Penser l’individualité implique de pouvoir dépasser l’opposition entre liberté et déterminisme, partant celle entre holisme et individualisme. A cette fin, il est proposé de concevoir cette opposition comme une contradiction dialectique constitutive de l’individualité elle-même. L’analyse marxienne des rapports capitalistes de production, qui mêlent indépendance personnelle et dépendance impersonnelle des individus, ouvre ici une perspective féconde. Elle conduit à définir la situation des individus sous le capitalisme comme le résultat d’un processus d’assujettissement, transformant les individus en sujets, au double sens d’êtres à la fois soumis aux structures impersonnelles qui assurent la reproduction du capital et simultanément sommés par ces mêmes structures de se penser et de se comporter comme des centres autonomes de décision et d’action. La radicalisation de cette dialectique permet également d’expliquer le passage récent d’une individualité autonome à une individualité autoréférentielle.
Mots-clefs : assujettissement, indépendance personnelle, dépendance impersonnelle, individualité autonome, individualité autoréférentielle.
Thinking individuality implies to be able to overcome the opposition between freedom and determinism, therefore between holism and individualism. For this purpose, it is proposed to understand this opposition as a dialectical contradiction constituting of the individuality itself. Marx’ analysis of the capitalist relations of production, mixing personal independence and impersonal dependence of the individuals, opens a fruitful prospect. So individuals’ situation under capitalism can be thought as the result of a process of ‘subjectivation’ : a process which both subjects everyone under the impersonal structures ensuring capital’s reproduction and, in the same time, summons everyone to think and behave himself as a subjective person, as someone who is able to carry on autonomous decisions and actions. Toughening this dialectics can also explain the recent transformation from a autonomous individuality into a self-referential individuality.
Keywords : personal independence, impersonal dependence, autonomous individuality, self-referential individuality.
Penser l’individualité paraît a priori une contradiction dans les termes. Penser, c’est toujours d’abord déterminer, donc définir et limiter, inscrire dans un ordre de raisons, d’enchaînements de causes et d’effets, d’actions et de réactions, si ce n’est dans des structures. Tandis que l’individualité, notamment dans la forme qu’elle a prise dans la modernité occidentale et, par conséquent, telle que nous nous la représentons, semble relever au contraire de l’indéterminé : de ce qui est, sinon toujours en fait du moins toujours en droit, capable de dépasser toutes les définitions et limites, de s’émanciper de tous les enchaînements, de défier toutes les structures – c’est exactement ce qu’on désigne habituellement sous le nom de liberté.
Pas plus que la philosophie avant elle, la sociologie, qui fait partie de ses héritières, n’a échappé à cette contradiction. Elle s’y présente sous la forme de ce pont aux ânes qu’est l’opposition entre holisme et individualisme, qui fait partie des passages obligés de tout sociologue dès ses tout premiers pas dans la discipline. Et chacun d’être sommé de choisir son camp : on est holiste ou l’on est individualiste. Et les deux camps de considérer avec suspicion ou condescendance les différentes tentatives de troisième voie entre les deux, pourtant inévitables tant l’individualisme aussi bien que le holisme se heurtent à des difficultés voire s’engagent dans des impasses.
Penser l’individualité n’est donc possible qu’à la condition de parvenir à dépasser cette contradiction. La voie ici suivie pour tenter ce dépassement consiste à considérer que cette contradiction n’est pas une contradiction logique mais une contradiction dialectique. Plus exactement, elle consiste à transposer la contradiction logique, la contradiction dans la pensée, qui enferme celle-ci dans un dilemme où il lui faut choisir entre deux termes mutuellement incompatibles (détermination et liberté) et qui s’excluent réciproquement, en une contradiction dans la réalité : à penser que la contradiction entre détermination (voire déterminisme) et liberté gît au cœur même de l’individualité, que c’est elle qui produit cette dernière en même temps qu’elle la menace constamment de destruction, et que, par conséquent, les deux termes qu’elle oppose s’impliquent et s’engendrent autant que et dans le même mouvement où ils s’excluent. Autrement dit, il s’agit non seulement de penser la contradiction entre détermination et liberté comme constitutive de l’individualité mais encore de le faire en des termes tels que détermination et liberté puissent se concevoir comme se posant réciproquement autant qu’elles se nient réciproquement.
A cette fin, il faut en passer par l’analyse des rapports sociaux au sein desquels se forme, se constitue, agit et pense l’individualité moderne et contemporaine, rapports dont elle est à la fois le produit et le producteur, l’agent et l’auteur. Car ce sont les contradictions inhérentes à ces rapports qui sont en mesure de nous rendre intelligible la nature éminemment contradictoire de cette individualité [1].
A de multiples reprises dans son œuvre, Marx insiste sur une différence essentielle entre société capitaliste et sociétés précapitalistes. Dans ces dernières, dit-il, « (…) bien que les rapports soient de caractère personnel, les individus n’entrent en relation mutuelle que sous une forme [sociale] déterminée, en tant que seigneurs et vassaux, propriétaires terriens et serfs, membres d’une caste, citoyens d’un Etat, etc. » [2] ; ce qui fait que, dans ces conditions, les rapports de dépendance et de domination sont fortement personnalisés, en ce sens qu’ils placent les individus sous la domination immédiate d’autres individus. Au contraire, le développement de l’économie marchande et monétaire, qui se parachève au sein des rapports capitalistes de production, tend à dissoudre tous ces liens personnels de dépendance et à placer les individus, en tant que sujets de l’échange marchand, dans une situation d’indépendance réciproque : « Dans les rapports monétaires et dans le système d’échange développé (et la démocratie renforce cette apparence), les liens de dépendance personnelle se rompent et tombent en pièces ainsi que les différences de race, de culture, etc. : les liens personnels deviennent une affaire personnelle. Les individus sont libres d’entrer en heurt et d’échanger dans un climat de liberté ; ils semblent indépendants (cette indépendance n’est d’ailleurs qu’une illusion, et il serait plus juste de l’appeler indifférence). » [3] Si cette indépendance ou indifférence personnelle est pour une part illusoire, c’est que les individus tombent simultanément sous une commune dépendance à l’égard du mouvement de leurs propres produits devenus autonomes en face d’eux sous forme de marchandises, d’argent et de capital, donc à l’égard d’un système de rapports sociaux sur le devenir général duquel ils n’exercent plus aucun contrôle et dont dépend pourtant leur reproduction en tant qu’êtres sociaux. Autrement dit, à des rapports de dépendance personnels se sont substitués des rapports de dépendance impersonnels et abstraits : « Les rapports réifiés de dépendance révèlent que les rapports sociaux - donc les conditions de production - sont autonomes en face des individus, apparemment autonomes. Contrairement aux rapports de dépendance personnels, où un individu est subordonné à un autre, les rapports réifiés de dépendance éveillent l’impression que les individus sont dominés par des abstractions, bien que ces rapports soient, en dernière analyse, eux aussi, des rapports de dépendance bien déterminés et dépouillés de toute illusion. » [4] La vie humaine dominée et saisie par des abstractions ? Que ceux à qui cette formule apparaîtrait sibylline pensent, par exemple, aux indices de croissance de la production et de la productivité, au système des prix, aux taux de plus-value et de profit, aux taux d’intérêt et de rente, aux taux d’inflation ou aux taux de change, aux balances commerciales et de paiement, à la dette publique, aux niveaux de revenu, etc. : autant d’abstractions pourtant terriblement concrètes qui pèsent aujourd’hui de tout leur poids de rapports sociaux réifiés sur la vie de la quasi-totalité des hommes et qui en écrasent des centaines de millions en permanence [5].
Marx nous ouvre ici une perspective particulièrement stimulante et originale pour comprendre la genèse et la forme propre de l’individualité moderne et contemporaine. En effet, à le suivre, on peut caractériser la situation faite aux individus dans et par le capitalisme par la conjonction de deux mouvements contraires, à la fois opposés et complémentaires, donc aussi potentiellement contradictoires. D’une part, les individus tendent à s’y émanciper de toute forme de dépendance personnelle ou communautaire : de toute forme de dépendance de personne à personne, subordonnant la volonté de l’une à celle de l’autre, ou de toute forme de dépendance de l’individu à l’égard d’une communauté d’appartenance ou de référence déterminée, qui l’enfermerait dans le cadre et les limites étroites de cette dernière ; tandis que, d’autre part, le capitalisme soumet l’ensemble des individus, ainsi potentiellement émancipés de toute dépendance personnelle réciproque, à des rapports de dépendance impersonnels ou abstraits, mieux à des systèmes de tels rapports, dont les trois principaux sont le marché, la société civile et l’Etat.
Pour illustrer ce mouvement double et contradictoire, parmi de nombreux autres exemples possibles, considérons les transformations que le capitalisme a fait subir à la condition paysanne. En devenant une branche de la production capitaliste, l’agriculture a profondément transformé non seulement les conditions de travail des agriculteurs (mécanisation, usage des engrais) mais encore et surtout « le monde agricole », les rapports sociaux dans lesquels les agriculteurs travaillent et vivent. Et on y retrouve le double mouvement précédent. Ainsi, à partir des années 1950, une partie des jeunes agriculteurs se sont-ils émancipés des formes traditionnelle de dépendance personnelle ou communautaire à l’égard du père, des frères et sœurs, des ‘‘anciens’’ du village, tant au niveau de la manière de concevoir et de pratiquer la profession d’agriculteur (refus d’être identifié comme un ‘‘paysan’’) que, plus largement au niveau du choix du mode de vie (choix du conjoint, du lieu d’habitation, des équipements non professionnels, de l’occupation du temps dit libre.) A l’inverse, ils se sont trouvés de plus en plus intégrés et soumis à des systèmes de rapports impersonnels de dépendance, le principal étant évidemment le marché agricole, vecteur d’orientations et de normes de production relayés par différentes institutions telles que les lycées agricoles, la banque (le Crédit Agricole), les coopératives d’achat, le syndicalisme agricole, le ministère de l’Agriculture, la politique agricole commune (la PAC), etc. [6]
Il ne faut cependant pas être dupe des formules précédentes. Tous les rapports sociaux se présentent toujours, telle est du moins leur apparence immédiate, sous la forme de relations personnelles, de relations d’individus à individus. Mais ils ne sont précisément des rapports sociaux que pour autant que les individus qui s’y trouvent ainsi engagés représentent plus et autre chose qu’eux-mêmes, qu’ils y figurent comme la personnification de déterminations sociales qui les dépassent. Ainsi en va-t-il notamment dans le capitalisme. Les rapports de domination qui le constituent ne s’y présentent toujours que sous la forme immédiate de rapports personnels de dépendance. Mais, dans ces rapports personnels, la domination repose elle-même sur autre chose que sur les individus ainsi mis en rapport : en l’occurrence sur leurs positions et fonctions respectives au sein des systèmes de rapports impersonnels de domination qui définissent le capitalisme en propre, qui médiatisent les relations personnelles et en constituent en définitive la condition même de possibilité.
Ainsi en va-t-il, par exemple, du rapport entre capitaliste et salarié. Comme le fait remarquer Marx, contrairement à ce qui se passait au sein du patriarcat, de l’esclavage ou du servage, l’exploitation et la domination capitalistes du travail salarié ne reposent plus sur « un rapport personnel de domination et de dépendance, mais uniquement sur les différentes fonctions économiques » [7]. Ce que Marx veut dire par là, c’est que le rapport d’exploitation et de domination du travail salarié par le capital n’est pas d’abord un rapport de pouvoir entre le capitaliste et le travailleur salarié en tant que personnes, ni même entre la classe des capitalistes et la classe des travailleurs salariés. Car le pouvoir réel des premiers sur les seconds ne fait que dériver de la dépendance plus fondamentale dans laquelle est tombée la force ou puissance de travail à l’égard de ses propres conditions matérielles de reproduction, moyens de production et moyens de consommation, dès lors que ceux-ci se sont séparées de la force de travail pour devenir la propriété d’autrui sous forme de capital, que cet autrui soit un tiers personnel ou non étant tout à fait inessentiel. C’est cette dépendance objective et impersonnelle du travail vivant à l’égard du travail mort qui est la condition même de possibilité des rapports personnels de pouvoir que vont entretenir les capitalistes et les travailleurs salariés en tant que personnes : dans l’achat-vente de la force de travail, « (…) c’est uniquement parce qu’il détient les conditions du travail que l’acheteur place le vendeur sous sa dépendance économique : ce n’est plus un rapport politique et social fixe qui assujettit le travail au capital. » [8] Le pouvoir du capital, c’est en définitive celui du travail mort (produits et moyens de production) rendu autonome à l’égard du travail vivant (la puissance de travail), dès lors contrainte de se mettre à son service pour assurer sa conservation et son accroissement ; c’est celui des conditions matérielles et sociales de la production qui se sont émancipées des producteurs et qui placent ceux-ci sous leur dépendance.
Indépendance personnelle et dépendance impersonnelle, telle est donc en première approximation, à suivre Marx, la situation singulière de l’individu au sein des rapports capitalistes de production et, plus généralement, du capitalisme. Cette opposition ne condense cependant pas à elle seule cette situation. Il est possible et nécessaire d’en enrichir l’analyse et la compréhension, en précisant notamment le contenu exact de la dépendance impersonnelle dans laquelle le capitalisme place l’individu à l’égard de ses rapports constitutifs.
Cette dépendance présente une double face. Elle est à la fois proscription (elle interdit certains actes, comportements, attitudes : par exemple de s’emparer du bien d’autrui par la force ou de ne pas payer ses dettes, de ne pas être en mesure de déterminer la valeur marchande des biens, de n’être pas capable de comprendre un système de règles formelles, etc.) et prescription (elle contraint à accomplir certains actes, à développer certains comportements et à adopter certaines attitudes). Et c’est sous ce dernier angle qu’elle revêt son originalité la plus caractéristique et la plus paradoxale en définitive : elle exige en effet de chacun qu’il soit autonome ou que, du moins, il se considère comme autonome et qu’il agisse en conséquence. Autrement dit, loin que l’autonomie individuelle soit antinomique de toute dépendance, la situation faite à l’individu par le capitalisme nous oblige à penser l’autonomie personnelle dont y jouit ce dernier comme la marque même de sa dépendance impersonnelle : ce sont les rapports réifiés et abstraits dont il est dépendant qui prescrivent à l’individu d’être autonome, de faire preuve d’autonomie.
Cette prescription d’autonomie se décline elle-même sous de multiples formes. Elle exige évidemment, en premier lieu, l’indépendance de chacun à l’égard des autres, en quoi elle recoupe et renforce l’autre face de la situation de l’individu, son indépendance personnelle. Plus largement, elle exige de la part de chacun qu’il soit capable de s’émanciper des traditions, des coutumes, des modes habituels d’agir et de penser qui sont celles de son temps, de son pays, de ses proches. Elle exige encore, plus fondamentalement, de chacun qu’il soit capable de penser, de décider et d’agir par lui-même, de se fixer à lui-même ses propres buts et ses règles d’existence – ce qui est d’ailleurs le sens étymologique du mot autonomie. En un mot, elle lui prescrit de se construire et de se conduire comme un être à la fois libre et original. Cela implique notamment que chacun soit capable d’assumer par lui-même l’ensemble des injonctions des rapports capitalistes de production ; par exemple, qu’il soit capable de faire valoir par lui-même ses propriétés, aussi bien subjectives (ses qualités, ses aptitudes, ses talents, son savoir) qu’objectives (sa fortune, ses relations sociales, ses positions institutionnelles) dans le jeu de la concurrence sur le marché, selon le cas, du travail, des marchandises ou du capital ; ou encore qu’il soit capable de trouver par lui-même un/e conjoint/e (ou une série successive de conjoint/es) sur le ‘marché matrimonial’ ; etc. En définitive, la dépendance impersonnelle de chacun à l’égard des rapports capitalistes de production exige de lui d’être capable d’innovation, de hardiesse, de goût de l’aventure et du risque, poussée jusqu’aux limites de la légalité et de la moralité (et quelquefois au-delà !) pour ouvrir et explorer des voies nouvelles, en un mot : qu’il soit entreprenant, quels que soient les domaines dans lesquels il mène ses entreprises. Ce qui ne signifie pas seulement ni nécessairement être entrepreneur, même si l’entreprise capitaliste est la forme la plus immédiatement appropriée sous laquelle se réalise cette injonction de mettre toute son énergie, son imagination, son intelligence et en définitive son génie au service de la reproduction du capital.
J’appelle assujettissement des individus l’ensemble du processus précédemment analysé ainsi que son résultat, la situation (le rapport à soi, aux autres et au monde) qu’il produit pour l’individu. En les émancipant tendanciellement de tout rapport personnel de dépendance tout comme en les plaçant dans des rapports impersonnels de dépendance, le capitalisme assujettit les individus : il les transforme en sujets, au double sens de ce dernier terme. D’une part, il en fait des sujets au sens d’êtres strictement subordonnés au pouvoir du capital, tel qu’il se manifeste et se réalise à travers différents systèmes de rapports impersonnels (le marché, la société civile, l’Etat). D’autre part, il en fait des sujets au sens d’êtres autonomes, dans la diversité des déterminations de l’autonomie précédemment distinguées : des êtres capables d’agir, de décider et de penser par eux-mêmes, dans l’ensemble de leurs sphères ou domaines d’activité, y compris éventuellement contre les normes et usages fixés par les systèmes de rapports impersonnels.
Entre ces deux faces de la subjectivité, il y a en principe complémentarité ; mais on devine aussi l’existence entre elles d’une tension sinon d’une contradiction potentielle. Certes, tant qu’elle se maintient dans le cadre des rapports constitutifs du capitalisme, l’autonomie des individus est mise au service de ces rapports, elle en est une modalité de fonctionnement, elle est une injonction de ces rapports soumettant les individus aux exigences contradictoires de leur reproduction, faite autant de changement que d’invariance ; et elle renforce donc en définitive la dépendance des premiers à l’égard des seconds. Mais, précisément, les individus peuvent aussi être contraints ou même simplement choisir de retourner leur autonomie contre ces mêmes rapports, de la transformer en un principe de contestation, de subversion et en définitive de transformation révolutionnaire de ces derniers, en association avec d’autres individus dans le cadre de mouvements de masse ou de groupes d’avant-garde (politiques ou artistiques).
Scrutons de plus près cet individu-sujet, cet individu assujetti au double sens précédemment défini, pour déterminer plus exactement les différentes figures qu’il revêt : ses différents aspects, ses différentes faces, ses différents éléments constitutifs, etc.
Une première triade : propriété – liberté – égalité en fixe les principaux attributs [9]. Cet individu assujetti est d’abord un propriétaire privé, le propriétaire de sa propre personne et de ses propres biens, ces derniers fussent-ils réduits à sa seule force de travail ; propriété dont le droit formel sinon l’objet (le contenu) est garanti inaliénable. De cette propriété de sa personne et de ses biens, cet individu est absolument libre de faire l’usage qu’il veut, dans les limites de ses propres capacités (de son pouvoir effectif) et du respect du droit de propriété d’autrui, donc de la personne et des biens d’autrui, qu’il ne peut s’approprier par conséquent qu’en passant accord avec ce dernier sous forme d’un rapport marchand et contractuel. Enfin, dans ses rapports à autrui, autrement dit dans ses rapports aux autres individus tout comme dans son rapport à la société dans son ensemble (représentée par les autorités légitimement constituées en son sein), l’individu-sujet se voit garantir une égalité de traitement de droit relativement à tous les autres.
Ses trois attributs (propriété, liberté, égalité), l’individu-sujet va les faire valoir dans l’ensemble des domaines, sphères, champs de la réalité sociale où il agit. Ainsi apparaissent ses différents modes d’existence et de manifestation, ses différentes modalités. Il se présente tout d’abord comme un sujet économique, un propriétaire privé de biens qui tente de valoriser ces derniers (d’en conserver et, si possible, d’en accroître la valeur marchande) en participant, d’une manière ou d’une autre, au système généralisé d’échanges marchands que constitue l’économie capitaliste, donc en intervenant comme échangiste sur un ou plusieurs marchés. Là, au sein de l’arène du marché, il peut librement, c’est-à-dire en dehors de tout rapport de dépendance direct à l’égard d’autrui et des liens (affectifs, moraux, esthétiques, érotiques, etc.) qui en découlent, tenter de défendre ses intérêts singuliers, faire valoir ses talents et faire fructifier son bien en conséquence.
A ce titre déjà, mais plus largement encore, l’individu se présente aussi comme un sujet juridique, un sujet pourvu de droits (à la liberté et la sûreté de sa personne et des siens, à la propriété et à la sécurité de ses biens, etc.) qu’il peut et doit faire valoir dans des rapports contractuels à autrui, rapports respectant à la fois l’autonomie de la volonté et la réciprocité des engagements des contractants, chaque individu-sujet acquérant dans et par ces rapports des droits et des devoirs, des prétentions légitimes et des obligations proportionnés à ceux des autres parties contractantes. Ce n’est d’abord que dans et par l’échange marchand que les individus revêtent cette subjectivité juridique. Mais dans la mesure où, à l’intérieur d’une société capitaliste, les rapports essentiels médiatisant l’existence individuelle tendent tous à devenir des rapports d’échange, les individus y endossent nécessairement cette forme de manière permanente. Si bien que la personnalité juridique finit par y apparaître comme appartenant intrinsèquement, substantiellement, naturellement en somme, à l’individu-sujet. Bref, la subjectivité juridique se trouve fétichisée comme une « qualité naturelle » de l’individu, et les droits acquis par ce dernier dans le cadre d’une forme historiquement déterminée de la société (la société civile) finissent eux mêmes par apparaître sous la forme fétichisée de « droits naturels de l’homme » [10].
L’individu se présente, en troisième lieu, sous la forme du sujet éthique, de la personne morale, auquel est dû un respect inconditionnel en tant que tel et qui, réciproquement, se doit de manifester un tel respect à l’égard des autres individus, dans les différents rapports qu’ils peuvent nouer entre eux. En tant que forme revêtue par l’individu assujetti, la personnalité morale découle, comme la personnalité juridique dont elle est d’ailleurs complémentaire, de la généralisation des rapports marchands. En effet, la catégorie de personne morale, c’est-à-dire l’idée de la valeur suprême et de l’égalité de principe de tous les individus en tant que personnes, qui fonde l’impératif moral du respect, découle directement de l’acte d’échange marchand, elle est même une condition essentielle de ce rapport. Car, pour qu’un tel rapport puisse se nouer, les individus doivent réciproquement respecter l’autonomie de leur volonté, ne pas recourir à la violence et à la contrainte, se traiter mutuellement en alter ego, faisant valoir les mêmes droits et les mêmes prétentions et possédant de ce fait une égale dignité et valeur. Bref, ils doivent se traiter mutuellement en personnes morales. Toutes déterminations que l’extension de la forme juridique, parallèlement à celle de la forme marchande, ne fera que renforcer. La généralisation des rapports marchands et contractuels a ainsi constitué un puissant facteur de moralisation de la vie sociale. Et, comme dans le cas de la personnalité juridique et pour les mêmes raisons, la personnalité éthique, simple forme prise par l’individualité dans le cadre de rapports sociaux déterminés, va se trouver fétichisée en une détermination substantielle de l’individu, qui semble lui appartenir intrinsèquement. C’est donc là encore dans l’intégralité des actes de son existence sociale que l’individu est censé se manifester comme personne morale, et être traité comme tel par autrui. Ce qui n’empêche évidemment pas l’immoralité de s’immiscer dans bon nombre de rapports interindividuels.
L’individu-sujet se présente encore, en quatrième lieu, sous la forme du sujet politique, du citoyen, pourvu à ce titre du droit de concourir, à égalité formelle de statut avec l’ensemble des autres individus-sujets, à la formation de la loi et au gouvernement de l’Etat, soit directement soit par l’intermédiaire de représentants désignés par lui à cette fin. Cette modalité de l’individu-sujet est d’ailleurs étroitement corrélée à la forme de pouvoir public impersonnel, d’Etat de droit, que revêt l’Etat au sein du capitalisme.
En dernier lieu, l’individu se présente sous la forme de sujet philosophique, capable d’autoréflexion et, plus largement, de rationalité. Car l’évolution quotidienne de l’individu dans un monde dominé par des abstractions le contraint à agir et à se penser comme un sujet rationnel. A propos du moindre de ses actes, il lui faut subordonner ses particularités concrètes, donc se subordonner lui-même en tant qu’individu, sous des déterminations abstraites et générales, se mesurer (dans tous les sens du mot) aux exigences de ces dernières. Qu’il s’agisse de déterminer la valeur économique, juridique, éthique ou politique d’un objet, d’un acte, d’une parole, d’une situation, c’est à chaque fois la capacité de subsumer une particularité concrète à la généralité abstraite d’une règle formelle qui est exigée de lui. Bref, chacun de ses actes le requiert comme sujet rationnel. Plus exactement : comme sujet d’une rationalité formelle et instrumentale. Une rationalité formelle, trouvant son paradigme dans les disciplines logicomathématiques, puisqu’elle se réduit en définitive à vérifier la conformité d’une réalité déterminée à un ensemble de règles formelles. Mais aussi une rationalité instrumentale, définie par la capacité à adapter des moyens à des fins déterminées. Car l’exigence de conformité à ces règles générales une fois posée, toute la démarche du sujet ne peut que consister en un calcul des moyens adaptés à la réalisation des ses propres fins singulières, dans le cadre fixé par les rapports réifiés et abstraits dont se compose la société capitaliste. Ce n’est donc pas seulement l’homo œconomicus, le sujet économique, qui se trouve ainsi en proie au désir et à l’exigence d’une « optimisation » rationnelle de sa démarche, mais l’individu-sujet tout entier, dans la totalité de ses figures.
Si l’on tente à présent de synthétiser les développements précédents, c’est le concept d’individualisme qui s’impose. A condition cependant de ne pas réduire ce terme à ses connotations morales péjoratives habituelles, pour le transformer en un concept sociologique capable de caractériser la situation de l’individu-sujet dans l’ensemble de ses déterminations. A commencer par son rapport à lui-même, où il nous apparaît comme un individu à la fois autocentré (centré sur lui-même, principalement voire exclusivement occupé et préoccupé de soi, de sa personne et des siens, de sa propriété privée et de ses intérêts singuliers) et auto-activé (devant trouver en lui-même les ressorts de son activité, donc se motiver et se mobiliser par lui-même, et qui d’ailleurs ne peut et doit compter en définitive que sur lui-même pour parvenir à ses fins). Ce qui laisse aussi clairement entendre que, dans ses rapports aux autres, il s’agit d’un individu privé : un individu coupé, séparé des autres (par son individualisme) et, qui plus est, opposé aux autres dans la lutte concurrentielle, dans la guerre de tous contre tous qu’est la lutte des places, ne s’associant le cas échéant à d’autres que dans la mesure où ses intérêts singuliers rendent une pareille association possible, profitable ou tout simplement nécessaire. Enfin, dans ses rapports au monde en général (les rapports à ses groupements particuliers d’appartenance, à la société globale ou à l’humanité dans son ensemble), il s’agit d’un individu fétichisé, d’un individu fétichisant sa propre individualité et l’individualité en général, non seulement au sens vulgaire du terme (surinvestissant et survalorisant son moi sur un mode narcissique) mais encore au sens savant de ce même terme mis en usage par Marx : loin de concevoir son existence comme sujet et l’ensemble des déterminations subjectives précédentes comme le produit des rapports sociaux spécifiques (les rapports constitutifs du capitalisme), donc comme le résultat d’une configuration sociale particulière et d’une époque déterminée de l’histoire sociale de l’humanité, cet individu tend au contraire à concevoir spontanément sa subjectivité (son statut d’individu-sujet) comme une réalité substantielle, comme une donnée transhistorique, universelle, naturelle ou même métaphysique. Un individu qui, du même coup, tend à réduire la société à une sorte de collection (de somme) d’individus existant de même en et par eux-mêmes, indépendamment des rapports sociaux qui les lient, qui ne seraient que des déterminations extérieures et contingentes à leur égard.
On aura reconnu ici la condition sociale de possibilité du paradigme atomistique ou individualiste qui caractérise la conception la plus courante du monde social. Cependant, avant même de générer un mode spécifique de représentation du monde social, l’individualisme dont il est ici question constitue, notamment dans sa dimension fétichiste, le mode d’existence et d’action de l’individu-sujet dans le monde capitaliste qui est le sien, dans les rapports sociaux au sein desquels il évolue, qui tout à la fois lui donnent naissance et dont il constitue réciproquement l’agent et l’acteur principal. La représentation individualiste du monde ne fonctionne ici que comme un adjuvant idéologique de l’individualisme pratique à travers lequel se constitue et opère l’individu-sujet ; et, comme toute idéologie à portée morale, elle consiste à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à exalter le repli étroit sur soi, la mobilisation intense de soi et l’engagement total de soi dans la lutte concurrentielle avec les autres, que les rapports capitalistes de production requièrent de toute manière des individus, quelquefois comme la condition la plus immédiate de leur survie.
Je voudrais achever cet article en suggérant que le cadre théorique qu’il propose pour penser la situation faite à l’individu par le capitalisme permet d’éclairer les transformations qu’il a connues dans la période la plus récente. Sans que les limites imposées à l’article ne me permettent cependant d’analyser ces transformations aussi minutieusement qu’elles le mériteraient.
Au sein des formations capitalistes développées, disons depuis au moins les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, sous l’effet de l’emprise croissante des rapports capitalistes de production sur l’ensemble des sphères de la réalité sociale, il me semble qu’on a assisté au parachèvement du processus d’assujettissement des individus, dans le double sens précédemment entendu. Cela s’est traduit, d’une part, par le franchissement de quelques pas supplémentaires sur la voie de l’émancipation des individus au sein et à l’égard de ce qui reste des rapports personnels de dépendance. En témoignent notamment l’évolution des rapports intergénérationnels (entre les parents et leurs enfants, entre les enseignants et leurs élèves, etc.), marquée par une autonomisation (psychologique et symbolique sinon matérielle) plus précoce et plus profonde des jeunes à l’égard de leurs aînés, tout comme celle des rapports entre genres, par exemple au sein des couples, caractérisée par une autonomie plus grande des femmes à l’égard des hommes. Simultanément, le relâchement des quelques liens communautaires de dépendance (à l’égard de la religion, de la nation, de la classe, de la profession, etc.), qui avaient persisté voire s’étaient même renforcés aux premiers temps du capitalisme, s’est également accentué. Tandis que, d’autre part, notamment au cours des toutes dernières décennies, dans le contexte de crise générale du mode capitaliste de production et notamment sous l’incitation des politiques néolibérales, l’injonction d’autonomie faite aux individus par les rapports capitalistes de production s’est elle aussi considérablement accrue. Pensons par exemple aux exigences d’adaptation constante et de non moins constante mobilisation de soi dont sont porteuses la flexibilité et la précarité qui sont les marques propres des transformations actuelles du rapport salarial.
De la conjonction de cette indépendance personnelle renforcée et de cette dépendance impersonnelle accrue tend à résulter une nouvelle figure de l’individu-sujet, accentuant mais infléchissant aussi bon nombre des traits de la figure antérieure, classique, de ce dernier – celle sur laquelle je me suis attardé dans la section précédente de l’article. De nombreux auteurs (notamment Richard Sennett [11], Christopher Lasch [12], Gérard Mendel [13], Gilles Lipovetsky [14], Ulrich Beck [15], Antony Giddens [16], Olivier Rey [17]) ont éclairé quelques aspects de cette transfiguration ainsi que de leurs tenants et aboutissants. Il me semble que l’on peut synthétiser les résultats de leurs analyses, pour autant qu’ils convergent, en disant que cette transfiguration nous fait passer d’une individualité qui se veut et se pense simplement autonome à une individualité qui se veut et se pense autoréférentielle. Par quoi il faut entendre une individualité poussant son individualisme jusqu’au point de vouloir devenir la seule mesure du monde, des autres et de soi-même, jusqu’à vouloir décider par exemple de son nom, de la silhouette de son corps et même de son sexe.
Produit d’une radicalisation des deux mouvements constitutifs de l’individu-sujet, cette nouvelle figure de l’individualité en exacerbe évidemment aussi la contradiction interne. Alors qu’elle exige en principe une indépendance totale de l’individu, sa dépendance à l’égard des rapports capitalistes de production se renforce, ne serait-ce que du fait de l’affaiblissement du soutien que l’individualité autonome classique pouvait encore recevoir de la part des rapports personnels et communautaires dans lesquels elle restait insérée et qui sont singulièrement distendus. Alors que l’autoréférence est censée garantir au sujet une totale liberté d’autodéfinition, elle ne peut faire l’économie de la reconnaissance d’autrui qui ne se joue plus alors que sur le mode du narcissisme. Ou encore, alors que la poursuite de l’autoréférence vise en principe la conquête de la plénitude individuelle, elle débouche chez bon nombre d’individus sur une profonde crise d’identité, incapables qu’ils sont de se doter d’une identité ou de la maintenir par eux seuls. Ainsi, poussé à bout, l’individualisme se retourne contre l’individu et le menace en définitivement d’anéantissement : de l’engloutir dans son propre vide.
[1] On reprochera sans doute à cet article de ne (presque) pas se référer à l’immense littérature sur la question, tant classique que contemporaine. Cela s’explique sinon se justifie, d’une part, par les limites qui lui sont imposées, d’autre part, par la volonté de développer et de fonder ici une perspective qui précisément s’écarte des sentiers habituels. Quant à l’absence de terrain, disons que l’on se situe ici encore dans une phase exploratoire de construction d’un cadre théorique apte à ressaisir le terrain de l’individualité sous un angle nouveau.
[2] Fondements de la critique de l’économie politique [1857-1858], Paris, Anthropos, 1967, tome 1, page 100.
[3] Id., pages 100-101.
[4] Id., page 101.
[5] Cette opposition entre rapports personnels et rapports impersonnels de dépendance et de subordination me paraît heuristiquement bien plus riche que celles introduites aux mêmes fins (saisir la spécificité de la forme capitaliste de société et de socialisation) par Tönnies (communauté versus société) ou par Durkheim (solidarité mécanique versus solidarité organique) et dont la tradition sociologique a fait pourtant bien plus grand cas.
[6] Je remercie Pascal Fugier de m’avoir suggéré cet exemple.
[7] Un chapitre inédit du Capital [1863-1865], Paris, Union Générale d’Editions, collection 10/18, 1971, page 195.
[8] Id., page 202.
[9] J’ai proposé une analyse détaillée de cette triade dans La novlangue néolibérale, Editions Page deux, Lausanne, 2007.
[10] Je reprends ici la thèse magistralement développée par Evguéni Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme [1924], Paris, EDI, 1970.
[11] Richard Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1979 ; Le travail sans qualité : les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000 ; La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006.
[12] Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Paris, Flammarion, 2000.
[13] Gérard Mendel, Quand plus rien ne va de soi, ¨Paris, Robert Laffont, 1979 ; 54 millions d’individus sans appartenance, Paris, Robert Laffont, 1983 ; Construire le sens de sa vie, La Découverte, 2004.
[14] Gilles Lipovetski, L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1983 ; Métamorphoses de la culture libérale – Éthique, médias, entreprise, Montréal, Édition Liber, 2002.
[15] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2003.
[16] Antony Giddens, Les transformations de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Paris, La Rouerge/Chambon, 2004.
[17] Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Paris, Le Seuil, 2006.
Bihr Alain, « L’individu assujetti », dans revue ¿ Interrogations ?, N°5. L’individualité, objet problématique des sciences humaines et sociales, décembre 2007 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-individu-assujetti (Consulté le 21 novembre 2024).