Demoulin Jeanne, Tribout Silvère
En nous appuyant sur nos expériences de doctorat, nous interrogeons la manière dont le dispositif CIFRE (Convention Industrielle de Formation par la Recherche) permet d’encourager une démarche réflexive chez des professionnels de l’urbain et chez des chercheurs. En décrivant les dispositifs dans le cadre desquels nous avons travaillé avec des professionnels sur les questions de la participation des habitants et du développement durable, nous montrons que plusieurs processus de légitimation sont nécessaires pour parvenir à imbriquer implication et réflexivité tant chez les acteurs des organismes d’accueil que chez les apprentis-chercheurs.
Mots-clés : Observation participante, réflexivité, implication, dispositif CIFRE
Building spaces of reflexivity to analyse and transform professional practices : a legitimating work.
This article, based on two PhD fieldworks, questions the way “CIFRE” PhD (PhD research funded through a work-contract within an organisation supported by subsidies from the French government) can encourage urban professionals and researchers to adopt a reflexive approach on their practice. In this PhD arrangement we worked with professionals around two issues : citizen participation and sustainable development. We show that several legitimation processes are necessary to interlink involvement with reflexivity among both urban professionals and researchers.
Keywords : participant observation, reflexivity, involvement, CIFRE
Comment faire en sorte que des professionnels de l’urbain s’approprient deux injonctions publiques majeures de la conception et de la gestion de la ville aujourd’hui, la participation des habitants et le développement durable ? Telle était la question que se posaient les dirigeants de l’organisme HLM [1] d’une part et de l’agence de maîtrise d’œuvre urbaine [2] d’autre part, à qui nous avons respectivement proposé de collaborer dans le cadre de nos recherches de doctorat. Si les salariés de l’organisme HLM acceptaient difficilement de discuter leurs manières de faire avec les locataires, si ceux de l’agence de maîtrise d’œuvre considéraient le développement durable, certes comme un objet porteur mais aussi comme un carcan supplémentaire dans la conception et la réalisation de leurs projets, les deux entreprises devaient trouver les moyens de se conformer à ces injonctions afin d’assurer leur existence et leur reconnaissance sur la scène des concepteurs et gestionnaires de la ville. Dans nos projets de thèses, nous nous interrogions sur la manière dont les pratiques professionnelles évoluent au contact de telles injonctions. Nous souhaitions privilégier une méthode de recherche par immersion et observation participante, considérant que celle-ci apporte de clairs avantages en matière de production de données : « cette méthode permet de vivre la réalité des sujets observés et de pouvoir comprendre certains mécanismes difficilement décryptables pour quiconque demeure en situation d’extériorité » (Soulé, 2007 : 128).
Le dispositif de Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE), mode de financement de thèse associant un laboratoire de recherche, un organisme d’accueil et l’Agence Nationale pour la Recherche et la Technologie (ANRT), est apparu comme un outil approprié pour répondre aux attentes des entreprises et aux nôtres. L’entreprise confie au doctorant « une mission de recherche stratégique pour son développement socio-économique » [3] tandis que le doctorant est autorisé à s’immerger dans l’organisation. Il peut ainsi observer au quotidien les pratiques des acteurs, mener des expérimentations aux côtés des professionnels et analyser l’évolution de leurs logiques d’action tout en réfléchissant avec eux aux raisons de ces évolutions.
Après plusieurs discussions au sujet d’une éventuelle collaboration, nous avons soumis aux entreprises nos premières hypothèses de travail : d’une part, la manière dont les salariés répondent aux injonctions du développement durable ou de la participation habitante peuvent être le fruit d’impensés autant que de choix argumentés ; d’autre part, aucun changement ne peut avoir lieu en intervenant de manière normative et prescriptive. Nous nous inscrivons pour ce travail dans la lignée des théories sociologiques (des organisations et de l’action) qui stipulent que les logiques d’action des individus sont à rechercher dans la relation qui s’instaure entre la liberté de l’acteur, le sens et la légitimité qu’il confère à ses activités et le cadre culturel, cognitif et normatif des structures dans lesquelles il s’insère (Amblard et al., 2005).
Il nous a donc paru intéressant de travailler à la mise en place d’espaces susceptibles de favoriser la réflexivité de ces professionnels sur la manière dont ils intègrent dans leurs pratiques les questions de participation habitante ou de développement durable. La notion de réflexivité est ici comprise comme « mécanisme par lequel le sujet se prend pour objet d’analyse et de connaissance » (Rui, 2010 : 21). Chaque acteur « se regarde agir comme dans un miroir et cherche à comprendre comment il s’y prend, et parfois pourquoi il fait ce qu’il fait, éventuellement contre son gré » (Perrenoud, 2002 : 3). Il existe « deux temps de la réflexion sur l’action » (« le temps de l’action en cours » et « le temps de l’après-coup » dont la fonction d’apprentissage est primordiale) qui permettent à chaque praticien d’analyser « son propre habitus, ses schèmes d’action » mais également « le système d’action collective dont il est une composante » (ibid). Mais la réflexivité n’est pas qu’un exercice individuel. Elle constitue aussi l’une des conditions de l’apprentissage organisationnel, permettant à chaque « organisation d’acquérir des compétences » (Koenig, 2006 : 299).
Comment encourager un tel processus chez des professionnels de l’urbain ? À quelles conditions des espaces de réflexivité peuvent-ils se construire ? Au sein de l’organisme HLM, Jeanne Demoulin suivrait les salariés pour réfléchir avec eux aux problématiques rencontrées concernant la participation des locataires, proposerait des synthèses et des études pour capitaliser les expériences menées et encadrerait des ateliers de réflexion et de mise en pratique sur le sujet. Dans l’agence de maîtrise d’œuvre, Silvère Tribout organiserait une série d’ateliers de travail, réunissant régulièrement l’ensemble des salariés, pour co-construire de nouveaux savoirs et faire émerger un regard critique autour de la durabilité. Les deux doctorants seraient dans le même temps invités à s’impliquer dans les activités quotidiennes des structures tout en produisant en parallèle un travail de recherche scientifique. Cette démarche s’apparente à une recherche-action, au sens d’une intervention active qui vise un double objectif : « produire du changement social, afin d’atteindre un but pratique, fixé d’avance » et « produire de l’information nouvelle, en vue d’un élargissement des connaissances scientifiques du terrain concerné » (Van Trier, 1980 : 179). Il s’agit dans les deux cas, d’une recherche-action associée « où la volonté de changement est portée par des membres d’une institution et l’intention de recherche par les membres d’une équipe appartenant à un laboratoire extérieur » (Liu, 1997 : 20).
Si, au commencement de nos missions, les salariés des entreprises d’accueil ont semblé adhérer à l’idée de construire une démarche réflexive, la mise en œuvre d’actions pour y parvenir ne s’est pas faite sans difficultés et ajustements. Pour les analyser, nous montrerons que l’action des professionnels peut être comprise en fonction des registres de justification qu’ils mobilisent dans la tradition sociologique des économies de la grandeur (Boltanski, Thévenot, 1991). En outre, nous montrerons le poids que joue l’environnement sur les pratiques des organisations et de leurs salariés (Foudriat, 2011) tout en rappelant que dans les situations étudiées : « les acteurs, […], ne sont pas seulement des objets de domination, […] ils demeurent actifs, […] [et] sans leur implication et sans l’appropriation des outils, les changements ne peuvent tout simplement pas avoir lieu. […] Le sens qu’ils donnent à leur propre action et leur attitude face aux décisions sont déterminants. » (Bernoux, 2010 : 9-10).
Nous identifierons trois conditions nécessaires pour construire des espaces de réflexivité qui s’articulent toutes autour d’un travail de légitimation. Nous avons d’abord constaté que pour les salariés la légitimité des injonctions que constituent la participation des habitants et le développement durable était toute relative. Comment ces derniers perçoivent-ils ces injonctions ? Quelle place prennent-elles dans leurs référentiels ? Ensuite, nous avons été confrontés à la manière dont nous étions perçus par les salariés, en tant que porteurs symboliques ou représentants du processus de réflexivité. Il nous fallait trouver une place au sein de l’entreprise qui nous permette d’être acceptés et légitimés dans notre rôle. Étions-nous strictement praticiens (exécutant des missions similaires à celles de nos collègues), consultants (prestataires de services en conseils) ou chercheurs (producteurs d’analyses et de connaissance) ou devions-nous adopter une posture permettant d’hybrider ces statuts ? La multiplicité voire l’hybridation de ces postures et la situation d’’indéterminité’ qu’elle a pu induire seront interrogées puisque nous pensons que la démarche n’aurait pas été appréhendée de la même manière si elle avait été portée par un salarié ’ordinaire’. Enfin, nous avons eu à nous assurer de la légitimité des dispositifs mis en œuvre auprès des salariés. Comment faire en sorte que les salariés s’impliquent dans les dispositifs ? Comment comprendre leurs paroles et leurs actions au cours des ateliers proposés [4] ?
En analysant la légitimité des démarches proposées à travers ces trois dimensions, nous montrerons que l’exercice de réflexivité doit également s’appliquer aux porteurs de la démarche. Comme le montre Gilles Herreros, « l’intervention comprise comme analyseur exige du sociologue qu’il s’inclue dans le jeu qu’il est supposé comprendre » (Herreros, 2004 : 87). Le sociologue ne peut plus dès lors « prétendre établir avec la situation étudiée un rapport d’extériorité ou de froide neutralité » (ibid.). Catherine De Lavergne invite quant à elle chaque « praticien-chercheur », à mener un « audit de subjectivité », qui permet d’« identifier les éléments de [sa] subjectivité qui […] [ont semblé] intervenir dans le processus de recherche, du choix du thème à la diffusion des résultats, en passant par l’entrée sur le terrain » (De Lavergne, 2007 : 34). Ce travail de réflexivité sur nos méthodes de recherche et nos interventions permettra en particulier d’expliquer les multiples adaptations de nos missions, de nos activités et des dispositifs mis en place.
La « participation des habitants » et le « développement durable » font aujourd’hui l’objet d’un discours argumenté aux niveaux national et international [5] qui vise à convaincre citoyens et acteurs des bienfaits de leur application. Les registres d’argumentation défendant la participation ou le développement durable ne reposent pas sur les mêmes références mais tendent tous deux à promettre un avenir meilleur. En participant à l’élaboration et à la mise en œuvre de politiques qui les concernent, les habitants seraient mieux informés, pourraient faire part de leurs souhaits pour que les décisions prises correspondent à leurs attentes. Les administrations et entreprises pourraient ainsi adapter leurs actions pour qu’elles correspondent davantage aux bénéficiaires. Grâce au développement durable, chacun participerait à l’économie de ressources naturelles limitées et assurerait aux générations futures un environnement préservé et socialement inclusif. Ces discours concourent à légitimer les textes règlementaires qui les encadrent depuis le début des années 1990 et à assurer l’engagement de professionnels pour garantir leur traduction opérationnelle. Si les professionnels ne font pas cas de ces injonctions, ils peuvent voir leurs subventions refusées, leurs projets critiqués ou leur moralité interrogée. Si, à l’inverse, ils les prennent en compte, une valorisation de leurs pratiques est susceptible d’en découler, tant la concurrence entre les acteurs s’est développée autour de ces questions depuis une vingtaine d’années (Ingallina et al., 2007). Cette prise en compte de la participation habitante ou du développement durable rappelle que « depuis les années 1970, l’environnement est devenu un facteur primordial pour les organisations et leur pérennité » (Foudriat, 2011 : 39).
À de nombreuses reprises, les vertus du « développement durable » ou de la « participation habitante » ont pu être reconnues par les acteurs des entreprises d’accueil. Le développement durable permettrait de revenir « à des principes ancestraux de composition des territoires […] remis au goût du jour et de façon un peu moderne. […] Il y a une réflexion sur le territoire qui était constitué, qui a une histoire, une fonction » note un paysagiste de l’agence de maîtrise d’œuvre. L’intégration d’une démarche de développement durable apparaît comme un moyen de servir un bien collectif, le territoire d’intervention. Mais cela constitue également une obligation : il convient de proposer une telle démarche « dans tous les concours, dans tous les cahiers de charges ». Il en va de même pour la participation : certaines subventions publiques que reçoivent les organismes HLM sont accordées à la condition d’engager une démarche participative avec les locataires et, dans le même temps, les salariés considèrent que la participation permettrait d’améliorer la satisfaction des locataires. En outre, ces objets seraient des moyens pour les acteurs d’interroger leurs propres pratiques. Un concepteur de l’agence de maîtrise d’œuvre explique lors d’un atelier de travail : « En fait ça relie les trois entités [architecture, urbanisme, paysage]. Ça donne un lien à l’agence qui n’existait pas. Ça apporte aussi une ouverture d’esprit et des confrontations qui sont intéressantes. ». Le développement durable donnerait du liant aux métiers de la conception urbaine et interrogerait différemment les fondements des interventions des professionnels.
Ces objets semblent ainsi légitimes pour les acteurs en ce qu’ils répondraient d’une part à une logique de conscience collective, principe supérieur commun du « monde civique » (Boltanski, Thévenot, 1991) auquel, sinon les entreprises du moins certains salariés, se réfèrent. Mais en parallèle, leur prise en compte répond aussi à une logique de différenciation, et de concurrence, principe supérieur commun du « monde marchand » (ibid.). Ce dernier point rappelle la nécessaire adaptation de ces organisations face aux exigences extérieures, auxquelles elles doivent répondre, comme le montrait dès les années 1960, la sociologie de la contingence (Amblard et al., 2005).
Cependant, ces objets se caractérisent par un flou conceptuel et n’offrent que peu de garantie sur les promesses annoncées. Les professionnels se trouvent par conséquent confrontés à des impératifs dont ils ne maîtrisent ni les tenants ni les aboutissants. Au sein de l’organisme HLM, la conduite de processus participatifs avec les locataires génère ainsi une forte réticence chez les professionnels qui craignent pour beaucoup de se retrouver face aux locataires et de devoir interagir avec eux. De plus, la mise en œuvre des dispositifs demanderait un temps de travail important et pourrait avoir un coût financier non négligeable sans pour autant garantir une efficacité opérationnelle. Au sein de l’agence, le développement durable est synonyme de contraintes économiques, organisationnelles, et techniques nombreuses, encore peu maîtrisées. Sa mise en œuvre implique une multiplication des acteurs, fréquemment dénoncée comme une difficulté, voire un risque financier. On peut ici constater un ’conflit’ entre les logiques du « monde industriel », auxquels appartiennent ces structures, appelant à une certaine efficacité et une performance dans les activités professionnelles (Boltanski, Thévenot, 1991) et les contraintes temporelles et financières induites par la prise en compte des deux objets [6]. Une autre source de réticence est certainement cognitive : comment articuler, intellectuellement, les principes, valeurs et nouveaux champs d’intervention de ces injonctions avec les cadres cognitifs, normes, valeurs et pratiques quotidiennes de chaque acteur ? Lors d’une discussion informelle, l’un des membres de l’agence d’architecture a ainsi pu qualifier le développement durable de ’verrue’, de cadre d’action certainement nécessaire mais difficile à articuler avec son propre cadre de penser et d’agir.
Les professionnels, se sentant pris dans les rets d’injonctions étrangères, soumis à des objets peu préhensibles et sources de difficultés multiples, ont révélé une certaine résistance pour analyser de manière critique leurs propres pratiques. Un glissement s’est alors opéré depuis la remise en question (au moins partielle) des objets de réflexivité vers l’exercice difficile de réflexivité. « À force de tout rationaliser, intellectualiser, etc., on oublie un peu le fond de notre métier » note un salarié de l’agence au cours d’un atelier. « Il y a des degrés, je sais. L’information, la consultation, la coproduction… Mais je ne vais pas passer mon temps à réfléchir sur des concepts. On est dans le pragmatisme ! » affirme une salariée de l’organisme HLM avec qui J. Demoulin réfléchissait sur la manière de mener une concertation avec les locataires. Ces interventions témoignent des difficultés rencontrées par les professionnels pour articuler au quotidien exercice de réflexivité et impératifs immédiats du travail professionnel. Les salariés faisaient preuve d’une certaine résistance à s’engager dans une démarche qui adopterait une méthode de recherche, c’est-à-dire dans une voie qui tendrait à ’rationaliser’, ’intellectualiser’, ’réfléchir sur des concepts’. Les salariés recherchaient le ’pragmatisme’ et opposaient ainsi le savoir dénué de sens pratique de l’intellectuel au savoir pratique du professionnel de l’urbain. Le scepticisme à l’égard d’objets qui viennent bousculer leurs habitudes, leurs valeurs et leurs cultures de métier alors même qu’ils paraissent bien peu opérationnels, contraignants et peu maîtrisés, peut ainsi constituer un premier frein pour faire entrer les professionnels dans une démarche réflexive. Mais l’adhésion à une démarche réflexive dépend également de la manière dont les professionnels perçoivent et considèrent les porteurs de réflexivité.
La rencontre entre monde de la recherche et monde de l’entreprise peut s’avérer complexe : les objectifs, objets, cadres de référence et méthodes de travail des chercheurs et des praticiens sont la plupart du temps bien distincts (Kohn, 2001). Nous avons été confrontés à plusieurs reprises à la nécessité d’expliquer ce qu’était une recherche et à devoir justifier son rôle social. Nous avons également été sollicités pour démontrer l’utilité de nos propres recherches, généralement lors de discussions informelles et courtes. La difficulté de l’exercice n’avait pourtant d’égal que sa nécessité pour acquérir une légitimité au sein de nos entreprises respectives.
La plupart des justifications que nous avons eu à produire faisaient suite à des remarques qui opposaient le penser et le faire par l’invocation des légitimités qui y sont associées (Boss, 2000). Alors que le praticien serait face à un problème ici et maintenant qu’il doit résoudre le plus fréquemment dans l’urgence, le chercheur construirait un objet, qui n’existe pas comme tel dans le monde réel, en sélectionnant les phénomènes et en étudiant leurs rapports (Kohn, 2001). L’agir, le concret, le rattachement de toute action au ’réel’ constituent des valeurs portées par nos entreprises d’accueil et la majorité de leurs salariés, pour qui le penser ne peut avoir de légitimité que s’il trouve une application directe. Lors d’un atelier de travail, un paysagiste de l’agence explique ainsi : « je pense que c’est bien d’avoir une partie un peu théorique, et puis une partie […] [où] on rentre dans un exemple même si ce n’est pas exhaustif, même si c’est juste survoler un sujet, mais arriver à […] rentrer directement dans le concret, je pense que c’est ce qui nous attire un peu tous dans tes présentations, […] cette dimension réelle ». Nombreuses furent les remarques de la part de collègues pour qui la recherche, aussi intéressante soit-elle, n’en restait pas moins du seul ressort du penser.
Le scepticisme affiché à l’égard de la recherche a pu être renforcé par les temps de présence et d’absence au sein des structures d’accueil. Parce que nous n’étions physiquement présents qu’à mi-temps dans les entreprises, le manque de visibilité des professionnels sur nos activités en dehors de ces structures a pu conduire à des interrogations sur notre statut de travailleur. Même si nous expliquions à nos collègues les activités habituelles de tout doctorant, les remarques telles que « tu peux aller au cinéma ces jours-là » ou encore « bon week-end ! » les mardis ou mercredis soirs étaient fréquentes.
La quête de légitimité du chercheur au sein des organismes d’accueil nécessite la construction d’un argumentaire efficace (développé ci-après) ou la mise en œuvre d’actions permettant de légitimer le rôle de la recherche, dans l’absolu tout d’abord, puis dans le cadre d’une activité opérationnelle.
À cette difficulté peut s’ajouter l’illégitimité de l’instigateur de réflexivité, lorsque celui-ci ne possède pas d’expérience solide dans le métier ou la profession dont il a la charge de questionner les pratiques quotidiennes.
Comment insuffler un changement au sein de professions dans lesquelles nous n’avons que peu d’expérience ? Conscient des limites de ses connaissances et compétences et ne souhaitant pas donner des recettes préétablies, S. Tribout a considéré qu’il serait judicieux de mener des séances de réflexion autour des pratiques des acteurs, pour aboutir à des prescriptions d’ordre général ou méthodologique. À plusieurs reprises, cette posture de ’consultant’ au regard extérieur et distancié a été saluée pour la réflexivité qu’elle pouvait apporter. Néanmoins, il lui a été rappelé plusieurs fois que la conception et la réalisation de projets comportaient des réalités et contraintes qui dépassent largement les seuls principes, valeurs et méthodes. Plusieurs collègues ont ainsi souhaité qu’il intègre une équipe de projet afin qu’il se rende compte, ’concrètement’, des ressorts du métier de la maîtrise d’œuvre [7].
Il est également apparu que l’adhésion des salariés à la démarche que nous portions, reposait sur le statut qui nous avait été attribué par nos contrats de travail. S’il n’était pas nécessairement connu de source sûre par nos collègues, il pouvait être deviné et conduire à considérer le doctorant d’après son statut ’inférieur’ dans l’entreprise. Ce fut le cas de J. Demoulin, embauché en tant qu’agent de maîtrise sans aucune responsabilité hiérarchique dans une structure dans laquelle les cadres et les managers jouissent d’une reconnaissance prédominante par rapport aux autres salariés. Les termes des contrats CIFRE permettent d’employer les doctorants à un salaire minimum, bien inférieur à celui auquel ils pourraient prétendre au regard de leur qualification même en première embauche. Cette rémunération à bas coût (bien que non systématique [8]) conduit à rapprocher le statut du salarié-doctorant de celui d’un étudiant en stage ou en contrat de professionnalisation, de passage dans l’entreprise, affecté à des missions annexes orientées vers son apprentissage professionnel et non vers le développement de politiques stratégiques pour l’entreprise.
Le statut peut également être celui d’un ’consultant’, travaillant ’aux côtés’ des salariés, sans rapports hiérarchiques à proprement parler comme ce fut le cas pour S. Tribout. La mobilisation des salariés ne reposait donc dans ce cas que sur une démarche de volontariat, sans aucune obligation de participation. Cette liberté accordée aux salariés repose sur l’idée que ce n’est pas tant l’obligation de participation que le contenu et les méthodes développées qui contribueraient à les faire entrer dans un processus de réflexivité. La libre participation a aussi constitué un moyen d’évaluer la réception par les acteurs des dispositifs mis en place. C’est aussi en analysant ces fluctuations de participation que les méthodes et contenus ont pu évoluer au cours des trois années.
L’acquisition d’une légitimité au sein des entreprises observées s’est faite, pour l’un comme pour l’autre, par une participation accrue aux activités quotidiennes de l’entreprise. Selon la catégorisation établie par Patricia et Peter Adler (1987), l’observation participante que nous avons menée était initialement « périphérique » avant de devenir « active » : de simple « observateur témoin » nous sommes progressivement devenus « co-acteur » (Olivier De Sardan, 1995) et observateurs privilégiés. Au-delà de la confiance, S. Tribout devait acquérir une légitimité en tant que professionnel de l’urbain. En travaillant aux côtés de ses collègues (notamment dans le cadre de concours d’urbanisme), il a pu prouver qu’il pouvait être force de propositions opérationnelles et capable de mener une ’activité concrète’. Cette démarche lui a permis de se familiariser avec les savoirs, savoir-faire et valeurs des professionnels côtoyés, de comprendre le fonctionnement de leurs professions, garantissant ainsi une plus grande pertinence des propos tenus lors des ateliers de travail et une plus grande pertinence de l’analyse pour sa thèse. Embauchée en tant que chargée d’études en développement social, J. Demoulin avait des missions qui lui imposaient un travail de bureau et ne permettaient pas d’appréhender le quotidien de ses collègues, très souvent en déplacements. Elle était chargée d’activités périphériques dont l’utilité directe pour les autres membres restait à prouver. Elle a alors proposé de mettre en œuvre des projets de développement social, au même titre que ses collègues. L’accès à ces nouvelles missions l’a conduite à être acceptée comme une pair, occupant une fonction alors nécessaire à l’entreprise. Suivant une posture identique à celle de S. Tribout, cette adaptation des missions lui a aussi permis de mener le travail d’observation participante nécessaire à la réalisation de la recherche.
Nous avons ainsi eu accès à des moments d’observation privilégiés au cœur de l’action, à des discussions informelles entre collègues, à des moments de confidence. Cette posture ethnographique a pu faire l’objet de remises en cause scientifiques portant notamment sur la subjectivité du chercheur et les conséquences de sa présence sur le terrain (Cuny, 2009). Elle a néanmoins été revendiquée par de nombreux chercheurs qui soulignent, à l’instar de Ruth Canter Kohn, la valeur ajoutée du « chercheur de l’intérieur » : « cette appartenance lui donne accès à des connaissances sur ce groupe social auxquelles le chercheur venant de l’extérieur accède bien plus difficilement, et il peut entendre et comprendre des choses incompréhensibles à quelqu’un venant ponctuellement » (Kohn, 2001 : 20). Nos postures scientifiques nous encouragent ainsi à accorder toute sa valeur au fait de partager l’histoire des sujets que nous étudions.
Pour autant, l’équilibre entre implication active et réflexivité doit être constamment réinterrogé, car il induit en soi plusieurs risques. D’abord, l’un comme l’autre avons pu nous retrouver débordés par certaines missions ’opérationnelles’. Si nous avons ainsi pu vivre le travail des salariés observés en parallèle, et ainsi accroître l’empathie dont nous souhaitions faire preuve dans nos recherches, et si cela n’a pas empêché un travail de réflexivité « en cours [d’action] » (Perrenoud, 2004), certaines démarches de réflexivité collective ont perdu en intensité. C’est par exemple le cas des ateliers réalisés dans l’agence d’architecture, lorsque, pendant près de six mois, S. Tribout s’est impliqué dans deux concours d’urbanisme.
Ensuite, nous avons risqué de perdre de vue l’essence même de la collaboration, apportant parfois davantage en qualité de main-d’œuvre supplémentaire qu’en qualité de chercheur. Pendant plusieurs mois, le travail de J. Demoulin a ainsi consisté uniquement à accompagner des associations d’habitants dans leurs projets.
Les deux expériences montrent ici que le statut du porteur de réflexivité est particulièrement important pour comprendre ce qui encourage ou non les acteurs à adhérer à une telle démarche. Si certaines dimensions de ce statut ne peuvent changer que dans le temps long (rémunération ou place hiérarchique dans l’organigramme des structures), la légitimité du porteur de la démarche peut néanmoins évoluer en fonction de sa capacité d’adaptation, d’apprentissage du métier pour dès lors rendre son discours plus intelligible et adapté aux attentes des salariés. S’appuyant sur des statuts en partie similaires (chercheurs en sciences humaines, jeunes praticiens) et en partie différents (rémunération, place hiérarchique), c’est bien cette posture d’intégration et d’adaptation que nous avons adoptée pour renforcer la qualité des démarches d’intervention et de recherche.
Nous avons proposé aux professionnels des dispositifs évolutifs qui ont permis de prendre en compte leur intérêt et leur réactivité quant aux démarches engagées. Nous avons tous deux commencé par imaginer des espaces de réflexivité appelés « ateliers » dans lesquels les professionnels étaient notamment conviés à discuter de leurs pratiques. Au sein de l’organisme HLM, cette proposition n’a jamais été réalisée. Les professionnels, estimant que les ateliers seraient une réunion de plus, ne voulaient pas encourager la « réunionite » ambiante. Les discussions furent nombreuses, mais informelles. Elles prenaient davantage la forme de plaidoyers, de réquisitoires contre ce qui ne fonctionnait pas dans le travail de chacun [9]. Le temps particulièrement court de ces discussions et le besoin des professionnels de ’décharger’ leurs émotions ne permettaient pas d’aller au-delà. À quelques occasions cependant, J. Demoulin et ses collègues prirent le temps de discuter plus calmement et plus longuement. Ces discussions se révélèrent très riches. Ses collègues lui firent savoir qu’elles les avaient fait réfléchir, leur avaient permis de prendre de la distance par rapport aux évènements quotidiens et de formuler des solutions plus réfléchies aux problèmes posés. Au sein de l’agence en revanche, cette proposition a été formalisée. Le contenu des ateliers a d’abord été pensé autour de thèmes ou problématiques larges, permettant d’aborder des points réglementaires, des résultats de recherches ou des retours d’expériences [10]. L’objectif était de questionner les pratiques des acteurs alors présents. Le but était également d’intéresser, autour d’une même présentation, tout autant les architectes, les urbanistes et les paysagistes. Il semblait à S. Tribout que chaque participant ferait l’exercice de traduction des réflexions menées lors des ateliers, dans ses propres pratiques en évitant toute prescription normative. Cette approche fut en partie saluée à l’issue de la première année de travail comme l’indiquent les propos d’un salarié de l’agence au cours d’un atelier : « Je pense que ça apporte un peu […] d’intérêt à l’agence. […] On est un peu dans nos certitudes et dans nos fonctionnements. À un moment donné, les ateliers du lundi, c’est la première fois qu’on parle […] ensemble, les uns et les autres, qu’on se confronte ». Ces ateliers ont ainsi constitué des espaces d’échanges et de confrontations, permettant aux salariés de comprendre et apprendre des représentations, approches, connaissances, savoir-faire et expériences de leurs collègues sur les questions de développement durable.
Ces deux démarches initiales ont cependant révélé les limites de l’exercice de réflexivité « après-coup » (Perrenoud, 2002) : elles n’offraient pas de traduction opérationnelle immédiate aux professionnels. Au sein de l’organisme HLM, les discussions informelles ne permettaient pas de systématiser la démarche réflexive et soumettaient le dispositif aux aléas des emplois du temps extrêmement chargés. Au sein de l’agence d’architecture, plusieurs remarques ont pu émerger. Elles ont d’abord porté sur le caractère peu opérationnel des ateliers. Un architecte-urbaniste suggéra que les ateliers s’en tiennent à des cadres « un peu techniques [et] structurés autour des projets » pour ne pas « dériver sur des réflexions philosophiques générales », afin qu’il soit possible de « reverser [leur contenu] dans les projets ». Cette intervention révèle la nature (pratique et technique) de la plus-value attendue des ateliers et le caractère insuffisant de dispositifs qui ne seraient que le lieu d’échanges, de réflexions et de réflexivités individuelles et collectives. Elle rappelle l’appartenance des agences d’architecture au « monde industriel » (Boltanski, Thévenot, 1991). La capacité limitée des ateliers à aller au-delà d’une évaluation a posteriori des projets fut également soulevée : « On vient […] parler de ce qu’on fait dans l’agence, […] on a fait un projet et on l’analyse par un temps d’atelier. […] Je pense que ce qui manque, c’est le sens inverse. Ce qu’on a dit en atelier, comment on le réinsuffle dans la phase de projet ? » Les deux interventions révèlent une condition majeure d’adhésion à la démarche de réflexivité en milieu professionnel : les dispositifs mis en œuvre doivent garantir aux participants une application concrète dans leurs pratiques quotidiennes. Ici, c’est bien la productivité des dispositifs qui est questionnée : plus de quarante ateliers, durant chacun deux ou trois heures, et ayant mobilisé une dizaine de personnes par séance. Enfin, la volonté d’aboutir à une culture commune, au-delà de connaissances nouvelles, a été rappelée : « Moi entre septembre l’année dernière, et septembre de cette année, j’ai appris énormément. […] Et puis peut-être que l’année prochaine, à la même date on refera la synthèse […] et on dira qu’on a un discours […] plus cohérent ». Cette intervention montre que si l’apport attendu des dispositifs de réflexivité peut être pratique et technique, il peut aussi être d’ordre collectif : la réflexivité serait ici un moyen de construire des démarches collectives.
Il est ressorti des demandes des acteurs une volonté d’obtenir, sinon des recettes, du moins des méthodes ’clés en main’, outils opérationnels directement utilisables par les acteurs dans leur quotidien. Celles-ci auraient l’avantage de faciliter l’intégration des deux injonctions dans les pratiques quotidiennes. Au sein de l’agence de maîtrise d’œuvre, plusieurs personnes précisèrent qu’elles ne venaient plus aux ateliers car ces derniers étaient trop généraux, pas assez techniques et au contenu peu applicable en l’état dans leurs pratiques quotidiennes.
Cela renvoie tout d’abord à la difficile articulation entre le temps long de la construction d’une culture commune, des changements de pratiques, et le temps court de l’action. Comment faire accepter à des acteurs qui travaillent souvent dans l’urgence que leur investissement quotidien et la démarche réflexive engagée ne porteront leurs fruits que dans le long terme et n’ont pas toujours pour objectif d’être applicables en l’état ? Cette situation pose également deux problèmes. Comment répondre favorablement à des demandes (outils opérationnels et systématiques) et ainsi éviter une désertion des dispositifs tout en respectant ses propres principes et valeurs (résistance face au caractère potentiellement normatif des outils ou prescriptions) ? Comment d’autre part y répondre favorablement tout en n’induisant pas une perte de réflexivité de la part des acteurs ? Comment penser la systématisation d’une méthode qui interrogerait les choix ’en train de se faire’, favoriserait l’apprentissage chemin faisant, tout en empêchant l’application d’actions systématiques ? Ces interrogations renvoient aux tensions entretenues par les trois dimensions de la routine identifiées par Marc Breviglieri, l’une « négative, signalant la tendance conservatrice et bornée du geste machinal », l’autre « moins péjorative désignant un agir périodique et techniquement utile » et la dernière « beaucoup plus […] [heureuse qui] concerne l’apprentissage et par là le lieu d’une connaissance » (Breviglieri, 2006 : 189). La frontière peut être ténue entre « l’agir périodique » et le « geste machinal ». Le risque de glissement de l’un à l’autre est grand et nous y avons porté une vigilance quotidienne. Nous considérons tout d’abord que la ville ne peut être pensée, conçue et gérée grâce à des actions systématiques. D’autre part, nous estimons qu’en cas de glissement, le risque de perte de réflexivité est important et ne ferait que conforter des certitudes peu fondées. Enfin, la connaissance que nous avions des professionnels que nous côtoyions quotidiennement nous a conduits à penser qu’ils ne se satisferaient finalement pas de la seule application de recettes dictées par un tiers.
Nous avons alors cherché un équilibre entre nos propres principes et approches et les demandes des acteurs. Pour cela, nous avons adapté les formes et contenus des dispositifs au fil du temps.
Au sein de l’organisme HLM, afin de remédier à la difficulté de la faible disponibilité des professionnels, J. Demoulin a proposé d’écrire des notes de synthèse sur des injonctions législatives liées à la participation des habitants qu’ils disaient « mal maîtriser » ou qui leur « posaient question ». Ces notes seraient ensuite discutées avec les professionnels qui ont accueilli l’initiative avec enthousiasme. Néanmoins, la problématique de l’emploi du temps est une fois de plus apparue : ces notes ne constituaient pas la priorité dans leur journée de travail. Les professionnels expliquèrent en effet que « ça avait l’air intéressant » tout en précisant qu’ils « n’avaient pas encore eu le temps de les lire ». Le dispositif a été entièrement revu. À la demande des professionnels, des ateliers destinés à permettre la construction d’une méthode de concertation avec les locataires dans le cadre de travaux ont été montés. Le rôle de la doctorante a été d’accompagner les professionnels dans la définition de la méthode en encourageant leur réflexion autour de leurs pratiques actuelles. Les professionnels y ont vu la possibilité de traduire opérationnellement les temps de réflexion [11].
Au sein de l’agence d’architecture, c’est à la fois le contenu et la forme des ateliers qui a été adapté. Au cours de la deuxième année, un outil méthodologique non normatif [12] a été imaginé pour répondre aux demandes de concrétisation des réflexions menées en atelier. Un tel outil fut jugé pertinent pour rendre compte du positionnement de l’agence à l’égard du développement durable et utile pour accompagner les concepteurs notamment lors des concours auxquels elle participait. Néanmoins, elle fut considérée comme un outil adapté aux phases de conception et non aux phases de mise en œuvre, destiné aux projets urbains voire paysagers, et moins aux projets architecturaux. La troisième année fut essentiellement consacrée à l’intervention de professionnels extérieurs et à l’organisation d’ateliers autour de la question architecturale d’un côté, et du paysage de l’autre, et ce sur des dimensions à la fois méthodologiques et techniques. Au-delà du contenu, ce sont les formes qui ont évolué. Les présentations Power Point ont laissé place à des méthodes plus participatives [13].
Malgré la diversité des dispositifs, nous avons ainsi co-construit dans les deux cas des méthodes d’action avec les professionnels. Encourager une démarche réflexive chez les acteurs n’était possible que si nous engagions nous-mêmes un processus réflexif sur nos pratiques. Les adaptations multiples et nécessaires des dispositifs proposés devaient permettre de maintenir dans le temps les démarches mises en œuvre. Elles devaient également montrer qu’il était possible de travailler les objets en prenant du plaisir et en se détournant de la seule contrainte. Les ateliers mis en œuvre par J. Demoulin au sein de l’organisme HLM ont ainsi suscité des réactions très positives chez ses collègues : ils leur offraient la possibilité de discuter ensemble de leur travail et de mieux se connaître au fil d’échanges et de (vifs) débats. Ils ont expliqué qu’ils avaient eu l’impression d’apprendre et de réfléchir sur les cadres de leurs pratiques et que ces moments de remise en question leur permettaient de prendre du recul sur un quotidien trop souvent dirigé par l’urgence. Les adaptations des formes et contenus des ateliers organisés par S. Tribout au sein de l’agence de maîtrise d’œuvre (notamment au cours de la troisième année) furent également saluées à plusieurs reprises. Ces derniers, plus ciblés et techniques, et réalisés selon des méthodes plus interactives, permettaient d’envisager la formalisation d’outils pratiques et utilisables par les salariés. D’absents systématiques, certains salariés sont alors devenus des acteurs centraux du dispositif.
Cette évolution rappelle que l’absence d’adhésion à des démarches de réflexivité ne signifie pas forcément refus a priori d’entrer dans une démarche réflexive, et confirme, à l’inverse, l’importance majeure de la nature des dispositifs mis en place. Ces derniers ont abouti à ce que les acteurs se sentent fiers des actions mises en place. Cela s’est avéré particulièrement efficace pour légitimer la démarche générale : permettre aux professionnels de donner du sens à l’évolution de leurs pratiques professionnelles. La manière dont un chef de projet présenta la démarche de développement durable proposée lors d’un concours dont l’agence de maîtrise d’œuvre fut lauréate 2012 l’illustre : « Pour une fois, on a eu l’impression que c’était pas un chapitre rajouté pour rentrer dans les cases, on a eu l’impression qu’on avait vraiment une approche pragmatique et prospective pour définir ce qu’était la durabilité, et comment on pouvait la mettre en place dans toutes les thématiques du sujet ». La demande exprimée par plusieurs membres de l’organisme HLM de communiquer à l’extérieur sur les démarches réalisées en interne le montre également : le chef de service de J. Demoulin a exprimé son souhait de réaliser un film sur les ateliers en cours qui pourrait être présenté dans des journées de travail interprofessionnelles pour montrer la manière dont l’organisme HLM s’empare de la thématique de la participation et met des moyens en œuvre pour parvenir à innover dans le domaine.
À partir de deux expériences de thèses réalisées en convention CIFRE, nous avons montré qu’il était nécessaire d’identifier les questions que se posent plus ou moins explicitement les acteurs sur leurs pratiques et de partir de ces questions pour déclencher chez eux un processus de réflexivité. Leur première préoccupation était de savoir comment répondre aux exigences extérieures auxquelles étaient soumises leur organisation, ici aux injonctions de la participation et du développement durable, et en parallèle, comment se les approprier de manière singulière (Amblard et al., 2005). Au fil d’astuces, dispositifs et méthodes proposés par les doctorants, des questions ont émergé plus explicitement : pourquoi l’injonction participative et l’injonction au développement durable s’imposent-elles à nous ? Comment peut-on y répondre ? Doit-on seulement y répondre ou ne pourrait-on pas le intégrer différemment dans nos pratiques ? Quel sens leur donne-t-on alors dans notre travail quotidien ? Pour accompagner les professionnels dans un processus réflexif, il nous fallait être à l’écoute de leurs interrogations, et faire preuve nous aussi de réflexivité pour adapter les dispositifs proposés. Ce n’est pas seuls que nous avons pu y parvenir mais en co-construisant avec les professionnels. Ces derniers comme nous-mêmes avons peu à peu conféré un sens plus explicite à nos pratiques, chacun se repositionnant au fil des discussions, ateliers et projets.
Ces retours d’expérience montrent que le chercheur salarié de l’entreprise (tel que le doctorant en CIFRE) doit lui-même faire preuve d’une grande réflexivité pour interroger constamment la pertinence de sa démarche, son contenu et ses méthodes. Il doit en somme porter un regard réflexif sur sa propre implication pour d’une part espérer mener à bien les missions qui lui ont été confiées et pour d’autre part interpréter et analyser les faits avec discernement pour sa propre recherche. Sur ce dernier point, les espaces de réflexivité (dispositifs proposés aux salariés par les chercheurs et échanges entre les chercheurs pour réfléchir à leurs pratiques) ont permis d’observer régulièrement et sur le temps long, au plus près des acteurs, la manière dont les professionnels envisageaient la mise en œuvre de la participation et du développement durable. Nous avons pu comprendre leurs réticences tout en réinterrogeant systématiquement les points qui posaient problème pour analyser l’évolution dans le temps des positions de chacun.
En se prenant pour « objet d’analyse » (Rui, 2004), « en cours [d’action] » et peut-être surtout « après-coup » (Perrenoud, 2002), les salariés ont participé à la construction d’espaces de réflexivité individuelle et collective. Ces derniers leurs ont permis de porter un regard sur leurs propres pratiques et mieux connaître celles de leurs confrères. Ils leur ont également permis d’exprimer plus clairement voire de comprendre le sens de leur travail. S i nous ne saurions parler de transformation profonde de leurs cultures de travail, nous avons pu noter plusieurs réajustements dans leurs pratiques quotidiennes. Enfin, pour les directions des entreprises, les espaces de réflexivité ouverts symbolisent une démarche qu’il devient alors possible de représenter à l’extérieur pour valoriser une culture d’entreprise à la fois innovante et évolutive.
Essentiels pour leurs apports tant au niveau des pratiques professionnelles des entreprises qu’au niveau des pratiques de recherche des doctorants, ces espaces n’ont pu être construits que grâce à l’acquisition de trois dimensions de légitimité étroitement liées : celle des objets (participation habitante et développement durable), celle des porteurs, au moins symboliques (praticien/chercheur), et celle des dispositifs de réflexivité. En nous impliquant activement dans les entreprises, nous avons pu montrer à leurs membres que nous portions un intérêt certain aux thématiques du développement durable et de la participation habitante qui leur étaient imposées et aux difficultés que cela générait dans leur travail quotidien. En faisant preuve d’empathie mais également de distance critique sur leurs postures professionnelles tout en nous mettant nous-mêmes à l’épreuve des impératifs du développement durable et de la participation des habitants dans nos pratiques quotidiennes, nous avons été en mesure de nous faire accepter au cœur des activités des entreprises pour acquérir un statut de pair. Enfin, notre statut indéterminé parce qu’hybride, oscillant entre praticien, consultant et chercheur, nous a autorisé à ajuster notre posture au sein des structures d’accueil et à pénétrer ainsi les différents « mondes » auxquels pouvaient se référer les professionnels (Boltanski, Thévenot, 1991). Il nous a permis de gagner la confiance de certains professionnels sceptiques sur l’univers de la recherche et à observer à loisirs des situations de travail impénétrables pour un chercheur extérieur.
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[1] L’organisme HLM en question est une société anonyme qui gère un peu plus de 30 000 logements répartis sur les huit départements franciliens.
[2] Implantée en région parisienne, l’agence observée se compose d’une vingtaine d’architectes, urbanistes, paysagistes. D’ampleur nationale, elle réalise des missions allant des études pré-opérationnelles à la maîtrise d’œuvre.
[3] D’après le site internet de l’ANRT.
[4] Analyser le rapport des acteurs aux démarches de réflexivité présentées, ne doit pas conduire à penser que l’acte de réflexivité des professionnels n’existait pas avant ces démarches, et qu’il ne s’opérerait qu’au sein des dispositifs mis en place. De plus, ces démarches ont fait l’objet d’appropriations et d’adhésions très diverses selon les salariés. Notre propos se base donc sur la diversité de ces perceptions, représentations et réactions.
[5] Voir notamment : Loi Solidarité et Renouvellement Urbain (2000) ; Loi Portant Engagement National pour l’Environnement (2011) ; Déclaration de Rio+20 (2012).
[6] Le caractère normatif et technique de nombreuses réglementations produites au nom du développement durable susceptible de limiter la créativité de la conception conduit également à un conflit avec les logiques du « monde de l’inspiration » (mettant en valeur de processus de création), auquel appartiennent les agences d’architecture.
[7] J. Demoulin ayant déjà une expérience préalable dans le domaine professionnel ne s’est pas trouvé confrontée à cette difficulté au sein de son entreprise.
[8] S. Tribout n’a pas connu cette situation.
[9] Les collègues de J. Demoulin regrettaient souvent le fait qu’ils ne parvenaient pas à impliquer d’autres membres de l’entreprise dans des démarches participatives. Ils avaient notamment l’impression d’être ’catalogués’ comme des « pro-habitants » qui feraient passer les aspirations des locataires avant celles de l’entreprise.
[10] Sur le caractère innovant du développement durable, les liens entre durabilité, modes de vie et modes d’habiter, entre technique et pratiques sociales, etc.
[11] D’abord, le groupe a été invité à mettre en commun ses expériences relatives à la participation des habitants, à exposer les raisons pour lesquelles chacun estimait que l’expérience avait été une réussite ou un échec et ce qui aurait pu ou dû être fait autrement. Ensuite, des structures spécialistes de la participation sont venues expliquer leurs méthodes et les mettre en discussion. Enfin, les salariés ont établis des principes directeurs pour la mise en œuvre des concertations à venir.
[12] Il s’agit d’une grille évolutive qui rend compte de l’approche du développement durable construite au sein de l’agence : elle s’articule autour de questions définies collectivement et de documents associés.
[13] Métaplan, travail sur des documents graphiques, préparation des ateliers par les acteurs eux-mêmes, etc.
Demoulin Jeanne, Tribout Silvère, « Construire des espaces de réflexivité pour analyser et transformer les pratiques professionnelles : un travail de légitimation », dans revue ¿ Interrogations ?, N°19. Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture, décembre 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Construire-des-espaces-de (Consulté le 21 novembre 2024).