Dans la relation d’enquête ethnographique, l’enquêteur s’implique, activement, au même titre que les enquêtés. Cette implication mutuelle donne à la relation sa forme particulière et, partant, son contenu. Elle influence donc les résultats obtenus. Dans le cas de mon expérience de terrain, le rapport enquêteur-enquêté en est ainsi venu à prendre la forme d’un rapport très affectif. C’est cette amicalité de la relation d’enquête que j’interroge ici. Que nous a-t-elle appris des personnes rencontrées et du monde étudié ? A quelle connaissance nous a-t-elle permis d’accéder ? En définitive, ne fut-elle pas nécessaire à faire des enquêtés des sujets de l’enquête ? N’a-t-elle donc pas finalement constitué une condition de possibilité du dialogue anthropologique lui-même ?
Mots-clés : Implication – Réflexivité – Relation d’enquête – Épistémologie
Fieldwork relationship and friendliness
When considering the ethnographic fieldwork relationship, the researcher appears to be actively involved as well as those who s/he investigates. This mutual involvement gives such a relation its distinctive shape and content. It thus affects the obtained results. The relationship between the researcher and the investigated persons during my fieldwork took a very affective form. What I question here is this friendliness with the persons encountered in my field. What does this tell the researcher about the people s/he meets and the world s/he studies ? Which type of knowledge can be accessed by this way ? Ultimately, is affective relationship one of the necessary condition enabling the investigated person to become subject of the study, and thus, enabling the anthropological dialogue itself ?
Keywords : Involvment – Reflexivity – Fieldwork relationship – Epistemology
Depuis mon entrée dans le monde des sciences humaines, la position de l’enquêteur m’a toujours dérangée. L’enquêteur, qui mène l’enquête, actif, suppose son autre, passif : l’enquêté. Quoiqu’il soit possible de la travailler, il est au départ une asymétrie constitutive du rapport enquêteur-enquêté qui tend à faire du premier le sujet de la recherche et du second son objet. Cette inégalité première n’a jamais eu de cesse de me poser problème et de me mettre mal à l’aise : qui étions-nous, nous chercheurs, pour prétendre être ceux qui, d’abord, sauraient poser les bonnes questions ? Ceux qui, finalement, dans le travail d’écriture, sauraient apporter les justes réponses ? De quel droit nous réclamions-nous pour ainsi participer, dans la rencontre avec les enquêtés, à l’élaboration d’une telle relation d’inégalité ? Et nos théories, ainsi bâties, ne produisaient-elles pas de l’inégalité, elles aussi ? Le problème ne datait pas d’hier et n’était pas que mien. Il se posait pour toute l’anthropologie, depuis sa crise à l’issue des décolonisations (Ghasarian, 2002). Le malaise était pour moi à son comble cet été de l’an 2009, alors que j’étais sur le point d’endosser finalement le rôle d’enquêtrice, à mon arrivée sur le terrain, au marché de la Porte Montmartre.
Situé sur le territoire du Nord parisien, ce marché informel d’objets de seconde main, récupérés le plus souvent dans les poubelles, comptait alors quelques centaines de marchands. Je voulais aller à leur rencontre mais, les premiers jours, j’étais encore sans trop savoir comment m’y prendre. A qui m’adresser dans la série des vendeurs qui se suivaient depuis le dessous du pont du boulevard périphérique jusqu’à mi-hauteur de l’avenue ? Qui donc aborder dans la foule des clients qui se pressaient aux abords des étals et dans les allées marchandes ? A quel moment ? N’allais-je pas déranger ces petits groupes animés qui commerçaient et discutaient ? Aussi, je faisais le choix de me laisser guider par les aléas des rencontres. C’était un marchand qui m’interpellait pour me vendre l’un de ses objets et la conversation qui s’engageait. C’était une place libre sur un banc où je m’asseyais aux côtés d’une vendeuse et la discussion qui commençait.
A cette étape de la recherche, je n’avais pas encore à proprement parler d’objet d’étude. Dans le but d’éviter d’imposer trop vite au terrain mes propres attentes et mes propres logiques, je voulais le laisser se dessiner, progressivement, au fil de l’enquête. Pour ce faire il me fallait d’abord le garder ouvert (Althabe, 1990 ; Girola, 2007), pour moi-même comme pour mes interlocuteurs. « Je fais une étude sur le marché. » Ainsi je leur présentais mon travail, au cours de la rencontre, quand le moment s’y prêtait. Mais dans ces premiers échanges, l’enquête n’était en fait qu’un parmi tant d’autres multiples sujets de discussion. Nous parlions marchandise, recette et cours des prix. Nous parlions du temps, des marchands, des clients. De leur fait comme du mien, la relation d’enquête, à ses tout débuts, prenait déjà un tour très informel. Je n’imposais ni thème ni question, ni contenu ni forme de relation. Ils ne me le demandaient pas. Ainsi c’était non seulement l’objet de l’enquête qui restait indéfini, mais encore les positions mêmes de chacun des partenaires de l’échange. Je ne me posais pas seulement en enquêtrice ni eux en enquêtés. La relation, alors encore tout juste à l’état naissant, restait ouverte : nous pouvions nous apparaître dans la multiplicité de nos identités personnelles. Or, pour pallier le malaise que suscitait chez moi la position de l’enquêteur, cette ouverture représentait une occasion et je m’en saisissais. Plus ou moins consciemment, je cherchais à renforcer le caractère informel de notre relation en la personnalisant. Dès les premiers échanges, je leur donnais mon prénom. S’ils me donnaient le leur, je le retenais aussitôt et l’employais bientôt. S’ils ne le faisaient pas, je le leur demandais. Enfin, quand ils se racontaient à moi, comme c’était souvent, je les écoutais avec empathie et n’hésitais pas à me raconter en retour.
Que la relation reste ainsi ouverte et que progressivement elle se personnalise, c’est sans doute le lot commun de bien des relations d’enquête ethnographique. Sur le terrain, l’enquêteur n’est jamais qu’un enquêteur. Il arrive avec toute son histoire sociale, tout ce qui fait sa personnalité et il en est de même pour les enquêtés. Avec le temps long, souvent de mise en ethnographie depuis Bronislaw Malinowski (Malinowski, 2000), ce sont ces épaisseurs personnelles qui font peu à peu la relation et la font toujours à même de déborder le cadre formel de l’enquête. En fait, la relation ethnographique est peut-être bien toujours interpersonnelle et, en ce sens, mon expérience relève du général. Mais là où, sans pour autant devenir unique, elle semble bien relever du particulier, c’est dans la très forte charge affective du lien tissé avec les personnes rencontrées.
Dans cet effort où j’étais de résoudre le problème de l’inégalité de la relation d’enquête, j’espérais qu’en faisant de notre rapport un rapport affectif, nos positions respectives d’enquêtrice et d’enquêtés puissent être parasitées et qu’ainsi, l’asymétrie première de notre relation en vienne à s’éroder. Pour ce faire, je cherchais à leur témoigner ma sympathie. Avant même le moment de la rencontre, j’éprouvais pour eux de la sympathie, pour les situations de vulnérabilité matérielle et symbolique où ils se trouvaient. Je voulais le leur signifier : par le sourire, le contact corporel insufflé et rendu, l’écoute très attentive et l’empathie déjà citée, très manifeste… Ce faisant bien sûr, je guettais toujours leur réaction. Si je me permettais ces démonstrations de sympathie, c’était parce que je sentais qu’elles étaient bien reçues, parce que je pressentais qu’elles allaient m’être rendues ou parce qu’elles l’étaient déjà. Ainsi dès les premiers instants de la rencontre, nous posions ensemble les bases de ce que serait notre relation : une relation qui de travail serait aussi d’amitié.
Mais tout ceci était alors encore à l’état presque inconscient, pour moi tout du moins. Etait-ce parce que j’éprouvais quelque réticence à réfléchir un rapport aux enquêtés si fortement émotionnel qu’il venait mettre en doute mon statut de chercheuse ? Ou bien était-ce tout simplement parce que pour le réfléchir ainsi, j’avais besoin nécessairement du recul du temps écoulé ? Je ne saurais dire. La réflexivité a ses limites, humaines, qui nous placent dans l’impossibilité de jamais comprendre complètement ni notre agir propre ni celui des autres. Nous procédons par traces et par indices et les vérités auxquelles nous aboutissons, aussi probables soient-elles, restent toujours nécessairement parcellaires (Ginzburg, 1989). La réflexivité est un effort, jamais totalement réalisé, toujours partiel. Elle est un horizon.
En tous les cas, c’est bien plus tard dans la recherche que j’ai été amenée à opérer le retour sur la relation que je propose ici, lorsque quelques trois ans après le commencement de l’enquête, j’allais commettre un faux pas qu’il me faut vous conter. Le parcours d’une recherche est toujours plein de virages et de marches-arrière, beaucoup plus tumultueux que le récit qu’en propose le chercheur après-coup (Gribaudi, 1987). S’il se doit de l’aplanir toujours un peu pour en faciliter l’intelligibilité, il se doit aussi, par moment, d’inviter son lecteur à l’accompagner le temps d’une parenthèse, pour lui donner à lire certains des rouages-clés du chemin de la connaissance.
Cela faisait donc déjà trois ans que j’enquêtais mais des questions restaient encore sans réponse. Un nouvel été s’annonçait, une nouvelle page de terrain. J’allais à la rencontre de nouvelles personnes et j’espérais pouvoir avec elles aller plus vite à l’essentiel, rentrer plus directement dans le vif du sujet. Aussi allais-je tenter de procéder différemment, en endossant plus totalement le rôle d’enquêtrice : en me présentant plus fermement comme telle, en posant beaucoup plus de questions et de questions beaucoup plus incisives. Echec ! Des quelques six marchands et marchandes rencontrés cet été-là, aucun d’entre eux ne m’a laissé poser comme j’y aspirais les termes de la relation. Jojo moins que tous les autres.
Il en était allé de même avec les autres personnes rencontrées cet été là. Moins radicalement, moins explicitement, mais, toujours, elles m’avaient signifié qu’il ne serait pas question pour elles de simplement répondre à mon enquête. Toujours elles m’avaient demandé autre chose. Elles m’avaient demandé de rire et de plaisanter avec elles, de partager avec elles boissons et nourriture, de les écouter attentivement et avec empathie parler de ce dont elles voulaient parler, de les écouter parler d’elles comme elles l’entendaient et de me raconter à elles en retour… Tout ce que j’avais toujours fait jusque là de moi-même et sans trop y penser m’apparaissait à présent comme un incontournable de la relation. Pour qu’elle puisse advenir, il fallait que d’enquête, elle soit aussi d’amitié, en ce sens le plus minimal qu’elle repose sur une affection partagée.
Par ce faux-pas tardif, par ce « manquement à l’étiquette » aurait dit Bronislaw Malinowski (Malinowski, 2000 : 64), j’allais être amenée à considérer que l’essentiel, le vif du sujet, n’était peut-être pas tant dans les réponses attendues à mes questions mais là, déjà, dans la forme que prenait notre relation. C’est alors seulement que je décidais d’en faire un objet de recherche à part entière. Qu’est-ce qui était en jeu pour les marchands dans cette forme particulière que nous donnions à la relation d’enquête ? Que visait-elle ? Que permettait-elle ? Que nous disait-elle en somme des personnes rencontrées et du monde étudié ? Ainsi la relation devenait levier de la connaissance. Plus encore qu’un levier, j’allais réaliser qu’elle en constituait la condition même : de la forme de notre relation dépendait son contenu, les résultats obtenus. Si la science humaine est toujours le fruit d’opérations de construction de la réalité (Devereux, 1980 ; Febvre, 2009 ; Malinowski, 1968), si les dites ’données’ du chercheur ne sont jamais simplement recueillies mais toujours élaborées (Geertz, 2003), en ethnographie tout particulièrement, du fait de la relation très rapprochée de l’enquêteur et de l’enquêté, elles le sont dans le « dialogue » (Laplantine, 2002 ; Clifford, 2003) qui s’établit entre ces derniers. Prendre la relation pour objet, c’était alors non seulement la possibilité de mieux connaître mais celle encore de donner à lire au lecteur les conditions de production de la connaissance afin qu’il puisse jouer au mieux ses rôles d’interprète et de critique.
Le jour de ma rencontre avec Jojo, une fois le premier contact établi, nous avions commenté sa marchandise et plaisanté à son sujet. Une demi-heure était passée durant laquelle pas une seconde nous n’avions évoqué mon travail. Ce n’est qu’à mon départ que, recouvrant son sérieux, il m’avait parlé brièvement de lui-même et du marché. Les jours suivants, nous nous étions revus plusieurs fois et, chaque fois, pareillement, il avait tenu à choisir le moment où l’heure serait au travail. Je tentais une question. Lui, taquin, rétorquait : « Tu m’embêtes avec tes questions ! » ou bien : « Non, c’est pas le moment. Plus tard. Pour le moment, allons plutôt manger un morceau. » Ainsi pendant longtemps le rapport de force avait perduré. Si Jojo acceptait de travailler avec moi, c’était à la condition qu’il puisse avoir sur notre travail et sur moi du pouvoir : celui de choisir le moment.
Avoir du pouvoir, sur moi, sur l’enquête, je crois que toutes les personnes rencontrées y aspiraient. Jojo choisissait le moment. Toutes cherchaient à me donner les termes du discours à porter sur leur situation. En introduction, je racontais mes tout premiers échanges avec les marchands quand nous parlions de la clientèle ou du cour des prix. Si ce n’était le jour même, c’était toujours très vite : d’elles-mêmes, les personnes en venaient ensuite à se présenter. Devançant mes questions, elles se racontaient à moi en de courts récits qui tenaient seulement en quelques phrases, parfois même juste en quelques mots. Elles avaient pour cela deux manières. Les unes voulaient souligner les dimensions positives de leur activité. Yvon, par exemple, m’en parlait comme d’un « beau métier » plein de « contact humain » et d’apprentissages quotidiens. Les autres retraçaient pour moi la série des tristes événements qui les avaient peu à peu conduites ici, au marché. Dès le premier jour de notre rencontre, Martin, sans détour et tout d’un trait, m’avait raconté sa chute de l’échafaudage à l’époque où il travaillait encore dans le bâtiment, le handicap et la perte de l’emploi, et puis le divorce, la rue, la dépression… « Et tu vois, c’est comme ça que j’en suis arrivé là où j’en suis aujourd’hui. » Les deux formes étaient en apparence opposées mais leurs visées semblaient identiques : il s’agissait pour les marchands de se déprendre de l’image négative qui marquait leur situation et qu’ils me supposaient, à juste titre, pouvoir partager. A mon arrivée sur la place marchande, j’étais encore tout imprégnée de l’impression très forte de pauvreté qui s’en dégageait : c’était ces corps et ces visages marqués par des vies où l’argent avait manqué, ces étals parfois si peu garnis, cette marchandise si usagée… « Marchés de la misère » disaient alors de nombreux médias et, « misère », le mot circulait souvent Porte Montmartre. En se présentant comme ils le faisaient, les marchands cherchaient à me donner d’eux une autre image : soit, à la manière d’Yvon, en se dépeignant positivement, soit, comme Martin, en précisant que leur situation n’était pas de leur fait, pas de leur faute, que s’ils en étaient arrivés là, ce n’était pas là leur responsabilité mais celle de la vie qui s’imposait. A moi, susceptible de cultiver à leur égard les imageries dominantes et supposée capable de publiciser leur parole, ils cherchaient à dicter le juste discours à porter sur leur activité : un « beau métier » ou le résultat d’une chute involontaire. Je les écoutais avec attention, sérieux et intérêt. Je déplorais avec Martin son triste parcours. Son histoire me bouleversait et il le ressentait. Je relançais Yvon sur la « beauté » de son « métier », sur ses multiples rencontres et apprentissages, et me montrais admirative de tous ses savoirs et de tous ses liens tissés au marché. Ainsi, par mon empathie manifeste, par le mimétisme émotionnel que ma sympathie pour eux suscitait chez moi, je les confirmais dans ces versions d’eux-mêmes.
Jojo choisissait le moment. Martin, Yvon, comme tous les autres, choisissaient les mots. Certains cherchaient même à déterminer pour moi l’objet de l’enquête. On se souvient que je voulais le garder ouvert. « Une étude sur le marché », c’était tout ce qu’ils savaient de mon travail. C’était pour eux la porte ouverte à en influer grandement le cours et ils s’y engouffraient. « Regarde-moi faire », me disait Adama ce jour où, de retour de notre tournée des poubelles, nous vendions ensemble. « Regarde-moi faire pour que tu comprennes bien le monde du marché. » J’obéissais. Je le regardais et, lui, cherchait à guider mon regard, à l’orienter. Pour chacune de ses manières de faire qu’il jugeait importante, il me faisait un signe, levant l’index ou cherchant des yeux mon attention. Le regard toujours sélectionne. Adama cherchait à me faire sélectionner comme il l’entendait. Il voulait me faire voir ce qui, selon lui, était digne d’intérêt, digne d’étude : le savoir-faire relationnel du bon commerçant. Avec cette attitude fragile qui le caractérisait, il laissait le client venir à lui, respectait sa réserve, si réserve ce dernier affichait, puis le séduisait par son humour et par sa douceur, et concluait pour moi : « Tu vois, la transaction marchande, c’est avant tout de la communication ! »
Choisir le moment, comme le faisait Jojo, à la manière d’Adama, déterminer l’important, à l’exemple de tous, se poser en porteur de la parole juste, tenter d’infléchir le point de vue de l’enquêteur et de se servir de l’enquête à des fins notamment de réparation identitaire, c’était pour les marchands le moyen de se faire sujets de l’enquête, d’y jouer un rôle actif. Je les laissais faire. En fait, je ne faisais guère plus que suivre la consigne des manuels du bon ethnographe : laisser les enquêtés influer sur le cours de l’enquête pour que du terrain puisse naître grande partie de la théorie (Beaud et al., 2003). Simplement, je le faisais peut-être d’une manière plus totale que celle communément convenue. En leur témoignant si ouvertement ma sympathie, je me présentais à eux très « vulnérable » (Favret-Saada, 1977 : 40), très à même d’être touchée, atteinte, par leurs propos, par leurs volontés. « Tu es quelqu’un de très sensible », m’avait dit Georges avant d’ajouter : « J’ai le sentiment que tu me comprends, vraiment ». « Sensible » avait dit Georges, « gentille » disait, comme beaucoup, Malik : « Je pourrais pas raconter tout ça à n’importe qui. Si je te le raconte à toi, c’est parce que toi tu es quelqu’un de gentil. » Mon attitude à leur égard, très affective, les incitait à parler parce qu’elle leur donnait le sentiment presque palpable de ce que leur parole pouvait compter, c’est-à-dire être « comprise » et porter à conséquence, en m’atteignant moi d’abord, en en atteignant d’autres à terme, pour peu qu’un jour, je puisse la rendre publique. Cette vulnérabilité que je laissais tant paraître était, je crois, ce qui les enjoignait à se poser si fermement en sujets de l’enquête : en contrôleur du temps, en enseignant pointant l’important, en porteurs d’une parole juste. Comme on l’a vu avec Jojo, ils n’avaient pas besoin que je les y autorise pour prendre sur moi du pouvoir. C’était de lui-même que Jojo m’avait contrainte à reculer d’un pas et à cesser de le questionner. Mon affection, la vulnérabilité qu’elle impliquait, n’était donc pas nécessaire à la prise de pouvoir des enquêtés. Mais elle en augmentait la possibilité. En fait, le désir où j’étais de réduire entre nous l’asymétrie se révélait désir partagé. Je cherchais à ne pas trop prendre sur eux le pouvoir de l’enquêtrice tandis qu’eux voulaient prendre sur moi celui de l’enquêté sujet d’enquête. Ainsi nous étions, eux comme moi, en quête d’un pied d’égalité.
Le rapport enquêteur-enquêté n’était pourtant pas le seul à traverser avec autant d’insistance la relation naissante. Le rapport de classe se faisait lui aussi très saillant dans ces premiers moments et nous cherchions de même à le travailler. Je les ai séparés pour la clarté de l’exposé mais ils allaient en fait de pair dans le processus de la rencontre.
Revenons aux présentations de Martin et d’Yvon. Celles-ci visaient non seulement, comme je l’ai déjà dit, à désamorcer chez moi les imageries négatives qu’ils me supposaient pouvoir porter sur eux. Elles visaient, dans le même temps, à m’amener à considérer que, finalement, nous n’étions, eux et moi, pas si différents que ne pouvaient le laisser supposer nos situations sociales respectives. Après m’avoir très brièvement raconté sa chute, depuis l’échafaudage jusqu’à l’atterrissage Porte Montmartre, Martin avait ajouté : « Avant je venais ici en client… Maintenant je vends… Tu vois, je suis passé de l’autre côté de la barrière. » C’était là sa manière de me communiquer à la fois la violence de l’événement, la soudaineté du passage d’un bord à l’autre, et le fait que, peu de temps auparavant, nous étions encore lui et moi du même bord, du ’bon’ côté de la barrière. Ce jour-là, il ne s’était pas étendu sur l’avant-chute. Son souvenir était trop douloureux et nous nous connaissions si peu. Mais plus tard, il allait y revenir, plus longuement et à plusieurs reprises, comme pour me signifier qu’il était loin d’avoir toujours été cet homme ’diminué’ que je rencontrais. Le souvenir de l’avant, de l’époque où il avait encore, comme moi, emploi et logement, continuait de l’habiter, de faire ce qu’il était aujourd’hui. Il me le rappelait, il insistait, pour réduire la distance de classe qui menaçait de nous séparer, pour gommer un peu cette différence qui risquait de nous hiérarchiser. Or c’était semblait-il ce même effort qu’Yvon poursuivait lui aussi quand il soulignait pour moi la « beauté » de son « métier », plein d’apprentissages. Nous commentions sa marchandise. Il attrapait l’un des objets qu’il proposait à la vente, me racontait une histoire à son sujet, le reposait, en attrapait un autre, racontait. « J’adore ce métier », avait-il dit finalement, « faut connaître plein de choses et t’en apprends tous les jours. Et puis tu rencontres des tas de gens… Et c’est pas que le fric et la marchandise, c’est échanger des idées aussi. » Là, il avait marqué une pause et puis, me regardant fixement, m’interpellant avec les yeux : « Moi j’ai pas fait d’études, mais les études ça fait pas tout. Moi la connaissance, ça a été sur le tas… Mais la connaissance, c’est mon métier. » Si j’étais une universitaire, supposément donc une ’intellectuelle’, et si lui n’était pratiquement jamais allé à l’école, il me disait que ce n’était pas pour autant qu’il n’avait pas lui aussi accès au monde des « idées » et que la connaissance était loin d’être mon seul apanage. D’accord avec lui, je l’approuvais dans ses dires d’un signe de la tête. Dans ces temps des présentations, il s’agissait, pour Martin, pour Yvon comme pour toutes les personnes rencontrées, de travailler le rapport de classe, de tenter d’en amenuiser l’asymétrie, voire de l’annuler. Je participais activement à ce travail. Je les écoutais, je les confirmais, par des « oui », par des gestes, par une foule de petites expressions du visage et du corps qui traduisaient ma sympathie, mon accord.
Cet effort contre l’inégalité de notre rapport passait donc par la parole. Il passait aussi par la pratique et surtout par celle du cadeau. « Tu es gentille toi », m’avait dit Francis ce jour où, finalement, après maintes entrevues durant lesquelles, méfiant, m’évaluant, il ne m’avait pas même adressé la parole, il avait enfin accepté d’entrer en relation avec moi. Par ces mots, il accompagnait son geste, le don qu’il me faisait d’un petit livre qu’il avait attrapé de son étal et qu’il me glissait entre les mains, si soudainement, si rapidement, qu’il ne me laissait pas même le temps de refuser. C’était systématique, étonnamment systématique. C’était toujours ainsi, par un cadeau de leur part – dons de marchandise, de tabac, de boisson, de nourriture – que les marchands me signifiaient leur accord pour que la relation puisse passer de son état naissant à son établissement. Et si j’acceptais de recevoir, sentant que c’était là ce qu’ils attendaient de moi, j’éprouvais toujours, au départ, un certain malaise. Ils possédaient si peu et par rapport à eux je possédais tant. J’avais le sentiment que leurs dons allaient venir encore creuser l’inégalité. C’était pourtant exactement le contraire. Si j’avais ce sentiment, c’était parce que je les définissais a priori négativement : par le manque, par ce qu’ils n’avaient pas. Au moyen du don, ils me signifiaient à l’inverse qu’eux aussi, malgré la pauvreté, étaient capables de générosité. Plus tard j’allais comprendre l’importance que revêtait pour eux l’acte de donner, en les écoutant multiplier les récits de ces moments où ils avaient ainsi fait montre de générosité. Le don était pour eux gage de la valeur de la personne. En l’acceptant, j’acceptais de leur reconnaître cette valeur. Je confirmais qu’ils étaient eux aussi, malgré la pauvreté, capables de se montrer généreux. Ainsi, je participais au combat quotidien qui était le leur pour ne pas devenir ce que les conditions matérielles de leur existence les poussaient à devenir. « Moi, les thunes, j’en ai, j’en ai pas, c’est toujours le même caractère, le même personnage. Un jour j’ai, un jour j’ai pas, je reste le même », me disait Hakim. Il fallait rester soi, malgré le manque, rester le même pour soi-même et pour les autres. Aussi le don était-il très pratiqué, entre marchands, sur la place du marché. Mais alors qu’entre eux la réciprocité était de mise, de moi ils n’attendaient pour leur cadeau aucun retour. J’avais bien essayé de leur rendre la pareille, plusieurs fois. Rarement, ils m’avaient laissé faire. C’était sans doute en partie pour ma jeunesse et pour ma qualité de femme. C’était aussi pour ma situation socio-économique. Avec moi, le don acquérait cette signification particulière qu’il s’exerçait dans le cadre du rapport de classe inégalitaire qui était le nôtre et contre lui. Par leur cadeau, les marchands refusaient d’obéir à la logique qui aurait voulu que le donateur fût celui qui possédât le plus. Ne pas leur donner en retour revenait donc à les laisser prendre matériellement le dessus sur moi quant tout donnait à penser que c’était bien plutôt moi qui, en la matière, avait sur eux le dessus. A contre-courant de notre inégalité de classe, le don devenait ainsi manifestation de notre égalité. Et si je me trouve dans l’impossibilité de savoir s’ils m’auraient ou non donné dans le cas où je ne leur aurais pas témoigné tant de sympathie, certains indices me laissent à penser fortement qu’en ce cas, ils ne m’auraient, pour le moins, jamais tant donné. « Tu es gentille » avait dit Francis pour expliquer son cadeau que rien ne laissait attendre, tandis que Marthe en m’offrant ses bijoux, précisait ainsi le sens de son geste : « Moi je donne toujours aux gens que j’aime ».
Je disais que les marchands n’attendaient de moi aucun retour. C’était vrai pour les dons matériels mais c’était loin d’être le cas pour les dons immatériels. Là, la visée d’égalité qui les animait – qui nous animait – prenait à l’inverse la forme de la réciprocité. Nous faisions connaissance. On l’a vu, ils se présentaient, se racontaient à moi, et cette parole sur soi, vécue par eux comme don de soi, appelait, elle, le contre-don. Si je ne l’avais déjà fait de moi-même, alors les marchands me demandaient de me raconter en retour : « Et toi ? » « Tiens ! Et parlons un peu de toi ! » J’acceptais bien sûr, dans cet effort où j’étais moi aussi de réduire entre nous l’asymétrie. Mais comment ? Qu’est-ce que je choisissais de leur dévoiler ? Que cherchaient-ils à savoir ? C’était selon mes interlocuteurs et selon nos discussions, en écho à leurs propres récits, que je leur livrais tel ou tel élément de ma vie. Mais il était quelques constantes : à presque tous, je disais habiter le quartier du marché et je racontais les Puces de Montpellier où j’allais petite fille avec mes parents pour vendre et pour acheter. J’étais en fait à la recherche de points communs et de terrains d’entente, dans l’espoir moi aussi de nous rapprocher, comme ils l’avaient été au moment de se présenter et comme ils l’étaient encore à présent que c’était à mon tour. En effet, ces mêmes bouts de vie sur lesquels j’insistais pour tisser entre nous des ponts d’identifications étaient ceux-là mêmes qu’ils jugeaient dignes d’intérêt, ceux sur lesquels ils rebondissaient. Marthe me faisait parler du Sud de la France dont nous provenions l’une et l’autre. Avec Adama, Jojo et tant d’autres, nous parlions du quartier qu’ils connaissaient sur le bout des doigts, des différents appartements que j’y avais habités. Les lieux de vie, lieux de provenance et lieux d’habitat, étaient sans nul doute ceux de ces éléments de ma vie qui entraient le plus aisément en résonance avec les leurs. Ils étaient aussi ceux dont ils usaient pour mieux me situer. J’étais « du Sud », j’étais « du quartier ». Ils étaient encore ceux qui leur permettaient de mieux se situer, eux, par rapport à moi. J’étais « du quartier » comme beaucoup. Je venais « du Sud » comme Marthe, Adama venait de Lyon, Jojo de Normandie et Francis était né dans l’Aisne. Au moyen des lieux de vie, nous pouvions nous constituer un espace commun où nous identifier les uns les autres en toute horizontalité.
Arrivée à cette étape du récit, je prends conscience de l’un de ses paradoxes. En introduction, j’annonçais une relation d’enquête ouverte à la multiplicité des identités personnelles. Or je n’ai parlé jusqu’ici que d’identités réduites aux appartenances de classe et aux positions d’enquêtrice et d’enquêtés. C’est qu’elles étaient tout de même très prégnantes, très persistantes, ces positions et ces appartenances. Pour les déborder, il fallait s’y efforcer. Et pour que l’effort porte enfin ses fruits, il fallait le temps et l’affectivité partagée. Alors seulement la relation pouvait se personnaliser.
Dans ce processus, les lieux de ma vie avait joué le rôle de déclencheur. A partir d’eux, les personnes se racontaient à moi en des récits beaucoup plus denses et beaucoup plus longs que ceux du temps des présentations. « Ah tu viens de Montpellier ?! J’ai habité longtemps là-bas moi, je connais bien… » (Marthe). Adama : « Tu habitais vers Porte de Clignancourt… J’en ai vécu des choses Porte de Clignancourt… » Emergeaient alors des biographies qui remontaient souvent jusqu’à l’enfance, qui remontaient toujours aux époques de l’avant-marché, conférant aux personnes une épaisseur temporelle qui les arrachait au présentisme du seul état de marchand. C’était d’abord en tant que marchand qu’ils s’étaient présentés à moi et que je les avais moi-même appréhendés de prime abord. Nous avions jusque-là « focalis[é] le sens sur le présent », ne laissant « voir que certaines catégories de leur existence » (Bruneteaux et al., 2010 : 43). Leur identité pouvait maintenant s’étoffer. En faisant des lieux de vie les supports du souvenir, nous pouvions remonter le temps. Partant des lieux, les personnes se racontaient à présent au travers de biographies denses, aux multiples appartenances, qui leur permettaient de ne pas être seulement définies par le manque, qui les faisaient apparaître en plein et non en creux (Girola, 2011). Adama marquait souvent de très longues pauses dans son récit pour qu’enfin je parvienne à visualiser la petite place, le muret, le banc, l’angle de rue du quartier qui était le nôtre à tous deux et dont il voulait me parler. Il voulait me faire voir pour que le souvenir puisse être complètement partagé. Alors seulement l’histoire pouvait continuer. Avec Jojo, nous passions des heures à déambuler dans ces rues qu’il habitait depuis tant d’années. Ici une maison, là une rue, une école, un bistrot qui faisaient resurgir des souvenirs de famille et de voisinage. La famille, les proches voisins, les amis, les enfants, les amants, les maris, les femmes, en somme ces autres qui avaient compté ou comptaient encore, constituaient le cœur de ces nouvelles biographies. Au souvenir d’un lieu était toujours associé le souvenir d’un quelqu’un. Et souvent, c’était ce quelqu’un qui prenait le relais du lieu pour donner à l’histoire son fil directeur.
Or, là aussi, je faisais partie du récit : j’y étais convoquée, j’en influais le cours. C’était à partir de ce qu’elles percevaient de moi et de ce que mon attitude suscitait chez elles que les personnes se racontaient. « Tu es gentille toi », me disait encore Francis, et il ajoutait : « Tu pourrais être ma fille ». Ce jour-là, il m’avait longuement parlé de ses enfants qu’il ne voyait plus, de l’espoir qu’il avait aujourd’hui de les retrouver. Par ma jeunesse et par mon attitude, « sensible », « gentille », affective, j’évoquais souvent les enfants : ceux que Francis regrettait, ceux qui prenaient soin de Malik, ceux que Marthe chérissait. « Tu pourrais être ma fille. » « Tu me fais penser à mes enfants. » Ces deux phrases revenaient souvent et s’ensuivaient alors des biographies dont les fils et les filles constituaient le début et le terme. S’ils n’étaient plus présents, ils continuaient d’habiter les personnes, de les constituer. « Mes enfants c’est mon sang… Je pense à eux très souvent » (Francis). S’ils étaient encore là, alors, placés au cœur du récit, ils devenaient les moteurs et les sens de la vie même. C’était pour eux qu’on s’était « battu toute sa vie », grâce à eux que l’on continuait, c’était eux qui permettaient de dire que cette vie en valait la peine. « S’il y a une chose dont je suis fière », concluait Marie-Pierre, « c’est d’avoir réussi à élever mes enfants comme je l’ai fait, dans ces conditions. » « S’il y a une chose dont je suis content », disait de même Sarakolé, « c’est mes enfants. »
Aux marchandes comme aux marchands, j’évoquais donc les enfants. Mais aux hommes en particulier, j’évoquais presque toujours d’abord les femmes : celles dont ils avaient été les maris, les amants, les fils. Ainsi, bien souvent, les hommes se racontaient à moi : en un récit dont les différentes femmes constituaient les différents temps. Comme les lieux et comme les enfants, elles formaient les points de départ et d’arrivée de périodes charnières de la vie, et toutes ensemble, totalisaient la vie tout entière. De ces femmes qui rappelaient les ruptures avec trop d’insistance, des mères de leurs enfants dont ils avaient presque tous divorcé, de leurs mères à eux quand elles étaient absentes ou décédées, ils ne parlaient qu’à demi-mots. Mais des amantes, ils parlaient longuement. Ainsi se racontaient-ils en tant qu’hommes, par le biais de ces récits peuplés des femmes qui les avaient aimés et désirés. Ils s’augmentaient parce qu’ils apparaissaient autrement, autres que ces hommes diminués dans leur statut d’hommes, amoindris par les pertes de l’emploi et du lien marital. C’était là ce qu’autorisaient ces récits. C’était là aussi ce qui animait le rapport qu’ils avaient à moi quand il était, comme c’était presque toujours le cas, de l’ordre de la séduction.
Jamais je n’ai autant plu aux hommes qu’à ceux de la Porte Montmartre. Jamais je n’ai autant suscité chez eux de désirs, charnels, sexuels et affectifs. Par des cadeaux, des regards, des manières de se raconter, de se tenir et de se comporter, par un ensemble en somme de tous ces signaux à la fois si difficiles à décrire et si faciles à décrypter, ils me faisaient comprendre que je leur plaisais et cherchaient à me séduire. C’était le cas de presque tous car, pour ces hommes, bien souvent sans femme et blessés par l’expérience des pertes, me plaire à moi, jeune, femme et de classe dite ’supérieure’, représentait beaucoup. C’était pour eux la possibilité d’être à travers moi réhabilités en tant qu’hommes, aimables et désirables. Au-delà, la relation allant en s’approfondissant, en se personnalisant, c’était celle de l’être tout entier, en tant que personnes. Enfin, très probablement, c’était à terme l’espoir de pouvoir un jour, grâce à moi, sortir de leur condition. Or d’une certaine manière, je répondais à leurs attentes, par les sourires, l’empathie, l’attention que je leur offrais, par cette proximité affective que je cherchais à établir entre eux et moi et qui se matérialisait dans l’espace, dans ces contacts corporels que délibérément j’instaurais entre nous pour éviter d’entretenir l’éloignement que je les savais susciter par ailleurs, eux qui portaient sur leurs corps et leurs visages les marques de la figure du miséreux : bouche édentée, vêtements tâchés, corps trop tôt tassé… Bref, par cette sympathie que je leur témoignais et qui, progressivement, se personnalisait, je leur signifiais qu’ils me plaisaient en effet. Et s’il me fallait quelques fois leur rappeler les limites de ce que je pouvais leur donner, ainsi perdurait la relation qui, d’enquête, était à la fois tout affective, et par l’intermédiaire de laquelle ils pouvaient exister en tant qu’hommes, en tant que personnes.
De même avec les femmes, aux formes biographiques répondaient les formes relationnelles : enfant je devenais dans le discours le temps de la remémoration, enfant je devenais dans la relation rapprochée qui s’élaborait pas à pas entre elles et moi. C’était vrai avec presque toutes. C’était particulièrement évident avec Marthe. Le jour de notre rencontre, j’avais voulu m’asseoir à côté d’elle, sur le banc d’où elle surplombait d’un peu son étal. « Je peux ? » – « Oui oui oui… », m’avait-elle répondu comme on s’excuse, l’air gêné, l’air de déranger, d’être de trop quand c’était moi qui m’ajoutais. Avec elle, j’avais eu le sentiment que les asymétries premières de notre rapport allaient jusqu’à menacer d’empêcher tout contact. Je m’étais assise à ses côtés ; elle s’était éloignée de moi au plus loin que le banc le lui permettait. J’avais tenté d’engager avec elle la conversation, commentant sa marchandise ; c’est à peine si elle m’avait répondu, à peine si elle m’avait regardée. Ce jour-là, elle était restée complètement silencieuse. J’avais préféré ne pas forcer son silence. Avec ses compagnes de vente je discutais. Elle, écoutait, en retrait. Une fois seulement mon regard avait croisé le sien, ému et intéressé, quand j’avais parlé des Puces de Montpellier où j’allais petite fille et que Jeanne, l’une de ses compagnes, s’était exclamée : « Ah tu es du Sud ! Marthe aussi est de là-bas… ». Ce fut tout pour ce jour. Mais, dès la fois suivante, Marthe avait changé d’attitude à mon égard. « Alors ! C’est quand que tu descends dans le Sud voir tes parents ? », me demandait-elle, chaleureuse, en guise de bonjour. Ce même jour, elle m’avait offert un bijoux, le premier d’une longue série à venir. Le Sud avait permis qu’entre nous le contact puisse s’établir. J’allais savoir plus tard tout ce qu’il représentait pour elle : le lieu de ses enfants qui lui manquaient tant, ce qu’elle avait « de plus cher au monde ». Marthe affectionnait le Sud, très intensément. Comme il était le lieu de mon enfance et de mes parents, elle supposait qu’il en allait de même pour moi et, encouragée par mon attitude amicale, elle usait de cette corde affective pour amorcer entre nous le lien sur d’autres bases que celles inégales du premier jour. Le temps passant, elle m’avait finalement surnommée sa « petite Mélanie ».
Je crois que sans cette affection partagée, avec Marthe comme avec tous les autres, un tel débordement de la relation d’enquête n’aurait pas été possible. Comment, sinon, se seraient-ils laisser allés à tant me parler de ces lieux, de ces femmes, de ces enfants, de tous ces pans de leur vie qui suscitaient chez eux tant d’émotions ? Où auraient-ils trouvé la confiance en moi nécessaire à ces biographies denses au point d’engager souvent toute leur personne, leur être social tout entier ? Au nom de quoi se seraient-ils autorisés à agir avec moi comme ils l’ont fait, en hommes, en mères, en amis ? L’auraient-ils même souhaité ? Il fallait je crois cette affectivité du lien pour que la relation d’enquête puisse atteindre un tel degré de personnalisation. L’exemple de Marthe le montre bien. Il montre aussi que ce qui était en jeu pour les personnes dans ce processus de personnalisation du lien tenait tout à la fois de l’égalité et de la reconnaissance. Face à l’inégalité première de notre relation, le rapport interpersonnel permettait, si ce n’était de faire disparaître l’asymétrie, au moins de l’éroder, de la parasiter, parce qu’il les faisaient apparaître comme personnes. Ainsi je pouvais, dans la relation, les reconnaître comme telles et c’était pour elles la possibilité augmentée de résister à la réduction de leur identité, en étant avec moi plus que des ’cas d’étude’ et plus que des ’miséreux’ : des personnes, appréciées, des amis.
A l’issue de ce retour réflexif sur la relation d’enquête, j’allais réaliser que ces horizons de reconnaissance et d’égalité qui l’animaient étaient loin de se cantonner à ses portes. Ils traversaient en fait l’ensemble du monde du marché. Ils étaient ce qui faisait l’ambivalence systématique du rapport des vendeurs à l’activité de la vente : ce qui amenait Martin à la considérer comme la dernière des solutions pour l’homme déchu qu’il était devenu ; ce qui enjoignait Yvon à la dépeindre au contraire comme un « beau métier » ; ce qui, en fait, les conduisait tous à osciller entre l’une et l’autre version. Tantôt preuve de leur inégalité, tantôt signe à l’inverse de leur pouvoir et de leur savoir, la vente devenait pour eux problématique, douloureusement problématique. Au-delà, c’était leur rapport au monde du marché tout entier qui posait problème : il était à la fois ce lieu où, entre proches habitués, entre marchands, entre marchands et clients, ils se trouvaient connus et reconnus, jusqu’à nourrir parfois le sentiment d’être « chez soi » ; mais il était en même temps ce lieu qui les ramenait à leur condition, menaçant de les y enfermer. Aussi, vis-à-vis de ces autres, proches et moins proches compagnes et compagnons de marché, avec qui ils partageaient les situations matérielles de la pauvreté et les imageries négatives qui lui étaient associées, là aussi ils oscillaient, entre le sentiment de l’appartenance et celui de la différence. Toutefois, il était des moments, des endroits, où cette ambivalence semblait pouvoir s’annuler : quand ces horizons partagés de reconnaissance et d’égalité s’exprimaient collectivement : à l’occasion des descentes de police qui ponctuaient quotidiennement les jours de vente, à l’occasion aussi du soulèvement récent d’un groupe de marchands qui, publiquement, s’était opposé aux agissements policiers (Duclos, 2014). En réfléchissant la relation d’enquête, en m’efforçant de comprendre la manière dont les personnes rencontrées m’y avaient impliquée, j’avais pu mieux me saisir des sens et des enjeux du monde étudié (Althabe et al., 2004 ; Weber, 1989 : 23).
Mais ce n’est pas seulement que l’enquêteur est impliqué par les enquêtés. De peur sans doute de tomber dans une sorte de subjectivisme narcissique, beaucoup d’approches réflexives en ethnographie taisent le rôle de l’enquêteur lui-même dans la construction de la relation d’enquête. Pourtant l’implication du chercheur sur le terrain n’est jamais que passive. Toujours « il s’engage dans une relation active avec ce qu’il se propose de connaître » (Girola, 1996 : 97). Ses émotions, ses volitions, tout comme celles des enquêtés, imprègnent la relation d’enquête et, par conséquent, les résultats de la recherche. C’est ce sur quoi j’ai voulu insister dans cet écrit en disant mon rapport affectif aux personnes rencontrées, en essayant de voir comment mes aspirations avaient rencontré les leurs et comment, ensemble, elles avaient rendu possible la connaissance. Faut-il en conclure pour autant que, parce que subjective, aucune science du monde humain ne pourrait prétendre à dire le vrai ? Tout dépend en fait de ce qu’on entend par vérité. Il semble qu’en sciences humaines, une connaissance de l’extérieur, purement objective, soit effectivement impossible. Mais est-ce à dire qu’il n’existerait de réalité humaine que celle projetée par celui qui tient sur elle un discours ? Le chercheur sent bien pourtant que, dans le processus de recherche, il se heurte, se confronte, à quelque chose qui lui reste extérieur, à des autres, à un réel qui ne répond pas toujours à ses attentes. La recherche en sciences humaines serait donc une rencontre, un dialogue entre la subjectivité du chercheur et la réalité étudiée, où s’élaborerait une vérité qui ne relèverait ni complètement du subjectif, ni tout à fait de l’objectif (Althabe et al., 2000 ; Girola, 1996), à cheval entre l’ordre de la preuve et celui de la rhétorique (Ginzburg, 2003). Mais si tel est bien le cas, alors il incombe au chercheur une responsabilité : celle de rendre compte de la manière, particulière parce qu’irrémédiablement subjective, dont s’est déroulée cette rencontre, celle, donc, de donner à voir le chemin de la connaissance (Bensa, 2006 ; Girola, 1996 ; Ginzburg, 2006).
Dans le cas précis du travail ethnographique, dans le rapport très rapproché de l’enquêteur et de l’enquêté qu’il implique, cela revient notamment à prendre la relation d’enquête pour objet de la réflexion (Devereux, 1980). C’est ce que j’ai tenté de faire ici tout en m’efforçant de ne pas retomber dans l’écueil objectiviste qui m’aurait conduite à adopter, ce faisant, le regard surplombant de l’observateur extérieur. C’est pourquoi j’ai cherché à ne jamais cesser de m’incarner, en disant mes volitions et mes émotions, en montrant mon implication dans la relation comme je montrais celle des enquêtés, parce qu’il me semblait que c’était la condition de possibilité d’un travail d’objectivation qui ne soit pas pour autant désubjectivant. Il fallait, pour ce faire, « l’entrée du sujet dans son texte » (De Certeau, 1975 : 31). Il fallait que le retour sur la relation soit retour dans la relation, qu’il ne soit pas « déprise » mais « reprise » (Favret-Saada, 1977 : 33), pour que l’enquêteur reste un sujet.
Mais avant ça, en amont du travail d’écriture, il avait d’abord fallu que déjà, dans la relation d’enquête, l’enquêteur apparaisse aux enquêtés comme sujet, qu’il se montre à eux « vulnérable » (Favret-Saada, 1977 : 40). Sans cela, c’est, je crois, le dialogue anthropologique lui-même qui aurait été empêché. Demeuré tout puissant, l’enquêteur aurait manqué de laisser les enquêtés se poser eux aussi en sujets de l’enquête pour jouer au mieux le rôle actif qui est le leur dans la production de connaissance (Girola, 1996). Il avait donc fallu travailler l’asymétrie du rapport enquêteur-enquêté et ce travail appelait l’affectivité. Que la relation d’enquête soit aussi d’amitié, ce fut notre manière particulière – ni universelle, ni pour autant unique – de répondre au problème de l’inégalité de notre rapport. Ce fut notre manière de parvenir à un dialogue où sans jamais fusionner, nous avons pu nous rapprocher, où sans que l’ethnographe cesse d’avoir le dernier mot, sa voix puisse s’articuler à celle des personnes rencontrées pour tracer ensemble le chemin de la connaissance. « Le rapport affectif […] exclut souvent par son contenu tous les autres », écrit Georg Simmel (Simmel, 2010 : 656). Sans doute faut-il nuancer un peu l’assertion. Jamais l’inégalité de notre relation n’a complètement disparu. Mais son érosion a, je crois, rendu possible la rencontre, le dialogue et, partant, la connaissance anthropologique.
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