaës, 2009a : 223) ne peut de ce fait que se mêler intimement au processus analytique.
Barbro Sylwan, Maria Torok et Nicolas Rand firent de la théorie freudienne une théorie inconsciente du secret -et non plus seulement du secret inconscient. Ils opéreraient ainsi une forme de retour à l’origine si on se souvient que les premiers textes freudiens faisaient une large place à l’hypothèse du secret comme noyau pathogène des psychonévroses. Selon ces deux derniers auteurs, le secret est le nom du lieu de l’indécision freudienne. L’évolution théorique d’un Freud progressant de l’abréaction d’un événement réel de l’enfance vers la notion d’une production fantasmatique, le fameux changement de paradigme théorique de 1897 (l’abandon de sa Neurotica), serait une illusion. Il y a eu, écrivent-ils, une « oscillation durable de Freud » (Rand et Torok : 1995) quant à la réalité des événements traumatiques précoces qui fut masquée par la mise au secret par ses proches d’une partie de la correspondance freudienne (le fameux caviardage des premières publications des lettres à Fliess). Ils reprennent alors certains cas emblématiques, celui du petit Hans par exemple, et mènent des enquêtes pointues sur la famille de Freud pour y découvrir, qui une femme passée sous silence, qui un oncle faussaire. Freud n’aurait rien fait d’autre, par son insistance sur le fantasme, sur l’Œdipe et sur l’impossibilité de déterminer la réalité historique des faits, que de chercher inconsciemment à construire des fausses pistes qui protègeraient ses ancêtres -et lui-même- de l’horreur de la révélation de leurs fautes. L’enjeu de ces recherches contemporaines est alors de taille puisqu’il ne s’agit pas seulement de redresser la théorie minée par le secret mais de « sauver l’analyse » (Abraham et Torok, 1976) et les analystes d’une filiation théorique bâtarde ne pouvant qu’engendrer une pratique malade de ses origines. Le secret, non-concept psychanalytique -ou déni de concept- mais ferment de la théorie, serait transmis aux analystes par la voie du transfert et de leur formation et établirait leur filiation au fondateur que fut Freud. C’est ainsi que Maria Torok (2002) et Barbro Sylwan (2010) estiment que Mélanie Klein, elle non plus, n’aurait pas échappé à faire de ses élaborations théoriques l’écrin de son secret – ce qui ferait d’elle une digne fille de Freud ! Ces éléments montrent combien la question de ce qui est transmis, légué, hérité, est inscrite, secrètement ou pas, dans la chair même de la théorie analytique.
Même si elle n’était plus directement pertinente pour la science, il ne semble pas que l’hypothèse de la transmission héréditaire de ce qui fit la personnalité ou l’histoire des aïeux ait été close. C’est la question que pose Claude-Olivier Doron dans sa thèse : si le dégénéré n’était au fond qu’un des masques de l’homme anormal revêtu en adéquation avec les savoirs et les pratiques du pouvoir ? « Notre thèse, écrit Doron, aura consisté à montrer que sa présence est particulièrement insistante et ne saurait se réduire à une simple aberration aujourd’hui oubliée ou à un fantôme désormais exorcisé » (2011 : 1362). Autrement dit, l’idée portée par le dégénéré a-t-elle vraiment disparu lorsque l’on cessa de vouloir améliorer telle ou telle race ? Freud lui aussi était convaincu qu’une « croyance abandonnée subsiste sous forme de superstition, qu’une théorie abandonnée par la science se maintient comme opinion populaire » (1984 [1933] : 183) et ajoutait avec ironie « Comme les vieilles sagesses reviennent toujours ! » (1984 [1933] : 190). Toute la question est alors de repérer les formes actuelles et les lieux de savoirs qui ont pu héberger un nouvel avatar de l’homme dégénéré ou d’une nouvelle forme de dégénérescence dans l’homme. Autrement dit, quelle est la théorie qui a reçu en transmission la théorie de la transmission morbide ?
Rappelons les éléments théoriques dont il s’agit : il existe une modalité de lien familial, qui permet d’affilier un individu à une famille par une marque signifiante dite « tare ». Cette tare est transmise de génération en génération, elle est la plupart du temps évolutive (dégénérescence) et aboutit à l’extinction de la lignée, généralement en trois ou quatre générations. Le contenu de cette tare est fléché socialement : pathologies, crimes, épreuves traumatiques (suicide par exemple). Si par malheur il vient à être connu, il aboutit à l’isolement de la famille qui résiste par la dissimulation. Un autre élément que nous ne développons pas ici est celui des apports des croyances religieuses comme assises discursives de l’hérédité-dégénérescence. Elles lui fournissent son soubassement idéologique par des thématiques comme celle de la faute, de sa transmission à ses descendants et de la nécessité de la transmission. Ribot par exemple fit appel à l’histoire des religions comme justification à sa théorie de l’hérédité psychologique et du « legs héréditaire » (1894 : 371).
La continuité théorique entre hérédité-dégénérescence et transgénérationnel avait été repérée par Odile Bourguignon (2000) sans qu’elle en propose le point d’accroche. Notre hypothèse est que le secret adossé à l’inconscient est le véhicule qui l’a rendue possible. Une première étape, nécessaire, est celle de la pathologisation du secret au XIXème siècle qui, si elle fit partie des premiers temps de la pratique freudienne, sera surtout centrale chez Jung. Le secret pathogène individuel ouvrit la voie à son extension au secret de famille, laquelle avait déjà acquis, par la maladie de famille, une connotation morbide. La tare d’antan est parée d’un nouvel habit qui se dit : effet psychique du Fantôme, hantise, effet transgénérationnel du Trauma. C’est le secret du crime et non plus la prédisposition criminelle qui sera désormais transmis aux descendants, secret qui s’exprimera dans des symptômes le plus souvent de nature psychotique. La maladie organique n’est pas absente de ce corpus, qui recroise de cette manière le chemin de la morbidité. Plusieurs pathologies sont considérées comme relevant du transgénérationnel et deviennent une forme d’expression particulière de l’hérédité, non pas l’hérédité de contenus chromosomiques mais l’hérédité de contenus psychiques : recto-colites hémorragiques ou maladie de Crohn, asthme ou psoriasis, cancer, stérilité, maladie de Raynaud, etc. L’évolution de l’atteinte va croissant de génération en génération, avec une évolution des formes.
Si certains, comme Nachin (2011 : 41), considèrent qu’il « faut compter cent ans révolus après la fin d’un conflit grave pour que ses effets psychiques s’éteignent », ce n’est pas la thèse d’Anne Ancelin Schützenberger (1993) qui peut remonter aux croisades et y trouver l’origine d’un fantôme bien actuel. On se souvient de Dolto disant qu’il faut trois générations pour faire un psychotique (1971 : 242). L’insistance sur le nombre de générations concernées est constante, la référence aux écrits religieux fréquente.
Les contenus mis au secret de famille sont également répertoriés et recoupent assez précisément les événements familiaux considérés comme honteux ou déshonorants au XIXème siècle : inceste, crime, suicide, enfant naturel, auxquels d’autres peuvent être ajoutés ou retranchés par réactualisation. Le crime pathologique est devenu la pathologie du secret du crime. Ses théoriciens considèrent a priori, de façon déconnectée de l’histoire des sujets, que le secret sur telle ou telle catégorie d’événement est de nature ou non à entrer dans un processus de Secret, constitution de crypte, passage au Fantôme, hantise.
L’un des moyens préconisés pour repérer un effet de secret est de constituer un arbre généalogique revisité, dit génogramme ou génosociogramme, ou arbre de vie, visant à repérer les antécédents du consultant dans l’ordre du traumatique au lieu qu’il s’agisse de l’ordre somatique ou mental. Le postulat est celui de la dette acquise par chaque enfant avec la vie qui lui a été donnée, autre version de la continuité psychique. « La manière de s’acquitter de ses dettes est transgénérationnelle, c’est-à-dire que ce que nous avons reçu de nos parents, nous le rendons à nos enfants », « faute de quoi, on a de génération en génération, une série de problèmes » (Ancelin Schützenberger, 1993 : 29). Dolto parle de l’enfant porteur d’une dette, qu’il faut chez elle entendre comme dette de parole : « ce qui a besoin de s’exprimer doit s’exprimer… Et si ce n’est pas le parent, ce sera son enfant, ce sera son arrière-petit-enfant [la quatrième génération], mais ça doit s’exprimer dans cette lignée, parce que c’est une épreuve symbolique » (Dolto, 1985 : 421). Le secret de famille est dans cette perspective le registre où est conservée la trace de la dette de parole.
Le secret de famille, nécessitant une enquête dans la réalité matérielle des temps passés, est une opération de désexualisation du psychique, rejoignant la protestation jungienne envers Freud, et un transfert de la culpabilité, que Freud considérait comme structurale, vers les générations précédentes. Nous ne sommes plus dans les apports de la psychanalyse freudienne dans laquelle la sexualité et le fantasme sont des apports théoriques fondamentaux. De plus, ce que Freud considérait comme survivance du passé était un acte psychique élevé par une élaboration au statut de symbolisation, alors que les thèses du secret transgénérationnel optent pour un événement qui attend une réponse symbolisante des générations futures.
Dans ces théories qui postulent à la fois la nécessité d’en passer par l’enfantement pour transmettre et la nécessité de la transmission, la stérilité dont nous avons vu qu’elle était au XIXème siècle la marque de l’extinction d’une lignée dégénérée, vient signaler l’impossibilité de s’acquitter d’une dette à l’égard des générations précédentes. Elle est toujours le point d’achoppement de la transmission familiale puisqu’il n’y a pas de descendants pouvant s’acquitter normalement des dettes. En mettant un terme à la transmission, le manque à naître devient littéralement le lieu de l’innommable, troisième d’une succession allant du caché à l’indicible à l’innommable. L’arrêt procréatif vient, par l’arrêt de mort prononcé sur la lignée, solder les dettes des ancêtres, au prix de toutes les vies à venir. Le secret, devenu en tant que tel le symbole de la tare individuelle et familiale, trouve une résolution symptomatique en occupant un utérus transformé en cachot et rendu indisponible à la transmission, à la procréation.
La pensée héréditaire avait pris le relais des croyances refusant la mort de l’âme. Les théories axées sur le transgénérationnel et le secret de famille s’inscrivent dans cette continuité. Si ce qui échappe à la mort est ce qui a été élevé au rang de symbole par ceux qui nous ont précédés, « le psychique primitif (de l’enfant) est, au sens plein, impérissable » (Freud, 2001[1915] : 25) et avec lui, tout ce qui a été réprimé et refoulé. Ce qui ne peut mourir, pour l’homme, c’est lui-même, nous enseigne la psychanalyse (Freud, 2001[1915] : 31). Ce qui nous porterait à voir dans les théories qui postulent une impérissabilité des faits psychiques par leur transmission transgénérationnelle une expression de la nécessité d’abolir la mort, y compris celle des autres parce qu’ils sont une part de notre « propre moi bien-aimé » (Freud, 2001[1915] : 37). L’illusion que l’autre ne meurt pas tout à fait a en outre le bénéfice d’atténuer la culpabilité inconsciente d’avoir été cause de sa mort, culpabilité que Freud situe à l’origine du sentiment social. Cela sans compter que ce qui survit du mort pour apaiser le survivant vient dans un second temps fortifier son sentiment de culpabilité inconscient.
Là où le XIXème siècle la socialisait, le mouvement du XXème siècle est, par l’influence de la psychanalyse, une psychisation de la faute, qui pourra faire retour sur le corps sous la forme de symptômes somatiques. De nombreux concepts psychanalytiques ont contribué à cette évolution, à commencer par ceux du complexe d’Œdipe et de la réalité psychique. Si le progrès de la science a fait reculer la possibilité de moralisation de l’hérédité, le psychisme et l’inconscient deviennent le lieu où se règlent les fautes des ancêtres, dans un mouvement d’incorporation opéré par la théorie, qui les fait passer du terrain social à celui de la topique d’un appareil psychique appelé à être formé de bien plus que les seules instances freudiennes. La désigner comme « secret de famille » attribue à ce fantôme revenant hanter les jeunes générations la responsabilité de faire apparaître l’inaltérabilité de liens familiaux menacés par le malaise de la culture. Il y a à considérer la notion de « secret de famille » comme la marque d’un retour du refoulé théorique en même temps qu’un symptôme, celui que révèle l’incessant discours sur la dissolution de la famille contemporaine ou la chute du père comme représentant de l’autorité et de la loi. Le secret, avec l’illusion qu’il emporte de dire le vrai avec certitude, fait famille.
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