Dans l’approche clinique, soutenue par la sociologie clinique et la psychosociologie clinique, le rapport à l’interlocuteur de la recherche nécessite la prise en considération d’une posture singulière. En effet, le chercheur s’attelle à co-construire une compréhension du sens donné par l’interlocuteur dans le processus d’échange. Cet investissement du chercheur mobilise parfois des objets propres dans le rapport d’intersubjectivité. C’est ce rapport cognitif et affectif que le chercheur entretient avec son objet que nous souhaitons aborder dans cet article. Plus spécifiquement, nous présentons ici en quoi la question de l’implication du chercheur est un enjeu de la recherche ; en quoi l’analyse des processus à l’oeuvre pour le chercheur peut devenir un objet de réflexion dans l’après coup et en quoi elle permet aussi une compréhension de l’objet de recherche.
Mots-clefs : Implication, posture clinique, descendants de migrants, construction identitaire, processus socio-psychiques.
Analysing the researcher’s involvment as an issue of the research
In the clinical approach, supported by clinical sociology and clinical psychology, the relationship with the interlocutor of the research requires to consider a singular posture. Indeed, the researcher co-constructs the understanding with his/her interlocutor in the exchange process. This involvement of the researcher mobilizes sometimes specific objects in the intersubjective relation. This article discusses how the researcher deals with the cognitive and affective relation that s/he has with the object of his/her research. More specifically, it explores the involvement of the researcher as an issue of the research. We discuss here how the analysis of the processes can become an object of afterthought that enables an understanding of the object researched.
Keywords : Involvement, clinical approach, migrants’ offsprings, identity building, socio-psychological process
Cet article, par la présentation de l’approche sociologique clinique et psychosociologique choisie dans ma recherche doctorale [1], vise à montrer en quoi l’implication et la réflexivité du chercheur peuvent venir servir l’objet de recherche. En d’autres termes, en quoi l’implication est un étayage à la compréhension du matériau et en quoi elle vient instruire une complexité. Cet article traite donc davantage du rapport à l’objet de recherche que de l’objet lui-même. Dans un premier temps je situerai brièvement la question de recherche et le choix d’une approche psychosociale clinique. Je traiterai ensuite du cadre de la posture clinique dans laquelle l’implication et la réflexivité du chercheur sont des outils de travail et d’analyse du matériau de recherche. Dans un troisième temps, j’illustrerai par une situation clinique comment la prise de conscience de l’implication du chercheur et l’analyse de son propre vécu peuvent venir instruire la compréhension de processus socio-psychiques.
La recherche doctorale, support de cet article, a porté sur des phénomènes de conflits identitaires de premières générations de descendants de migrants, communément nommées « seconde génération ». Plus spécifiquement, la recherche a examiné les processus socio-psychiques de la construction de soi de Vietnamiens nés en France (et au Québec) qui mènent à des tensions identitaires [2]. Les travaux sur cette population révèlent bien un mal-être identitaire où la question du respect des valeurs vietnamiennes est centrale (Lê Hữu Khóa, 1987). Les descendants, de fait, se situeraient dans deux espaces, contenants de valeurs, relativement hermétiques l’un à l’autre : le milieu familial et le milieu social. L’intérêt est porté sur les modalités culturelles vietnamiennes et sur le degré de pratique chez les premiers descendants de migrants vietnamiens [3], tels que le montre également les travaux de Mong Hang Vu-Renaud (2002). Or ma recherche se ressaisit de ce malaise identitaire afin d’examiner son ancrage subjectif chez les premières générations de descendants de migrants vietnamiens. En d’autres termes, les problématiques identitaires sont interrogées dans la manière dont elles viennent percuter la place subjective de l’individu dans le social, tel qu’il se représente comme faisant partie ou non de la société française. J’ai fait le choix d’une approche psychosociologique clinique. Elle permet un accès à la compréhension de l’expérience de l’individu en situation sociale par l’analyse de processus socio-psychiques de construction identitaire. En effet, il m’est apparu que la maturation de l’enfant ne peut être envisagée dans la question de l’identité, sans l’étayage d’éléments intériorisés, psychiques. C’est-à-dire d’éléments qui n’apparaissent pas dans l’explicite mais qui s’inscrivent dans une réalité du sentiment d’être et de la construction de soi. À ce propos, Florence Giust-Desprairies souligne que « c’est en effet, la reprise par le sujet des éléments extérieurs à lui selon des modalités particulières, la possibilité d’une liaison significative pour lui entre l’intérieur et l’extérieur, qui donne le sentiment d’identité » (Giust-Desprairies, 1996 : 65). Dans mon objet de recherche, la complexification provient en partie du double espace socioculturel de construction identitaire souvent désigné comme cause du mal-être identitaire. Ce sont les processus subjectifs produisant ce mal-être qui ont été examinés.
Étant moi-même issue d’un père vietnamien et d’une mère française, la question de l’implication, de la nécessaire distanciation du chercheur et de la réflexivité par rapport à l’objet se posait avec force plus j’avançais dans le processus de recherche. Je questionnais la possibilité de mener à terme une recherche sur des problématiques identitaires de Vietnamiens nés en France, alors que je comprenais peu à peu être prise moi-même dans ces problématiques. À cet égard, Jacqueline Barus-Michel souligne que « le chercheur [est le], premier objet de la recherche » (Barus-Michel, 1986 : 801). Le choix de la posture clinique dans l’approche psychosociologique a permis de donner un espace de réflexivité et d’analyse de soi nécessaire à l’élaboration de connaissance.
Pour accéder à l’objet de la recherche, il fallait entrer dans les processus de construction subjective qui donnent sens à la réponse que le sujet apporte dans le rapport interculturel, sens qui permet d’étayer le symptôme et le malaise social vécu. À travers les cas de jeunes adultes descendants de migrants vietnamiens, le but était d’aller au plus près des processus individuels pour toucher les éléments du social qui participent à la construction de soi et à la constitution de lien social. Car individuel et social sont irrémédiablement liés. Or l’individu est « lui-même sa propre fin » (Freud, 1969 : 85) en ce qu’il est aussi créateur de sa propre histoire. Néanmoins, il fonde le social. Et les rapports intersubjectifs dans le social agissent le sujet et sont déterminants dans ses positions de subjectivation. Le social entre donc dans le processus continu de la construction du sujet. Construction qui n’est pas totalité finie de ce que pourrait être l’identité mais qui prend fin avec le sujet lui-même. Or si le social participe à la construction de soi nous pouvons trouver à l’intérieur de cette construction des éléments qui se rapportent au social. Pour examiner ces processus subjectifs, internes, complexes, c’est-à-dire touchant au non-représentable, il a fallu prendre la posture au plus près de l’individu. Les analyses se sont basées sur les discours des protagonistes de la recherche. Discours issus d’un cadre méthodologique incluant, entre autres, des histoires de vie.
Les interlocuteurs de la recherche ont été rencontrés à l’Union des Jeunes Vietnamien de France, une association où certains Vietnamiens d’origine se retrouvent pour apprendre la langue, effectuer d’autres activités et surtout rencontrer d’autres Vietnamiens nés en France. Pour pouvoir entrer dans un discours intime du rapport aux parents et à la famille, j’ai mis en place, entre autres, des entretiens semi-directifs qui s’inscrivent dans un dispositif clinique que j’explicite ci-après. Spécifiquement, j’ai utilisé l’« histoire de vie » adaptée de la méthode du « Roman familial et trajectoire sociale ». Ce dispositif prend son ancrage dans les premiers séminaires « Roman familial et trajectoires sociales » que Vincent de Gaulejac a mis en place, il y a maintenant plus de vingt ans, avec Michel Bonetti et Jean Fraisse. Appliqué en groupe de travail, ce dispositif contribue à l’analyse d’éléments de la « généalogie familiale » qui montrent l’héritage affectif, culturel, socio-historique qui « conditionne l’insertion sociale ». La méthode permet d’apporter un éclairage sur le « projet parental » (de Gaulejac, 1987 : 266), les désirs des parents pour leurs enfants. Et enfin, elle touche au « Roman familial » lui-même du sujet, lequel s’inscrit dans une trajectoire sociale. Le « Roman familial » [4] se constitue de l’histoire de famille qui se transmet d’une génération à l’autre et dans laquelle le sujet s’inscrit lui-même. La méthodologie permet de faire émerger, par l’analyse en groupe du récit de la personne, les déterminismes familiaux, sociaux et psychiques par lesquels il se construit et en quoi il cherche à s’approprier sa propre histoire. Dans ma recherche, la méthodologie des séminaires « Roman familial et trajectoires sociales », initialement destinée à des groupes, a été adaptée au cadre d’entretiens individuels. Avant que les interlocuteurs ne commencent le récit de leur histoire, le croquis d’une structure généalogique était présenté dans lequel étaient précisés les registres à convoquer pour chaque génération évoquée : valeurs, traditions, religion, profession. Ce support a permis de poser le cadre incitant la personne à réfléchir à son histoire sur trois générations.
L’histoire de vie, par son aspect semi-directif, est le lieu pour comprendre (par l’actualisation de l’histoire elle-même) en quoi certains évènements passés et vécus (ou non) apportent des significations pour le présent. Car « le récit n’est pas innocent » (Ricoeur, 1996 : 202). Il a trait à la construction identitaire. Il est caractérisé par « la vie singulière », c’est-à-dire le « caractère non transférable du souvenir d’une mémoire à une autre » (Ricoeur, 1996 : 203). Le récit devient ainsi l’éprouvé raconté tel qu’il a été vécu, entendu, pensé par la personne et non une histoire à l’identique de celle transmise, ou déjà racontée. Ce récit s’inscrit dans une construction qui comporte un passé, un présent et un désir d’avenir. Pour parvenir au sens que la personne donne à son histoire, il est alors nécessaire d’inscrire cette histoire au centre d’un contexte social. En cela, je m’accorde avec Michel Legrand sur le fait que « la trajectoire sociale individuelle s’inscrit dans une trajectoire sociale collective, celle-là du groupe social auquel l’individu appartient par la médiation familiale, de sorte que prendre connaissance de la première supposerait d’abord de la réinsérer dans la seconde » (Legrand, 1993 : 60).
Quant à l’approche clinique en sciences sociales, dans laquelle s’inscrit la sociologie clinique et la psychosociologie, elle est une approche de co-construction du sens. « L’épistémologie clinique tient précisément sa spécificité de la non-séparation à priori du sujet connaissant et de l’objet à connaître » (Giust-Desprairies, 2004 : 61). Dans la recherche, elle a permis d’étayer le sens que le sujet donne à son vécu, à ses choix, sa place dans la société. C’est, en effet, par l’écoute attentive dans la posture clinique que des éléments processuels socio-psychiques du sujet peuvent être mis au jour. Cette attention (clinique) permet donc de dépasser le singulier analysé pour une compréhension d’éléments qui instruisent sur le collectif (tout en instruisant sur l’individu). Le travail clinique, par l’analyse méticuleuse de cette construction processuelle de l’individu – c’est-à-dire l’analyse de cette construction touchant à différents registres – apporte un angle de compréhension des liens intersubjectifs. Cette approche a permis d’étayer le sens que le sujet donne à son vécu ainsi que les discours tenus (dans le rapport interculturel) sur ses choix, sa place dans la société.
Revenons sur cette posture clinique et son utilisation en sociologie. Lorsque Max Weber pose le principe de « neutralité axiologique » (1904), il souligne que celle-ci sous-tend une pensée scientifique qui ne serait pas attachée au jugement de valeurs mais qui s’appuie sur le rapport à celles-ci pour comprendre les phénomènes sociaux. Un double questionnement se pose alors concernant le rapport à l’objet de recherche. En premier lieu, celui qui a trait à la neutralité. Car cette dernière amène à penser un chercheur dont la visée serait la neutralité et l’objectivité, sans affects par rapport au traitement de son objet. La sociologie reconnaît à présent qu’il s’agit là d’une idéalisation du modèle de la recherche. Le second questionnement concerne le rapport aux valeurs, en ce que ce rapport est aussi culturel et inscrit dans la temporalité historique. À cet égard, Georges Devereux souligne, dans un débat touchant à l’ethnologie mais qui concerne tout autant l’approche sociologique, que « les déformations ethnocentriques caractéristiques, dues à la culture à laquelle on appartient, sont inévitables. » (Devereux, 1980 [1967] : 198). Le chercheur est inconditionnellement dans un enracinement social. Sa socialisation institue ses « déformations ethnocentriques », qui sont le contenant de représentations intériorisées qui s’expriment dans son rapport au monde et à son objet de recherche. L’auteur ajoute que « plutôt que de les déplorer [les déformations], nous devons en tenir compte, comme de sources d’erreur systématique » (Devereux, 1980 [1967] : 198). En d’autres termes, ces éléments sont à introduire comme des données analysables. En cela, la « source d’erreur » est à envisager tel un versant de l’accès à la compréhension de phénomènes. Cette compréhension ne peut donc se réaliser sans la prise en compte du propre rapport du chercheur à l’objet de recherche. Ce que Max Weber (1904) conceptualise par l’approche compréhensive, l’empathie dans la recherche. En ce sens, au début du XXe siècle, alors que le monde scientifique est encore dans une pensée très positiviste, il pose les jalons d’une « sociologie compréhensive » où la subjectivité, même si le terme n’est pas employé à l’époque, est la possibilité par laquelle le chercheur peut comprendre la société. Par cette prise de conscience et son analyse, le chercheur s’écarte d’un jugement pour faire émerger une objectivation de l’objet. Mais quel sera alors l’objet en question ? L’auteur souligne que l’objet se construit par le biais de ce qui est porté à l’attention du chercheur : « une portion seulement de la réalité singulière […] prend de l’intérêt et de la signification à nos yeux, parce que seule cette portion est en rapport avec les idées de valeurs culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité concrète » (Weber, 1965 [1904] : 327). En d’autres termes, nous nous intéressons aux réalités sociales que nous comprenons, qui nous touchent, parce que cela fait écho, en nous, à nos valeurs, à nos idéaux. Cet intérêt est pris dans la complexité de notre investissement dans l’objet de recherche.
Dans cette perspective, d’un point de vue épistémologique, la posture clinique, dont l’étymologie grecque du terme signifie « au pied du lit » (Clinike), se situe dans la prise en compte de la subjectivité de l’interviewé lors de la rencontre avec l’interlocuteur de la recherche et également de l’intersubjectivité qui s’y joue. Cette rencontre, en effet, n’est pas à considérer du seul côté de l’interviewé, car le chercheur, dans une position empathique, l’éprouve lui aussi. Cet éprouvé devient un élément de l’objet de recherche. En cela, je m’accorde avec Vincent de Gaulejac qui se réfère à Georges Devereux (1967) en ce que « l’analyse du contre-transfert du chercheur devient l’élément central de la démarche clinique » (de Gaulejac, 1996 : 297). En psychanalyse, le contre-transfert est la signification de ce que représente « l’ensemble des réactions inconscientes de l’analyste à la personne de l’analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci » (Laplanche, Pontalis, 1967 : 103). De la même manière, le psychosociologue clinicien réagit par sa subjectivité et son intériorité à ce que l’interviewé manifeste (par son discours comme par son comportement), réactions qui s’inscrivent dans un éprouvé, lequel pourrait être associé à ce que Max Weber (1904) désigne par ce qui fait « significations aux yeux du chercheur ». Néanmoins, les significations en lien à cet éprouvé ne sont pas à chercher dans la réalité immédiate du rapport, mais à analyser dans l’après-coup. Cet éprouvé qui se joue lors de la rencontre intersubjective et qui surgit pour le chercheur participe du versant empirique de la recherche clinique. L’analyse de l’éprouvé du chercheur vient alors nourrir l’étayage de l’énigme de ce qui mobilise, chez l’interviewé, des affects.
Ce type de recherche n’est possible que dans un consentement mutuel (implicite) de co-construction. C’est-à-dire que le consentement de l’interlocuteur de la recherche à participer à l’expérience clinique est à considérer comme une demande implicite d’élucider des questions personnelles. C’est ce désir d’investissement (peut-être insu) dans la recherche qui permet la co-construction (entre chercheur et interlocuteur) basée sur un processus d’échange mutuel pour étayer le sens donné à entendre par l’interviewé. Or, si dans cet échange clinique les propos de l’interlocuteur sont à analyser, l’intervention du chercheur est aussi à questionner dans une réflexivité. En effet, la posture clinique s’exprime dans la singularité. Elle n’est pas le lieu d’observations à distance du collectif, observations qui pourraient favoriser la croyance selon laquelle la neutralité du chercheur est possible. La posture clinique est le lieu d’une mise en liens entre chercheur et sujet de la recherche. En cela, le chercheur est mobilisé dans des objets propres qui viennent se mettre en confrontation et en résonance. Derrière ce rapport est alors à questionner ses motivations – surtout à explorer ce qui se donne à son insu dans le rapport cognitif et affectif qu’il entretient à cet objet.
Dans la recherche dont nous faisons état ici, les objets propres venus mobiliser la chercheure que je suis portent sur le fait que je suis d’origine vietnamienne. Concernant mon implication, les liens touchaient directement à l’objet interrogé. J’évoquerai à ce sujet les « racines subjectives d’une position de chercheur » pour reprendre l’expression de Florence Giust-Desprairies (2003 : 181). Il s’agit ici de montrer comment la transmission d’éléments biculturels s’inscrit de manière conflictuelle dans la représentation de soi. La scène sur la laquelle je m’attarde ici est celle de l’adolescence, période décrite dans ma thèse comme processus où se manifestent spécifiquement les contraires, les oppositions aux exigences familiales, processus qui entrent en résonance avec mon vécu. Cette période est également la fin de l’enfance lorsque la féminité s’éveille. Chez moi se joue alors une complexité. Un mal-être qui m’isole des groupes de mon âge, de mon sexe. La frustration, l’incompréhension, de ne pouvoir me sentir acceptée, et de vouloir l’être, par les autres, m’habite. Incompréhension qui ne se parle pas car elle touche à une part énigmatique. Ce sentiment s’inscrit également dans les changements vécus durant les processus d’évolution de l’adolescence. Néanmoins, cette incompréhension, ce mal-être, réactualisent d’autres non-sens où mes traits phénotypiques représentaient une différence discriminante. Les années ont gardé l’empreinte de ces scènes qui surgit à certains moments par des états de révolte ou une incapacité à être. États qui révèlent l’inexprimable d’une souffrance déniée. Le travail clinique et psychique entrepris me permet l’accès à une compréhension d’une double scène passée et toujours présente. La biculturalité intériorisée entre vietnamité et francité est analysée dans la construction identitaire. Les significations de la masculinité et de la hiérarchie dans le système confucéen éveillent à la compréhension d’interdits inhibiteurs de la subjectivation. Interdits qui viennent résonner dans la parole du père « mon garçon ». Le garçon qu’on aime (parce qu’il n’est pas une fille) et qui porte, comme dernier descendant, le poids de la reconnaissance familiale. Cet interdit, à être fille, qui vient toucher la représentation identitaire sexuelle au seuil de nouveaux désirs travaille l’être, en rapport à un contexte social et interculturel. Néanmoins l’exclusion est acceptée car elle préserve l’amour paternel. L’appartenance aux origines culturelles, le rapport à l’excellence s’intriquent et viennent nourrir les symptômes de tensions de la représentation de soi et du rapport à l’appartenance. Car il s’agit de choisir parmi des repères identitaires et identificatoires pour être soi. Toutefois, ce choix inconscient produit une tension irréductible entre exigences de la norme familiale et désir de subjectivation. L’apaisement de la tension à l’âge adulte se fait par le processus de subjectivation qui me permet de vivre ma féminité, d’être mère et de choisir de faire un doctorat, cet acte touchant à la fois à mon rapport à l’excellence et à la compréhension des phénomènes socio-psychiques qui se jouent dans les questions identitaires.
En effet, l’élucidation de ce mal-être personnel vécu et l’analyse des processus à l’œuvre ont permis l’accès à de nouvelles compréhensions. Elles ont permis d’étayer une complexité de l’intrication entre scène sociale et scène psychique vécues dans l’interculturalité. Cette élucidation personnelle – et parce que le chercheur est aussi individu du social – de processus socio-psychiques qui s’inscrivent dans des lieux de biculturalité a permis dans la réflexivité d’accéder à une analyse plus profonde des processus observés chez les interlocuteurs de la recherche. J’apporte ici quelques résultats des processus socio-psychiques par lesquels les interlocuteurs de la recherche, Vietnamiens d’origine, se sont construits. Ces analyses rejoignent les tensions données à voir dans la situation personnelle décrite précédemment. Parmi les résultats de ma thèse, la transmission d’éléments de la vietnamité, pour les premiers descendants de migrants vietnamiens nés en France, a été analysée comme produisant parfois un conflit psychique dans la construction de soi. Ce conflit s’énonce consciemment, ou se traduit inconsciemment, à la fois par un assujettissement aux valeurs transmises et par une culpabilité inhibante dans la recherche d’autonomie. En effet, le contraste des éducations (entre un héritage confucéen transmis par les parents et un héritage des principes de la République de l’institution française) produit en partie ce conflit centré sur la question de l’autonomie (spécifiquement visible à l’adolescence). Car le système social autoritaire vietnamien, à travers son histoire confucéenne, s’est développé sur une conception de la liberté éloignée du système social occidental, aux niveaux politique, philosophique ou psychologique. En effet, la question de la liberté dans le système confucéen ne comprend pas le questionnement du désir individuel. Par contre, cette notion se concentre, aux niveaux historique et politique, sur la question de l’envahisseur (Chinois, Japonais ou Français). Cette conception, qui met au centre la préservation de la communauté vietnamienne, n’intègre pas la liberté individuelle, l’individu étant considéré dans sa dimension sociale et familiale à l’intérieur d’un système autoritaire hiérarchique. Les éléments (qui instruisent par exemple les significations socio-culturelles) de ces deux espaces d’éducation, qui définissent la spécificité interculturelle, habitent le sujet en prenant une forme processuelle dans sa construction identitaire. En effet, cette spécificité procède d’un processus complexe dont le point de départ dans la construction de soi est le milieu familial. Ce milieu institue le lien d’amour dont les significations intériorisées s’étayent en partie sur le respect des aînés, par l’assujettissement à l’autorité des parents et aux lois de l’institution, et à un certain rapport à l’excellence, inscrit dans l’imaginaire. Concernant le respect de la hiérarchie, l’un des interlocuteurs de la recherche (vietnamien d’origine, né en France) dira en évoquant l’injonction parentale : « C’est à la fois une forme d’éducation. Le fait de dire “tu dois respecter tes parents, tu ne peux pas leur manquer de respect, c’est quelque chose qu’on ne peut pas accepter” ». Il ajoute « quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent, c’est eux qui ont raison. Tu dois faire ce qu’ils te disent ». Or la norme sociale s’inscrit au niveau psychique comme un interdit à ne pas transgresser. Les valeurs de vietnamité sont de cet ordre. Elles sont intériorisées et deviennent des exigences internes du sens que le sujet se donne, leur transgression amenant une culpabilité, car elle touche aux éléments fondateurs de l’individu, contenant l’ensemble des éléments de la transmission intergénérationnelle.
C’est par l’analyse (comme travail psychique [5]) du rapport à l’objet (par exemple de l’assujettissement à la parole du père, aux exigences générationnelles de l’excellence soulignées ci-dessus que j’ai vécues) et par la réflexivité pour objectiver des processus vécus, qu’il a été possible de comprendre l’intrication des scènes vécues par les interlocuteurs de la recherche. En effet, la compréhension des tensions entre exigences familiales et exigences de normes sociales inscrites dans la biculturalité – en ce que les parents transmettent des normes sociales de vietnamité à leurs enfants s’inscrivant dans le même temps dans celles de francité – a permis d’éclairer des situations observées chez les sujets de la recherche. Tout en tenant compte de l’implication du chercheur, la recherche clinique considère les processus de construction du discours de l’individu. Plus spécifiquement, elle s’attelle à analyser les processus producteurs de ce qui fait évènement dans le discours de la personne interviewée pour en apporter des significations. Car « remonter le cours d’un évènement pour en toucher l’épaisseur qualifie la démarche clinique. Raconter son expérience, explorer son monde, bouscule, remodèle, reconfigure leur construction » (Giust-Desprairies, 2006 : 177). Il s’agit alors d’user de méthodologies permettant d’analyser en quoi se donne à voir « l’instituant » et « l’institué » (Castoriadis, 1975) et comment ils président à l’objet du désir du sujet. En ce sens, tel que le souligne Florence Giust-Desprairies, la pratique clinique « permet d’éclairer comment le sujet met en scène une problématique personnelle dans une situation sociale sollicitante, telle qu’il nous les donne à voir dans l’usage qu’il fait des représentations à partir desquelles il pense et parle son expérience » (Giust-Desprairies, 2004 : 96).
Dans le questionnement touchant à l’objectivation dans la recherche, la démarche clinique nécessite « de poser l’intersubjectivité comme condition même du processus d’élaboration des connaissances. Ainsi le chercheur clinicien s’attache-t-il à examiner le passage qui mène d’une pensée empirique à une pensée scientifique, la pensée objective étant considérée davantage comme une conquête que comme une donnée » (Giust-Desprairies, 2004 : 129). L’objectivation (dans une approche par la subjectivité) nécessite de parvenir à une pratique qui interroge l’unique (l’individu) comme participant de l’ensemble (la société humaine) et qui permet l’analyse de la « transversalité des processus » (Giust-Desprairies, 2011) [6] comme accès à la connaissance. Dans l’objet de recherche, notamment, l’objectivation des processus observés – et également compris par le biais de l’implication et la réflexivité – contribue plus largement à la compréhension de l’étayage du lien entre l’individuel et le social où s’inscrit la tension irréductible entre émancipation et aliénation vécues par le sujet dans des espaces qui s’élargissent sans cesse et dont la clinique, par l’investigation des processus, permet une compréhension de ces dynamiques contradictoires et conflictuelles.
La clinique et la perspective psychosociale induisent une relation spécifique avec les individus interviewés de la recherche. Cette relation pose alors, au sein du monde scientifique, la question de l’objectivité. À cela, la réponse se situe dans la considération du processus d’objectivation, tel une « conquête » et non tel une « donnée » (Giust-Desprairies, 2004). L’approche clinique, en ce qu’elle est aussi le lieu de l’intersubjectivité, doit s’étayer par l’analyse de l’implication du chercheur dans cette relation avec l’interviewé. L’analyse de matériau mobilise tant le registre social que le registre psychique, le chercheur étant lui même individu du social. L’implication devient alors un outil utile à l’étayage de l’objet de recherche si elle peut apporter une compréhension des éléments de cet objet. Et c’est une des conditions de la posture clinique et du processus d’objectivation. En effet, l’examen de l’implication et la prise de conscience par le chercheur de ce phénomène permettent de lui enlever les attachements narcissiques à sa recherche et ainsi de le distancer pour l’analyse de son objet.
Barus-Michel Jacqueline (1986), « Le chercheur, premier objet de la recherche », Bulletin de psychologie, n°377, pp. 801-804.
Castoriadis Cornélius (1975), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.
Devereux Georges (1980 [1967]), De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion.
Freud Sigmund (1969 [1914]), « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, Puf.
Freud Sigmund (1973 [1894-1924]), Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf.
Gaulejac (de) Vincent (1987), La névrose de classe, Paris, Hommes et Groupes éditeurs.
Gaulejac (de) Vincent (1996), Les sources de la Honte, Paris, Desclée de Brouwer.
Giust-Desprairies Florence (1996), « L’identité comme processus, entre liaison et déliaison », dans Éducation permanente, n° 128.
Giust-Desprairies Florence (2003), La figure de l’autre dans l’école républicaine, Paris, Puf.
Giust-Desprairies Florence (2004), Le désir de penser. Construction d’un savoir clinique, Paris, Teraèdre.
Giust-Desprairies Florence (2006), « L’impérieuse nécessité du sens », dans Giust-Desprairies Florence, Cifali Mireille, De la clinique. Un engagement pour la formation et la recherche, Bruxelles, de Boeck, pp. 183-186.
Laplanche Jean, Pontalis Jean-Bertrand (2007), Vocabulaire de la psychanalyse [1967], Paris, Puf.
Legrand Michel (1993), L’approche biographique, Marseille, Hommes et Perspectives.
Lê Hữu Khóa (dir.) (1987), Les jeunes vietnamiens de la deuxième génération : la semi-rupture au quotidien, Paris : CIEMI.
Ricoeur Paul (1996), « Les paradoxes de l’identité », L’information psychiatrique, n°3, pp. 201-206.
Vu-Renaud Mong Hang (2002), Réfugiés vietnamiens en France. Interaction et distinction de la culture confucéenne, Paris, L’Harmattan.
Weber Max (1965[1904]), « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale », dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon.
[1] Hamisultane Sophie (2013), La construction de soi de descendants de migrants vietnamiens nés dans le pays d’accueil ( France, Canada-Québec). Approche psychosociale clinique, Thèse soutenue le 13 mars 2013, Paris.
[2] La littérature sur les jeunes issus de l’immigration vietnamienne révèle des individus tiraillés entre se soumettre à l’injonction (culturelle) de respecter les valeurs parentales inscrites dans les modalités culturelles vietnamiennes et le désir d’être reconnu comme français, inscrit dans des valeurs françaises. Ce phénomène est également décrit dans la littérature concernant les premiers descendants de migrants des anciennes colonies du Maghreb.
[3] Le contexte social et historique français est peu pris en compte. Il m’est apparu une différence de traitement dans les travaux touchant aux premières générations de migrants, selon qu’ils proviennent des anciennes colonies françaises d’Afrique du Nord ou des anciennes colonies d’ex-Indochine. Or, si dans ces deux objets, nous touchons également à la question historique des colonies et de l’immigration sur le sol français, cet aspect n’est que peu traité dans le cas des descendants de migrants de l’ex-Indochine. À cet égard, nous constatons que les représentations, les stéréotypes de ces deux populations, présents dans les discours médiatiques, politiques, diffèrent. Néanmoins, ici l’objet n’est pas de situer la problématique de recherche mais le rapport à l’objet de recherche.
[4] V. de Gaulejac reprend cette notion chez Freud (Freud, 1973 [1894-1924]).
[5] J’ai suivi une psychothérapie pour analyser et comprendre mon rapport à l’objet de recherche, la distanciation clinique étant facilitée par un tiers.
[6] Séminaire de recherche doctorale du Laboratoire de changement social, Université Paris Diderot-Paris 7 (2011).
Hamisultane Sophie, « La nécessaire distanciation du chercheur par l’analyse de son implication », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-necessaire-distanciation-du (Consulté le 21 novembre 2024).