Cette contribution est destinée à valoriser le potentiel méthodologique et heuristique du savoir réflexif de l’anthropologue. Il s’agit de revenir sur le phénomène de communication qui unit l’observateur aux observés et, plus spécifiquement, sur les anomalies communicationnelles. Un premier enjeu est de favoriser une initiation de l’anthropologue à la souffrance des autres dans le cadre d’une expérience de théâtre en institution. Un autre est de produire un savoir à part entière sur le mode du questionnement.
Mots-clés : Anthropologie, action sociale, théâtre, réflexivité, observation.
The impression of broken familiarity in anthropology : from introduction to knowledge. A theater workshop in Seine Saint-Denis
This contribution aims at highlighting the methodological potential and the heuristics of the anthropologist’s reflexive knowledge. It considers the phenomenon of communication uniting the observer and the observed and, more specifically, focuses on the communicational anomalies. At stake are promoting an introduction of the anthropologist to the suffering of others and producing knowledge through questioning.
Keywords : anthropology, social intervention, theater, reflexivity, observation.
En sciences humaines, la réflexivité est en général dissociée de la production de connaissances. Elle peut d’abord être considérée comme un savoir de coulisses susceptible d’apporter au chercheur une forme de vigilance sur ses pratiques. Il en va ainsi, par exemple, de la définition que lui donne Pierre Bourdieu exerçant sa méfiance à l’égard d’une théorisation pure ou d’une vision scolastique de la sociologie (Bourdieu, 2001). De façon moins explicite, elle peut aussi être assimilée à une démarche critique opposée à une posture positiviste. Il faut ici citer les enquêtes de Gérard Althabe montrant que « l’analyse de [l’]implication [de l’anthropologue] est impérative pour restituer les significations qui circulent dans l’espace social le différenciant des autres » (Althabe et Hernandez, 2004 : 13), ou encore les ouvrages de Jeanne Favret Saada, Les Mots, la mort, les sorts (1977) et de Loïc Wacquant, Corps et âme (2000), montrant que l’analyse de l’implication du chercheur dans le processus d’observation peut mener à une forme de savoir à part entière. Si l’on excepte certains travaux important en sociologie clinique [1] (et non en anthropologie), ces tentatives ont du mal à faire école dans une époque où les critères d’éligibilité académiques prônent en général une distanciation vis-à-vis des observés comme gage de scientificité.
Au travers de cette contribution, je voudrais contester cet état de fait en valorisant le potentiel méthodologique et heuristique du savoir réflexif de l’anthropologue, et plus précisément lorsque celui-ci est confronté à la souffrance des observés. La réflexivité que j’évoque ici n’est pas assimilable à un solipsisme. Elle en est même une expression inverse, qui puise son sens, non dans l’intériorité de l’observateur, mais dans le retour analytique et interprétatif du phénomène de communication qui l’unit aux personnes qui sont observées. Cette réflexivité ne se laisse donc pas réduire à un retour sur soi. Elle s’incarne au contraire dans le repérage des anomalies (soient des états de trouble ou de malaise liés à des questionnements informulable sur un plan académique) qui prennent forme dans le cadre de l’enquête duquel émerge, d’une part un enjeu méthodologique assimilable à une initiation de l’anthropologue à la souffrance des autres, d’autre part une dimension heuristique, par la mise à jour d’un faisceau de questionnements spécifiquement anthropologiques.
Pour analyser les séquences conversationnelles, j’utiliserai les ressources méthodologiques de l’ethnographie de la communication, en particulier à partir des démarches développées par Dell Hymes et par John Gumperz. Tout en reconnaissant l’importance de l’œuvre de George Devereux sur le thème de la réflexivité en sciences sociales, je recourrai aussi à la philosophie du langage ordinaire développée par Ludwig Wittgenstein et prolongée de façon singulière par Stanley Cavell afin de situer le débat à l’aune de la question du scepticisme.
En septembre 2012, je suis embauché comme anthropologue dans le cadre d’une résidence financée par le Conseil Général de Seine-Saint-Denis. L’institution qui m’accueille, située à Saint-Denis, se nomme AGGR [2]. Cette structure comprend des ateliers scolaires destinés à des adolescents déscolarisés âgés de 12 à 17 ans ainsi qu’un « atelier parents » qui est ouvert aux parents des jeunes confiés à AGGR, mais aussi aux parents isolés rencontrant des difficultés, durables ou momentanées. Les personnes accueillis en son sein peuvent rencontrer des problèmes divers : pour la garde des enfants, durant des procédures de séparation ou de divorce, en situation de violence conjugale, d’alcoolisme ou de toxicomanie du conjoint ou de la personne elle-même, d’emprises familiales ou de situation de harcèlement. Ce dispositif comprend un service d’accueil destiné à la petite enfance, ce qui permet d’accueillir les enfants lorsque les parents rencontrent des difficultés, mais aussi lorsque ceux-ci participent aux ateliers culturels. En effet, différentes activité sont conçues pour favoriser une mise en parole des difficultés qu’ils rencontrent : contes, théâtre, théâtre-forum [3], marionnettes. Des ateliers d’apprentissage de la langue française sont en outre prévus pour accompagner les parents d’origine étrangère.
Ma mission portait sur la « l’atelier parent », et plus spécifiquement sur l’activité de théâtre. Mon objectif, concerté avec les organisateurs des ateliers, était double.
Il s’agissait d’abord, dans le cadre d’une restitution publique, de produire un ensemble de textes anthropologiques de façon à favoriser la prise de parole des personnes présentes durant les ateliers (en ce sens, je participais au projet de l’institution). L’enjeu était de les pousser à réagir sur leur quotidien à partir du matériau ethnographique collecté, principalement les séquences d’exercices des ateliers et les scènes jouées, surtout à partir d’observations au sein des séquences de théâtre-forum (dont le principe peut être défini comme suit : une personne en difficulté joue en public le rôle de la personne qu’elle considère comme son oppresseur ; les spectateurs peuvent ensuite proposer des solutions pour venir en aide à la personne opprimée). Il était prévu que je lise mes textes ou que je les fasse lire par les participants de l’atelier de façon à déclencher des réactions et des prise de parole inédites. J’ai ainsi pu collecter un matériau ethnographique à partir duquel j’ai produit un ensemble de textes courts et intelligibles pour les participants de l’atelier ; comme ils étaient pour la plupart migrants de plus ou moins longues dates, il pouvaient en effet ne pas être familiarisés avec la langue française. Les textes comportaient cependant une dimension analytique et théorique exigeante empruntant aux registres littéraires (narrativité, impressionnisme, polyphonie, dialogisme) de façon à favoriser leur lecture par les participants de l’atelier. Ils étaient respectivement composés d’une description d’une séquence (exercices, répétitions, jeux, spectacle), d’une analyse empruntant au modèle interactionnel du théâtre d’Erving Goffman et d’une question ou d’une fin ouverte destinée à faire réagir les participants de l’atelier. Chacun pouvait ainsi, sur le mode du palimpseste, valoriser ses propres compétences en commentant ses pratiques et celle des autres.
Cet usage du texte est à ce jour peu valorisé en anthropologie, où le lecteur est en général tenu à distance de l’anthropologue, produisant de façon implicite une distinction entre la posture savante du chercheur et celle des non-spécialistes prenant connaissance de son diagnostic. C’est précisément cette compartimentation scolastique des statuts et des rôles de chacun qu’il me fallait remettre en question afin d’optimiser l’efficacité des textes conçus comme des supports de prises de paroles.
Un deuxième objectif était inscrit dans un axe de recherche plus académique, que je poursuis depuis plusieurs années maintenant. Il s’agissait de réfléchir à l’apport, en termes de savoir, d’un retour du texte de l’anthropologue aux observés, tant pour ces derniers qu’en vue d’une contribution scientifique. L’enjeu était de se poser la question de donner voix aux enquêtés (cf. notamment Chauvier, 2003).
J’étais exclusivement immergé en situation d’observation participante ; comme les autres, j’étais en situation d’apprendre à jouer sur une scène de théâtre – j’ai d’ailleurs rapidement perçu mes limites dans ce domaine. J’ai pris part aux répétitions, prévues tous les quinze jours (j’ai raté une seule séance en six mois) et, bien sûr, au spectacle final. Les dispositifs comprenaient les contes, le théâtre-forum et les récits de fierté, sur lesquels je vais plus spécifiquement axer mon analyse. Le principe des récits de fierté était simple : chaque participant devait monter sur scène afin de relater un événement tiré de sa vie quotidienne dont il se sentait fier. Ce récit était ensuite mis en scène par l’animatrice et répété avec les autres participants pour être joué le jour du spectacle [4]. Chaque séquence était enregistrée. J’ai renoncé à l’entretien pour une raison qui tient à la ’fraternité’ (le mot n’est pas trop fort) qui nous unissait en tant qu’apprentis comédiens. De mon point de vue, ce lien ne pouvait s’accommoder de ce retour qui aurait cloisonné les expériences de chacun alors même qu’elles devaient être mutualisées sur la scène (une indication de la metteure en scène était par exemple d’éviter de parler hors de l’atelier des problèmes évoqués en son sein).
Enfin, j’ai travaillé en collaboration avec une artiste plasticienne dionysienne, Saraswati Gramich, qui a créé un site web intégrant mes textes et les a illustrés par un travail graphique et l’insertion de photographie. Les participants de l’atelier pouvaient aussi réagir non seulement in situ, mais aussi via ce support numérique, ce qu’ils ont fait d’une façon que je décrirai plus loin. Enfin, un format numérique de nos productions leur fut remis à l’issue de la représentation publique.
Rose-Marie est arrivée en France en 2008. Elle est hébergée à Saint-Denis, chez sa mère, avec ses deux enfants âgés de 5 et 7 ans. La cohabitation n’est ni simple ni apaisée puisque Rose-Marie connaît des problèmes récurrents liés à la présence de son frère, qui se permet de la mettre à la porte quand bon lui semble afin d’organiser des réunions liés à ses responsabilité au sein de l’église évangélique, très représentée à Saint-Denis chez les population d’origine caribéennes. Rose-Marie se retrouve régulièrement à la rue avec ses deux enfants, contrainte de passer le temps au KFC ou au Mac Donald’s local. Comme pour les autres comédiens, le récit de fierté de Rose-Marie a été travaillé durant l’atelier avec l’animatrice et metteure en scène pour pouvoir être joué durant le spectacle.
Le jour du spectacle, Rose-Marie est seule face au public pour jouer son récit de fierté qu’elle a répété depuis plusieurs mois : « Je viens vous raconter une histoire, mais c’est pas vraiment une histoire. C’est un jour, un jour où j’ai été fière de moi / Pause / Pour tout vous dire je viens d’Haïti, et Haïti c’est pas vraiment la belle-vie. À l’âge de 26 ans, j’ai eu un enfant, mais le papa, il est parti pour ailleurs. Je me suis retrouvée toute seule chez ma grand-mère. / Pause / Ma mère m’aidait financièrement, un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, six mois. Mais ma mère, elle vivait en France. Arrivée à un moment, elle m’a dit : ’Ma fille je vais te faire une proposition : soit tu viens avec moi, soit tu restes en Haïti’. Elle m’a dit : ’Tu fais tout ton possible pour avoir ton passeport et le visa. J’ai fini par avoir le visa.’
Des participantes de l’atelier poussent des youyous arabes pour célébrer cette victoire : « J’ai appelé ma mère : ’Maman, j’ai le visa !’ (Youyous (bis))
’Ok ma fille, je vais t’envoyer le billet’. Quand elle m’a dit ça, au fond de moi, j’étais partagée. Je ne pouvais pas emmener mon fils, mais je me suis résignée. /Pause / Le lendemain matin. Très tôt, je me suis levée. Je suis arrivée à l’aéroport. Au moins quatre heures d’attente, puis je suis montée dans l’avion. Je vous dis pas messieurs dames, la première fois de ma vie que je suis montée dans un avion… J’étais toute fière, on aurait dit une autre personne. J’étais toute émue… Huit heures de vol… Et finalement, je suis arrivée en France…
/ Pause /
’Maman !’
Rose-Marie serre Saraswati, une comédienne du groupe, dans ses bras.
Elle m’a dit : ’Mais t’es toute maigre, t’as pas mangé en Haïti ?’
Je lui ai demandé : ’Comment ça va la famille ? Maman, papa ?’
/ Pause /
Arrivée à la maison, ma mère monte chez elle, elle me montre la chambre de ma sœur, la cuisine, le salon. Je regardais tout ça de façon bizarre. J’ai dit :
- ’Maman, tout ça, c’est à toi ?’
- ’Oui ma fille, c’est à moi tout ça.’
- ’Maman, félicitations ! Parce que tu sais en Haïti pour aller chercher de l’eau, il faut une heure de marche… Les sanitaires, c’est tout au bout de la cour. Et là, tu prépares à manger pendant que le linge se lave. Ah, c’est la belle vie, hein maman ?’ »
L’analyse pragmatique de la séquence permettra de caractériser la réflexivité en tant que production communicationnelle élargie, comprenant à la fois le récit de Rose-Marie et des informations qui excèdent le cadre de ce récit.
En reprenant la démarche de Dell Hymes, une première classe d’indices se réfère aux « lieux » et aux « moments » (settings) qui ordonnent la séquence. C’est ici la cantine de l’institution. Le département, la Seine Saint-Denis, apporte une teinte particulière, liée à l’importance, en termes de représentation, des classes populaires et de l’action sociale. Quant aux moments, outre la date, un samedi à 15 heures, qui confère au spectacle un caractère exceptionnel (d’habitude nous répétons en semaine), il faut aussi noter la séquentialisation qui est en œuvre, autrement dit « l’ordre dans lequel est introduite l’information » (Gumperz, 1989 : 61-62). Ce jour-là, nous passons à tour de rôle pour exposer notre récit de fierté. Nous formons un récit « chorale » (chaque participant de l’atelier passe sur scène accompagné des autres), destiné à montrer publiquement que nous sommes une équipe d’apprentis comédiens solidaires. Dans cette mesure, nous souhaitons montrer la somme d’efforts consentis pour parvenir à cela. Concernant la performance de Rose-Marie, elle trouvera comme récepteurs de son récit les autres apprentis comédiens, parmi lesquels nous pouvons dissocier ceux qui participent à la scène et ceux qui attendent en arrière-plan.
Il faut dans un second temps considérer les objectifs (ends) poursuivis par Rose-Marie durant sa performance. Ceux-ci peuvent d’abord être implicites, relativement à ce que Rose-Marie considère sans le dire : ce qu’elle veut se prouver à elle-même ou ce qu’elle veut prouver à quelqu’un présent (dans la salle ou non), etc. D’autres objectifs sont plus explicites dans la mesure où ils sont déterminés par des règles ratifiées a priori par toutes les personnes présentes. Ce sont d’abord celles ayant trait au comportement linguistique et social (norms), ici la bienséance qui oblige les spectateurs à écouter d’une certaine façon le récit de Rose-Marie (par exemple sans participer, par opposition au théâtre-forum). C’est aussi le genre (Genres), autrement dit le schéma d’interprétation de la performance de Rose-Marie, soit, dans le contexte présent, un récit en monologue théâtral ; celui-ci permet l’expression d’un sentiment de fierté lié au fait d’avoir pris l’avion vers la France pour fuir la misère haïtienne. Ce sont aussi les instruments de communication (instrumentalities), particulièrement remarquables au théâtre : les signaux verbaux et non-verbaux, ici la chorégraphie avec Saraswati, une autre comédienne jouant le rôle de la mère de Rose-Marie.
Il faut également observer que le récit d’émigrant fuyant la misère engage un panel d’interprétations en fonction de certains critères : le dépaysement, la proximité affective des spectateurs à l’histoire racontée, la capacité de chacun à s’y projeter, etc. Ces règles sont largement dictées par la tonalité de l’énoncé et par les façons de parler de Rose-Marie (Keys) : la prosodie (le parler mélodieux et le débit fluide de la locutrice), l’accent (chantant), l’usage d’un langage particulièrement châtié (proche sur un plan lexical des usages de la langue française sur le territoire français, mais éloigné sur un plan intonatif, par l’hyper-raffinement du phrasé).
À ce stade, l’analyse pragmatique de la séquence du récit de vie de Rose-Marie pourra cependant sembler limitée. Elle montre une jeune femme d’origine haïtienne qui parvient, à Saint-Denis, sur la scène d’une institution française de l’action sociale, à mettre en mots un événement qui constitue à ses yeux un motif de fierté. Cet acte de verbalisation tranche par ailleurs avec la vie quotidienne de Rose-Marie, qu’elle ne perçoit pas comme un motif de fierté, mais comme une somme relative de souffrances.
En analysant les récits de fierté des autres participants de l’atelier, il serait sans doute possible de dégager des invariants touchant à la fonction respective de chaque récit : sa capacité à verbaliser des situations difficiles ; à briser des préjugés sur les émigrés de Saint-Denis. Plus intéressant à mes yeux est de s’attacher à ce que Georges Devereux nomme « le chevauchement du sujet d’étude et de l’observateur » (Devereux, 2012 : 112). Cette posture permet ici de s’attacher à ce que je vis en tant qu’anthropologue durant le récit de Rose-Marie, et plus particulièrement aux perturbations psychoaffectives que cette prestation génère et à leur potentiel heuristique.
Pour faire le compte-rendu précis de ce contexte, il convient de restituer des connaissances d’arrière-plan qui contribuent à expliciter les caractéristiques de ma position d’observateur. Il s’agit là d’informations antérieures à la situation d’interaction mais constitutives de la définition que les interactants font de la situation (Gumperz, 1989 : 13). Sur ce point, Georges Devereux a analysé certaines raisons qui poussent au sacrifice de ces connaissances habituellement jugées non-éligibles par l’autorité scientifique (Devereux, 2012 [1980]). Ces « résistances de contre-transfert » sont, selon lui, la marque d’une angoisse qui, pour être vaincue, va se formaliser dans des « maquillages méthodologiques » qui sont autant de déformations artificiellement et abusivement considérées comme objectives. Contre cela, la préconisation de Devereux est d’intégrer ces perturbations comme des « données significatives », même si cet acte suppose de vaincre ces résistances qui ne sont pas produites au nom de la science, mais au nom du respect de conventions scientistes. L’analyse de ces perturbations psycho-affectives constitue selon Devereux l’expression d’une prise de conscience. C’est ce point là qui m’intéresse en lien avec le récit de vie de Rose-Marie.
Avant d’en venir au compte-rendu de la perturbation proprement dite, il faut rappeler que les remarques de Devereux ont été intégrées par l’analyse pragmatique du langage, au moins depuis les travaux de Paul Grice sur l’« implicite » (Grice, 1975). Grice est un des premiers, avec Harold Garfinkel (2007 : 24), à formaliser une étude sur la dimension implicite du langage. Il reconnait une part déterminante à ce qui n’apparaît pas de façon immédiate durant la séquence. Par ailleurs, il ne dissocie pas de niveaux d’importance entre l’implicite que l’observateur maîtrise au sujet des personnes observées et les situations ordinaires au sein desquelles il est engagé comme interlocuteur. Ces connaissances participent finalement d’un même contexte que l’on peut étudier de façon globale. La démarche sociolinguistique de John Gumperz ne dissocie pas davantage ces niveaux de connaissances en s’attachant à tous les indices susceptibles de restituer le « processus de contextualisation » : « J’entends par contextualisation l’emploi par des locuteurs/auditeurs de signes verbaux et non-verbaux qui relient ce qui se dit à un moment donné et en un lieu donné à leur connaissance du monde » (Gumperz, 1989 : 37-38). Ce processus enracine son fondement théorique dans une hypothèse fondamentale : l’interprétation de tout énoncé est toujours une question d’inférence et de présupposés. Entendons par là que tout locuteur essaie, à son niveau, d’interpréter la communication. S’il est possible de retrouver les places de chacun, il semble peu pertinent de distinguer des niveaux de savoir scindant les spécialistes et les profanes. Dans la scène observée, les spectateurs évaluent l’énonciation de Rose-Marie dans le cadre explicite du monologue théâtral. Mais il en va de même pour les autres comédiens qui partagent avec Rose-Marie une somme d’informations implicites. Comme je fais partie de ces comédiens, le savoir antérieur à la scène, que j’ai partagé avec elle, entre par conséquent dans le processus de contextualisation. Il faut même aller plus loin : les connaissances d’arrière-plan obtenues hors de la scène, qui n’apparaissent pas explicitement dans la séquence, jouent un rôle déterminant pour interpréter le message. À ce titre, elles doivent être mentionnées comme indices de contextualisation, même si je les assimile à des perturbations générées par ma propre posture d’observateur-participant.
Sur scène, la voix de Rose-Marie me ramène en effet à ma propre histoire. Lorsque je réécoute l’enregistrement, cette voix me parle encore de mon propre capital autobiographique, soit, d’une part un stock d’informations relatives à l’image que j’ai de moi-même (des goûts, des récits fondateurs, des souvenirs, etc. ), d’autre part les stratégies que j’ai développées pour valoriser ou au contraire mettre à distance de telles informations. Ce jour-là, j’associe l’intonation de Rose-Marie à l’accident vasculaire cérébral dont mon épouse a été victime quelques mois plus tôt. Pour resituer le contexte, au début de l’atelier de théâtre, durant un exercice, nous devions nous associer en binôme, puis énoncer publiquement le motif d’une souffrance dont notre partenaire de jeu avait pu être affecté. Comme prévu, j’avais exposé la souffrance quotidienne de Rose-Marie : le père loin de Saint-Denis, le frère qui avait pris sa place et jouait les despotes, la mère silencieuse ne prenant pas partie, Rose-Marie contrainte de quitter l’appartement et de s’en aller errer avec sa progéniture dans les rues de Saint-Denis, parfois plusieurs jours, attendant que son frère daigne la laisser revenir.
Ensuite, comme le prévoyait l’exercice, Rose-Marie avait exprimé mon problème, de sa voix profonde et sinueuse, avec son langage soutenu : « Ma femme a eu un accident vasculaire cérébral. Depuis elle est en partie sourde. Elle n’est plus la même, elle n’a plus la même patience avec les enfants. C’est difficile, notre vie quotidienne a changé. »
Rose-Marie avait reformulé à sa façon mon histoire, s’appropriant mes façons de parler (en particulier la réserve que j’avais manifestée à l’idée d’exposer mon problème), respectant aussi ce qu’elle savait a priori de moi. Elle avait adapté son phrasé à ce qu’elle supposait de mes attentes. C’est là que résidait le sens même de ce petit exercice théâtral. Il ne s’agissait pas de mimer son interlocuteur et de quitter son rôle social, au sens où l’entend Goffman (soit une ligne d’action conformée à une impression de réalité), mais d’adapter ce rôle à l’interlocuteur le temps d’une prise de parole. Il s’agissait en somme de sortir de soi par le biais du jeu, de façon à se familiariser avec l’étrangeté produite par cette inversion ponctuelle des postures.
Avant qu’elle ne prenne la parole, je m’étais posé quelques questions concernant le problème que j’exposais, soit l’accident vasculaire cérébrale dont mon épouse a été la victime quelques mois plus tôt et dont elle a conservé comme séquelle une semi-surdité. Je me demandais notamment si mon problème était à la hauteur de celui de Rose-Marie. Le sien me semblait posséder une charge dramaturgique supérieure au mien, qui pouvait même emprunter un aspect ’petit-bourgeois’. Ce jeu de classes sociales était accentué par le fait que je ne vis pas à Saint-Denis, mais dans la banlieue de Bordeaux, dans une zone péri-urbaine plutôt aisée, où résident surtout des cadres de l’industrie aérospatiale. Nos banlieues respectives étaient tout à fait différentes, pour ne pas dire aux antipodes l’une de l’autre. Sans venir ici en touriste, j’avais ce signe distinctif par rapport aux autres : j’étais ici, avec eux, mais en résidant ailleurs. Certains membres de l’atelier s’étonnaient d’ailleurs que je vienne d’aussi loin, ce qui rompait un principe d’évidence touchant autant à la géographie qu’à une forme de bienséance. Contrairement aux autres participants, qui possédaient peu de diplômes, j’ai en outre fait des études longues ponctuées par un doctorat. J’ai aussi été présenté comme écrivain, anthropologue et universitaire. Ce sont là autant de signes distinctifs et de marqueurs de classes qui ont contribué à me poser la question de la valeur respective de nos problèmes, voire de celle touchant à la légitimité de ces prises de parole dans le cadre de cet atelier : la mienne pour exprimer le quotidien de Rose-Marie, la sienne pour exprimer le problème de santé de mon épouse. Nos souffrances pouvaient-elles s’étalonner ?
Cette analyse doit cependant être nuancée par la solidarité du groupe, qui était aussi une troupe de comédiens, amateurs certes, mais déjà unis par le fait de jouer tous ensemble sur la même scène. Nous avions confiance les uns dans les autres ; l’animatrice de l’atelier avait su tisser ce lien entre nous.
Dès les premiers mots prononcés par Rose-Marie sur scène dans le cadre de son récit de fierté, je réalise que le petit exercice que nous avons tous deux pratiqué m’a été bénéfique. Avant lui, mon échelle de comparaison de la souffrance humaine était en quelques sortes perturbée et faussée :
Je n’aurais pas pu passer sur scène ce jour-là si j’avais continué à considérer que mon problème était celui d’un ’petit-bourgeois’. L’exercice préalable m’a permis d’exprimer mon récit de fierté sans préjuger des marqueurs de classes sociales ou, de façon plus précise, en rendant harmonieuse ma position de transfuge de classe (même ponctuel). Par le jeu des intonations croisées - sa voix portant mon histoire, ma voix portant la sienne - , j’ai compris que mon problème n’était pas moins important que celui de Rose-Marie, mais simplement différent, et, par là, que je ne pouvais évaluer la souffrances respectivement liée à nos histoires en termes de classes sociales.
Il faut aller plus loin. En fait, plus j’étais dans l’acceptation de mon problème, et plus le sien me semblait enfin apparaître dans toute son originalité, parce qu’il était débarrassé des connaissances qui jusqu’alors jouaient d’un effet d’écran : les stéréotypes culturels entretenus par les médias de masse, les convenances de classes non moins stéréotypées, l’appréhension quant au fait d’être un transfuge.
Il faut bien comprendre cependant qu’une telle réversibilité ne peut se produire de façon théorique. Lorsque Merleau-Ponty écrit que « Le monde n’est pas ce que je pense mais ce que je vis » (1969 : 14), il reconnaît la suprématie d’une expérience sur un monde conçu a priori. C’est admettre que l’anthropologue doit finalement s’attacher au compte-rendu précis de cette expérience (il s’agit là d’une bonne définition des sciences sociales) Bien entendu, il ne s’agit pas de renoncer aux connaissances théoriques, mais de les soumettre avec rigueur à ce que vit l’observateur. Le petit exercice théâtral avec Rose-Marie est le déclencheur de cette prise de conscience qui n’est pas seulement psycho-affective, mais aussi méthodologique et épistémologique : je ne vois plus Rose-Marie souffrant au milieu des Haïtiens, individu reproductible d’une « communauté de souffrance » (Amselle, 2010 : 56), mais comme une personne dont l’histoire est unique et irréductible. Admettre que nous avons tous deux des histoires irréductibles permet d’approcher ce que les comédiens pourraient appeler « fraternité », et que les anthropologues pourraient considérer comme une initiation méthodologique sur un mode de « co-temporalité » (Fabian, 2006), soit ce temps de la praxis communicationnelle qui unit l’anthropologue aux observés. C’est cette expérience initiatique qu’il me semble important d’explorer plus profondément, d’abord par sa capacité à éclairer la démarche de l’anthropologue, ensuite parce qu’elle constitue une expérience de savoir à part entière.
En anthropologie, le scientisme mène à un certain aveuglement, qui se traduit le plus souvent par une tendance à dégager théoriquement des invariants et des groupes sans intégrer à ce processus d’objectivation ce que l’on pourrait appeler un « moment de doute ». Je ne prétends pas ici qu’il faut renoncer à la science de l’observation simplement parce que nous sommes responsables de ce que nous donnons à lire au travers de nos expertises. Montrer que nos catégorisations et notre mise en théorie ont fonctionné sans accroc ni atermoiement revient cependant à réaliser une idéologie de la réussite et de la performance qui pose question au moment d’évaluer le monde de l’action sociale : si j’ai effectivement été affecté par ce que j’ai vu, au nom de quel argument de scientificité devrais-je en définitive montrer une expertise lisse et close ?
Au-delà de cette raison éthique, il est un argument plus pratique : à l’instar de la situation de Rose-Marie, ce genre de retour sur sa pratique est à la fois fréquent et vécu comme un événement important par les anthropologues. La part de trouble et d’irrésolution qu’ils engagent donne à l’observateur l’impression que quelque chose de crucial se noue, de l’ordre d’une initiation personnelle, qui traverse sa recherche. Deux problèmes subsistent cependant aux yeux de l’académisme :
Dans une enquête réalisée il y a quelques années, je mettais à jour la catégorie de « familiarité rompue » (Chauvier, 2006). J’entends par là la reconnaissance d’indices traduisant tout à la fois une familiarité du lien avec l’observé et une menace pesant sur ce lien. Cette familiarité menacée, l’anthropologue la vit régulièrement durant les phases d’entretiens ou d’observation participante. Il ne cesse de confronter ce que la rencontre comporte d’immédiatement reconnaissable (un visage, un regard, un ton de voix) avec le carcan de son expertise et son lot de principes et de contraintes. Dans le cas présent, la voix chaude et gracieuse de Rose-Marie comporte une dimension familière que j’analyse désormais à l’aune de l’exposé qu’elle a fait de mon histoire personnelle. Le fait que Rose-Marie ait accepté, et plus encore qu’elle ait trouvé son compte dans la reprise de mon récit, fonde cette familiarité que l’on apparentera à une reconnaissance par-delà les spécificités culturelles de nos communautés de langage respectives.
En même temps, cette même voix relate un récit de vie dont la charge de souffrance est réelle en dépit de la fierté de Rose-Marie : la misère en Haïti et l’abandon de son enfant. Ce serait là la première menace qui pèse sur l’impression de familiarité : considérer Rose-Marie comme la victime d’une situation qui n’appelle que la violence, le fatalisme et, à ce titre, une sorte de ’distinction positive’.
Mais la menace de rupture est plus grande encore lorsque je conçois d’intégrer Rose-Marie (autrement dit la voix de Rose-Marie comme indice de contextualisation) à une catégorie ethnique (les émigrants haïtiens) ou à une marge sociale (les émigrants). La rupture de familiarité se produit aussi sous le coup de cette violence du classement. En fait, il me suffit d’écouter cette voix pour comprendre d’une part qu’elle résiste en me signifiant le caractère irréductible de sa personne, d’autre part la violence de toute approche visant à neutraliser la familiarité qui se dégage de cette voix. C’est à niveau que ce loge l’impression de rupture, lorsqu’apparaît la perspective d’effacement d’indices à la fois singuliers et reconnus. Mon hypothèse est qu’il s’agit là d’une initiation pour celui qui peut accepter et, plus encore, relater une telle impression. Pour analyser la situation en termes plus interactionnels, Rose-Marie engage désormais de ma part un travail de « figuration » (Goffman, 1974) impliquant que je ne lui fasse pas perdre la face d’une façon ou d’une autre. Or, à mes yeux, l’intégration formulée verbalement ou écrite sur le papier de Rose-Marie dans un groupe de marginaux ou d’’ethnicisés’ constitue précisément une façon de lui faire perdre la face en escamotant le sens profond de l’impression de familiarité rompue.
Par ricochets, le risque de rupture est aussi de soumettre Rose-Marie à une logique de « désinterlocution » (Chauvier, 2011), soit le lissage de la position d’interlocuteur de l’observé dans le texte académique qui prendra la forme d’un article ou d’une conférence. Si l’histoire de l’anthropologie a largement utilisé ce procédé en regroupant, dans ses textes académiques, les observés au sein de groupes mutiques, il paraît souhaitable de concevoir et de formaliser méthodologiquement une alternative à cette tendance. En tant qu’observateur, il m’appartient d’éviter que de telles ruptures se produisent au nom d’une distance scientifique arbitrairement décrétée. Au contraire, il faut accepter l’anthropologie comme une science de l’enquête, elle-même assimilable à un phénomène sophistiqué axée sur des jeux de rencontre irrésolus.
L’impression de familiarité rompue ne comporte pas qu’une dimension éthique visant d’une part à préserver l’irréductibilité de la personne observée, d’autre part à tenter de lui donner voix. Ce n’est là qu’une première partie de l’initiation qu’il serait finalement assez facile de relier à une fébrilité de l’observateur incapable de se détacher de son état affecté et, par là, incapable de produire un savoir scientifique. Mon souci premier est au contraire de dépasser ce premier stade initiatique pour envisager l’expérience de savoir qu’engage une telle situation et, par là, son apport véritablement scientifique à l’anthropologie.
Une hypothèse est que l’impression de familiarité rompue maintient l’observateur dans un état à vif de questionnements ou, pour être plus précis, dans un état de scepticisme. Celui-ci n’est pas à comprendre dans son acception classique (ce que je peux savoir), mais au sens où l’entend le philosophe Stanley Cavell relisant l’œuvre de Wittgenstein, sur ce qui m’unit aux autres et sur la possibilité d’une communication avec eux. En ce sens, il me semble que les questions que pose Cavell concernent directement ce que vit l’anthropologue durant l’enquête :
Mais il faut remettre ces questions en contexte :
Garder à l’esprit la pertinence de ces questions, en un principe de vigilance, permet d’en poser une autre :
La restitution analytique du récit de fierté à la lumière du petit exercice théâtral ne permet pas la production de connaissances closes telles que l’anthropologie les produit habituellement selon ses perspectives académique. Sur ce point, la distinction que fait Michel Foucault entre « connaissances » et « savoirs » s’avère instructive (1997 : 7). Les premières, héritées du modèle des Lumières, sont closes et imposées ’par le haut’ par le biais d’une démarche hypothético-déductive ; des faits illustrent une hypothèses préalablement formulée. Les deuxièmes sont le fruit d’une expérience et sont à ce titre traductibles dans un compte-rendu inductif minutieux, intégrant moins, finalement, la réflexivité comme retour sur soi, que l’ensemble des phases de communication entre observateur et observé. À partir de ce constat, la question de la distance à maintenir vis-à-vis des observés ne se pose plus dans les termes habituels de l’anthropologie. S’y substitue l’évolution indiciaire d’un cadre de communication que l’on peut analyser avec la démarche pragmatique : de distance, il n’est que celle que l’observateur et les observés peuvent mettre in situ et in vivo dans le cadre interactionnel de l’échange.
À une vision positiviste s’oppose cette approche phénoménologique qui ne peut évidemment exprimer une globalité (telles les caractéristiques culturelles des Haïtiens en France ou même celles des apprentis acteurs de l’atelier), mais au sein de laquelle émerge ce que nous pourrions appeler des ’questionnements anthropologiques’. C’est à ce stade que réside la deuxième partie de l’initiation, lorsque je peux produire un savoir, sur le mode de l’interrogation, à partir du phénomène troublant de ma rencontre avec Rose-Marie.
Ce questionnement procède d’abord par déconstruction des stéréotypes et des ’catégories énormes’. Ainsi, face à Rose-Marie, il y aurait de quoi s’émouvoir et s’intimider en admettant la malédiction qui frappe Haïti depuis la nuit des temps : les morts qui se comptent en milliers, les zombis, les tontons macoutes, les dictatures successives, la terre brûlée de ce ’caillou hostile’. Autour de Rose-Marie, gravite ce petit stock de mots-clés plus ou moins implicites employés par l’Occident au sujet de Haïti. Ils sont toujours terriblement négatifs : fatalité, misère, malheur, fierté, courage, fatalisme, etc. Ceux qui ne cèdent pas à cette commisération ne seraient-ils pas des déviants ou des sans-cœurs ? Rose-Marie a tant souffert sur son îlot de misère ! Il faudrait simplement garder le silence qui sied au recueillement. Les stéréotypes sont vigoureux. On nous a apprit très tôt à traduire les mots du calvaire et de l’exotisme dans la même langue : les tropicaux qu’il faut asservir ou rendre à la raison (époque colonisatrice) puis qu’il faut plaindre (aujourd’hui) pour mieux les mettre à distance. En traduisant la familiarité qui se noue durant l’observation participante, ces points de vue s’altèrent notablement. Cette description d’Haïti devient abusivement maintenue dans les carcans de la compassion et de l’exotisme. C’est ainsi que le fait de poser certaines questions offre un début de déconstruction et, par là, de savoir :
Je suis tout à fait persuadé que ces questions pourraient intéresser au plus haut point un parterre d’étudiants ou de chercheur ayant quelques connaissances en matière d’enquête.
De façon plus théorique, cet usage de la réflexivité s’inscrit dans les lectures faites par Daniel Céfaï et Nathalie Depraz (Cefaï, Depraz : 2001) au sujet de l’ethnométhodologie américaine d’Harold Garfinkel et Harvey Sacks. Ces chercheurs proposent de repenser l’anthropologie à partir du modèle phénoménologique tel qu’il est fondé dans l’œuvre d’Edmund Husserl. Leur attention se porte plus spécifiquement que les conditions d’un savoir à partir d’un appariement de consciences. La connaissance anthropologique s’impose le plus souvent par le haut ; un chercheur ne donne généralement pas ses résultats à partager ; il les met à distance du lecteur au moyen de différentes techniques visant à montrer qu’il est seul qualifié. Ici, je ne peux évidemment jouer les élites devant les autres participants de l’atelier. Il s’agit au contraire de restituer le phénomène d’enquête en en faisant l’objet d’un savoir partagé de façon à ce que les auditeurs ou des lecteurs puissent s’en saisir. L’anthropologue n’adopte plus une posture surplombante ; au contraire, il va « jouer à être ordinaire », pour reprendre une belle expression d’Harvey Sacks (1984). Il ne se présente plus comme un spécialiste à distance, mais comme un locuteur ordinaire, qui a simplement su prêter une attention ponctuelle à des situations que le quotidien occulte – quand bien même son regard est éclairé de compétences analytiques et théoriques distinctives.
Dans le cadre de cette mission, je vais simplement relire le compte-rendu de l’enquête en exposant ces questionnements et, bien entendu, le matériau phénoménal et psycho-affectif qui les rend possible. La mimesis de ce texte, c’est-à-dire sa réalité textuelle, va permettre aux lecteurs ou auditeurs de s’emparer de ces questionnements par projection métaphorique. Ils ne perçoivent plus leur quotidien de façon physique, mais par le biais du texte. C’est ainsi qu’ils peuvent réagir en retour, à partir des paroles que je rapporte. Ces spectateurs peuvent être des étudiants d’un cours, les auditeurs d’une conférence, les lecteurs d’un article. Dans ce cas, le compte-rendu de ces questionnements s’agrège à un corpus institutionnel et scientifique reprenant les thèmes identifiés plus haut, en particulier : les classes sociales dans le processus d’observation, l’irréductibilité de la voix de l’observé, la possibilité d’en faire un interlocuteur dans le texte académique.
Mais dans un premier temps, cette version savante ne m’intéresse pas. Les lecteurs ou auditeurs sont principalement les participants de l’atelier eux-mêmes. Dans ce cas, l’implication réflexive du chercheur mène à une forme de recherche-action en favorisant des prises de paroles à partir des textes lus. Ici, cette activité a été menée en articulation avec la fonction première des ateliers de théâtre, qui était de favoriser un processus de verbalisation chez les participants afin de mettre leurs souffrances en mots. Il s’agissait de les faire ‘‘exister’’ pour essayer de prendre des initiatives adaptées aux situations de chacun : se séparer d’un conjoint violent, consulter une institution de planning familial, entreprendre des procédures admnistratives, etc. Loin d’altérer cette perspective, la restitution publique de mon implication et de ces questionnements a permis de lui donner un prolongement en décloisonnant la verbalisation possible dans le cadre de l’atelier pour l’étendre à un questionnement plus anthropologique :
Ce sont ces questions que j’ai lues, entre autres, durant les répétitions, devant les autres parents, pour la plupart des émigrants des pays du Maghreb ou d’Europe Centrale. Tous n’ont pas réagi, mais la majeure partie a pris position, rappelant -verbalisant- la singularité de leur parcours d’émigrant.
Le compte-rendu de cette séquence sur Rose-Marie a ensuite été lu lors de la restitution publique. J’y ai exposé les mêmes questionnements, rappelant la caractère fondateur de l’impression de familiarité rompue ainsi que nos deux histoires respectives. L’intéressée était présente. C’est une des apprenties actrices qui fit la lecture de mon texte devant les participants et un public d’une quarantaine de personnes. Après coup, Rose-Marie valida les questions que j’avais posées à son sujet. Elle m’expliqua aussi qu’elle était « très heureuse que le texte existe » et qu’il soit lu en public. Il m’a semblé qu’elle ne parlait pas seulement du texte, mais aussi d’elle- même, Rose-Marie, comme si le texte de l’anthropologue et les disposifs de restitution subséquents avaient permis de restituer une intégrité de sa présence, déjouant par là les pièges de la désinterlocution où tombent souvent les sciences sociales. Rétroactivement, cette perspective apparaît indissociable d’une réflexivité conçue comme description d’une rencontre intersubjective. Donner voix aux observés ne peut se produire sans intégrer la voix retrouvée de celle ou celui qui observe.
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[1] Cf. notamment Vincent de Gaulejac (2012), Florence Giust-Desprairies et Mireille Ciffali (2006), Christophe Newiadomsky (2012).
[2] Le nom de l’association a été volontairement anonymisé.
[3] Inspiré du dramaturge Augusto Boal, son principe est le suivant : une personne en difficulté joue en public le rôle de la personne qu’elle considère comme son oppresseur. Les spectateurs peuvent ensuite proposer des solutions pour venir en aide à la personne opprimée.
[4] Le début de l’atelier a débuté en septembre 2012. Le spectacle a été donné en février 2013.
Chauvier Eric, « L’impression de familiarité rompue en anthropologie : de l’initiation au savoir. L’exemple d’un atelier de théâtre en Seine Saint-Denis », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-impression-de-familiarite-rompue (Consulté le 22 décembre 2024).