Notre travail, en cours, pose la question de la compétence professionnelle des aides-soignantes, et plus précisément tente de mettre à jour les mécanismes sociaux favorisant la construction sociale de l’aide-soignante « compétente ». Ce choix théorique, plus focalisé sur le processus du jugement que sur l’état « incorporé » de la compétence, nous pousse à étudier la négociation in situ des points de vue sur le « bon travail » des aides-soignantes.
Les EHPAD sont des organisations où co-existent de nombreux acteurs (différents métiers, bénévoles, familles, résidents, etc…), et où, notamment, le lien entre sphère publique et sphère privée doit être questionné. Si la maison de retraite est un « dernier chez soi » [1], elle est aussi un lieu où s’entrecroisent de nombreux individus, liés ou non au monde médical.
Nous avons ainsi pris le parti de centrer notre travail sur ce qui, empiriquement, c’est-à-dire selon la parole des acteurs, semblait pertinent : la relation, conflictuelle ou consensuelle, entre aides-soignantes et familles de personnes âgées [2].
Comment l’aide-soignante se définit-elle « compétente » ? Dans quelles situations ? Comment négocie-t-elle cette qualité face aux regards critiques des familles ? C’est en prenant tout d’abord en compte les jeux de critiques et de jugements dans l’organisation même que nous pourrons avoir une première visibilité des relations de confiance liant les acteurs. C’est en s’interrogeant, par la suite, sur les critères objectifs (dans les trajectoires croisées des aides-soignantes et des aidants familiaux) pouvant éclaircir ces relations que nous pourrons établir une « typologie des affinités électives », avant de questionner plus précisément les modalités de cette relation vis-à-vis de la transmission des savoirs et de la prise de place (familiale et/ou professionnelle).
Nous avons observé ces interactions dans trois EHPAD : trois maisons de retraite, impliquant une plus grande dépendance des résidents que pour un foyer logement, obligeant a priori la proximité d’une aide-soignante pour la réalisation des tâches quotidiennes (se laver, manger, etc…). Dans chacune d’elle, nous avons observé les interactions, les conflits autant que les situations de paix. De ce fait, pour mieux théoriser ces accords et ces divergences dans l’organisation, nous nous référons à la terminologie de Boltanski et Thévenot [3] et du conventionnalisme, et notamment à l’idée de position des individus dans des « mondes sociaux » différents.
C’est par une discordance ou une convergence entre les différents mondes sociaux dont participent les acteurs que se réalisent les disputes et les accords. Dans la situation spécifique que nous étudions, où se jugent les prétendues « bonnes manières » de s’occuper de la personne âgée, des logiques se différencient : la division des mondes sociaux nous aide alors à bien saisir dans quelle logique d’action se situe chacun des protagonistes.
D’un point de vue formel, le travail des aides-soignantes se rapproche d’une logique industrielle. Leur appartenance à une institution comme celle des EHPAD incite à penser que leur « principe supérieur commun » (c’est-à-dire les valeurs vers quoi les personnes du même monde se tournent) est de l’ordre de l’efficacité.
Pour les aides-soignantes, cette exigence se confronte à celle de qualité. Si le métier d’aide-soignante se définit, par ceux même qui le pratiquent, comme un métier basé sur le « savoir-être », métier d’écoute, de contact, on peut saisir toute la complexité d’une relation où le professionnel doit balancer entre deux logiques : logique industrielle et logique domestique. Cette scission entre deux contraintes n’en finit pas de remettre en cause l’identité professionnelle des aides-soignantes.
Si les familles utilisent un principe de justification d’ordre domestique, tourné vers des valeurs proches du don et du sacrifice, les aides-soignantes devront en tenir compte tout en travaillant selon les logiques d’efficacité propre à l’organisation de l’EHPAD.
Quels sont alors les principaux motifs d’insatisfaction des familles envers les institutions ? On peut citer, pêle-mêle : Le non-respect de la liberté de mouvement du parent, le manque de soins concernant l’hygiène, l’absence de soins médicaux, la détérioration de l’état de santé, l’absence de soins face à la douleur… Le diagnostic de l’état de santé de la personne âgée peut être ainsi un objet de négociation entre ces acteurs.
La compétence, tout comme l’incompétence, n’existent pas sans le regard critique d’autrui. « La compétence professionnelle est une combinaison de connaissances, de savoir-faire, expérience et comportement, s’exerçant dans un contexte précis » [4]. Mais il ne s’agit pas que de cela. Le jugement de valeur possède une dimension fondamentale. C’est, d’une certaine manière, en disant d’une personne qu’elle est compétente, qu’elle le devient en effet.
Les aides-soignantes se pensent compétentes relativement au regard d’autrui (et particulièrement des familles). Toutes les familles ne dénoncent pas des incompétences. Certaines insistent particulièrement sur la compétence de telle ou telle aide-soignante. Comment se joue cette désignation ?
Nous faisons l’hypothèse que l’aval familial est nécessaire pour que les savoir-faire des aides-soignantes puissent être reconnus. Cette reconnaissance est liée à la compétence elle-même. Mais celle-ci n’existe pas a priori, elle est la conséquence même du choix effectué. C’est la famille qui juge la qualité du travail en approuvant certaines manières de faire comme concordantes au besoin de la personne âgée.
On peut faire également l’hypothèse que la place de l’aide-soignante se pense par une logique de transmission ; ainsi, de la même manière que la place est transmise par la famille au sein même de l’institution, les savoirs familiaux « passent » par cette place. Les savoirs circulent avec la place, et l’apprentissage vient après la désignation.
Les familles désignent une aide-soignante pour être celle qui sera l’héritière du « savoir familial », c’est-à-dire qui saura reproduire, dans les situations de travail, les gestes, paroles, et manières de faire conformes et attendues par les familles et les personnes âgées. On retrouve l’idée de moule, chère à Stroobants, dans lequel se forment les habiletés [5]. Ici se joue l’adoption, par la famille, d’une aide-soignante, devenant « aidant professionnel », une fonction reconnue à partir du moment où la famille « prend avec elle » cette nouvelle personne. L’adoption, qui est l’entrée d’un individu dans un groupe familial, se conçoit aisément comme une logique de l’être. Etre choisi, c’est se voir être désigné avant de posséder les outils, les savoir-faire [6]. C’est également accepter de faire vivre une culture, ici la culture familiale, dans un temps plus ou moins long.
Selon Arborio, « c’est surtout en soulignant sa proximité, voir son intimité avec le malade, susceptibles de faire naître une relation affective, que l’aide-soignante cherche à distinguer sa position et à la valoriser » [7]. La reconnaissance professionnelle se situe ici, dans la concordance parfaite entre une famille qui demande une aide professionnelle pour mieux imposer sa propre représentation du « bon » travail et une aide-soignante qui offre ses potentialités, prêtes à être développées « dans le sens » ou « à travers une dimension spécifique » : celle de la culture familiale.
Comment se réalise cette connivence ? Y a-t-il des modalités « pratiques », visibles, qui nous fourniraient sociologiquement des éléments de compréhension de cet attachement, hors des propos de chacun ?
Nous faisons l’hypothèse que c’est par l’étude des trajectoires de vie des aides-soignantes, que nous pouvons trouver des éléments objectifs qui puissent nous faire comprendre la connivence des différents protagonistes en situation. Ceci ne veut pas dire que l’étude de l’interaction, des argumentaires sur la compétence / l’incompétence n’a pas d’utilité pour la compréhension de l’accord, mais, bien plus, d’éclairer le présent par le passé, en essayant de saisir quels éléments dans la trajectoire sociale de chacun sont significatifs pour la construction de la relation de confiance mutuelle.
Ainsi, la compétence est une construction sociale, saisissable particulièrement dans les propos des acteurs, mais qui ne peut trouver ici ses principes objectifs que dans le rapport d’éléments participant aux histoires de vie de chacun. Mais de quelles natures sont ces éléments ? Si la désignation de la personne compétente passe pour une « adoption », l’entrée du professionnel dans le monde familial, il s’agit pour nous de chercher les points spécifiques de la trajectoire du professionnel.
Pour les aides-soignantes, la recherche s’établie sur deux dimensions entrelacées :
De la même manière, il s’agit d’étudier l’histoire familiale de la personne âgée (date d’entrée dans l’institution, etc..) et de l’aidante. En effet, c’est par cette étude croisée de deux trajectoires que nous pouvons comprendre comment se crée cette place sociale qu’est celle du professionnel compétent, auxiliaire privilégié.
Notre méthode d’investigation est l’histoire de vie ; car cette méthode nous permet de toucher du doigt ce qui fait sens pour la personne enquêtée (qui reconstruit son parcours) tout en travaillant sur une temporalité longue, afin de saisir des éléments de compréhension éventuellement sur plusieurs générations.
C’est à partir des observations et des entretiens réalisés que nous avons pu construire une première typologie des « affinités électives » entre professionnel et famille. Nous avons pu déterminer trois types d’affinités, mettant en relation des professionnels et familles particulières. Les récits de vie que nous offrent ces personnes ont pu nous faire comprendre quels éléments objectifs sont significatifs dans les choix et les désignations. Nous en faisons ici le résumé, en mettant particulièrement en avant le rôle familial du jugement :
Pour ces professionnelles, l’attribut de compétence ne dépend pas beaucoup du jugement des familles. Ce rapprochement étant moins une « prise de place » familiale qu’une aide, les mondes familiaux et professionnels ne fusionnent pas totalement.
Il s’agit de remplir le vide laissé par le manque de l’aidante familiale. L’aidante professionnelle prend le relais, et devient « quasi-familiale ». Ceci ne veut pas dire que l’aide-soignante devient la seule « famille » de la personne âgée, mais bien plus que ce rôle social d’ « aidant » privilégié lui est dévolu par les autres membres de la famille. C’est le rôle, le cadre social, qui créé la compétence ; c’est la famille, en l’absence de l’enfant le plus proche de la personne âgée, qui donne ce rôle au professionnel, prouvant alors sa compétence.
Concernant les aides-soignantes, ce sont, dans tous les cas, des femmes ayant des trajectoires familiales et professionnelles instables : Départ précipité d’un autre lieu de travail, distance avec la famille. Pour deux personnes, l’entrée récente dans le nouvel établissement est due à des problèmes de relations professionnelles.
Le parcours familial des aides-soignantes, dans ce groupe, est le plus souvent symbolique d’un cumul de travail entre sphère domestique et sphère familiale. Ce sont, dans les deux cas, des femmes célibataires, avec enfants, ayant environ 40 ans. Elles sont, d’autre part, les cadettes de leur fratrie ; de cette position familiale, elles en tirent un sentiment d’infériorité, liée à la nécessité qui est la leur de s’occuper des parents.
Ainsi, avec cette typologie, nous avons pu déterminer comme le jugement familial construit la compétence ; les modalités sont différentes selon la trajectoire de l’aide-soignante et selon la trajectoire familiale.
Nous faisons le choix théorique de lier l’idée de rapprochement entre famille et aide soignante avec l’idée de « quasi-parenté ». Cette notion est utilisée principalement dans les questions de recompositions familiales. Ainsi, notre étude permet de comprendre comment le « familial » s’impose dans le monde « professionnel » des EHPA. Les aides-soignantes ont quelque chose à voir avec le domaine de « quasi-parenté », notamment « le réseau de parenté élective » [8].
L’idée de « quasi-parenté » nous amène à l’idée d’un rapprochement plus ou moins fort (selon notre typologie) entre professionnel et aide-soignant. Pourtant, il ne semble pas, pour l’observateur, qu’il y ait des différences fondamentales dans la pratique. Rien ne distingue les actes d’une aide-soignante compétente vis-à-vis d’une autre. Mais c’est l’œil familial, jugeant la compétence, qui sait délimiter le sacré et le profane, le bon et le mauvais. Le regard familial sait trier, classer les actes.
Comment penser ce que sont des « bons » savoir – faire ? Quels sont les critères de la qualité de cette pratique professionnelle ? Demander à une famille de décrire des pratiques professionnelles « compétentes », et de montrer les différences avec des pratiques profanes a tout d’une gageure. En effet, rien ne permet de distinguer une différence de nature entre ces pratiques.
La compétence, dans la parole des professionnels, est anhistorique. Il n’y a pas de genèse, il n’y a même pas d’épreuves. La désignation, alors, fonctionne comme un « moule social » [9]. Ce modelage est familial ; c’est la famille qui définit comment l’aide-soignante doit agir. Mais comment penser ce modelage ? Signifie t-il que les aides-soignantes transforment leur pratique ? Ou cela veut-il dire que la famille juge « compétente » une aide-soignante ne possédant pas nécessairement une pratique différente d’une autre aide-soignante ?
Nous pourrions parler d’une « transmission d’un savoir familial », mécanisme impliqué dans la désignation du personnel « compétent ». Cette transmission est permise par la désignation. C’est la légitimité donnée par le nouveau rôle d’ « aidant compétent » qui permet au professionnel de comparer sa pratique à celle d’une autre, sans pour autant pointer une tâche précise : La compétence, ici, enveloppe les tâches professionnelles, et les « colore » d’un attribut positif.
Le savoir familial, de cette manière, peut se définir ici comme les pratiques familialement approuvées pour le soin de la personne âgée. La norme « familiale » du soin de qualité se dilate comme norme pour le professionnel, sans qu’elle remette en cause la norme de l’établissement.
Notre travail, alliant observations et entretiens, cherche ainsi à mettre à jour les mécanismes sociaux susceptibles de nous faire comprendre les relations d’affinités existant entre aide-soignante et famille de personne âgée.
Il y aurait à ouvrir d’autres domaines de réflexion, et d’abord à prendre en compte de manière plus importante les poids des autres acteurs présents en institution. Quel rôle possède la hiérarchie, la direction de l’établissement, les médecins, les infirmières, … non seulement dans l’organisation générale de l’EHPAD, mais aussi dans le jugement des familles de personnes âgées (tous ces métiers pouvant devenir des contradicteurs, ou des appuis, selon les situations).
Quel rôle a la personne âgée ? Au centre et pourtant à la périphérie de notre travail, son statut de sujet diffère selon son niveau de dépendance, et joue un rôle certes variable mais non négligeable dans cette négociation sur la compétence au travail.
Une analyse plus macrosociologique, enfin, sera nécessaire afin de prendre en compte non seulement des données statistiques sur le vieillissement, les populations en EHPAD, mais aussi la formation de l’aide-soignante, jouant un rôle probable dans le jugement de compétence.
[1] I. Mallon, Vivre en maison de retraite. Un dernier chez soi, Rennes, P.U.Rennes, 2004.
[2] Il ne s’agit pas ici de négliger l’importance des autres acteurs des EHPAD, mais de se concentrer précisément sur cette relation « aide-soignante – famille de résident ». Nous ne nous intéresserons pas ici aux autres dynamiques organisationnelles et aux autres interactions.
[3] L. Boltanski, L. Thevenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris , Gallimard, 1991.
[4] J-D. Reynaud, « Le management par les compétences. Un essai d’analyse », in Sociologie du travail, 43, 2001, p. 9. L’auteur reprend ici une idée développée par le MEDEF.
[5] M. Stroobants, Savoir-faire et compétence au travail. Une sociologie de la formation des aptitudes, Bruxelles, Université Bruxelles, 1993.
[6] P. Jorion, et G. Delbos montrent dans leurs travaux comment la transmission de place précède la transmission des savoirs, La transmission des savoirs, Paris, MSH, 1984. Cette logique de transmission se retrouve aussi dans l’univers agricole : D. Jacques-Jouvenot, « Compétence et désignation du successeur. Le cas des exploitations agricoles », in Utinam, 13, 1995.
[7] A-M. Arborio, « Savoir profane et expertise sociale. Les aides-soignantes dans l’institution hospitalière », in Genèses, 22, mars 1996, p. 105.
[8] On retrouve cette idée dans C. Avril, « Les compétences féminines des aides à domicile », in F. Weber et al., Charges de famille, Paris, La découverte, 2003.
[9] Pour reprendre l’expression de M. Stroobants, 1993, op.cit.
Aubry François, « La compétence professionnelle des aides-soignantes dans les Etablissements Hébergeant des Personnes âgées Dépendantes (EHPAD) : le rôle majeur du jugement familial », dans revue ¿ Interrogations ?, N°5. L’individualité, objet problématique des sciences humaines et sociales, décembre 2007 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-competence-professionnelle-des (Consulté le 21 décembre 2024).