Les sciences sociales, notamment l’anthropologie et la sociologie, ont permis de faire émerger certains concepts pour tenter d’analyser les représentations de la figure de l’exilé.e produites par les médias de masse. La « frontière spectacle », définie par Nicholas De Genova comme la mise en lumière de l’illégalité et de la déportabilité des exilé.es, mais aussi comme ce qui a trait à la spectacularisation de l’exil, s’est par exemple trouvée incarnée dans une forme d’« inondation imagétique », selon les mots Fabienne Le Houerou, relative à l’afflux de personnes migrant des suds vers l’union européenne, a fortiori pendant ladite ’crise des réfugiés’ de 2015. Partant de ce constat, l’article entend témoigner de la manière dont les outils et concepts de la sociologie aident à appréhender ces imageries spectaculaires, et la façon dont les cinéastes Clio Simon, Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold tentent de produire des images ou imaginaires contre-hégémoniques, en composant notamment autour de la notion d’« images manquantes » proposée par Dork Zabunyan.
Mots-clés : frontière spectacle, images manquantes, exil, enquête, art.
From the border as a “spectacle” to the missing images of exile : issues at the intersection of aesthetics and sociology
Social sciences, notably anthropology and sociology, have allowed certain concepts to emerge in an attempt to analyze the representations of the figure of the exile produced by mass media. The “border spectacle”, defined by Nicholas De Genova as the highlighting of the illegality and deportability of the exiled, but also as what relates to the spectacularisation of exile, has for example been embodied in a form named “imaginary flooding” by Fabienne Le Houerou, relating to the influx of people migrating from the Souths to the European Union, during the so-called ’refugee crisis’ of 2015. Starting from this observation, the article intends to show how the tools and concepts of sociology help to apprehend these spectacular imageries, and the way in which filmmakers Clio, Vivianne Perelmuter and Isabelle Ingold attempt to produce counter-hegemonic images or imaginaries, notably by composing around the notion of “ missing images” proposed by Dork Zabunyan.
Keywords : border spectacle, missing images, exile, investigation, art.
Qu’il s’agisse d’images de camps, de traversées de la mer, ou de la guerre, les représentations médiatiques, mais aussi plus largement (audio)visuelles – depuis les années 2000, et a fortiori depuis la « crise des réfugiés » [1] de 2015 –, fabriquent une imagerie misérabiliste de la figure de l’exilé.e qui lui enlèverait toute forme d’agentivité (Bayraktar, 2019). Les exilé.es sont, au travers de ces représentations, perçu.es comme des victimes dénué.es de capacité réflexive ou d’action, comme des êtres qui subissent purement et simplement ce qui leur est infligé. L’anthropologue Nicholas De Genova, qui a forgé la notion féconde de « frontière spectacle », a analysé le primat de l’illégalité et de la déportabilité, c’est-à-dire la probabilité que les personnes exilées soient expulsées de force, en matière de politiques migratoires (De Genova, 2002 : 436) et, surtout, la manière dont les politiques frontalières, ainsi que la loi sur l’immigration – aux États-Unis en l’occurrence – produisent un « spectacle » qui met avant tout en lumière l’exclusion et l’illégalité des exilé.es (ibid. : 2013). Ce faisant, bien que ne s’attardant pas spécifiquement sur un environnement (audio)visuel, il souligne la dimension victimaire et péjorative des perceptions de toute personne exilée. Surtout, ces pratiques induiraient une forme de dépolitisation de la catégorie de ’réfugié.e’ et créeraient un contexte dans lequel il est difficile pour les personnes appartenant à cette catégorie d’être perçues comme des auteur.ices ou agent.es historiques selon Nilgun Bayraktar (Bayraktar, 2019 ; Malkki, 2016). En effet, d’une part ce spectacle de la migration rend l’exclusion des personnes exilées extrêmement visible et induit, voire ’légitime’, que cette même exclusion est la seule voie envisageable. Et, d’autre part, la rhétorique lexicale et visuelle de la ’crise’, dans les médias, reposerait sur une forme d’amnésie historique qui occulte l’ensemble des processus historiques, politiques et sociaux dont résultent les mouvements transnationaux contemporains. Au regard de la ’crise des réfugiés’ de 2015, Fabienne Le Houerou (2018) qualifie ainsi d’« inondation imagétique » la surabondance d’images de la « frontière spectacle », laquelle produirait une « crise de la représentation » (ibid.). Le contexte actuel (2023) étant fortement marqué par un environnement visuel imprégné de l’imagerie de la guerre, ces effets de spectacularité et d’inondation imagétique sont vivement remis à l’ordre du jour : à travers les images de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, mais aussi celles de la révolution iranienne et l’(inégal) conflit israélo-palestinien notamment [2]. Aux antipodes de l’« inondation imagétique » (Le Houerou, 2018) propre à la ’crise des réfugiés’ de 2015, existe un ensemble d’« images manquantes » (Zabunyan, 2012) des phénomènes migratoires, qui ne rend que plus pressante la réflexion sur les modes de représentation des mouvements transnationaux contemporains [3]. Les « images manquantes » (Zabunyan, 2012) peuvent manquer pour des raisons purement matérielles (trop de contraintes physiques) ou accidentelles et non intentionnelles (si les images ont été abîmées par exemple), mais elles disent aussi souvent quelque chose du mode de sélection d’image(s) qui s’est opéré et qui se veut être le garant de la façon dont il ’faudrait’ percevoir tel ou événement, tel ou tel phénomène, ou tel ou tel lieu. En ce qui concerne la migration, il existe différents répertoires d’images manquantes, mais nous faisons l’hypothèse que l’administration de la migration est d’une certaine manière l’archétype de ces imageries manquantes, dans la mesure où les lieux de l’administration de la migration sont souvent inaccessibles et où les personnes y travaillant sont tenues au secret professionnel. Pour remédier à, contourner, ou questionner le manque de visibilité des guichets de l’immigration, un certain nombre d’artistes et de cinéastes traitant de l’administration de la migration semblent donc essayer de trouver des stratégies pour appréhender ces espaces administratifs sans les montrer directement, et mobilisent un certain nombre d’outils conceptuels et méthodologiques généralement propres aux champs de la sociologie et de l’anthropologie. Les films Is it a true story telling ? (Simon, 2018) et Ailleurs, partout (Ingold, Perelmuter, 2020), dont nous allons traiter dans cet article, sont, de ce point de vue-là, exemplaires. De fait, ceux-ci composent autour des images manquantes des guichets de l’immigration, tout en déployant des dispositifs reposant sur certaines méthodologies de terrain sociologique et anthropologique, telles que la réalisation d’entretiens semi-directifs. Partant de ce constat, il apparaît crucial de s’attarder sur la manière dont ces films mettent en scène et en images l’immigration, au regard d’un cadrage (audiovisuel) contemporain qui repose à nouveaux frais la question de la spectacularisation des flux migratoires. Cet article se propose ainsi de défendre l’idée qu’à « l’inondation imagétique » (Le Houerou, 2018) propre à la ’crise des réfugiés’ de 2015 – à laquelle nous avons été confronté.es – répond un ensemble d’« images manquantes » (Zabunyan, 2012) de la migration, lequel tend à déplacer notre focalisation d’enjeux humanitaires – au sens où ils se font souvent l’écho de situations d’urgence – vers des enjeux davantage politiques – au sens d’une conscience ou d’une réflexion sur les enjeux structurels de la migration et sur les processus historiques, politiques et sociaux qui ont conduit à une situation donnée. La polarisation de la perception sur des enjeux de type humanitaires ou d’actualité brûlante à travers des régimes d’images spectaculaires notamment, si l’on pense aux naufrages par exemple, pose la question d’un éventuel déni structurel des enjeux politiques qui travaillent l’objet de la représentation. Cet article essaye ainsi de témoigner de la manière dont les concepts et méthodologies généralement propres à la sociologie ou à l’anthropologie peuvent aider à appréhender cette articulation entre inondation imagétique et images manquantes, tissant dès lors des liens entre des corpus d’images et des corpus lexicologiques et/ou sémantiques qui dominent, ou pas, nos perceptions des enjeux transmigratoires contemporains. À travers l’examen des études menées sur les imaginaires ou imageries dominantes de la migration depuis la ’crise des réfugiés’ de 2015, il s’agit de comprendre de quelle manière les outils conceptuels et théoriques appartenant aux sciences humaines et sociales permettent la création, et simultanément la compréhension, d’images contre-hégémoniques visant à créer d’autres représentations de cette, ou ces crises.
Pour ce faire, il s’agira de définir des concepts généralement mobilisés dans le champ des sciences sociales ou de la philosophie politique pour appréhender les représentations ou perceptions des mouvements transnationaux, dans l’optique de comprendre leur opérativité concernant l’analyse d’images ou de médias. Alors qu’une réflexion sur la frontière comme « spectacle » a été amorcée (De Genova, 2002 ; 2013) et que l’on s’accorde sur le fait que les personnes exilées sont souvent essentialisées, la figure du ’migrant’ étant souvent réduite aux catégories de « victime », « héro.ine » ou « menace » (Benson, 2018 : 20), il conviendra ensuite d’essayer de dresser un état des lieux de ces enjeux à l’aune de la « crise de la représentation » (Le Houerou, 2018) et de l’« inondation imagétique » (ibid.) des représentations des personnes exilées. Enfin, il s’agira de réfléchir, par le prisme d’une réflexion sur les films Ailleurs, partout (Ingold, Perelmuter, 2020) et Is it a true story telling ? (Simon, 2018), à la manière dont les « images manquantes » (Zabunyan, 2012) constituent à la fois un manque, de fait, de visibilité de certains processus, mais peuvent aussi contenir un potentiel contre-hégémonique, en ce qu’elles résistent notamment à la spectacularisation des personnes exilées à laquelle nous avons été habitué.es. Ce faisant, nous nous interrogerons sur l’intrication des sciences humaines et sociales et de la démarche artistique – et de terrain – des cinéastes en question.
Dans l’optique de saisir ce qui caractérise ces représentations sensationnelles et misérabilistes ou, réciproquement, des images qui se détachent, voire résistent à cet imaginaire, ainsi que pour témoigner de l’imbrication des démarches artistiques et sociologiques, nous prenons le parti de mobiliser des concepts, des outils, des méthodologies généralement dévolues à la sociologie, à l’ethnographie, ou plus largement aux sciences humaines et sociales. Le spectaculaire, de manière générale, se définit comme ce qui frappe la vue et l’imagination par son caractère remarquable et par les émotions qu’il suscite (CNRTL, s.d.). Jacques Rancière le définissait, à travers les lunettes situationnistes, comme ce qui « n’oppose plus la pureté des formes au commerce des images » (Rancière, 2005), comme ce qui induit qu’on ne distingue plus les choses et leur image ; phénomène qui annulerait les potentialités critiques de l’image, puisqu’empêchant toute distance réflexive et critique à l’égard des ’choses’ qui sont représentées par des images. Si l’on balaye rapidement ses usages conceptuels, il renvoie notamment à la consommation d’images sensationnelles, à l’empire du spectacle selon une lecture marxiste de la société (Debord, 1967 ; Rancière, 2008 : 38), au spectacle de la souffrance qui va bien entendu de pair avec la consommation du spectacle de la guerre, ainsi qu’à la notion de « frontière spectacle » (De Genova, 2002 ; 2013). Conjointement, l’idée d’une spectacularité des images induit la plupart du temps un jugement péjoratif sur celles-ci, que l’on peut sans doute associer à la notion d’intolérable. « Ce déplacement de l’intolérable dans l’image à l’intolérable de l’image s’est trouvé au cœur de tensions affectant l’art politique. » (Rancière, 2008 : 94) : si les images privilégient des représentations de faits intolérables, alors elles versent peut-être dans le spectaculaire, et ce faisant dans l’intolérable de l’image. On peut par exemple penser ici au film Superpower de Sean Penn et Aaron Kaufman, programmé en avant-première mondiale à la Berlinale 2023, et qui traite de la guerre en Ukraine. Feignant la mise en scène d’une pluralité de points de vue, Sean Penn n’a de cesse, en s’inscrivant partie prenante de la lutte, de promouvoir la militarisation de l’Ukraine et l’intervention des États-Unis. Tout concourt, dans la mise en scène, à témoigner de l’horreur de la situation et de la bravoure supposée de Sean Penn qui s’attribue tous les rôles : « journaliste, coach militaire, confident, il ’joue’ aussi au soldat et souhaite à tout prix être au plus près du feu brûlant de l’action, sur la ligne de front : ’The front line is where we wanna get to [La ligne de front, c’est là que nous voulons aller]’ » (Rousteau, Fouquoire, 2023). Les images de champs de bataille et de corps meurtris deviennent alors d’autant plus intolérables qu’elles sous-tendent une domination de principe des États-Unis en matière tant de hard que de soft power [4] à l’égard de l’Ukraine. S’il s’intéresse à l’Ukraine, c’est indissociablement par compassion et par condescendance, en observant un pays se battre pour préserver les valeurs – liberté et démocratie – dont il est entendu que les États-Unis restent le modèle original et l’incarnation absolue (Rousteau, Fouquoire, 2023). Autre trait souvent caractéristique du spectaculaire, lequel va également de pair avec l’intolérable, la compassion et la condescendance : le misérabilisme. Selon le Dictionnaire de la 2nde moitié du XXème siècle (dans CNRTL, s.d.), le misérabilisme littéraire est au départ une « tendance littéraire et artistique consistant à dépeindre avec complaisance les aspects les plus misérables de la vie sociale ». Autrement dit, au-delà du sujet choisi par une œuvre littéraire ou artistique, le mode de représentation de ce sujet mettrait l’accent sur les caractéristiques misérables ou sur la pauvreté économique, culturelle ou sociale du sujet en question. La présence de regards misérabilistes au sein de la peinture, de la littérature ou de la sociologie, lesquels sont significatifs de la façon dont le populaire est perçu du point de vue des savant.es ou, plus largement, des dominant.es, a été largement analysée, notamment dans Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et littérature (Grignon, Passeron, 1989). La question du misérabilisme au sein des représentations artistiques ou au sein de certaines études scientifiques – plus particulièrement en sciences sociales – a de larges implications politiques et sociales. Celle-ci induit, en creux, une double interrogation quant à la manière d’appréhender les cultures populaires : « Faut-il les considérer comme un en-soi, c’est-à-dire comme un système symbolique autonome […] ou bien au contraire est-il plus pertinent de partir de la domination sociale qui s’exerce sur elles et les étudier en termes de rapports de force ? » (Gaboriau, 1990). Patrick Gaboriau voit dans l’analyse de Grignon et Passeron une double réflexion sur leurs problématiques respectives : « La première, dite ’populiste’, inspirée du relativisme culturel en ethnologie, décrit le ’populaire’ comme s’il était auto-suffisant et élude les rapports sociaux qui construisent cette autonomie. La seconde, dite ’légitimiste’, dont l’expression extrême serait le ’misérabilisme’, analyse ces cultures en fonction des seuls rapports de forces et passe à côté de la logique populaire qui se pense parfois libre de toute domination et présente des idiosyncrasies non préformées par le regard dominant » (Gaboriau, 1990). Il est entendu que cette dichotomie est dépassable si l’on articule ces deux perspectives en opérant un décentrement critique.
Cet imaginaire ou registre misérabiliste n’est pas sans rapport, en outre, avec la question du populisme, qui consisterait, selon Grignon et Passeron (1989 : 11-12), dans le fait d’exploiter et de réaliser une forme d’apologie des comportements les plus « vulgaires » afin de « régler des comptes avec une culture dominante ». Cela irait de « l’amateur de pittoresque social » au « compilateur compulsif de folklore » (ibid.). Ce qui caractériserait toutefois en priorité la présence d’un discours ou d’une iconographie populiste est le positionnement social des personnes qui construisent ces mêmes représentations : c’est la définition dominante du contenu de la catégorie – « classe sociale populaire » – qui permet à celle.eux qui l’énoncent de proclamer l’excellence du vulgaire. Plus largement, le populisme reviendrait à s’emparer d’un fait social singulier pour fabriquer une classe entière de phénomènes associés à une certaine catégorie sociale (populaire, en l’occurrence). Or cette même conjoncture conceptuelle se pose également dans le cas de la figure du « migrant », dont il est entendu qu’il s’agit d’une figure largement dominée : politiquement, certes, mais aussi socialement et symboliquement. Alexis Spire, sociologue spécialiste de la sociologie du guichet et de l’État, s’est intéressé spécifiquement à la question de l’asile au guichet – sujet qui nous intéresse ici en ce qu’il est précisément laissé à l’écart des représentations par les médias de masse – et a notamment analysé la manière dont le pouvoir laissé aux agents subalternes participait d’une domination bureaucratique accrue vis-à-vis des personnes exilées. D’une part, les papiers ou la « paperasse » constituerait une domination à distance, ou une institutionnalisation de la mise à distance des individus, aujourd’hui renouvelée – et renforcée – à travers l’informatisation des procédures. D’autre part, la difficile, voire impossible, tâche d’appliquer simultanément la Convention de Genève (Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés) et la logique du chiffre trouverait sa résolution dans le fait de donner un grand pouvoir discrétionnaire aux agent.es qui sont en mesure d’octroyer, ou non, une existence légale aux demandeur.ses d’asile dans le pays d’accueil – la France en l’occurrence. Socialement et symboliquement, d’autres lois ou réformes produisent des effets d’exclusion et des discriminations, comme la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant en France la dissimulation du visage dans l’espace public (Duriez, Spire, 2011). Si l’on tente de penser les effets de ces différents régimes esthétiques sur les images cinématographiques (et plus spécifiquement documentaires) des mouvements transnationaux, se pose la question de l’essentialisation. La démarche documentariste, inévitablement poreuse face à l’iconographie hégémonique de l’exil, est confrontée au risque ou à l’écueil d’une essentialisation des personnes exilées, ou du moins d’une forme de généralisation au sujet de cette ’catégorie’ de population. L’essentialisation est le processus par lequel on assigne à une existence une essence qui la précèderait, c’est-à-dire un ensemble de caractères constitutifs et invariables (Mouvances, s.d.). L’essentialisation à laquelle sont soumi.ses les exilé.es est relative aux intentions de ceux et celles qui la mettent en pratique : objet d’une récupération politique et médiatique, la figure de l’exilé.e peut être stigmatisée et stéréotypée, susciter la crainte ou la bienveillance, mais elle constitue également un objet sur lequel le droit réfléchit. Le fait de montrer ces individus au cinéma en tant que représentant.es « paradigmatiques » ou « idéal-typiques [5] » (Weber, 2002 [1919]) des enjeux ou problèmes transmigratoires actuels pose dès lors la question de l’écueil d’une essentialisation et d’une dépolitisation de la figure de l’exilé.e, pour n’en faire plus qu’une figure sensationnelle, à l’image des ’canons’ de la représentation médiatique dominante, en l’abstrayant du contexte historique et politique dans lequel celle-ci s’inscrit. Il apparaît ici important de préciser que les caractéristiques idéal-typiques des exilé.es vont par ailleurs dans le sens d’une idéologisation (parfois qualifiée de politisation) du discours politique et médiatique, au sens où chaque parti politique s’appuie sur des représentations génériques des personnes exilées pour promouvoir une politique migratoire donnée. On peut notamment penser à Nathalie Loiseau, alors ministre chargée des Affaires européennes en France, qui a assimilé en 2018 les personnes exilées souhaitant venir « en Europe » à des personnes faisant de l’« asylum shopping » et à Gérard Collomb, alors ministre de l’intérieur, parlant du « benchmarking » des migrants (Poussart, 2018). Misérabilisme, sensationnel, spectaculaire, représentations victimaires, voire populisme renvoient ainsi à différents modes de conceptualisation de différents répertoires de textes et d’images, dont les limites propres sont très poreuses. Nous prenons néanmoins ici le parti de privilégier une réflexion sur le caractère spectaculaire de ces images, ou sur des régimes antagonistes d’images, car il permet de tisser des liens entre l’idée de la « frontière spectacle » (De Genova, 2002), la notion de consommation d’images (particulièrement pertinente en ce qui concerne les images médiatiques), et est plus englobant que la notion de misérabilisme par exemple. Notre analyse se porte avant tout sur le cadrage spectaculaire des représentations des médias de masse, dans la mesure où les images médiatiques constituent à la fois le moteur – dans leur capacité à façonner l’opinion publique notamment – et le symptôme – en ce qu’elles sont aussi la traduction de la polarisation du débat politique – d’un imaginaire donné.
À la crise de l’accueil (Lendaro, Rodier, Vertongen, 2019) des exilé.es s’ajoute ainsi une « crise de la représentation » (Boletsi, Minnaard, 2020) qui s’incarne dans un corpus imagétique soulignant le caractère « invasif » des flux en Europe, et mettant en relief des moments censés symboliser l’extrême misère de l’exilé.e, alors caricaturé.e en mendiant.e-envahisseur.e – comme les situations d’attente, des moments de fuite désespérée, ou les noyades en mer (Le Houerou, 2018). Ces deux phénomènes, bien que distincts, découlent probablement du même déni politique structurel à l’endroit des politiques migratoires contemporaines. Les statistiques, d’abord, mais aussi et surtout la lecture qui en est faite et les images médiatiques, participent de la crise de la représentation des exilé.es. L’Organisation Internationale pour les Migrations estime qu’en 2015, 1 011 700 exilé.es ont accosté par mer et 340 000 par terre, alors que 280 000 exilé.es auraient été enregistré.es en 2014 (Le Houerou, 2018). Ces chiffres doivent néanmoins être lus avec précaution, notamment dans la mesure où de nombreux exilé.es sont compté.es à de multiples reprises, puisque compté.es dès qu’ils ou elles tentent de traverser une frontière, en bordure ou au sein de l’Union Européenne. Aux côtés de ces données statistiques, le choix des images médiatiques, ainsi que leur profusion, contribuent à renforcer l’idée d’une menace migrante. Accentuation sur la criminalité – invasive, menaçante et spectaculaire – qui justifie en creux l’absence d’accueil de certaines catégories de populations d’exilé.es – afghanes notamment. Insistance sur les effets de masse pour décrire l’arrivée de personnes exilées, créant ainsi des biais cognitifs par rapport à l’analyse réelle de l’arrivée d’exilé.es des Suds au sein de l’Union Européenne, et justifiant également l’absence d’accueil systématique. Mise en lumière de la détresse – images multiples de visages larmoyants – des personnes qui traversent la Méditerranée ou dorment dans des camps insalubres, qui a pour conséquence de susciter parfois de l’empathie, mais aussi de créer un effet de spectacularité dystopique, qui associe systématiquement la figure de l’exilé.e à la détresse, à la misère, et donc au fait que celle-ci viendrait perturber l’ordre et le confort européens. La rhétorique textuelle et visuelle de la ’crise’ vient en outre conforter l’idée qu’il y a une convergence entre la crise de l’accueil et la crise de la représentation.
L’introduction au livre Languages of Resistance, Transformation, and Futurity in Mediterranean Crisis-Scapes dresse le constat suivant : « The term’s banalization and oversaturation can also lead to passivity and compromised agency, especially in context where crisis comes to be seen as a society’s chronic state, and immobilizing condition that constitutes the “new normal” [La banalisation et l’effet de sur-saturation provoqués par l’usage de ce terme peut également conduire à la passivité et à une agentivité fragilisée, en particulier dans des contextes où la crise est perçue comme l’état chronique de la société, une condition paralysante qui constitue la ’nouvelle norme’] » (Boletsi, Houwen, Minnaard, 2020 : 3 – notre traduction).
Ce constat – qui mériterait d’être approfondi – renforce l’idée d’une forme de mouvement de fond, de la part de la production médiatique, mais aussi sans doute en partie de la part de la production artistique [6], vers un cadrage spectaculaire et cru des phénomènes migratoires. Harsha Walia (2021) souligne ainsi l’articulation entre « anti-Noirceur » et scènes de morts aux frontières [7]. De la même manière que le spectacle de l’exclusion et de la déportabilité des exilé.es (De Genova, 2002) normalise et d’une certaine manière légitime ces phénomènes, l’abondance, la profusion d’images tragiques donnent une impression d’impuissance, mais suggère également en creux l’impossibilité de les voir disparaître. Cette hypothèse n’est pas sans rappeler les questions posées par Dork Zabunyan au sujet de la guerre en Ukraine : « C’est peut-être la pierre de touche de la circulation des images de guerre : participent-elles à son ’incroyable inventivité’ en favorisant, même sans le vouloir, sa ’perpétuation’ ? Ou esquissent-elles, sans en être forcément la cause effective, la possibilité, même en imagination, d’une mise en échec de la poursuite des hostilités ? » (Zabunyan, 2023). Concernant les images archétypiques adoptées par les médias de masse pour (re)présenter la migration, il s’agit souvent, littéralement, de représentations de naufrages d’êtres humains, mais aussi de symptômes d’un ’naufrage’ politique européen en matière de politiques migratoires, dont l’amélioration est bien loin d’effleurer l’imaginaire collectif ; et ce d’autant plus si les images médiatiques persistent à être majoritairement tragiques.
Si cet imaginaire spectaculaire a abondamment été analysé (Le Houerou, 2018 ; Minnaard, Wienand, 2019), les modalités de résistance à celui-ci l’ont moins été. Nilgun Bayraktar (2017), néanmoins, s’est intéressée tout particulièrement aux imaginaires artistiques contre-hégémoniques, en s’attardant notamment sur le travail d’Ayşe Polat, Fatih Akin, Michael Haneke et Tony Gatlif, ainsi que sur les essais ou installations-vidéos des artistes Kutluğ Ataman, Ursula Biemann, Maria Lorio, Raphaël Cuomo, ou encore Ergin Çavuşoğlu. Dans une veine similaire, Federica Mazzara a exploré les démarches d’artistes et activistes développées à Lampedusa (Italie) et au large de ses côtes, en ce que celles-ci permettraient de résister à la déshumanisation des exilé.es, rendue hyper-visible dans les images médiatiques, et s’inscriraient dans une « esthétique de la subversion » (Mazzara, 2019).
Face à l’écueil des représentations essentialisantes ou spectaculaires des exilé.es qui dominent les représentations des médias de masse, les artistes sont amené.es à s’interroger sur la manière dont ils ou elles sont influencé.es par ces mêmes représentations, et la manière dont ils ou elles peuvent s’en détourner. L’enquête, les entretiens semi-directifs, l’observation participante ou non participante, à la manière d’une recherche ethnographique, apparaissent alors comme des outils de prédilection pour approfondir la connaissance d’un sujet donné et dépasser ainsi les préjugés que toute personne peut avoir si elle n’en a qu’une connaissance superficielle. Une recherche de terrain ethnographique se caractérise a priori par une présence longue sur le(s) lieu(x) de l’enquête, l’établissement de relations de proximité et de confiance avec les enquêté.e.s, une écoute attentive et un travail qui se déploie dans le temps, allant jusqu’à plusieurs années (Beaud, Weber, 2010 : 6). Son équivalent américain est fieldwork, terme qui accentue l’idée de demeurer et travailler sur le terrain. Une des premières et principales questions qui se pose à l’approche ethnographique est celle de la distance – culturelle, linguistique, géographique, sociale – entre l’enquêteur et l’enquêté.e. Si une distance trop grande peut poser des problèmes de traduction, de compréhension et de confiance mutuelle, le fait d’être ’trop’ près de son objet pose quant à lui le problème de la bonne distance réflexive à trouver. Le fait d’en passer par un long travail-cheminement de description et d’interprétation permet de mettre en lumière des pratiques économiques, sociales, ou culturelles données, sans que l’on ’exotise’ ni ne s’identifie à ces pratiques données. Aline Caillet (2019) tente de comprendre les moyens par lesquels les artistes tentent de se saisir des modalités de l’enquête en en faisant une démarche artistique à part entière. Selon elle, la mobilisation d’une pratique artistique comme forme de l’enquête permet notamment d’instaurer une certaine couche de réflexivité à l’enquête, laquelle se distingue de la réflexivité mono-disciplinaire en sciences sociales.
Conjointement, une autre manière de contrecarrer la polarisation des images médiatiques et du débat public sur la dimension tragique des phénomènes transmigratoires, notamment à travers les représentations de naufrages en mer, est de changer de focalisation principale. L’asile au guichet, à rebours des traversées de la Méditerranée ou des camps d’exilé.es, constitue un angle mort parmi les représentations de la transmigration [8] et ne présente a priori pas de caractéristiques spectaculaires. Certes, il y est souvent question de précarité, d’illégalité et de déportabilité, mais les situations et les lieux de l’administration de la migration ne déploient pas les mêmes imaginaires que ceux de la mer ou des camps. Les demandeur.ses d’asile – si l’on s’intéresse spécifiquement à la question de l’asile – ne sont pas, à l’image du moins, dans une situation d’extrême urgence vitale ou matérielle. La précarité et la détresse sont souvent suggérées et audibles – les individus expriment le fait qu’ils.elles n’ont pas de logement ou pas d’argent, par exemple – mais elles n’apparaissent plus comme la pierre d’achoppement sur laquelle on bute d’emblée, et qui en occulte parfois les causes. Ce sont aussi des univers a priori moins beaux, plus insipides, moins extra-ordinaires. Et, surtout, l’asile au guichet se fait d’emblée l’écho des politiques migratoires. Là où les questionnements que l’on peut se poser à l’égard des politiques migratoires sont parfois court-circuités par la dimension sensationnelle ou spectaculaire des images médiatiques, qui les extirpe de leur contexte politique et social, les images de l’asile au guichet renvoient directement la balle dans le camp des politiques. En ce sens, cela ne correspond plus à la définition situationniste et ranciérienne du spectaculaire, puisqu’il n’y a plus de confusion entre les choses et leur image et que la distance critique n’est pas empêchée.
Ainsi, si l’on considère l’asile au guichet comme un levier supplémentaire pour construire des imageries contre-hégémoniques, se pose la question de la mobilisation de méthodologie(s), comme l’ethnographie, généralement dévolue(s) aux sciences sociales par les artistes mêmes (Caillet, 2019), lorsque ces dernier.es souhaitent traiter de la question de l’asile, ou frontière au guichet (Spire, 2005, 2008 ; Infantino, 2010) [9], alors même qu’il s’agit d’un terrain qui se caractérise avant tout par son inaccessibilité. Cette première question en amène simultanément une autre : de quelle manière est-il possible, du point de vue de la production artistique, de ne pas reproduire la « frontière spectacle » (De Genova, 2002) alors même qu’il est extrêmement difficile de se rendre ’sur’ le terrain, a fortiori s’il s’agit d’un temps long ? Dans le cas de l’administration de la migration, les images manquent pour des raisons pratiques – ces lieux sont, de fait, extrêmement difficiles d’accès –, mais certain.es réalisateur.ices comme celles d’Is it a true story telling ? (Simon, 2018) et Ailleurs, partout (Ingold, Perelmuter, 2020) font aussi le choix délibéré de ne pas utiliser d’images d’exilé.es, et plus largement de ne pas mobiliser d’images qui seraient directement référentielles des sujets dont il est question. Toutefois, il semblerait que l’absence de représentations directes d’un terrain donné ne signifie pas que les cinéastes ne se sont pas emparé.es de réflexions ou de méthodologies propres aux sciences humaines et sociales et que ces dernier.es n’ont pas effectué de ’terrain’ au sens où nous l’entendions précédemment. Aussi, l’articulation de savoir-faire sociologiques et ethnographiques et de geste(s) artistico-politiques génère un « art de l’enquête » (Caillet, 2019) qui compose délibérément autour de la notion d’images manquantes. À titre d’exemple, le film Ailleurs, partout (2020), co-réalisé par Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, conjure d’une certaine manière la frustration de ne pouvoir montrer les espaces administratifs de la migration en se focalisant sur le témoignage sonore et écrit d’un jeune demandeur d’asile en Angleterre, et dont les propos sont (presque) entièrement adossés à des images tirées de caméras de vidéo-surveillance. Shahin, jeune homme iranien ayant quitté son pays et ayant notamment été retenu dans un camp d’exilé.es en Grèce, est contraint de rester dans une petite ville dans le nord de l’Angleterre, alors qu’il a entrepris sa procédure de demande d’asile. Or, la grande particularité de ce film est de ne jamais nous montrer directement d’images de Shahin, mais de lui préférer des images pixelisées de caméras de surveillance, c’est-à-dire tirées de caméras sans cameraman ou woman. Autrement dit, l’impossibilité de filmer certains espaces se voit redoublée d’un choix (politique ?) de ne pas porter à l’écran le visage du personnage principal, si bien que le film interroge à la fois la surveillance des mouvements transfrontaliers, le traçage des individus, et joue de fait avec le floutage (des visages ?) et le brouillage de certaines frontières, à la fois visuelles, narratives et géographiques. Pour autant, leur démarche peut être qualifiée de terrain sur le temps long [10] dans la mesure où les réalisatrices ont échangé avec Shahin pendant plusieurs années, ont mené des entretiens biographiques avec lui, et lui ont demandé de rejouer les dialogues qui se déroulent pendant l’entretien de demande d’asile avec l’agent officier de protection [11]. En choisissant d’incarner dans l’image un point aveugle des représentations des mouvements transnationaux (l’entretien de demande d’asile et la frontière au guichet), le film déploie un dispositif permettant d’une certaine manière de résister aux images ou imaginaires médiatiques dominants et, parallèlement, de résister à un ’point de vue’ (par définition) dominant, à savoir celui des caméras de surveillance, puisque les caméras sont ici détournées de leur fonction originelle.
Notre découverte du film Is it a true story telling ? de Clio Simon (2018) a conjointement été décisive pour prendre la mesure de l’importance des images manquantes puisque la moitié du film est composée de plans noirs. Clio Simon elle-même définit son film de la façon qui suit : « Un film à écouter, ponctué par quelques minutes Lumière burlesques, celles du Palais des Nations à Genève où a été défini ce qu’est un réfugié. Dans ce film où la parole est dissociée de l’image, trois récits sont accueillis par l’écran noir qui constitue plus des trois quarts du film. Ce pourrait être alors l’histoire d’une image manquante, celle des services de l’immigration qui ne se donnent pas à voir si facilement, ou celle d’une image de cinéma qui ne sait plus quelle croyance véhiculer ». Ce film se confronte pleinement à la question de l’asile au guichet puisqu’il nous fait part de différents témoignages, dont ceux d’agents officiers de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) (avec Céline Aho Nienne), ainsi que celui d’un juge assesseur de la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) (Smaïn Laacher), tout en nous donnant à entendre des propos de l’anthropologue Maurice Godelier sur les mécanismes de ressemblance entre la croyance religieuse et la croyance dans les institutions étatiques. De plus, Is it a true story telling ? est le fruit d’un séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) qui s’est tenu en 2016-2017 et était alors nommé « Filmer les guichets de l’immigration ? ». L’ambition de ce séminaire était d’articuler véritablement des démarches ethnographiques, fondées notamment sur les recherches doctorales de Nasiha Aboubeker sur l’expérience de guichetière en préfecture et de Céline Véniat sur l’accès aux droits sociaux de familles roumaines vivant dans un bidonville, et une réflexion esthético-politique sur les modes de représentation et de figuration des guichets de l’immigration. Il était ainsi structuré à l’image des temps d’écriture, d’enquête et de réalisation, souvent propres à la fabrication d’un film documentaire : « Introduction », « Matière du Réel : témoignages et récits de justice », « Des guichetiers aux personnages », « De l’enquête à l’écriture : Récit et mise en intrigue », « Que peut une image ? L’énigme d’un paysage », « Musique et Politique : La Justice peut-elle se passer de burlesque ? », « Ce qu’imaginent nos sociétés », « Conclusion : L’extradisciplinarité existe-t-elle ? Quel retour critique au point de départ ? ». Il était rythmé par des temps de discussions avec divers usager.es, guichetier.es, une ancienne officière de protection de l’OFPRA, une rapporteuse de la CNDA, militant.es, avocat.es et une greffière. De telle sorte que l’ensemble du séminaire et, ce faisant, la construction du film consistaient dans le fait d’exhumer la nécessité de faire se confronter des recherches en sciences sociales, de terrain, et des réflexions sur les images et leur fabrication. De surcroît, l’attention donnée, dans le film, au fait de déconstruire les fantasmes européo-centrés de la guerre, entre autres choses, traduit une conscience de certains régimes spectaculaires d’images et une volonté de repolitiser la migration et l’asile. Par ce moyen, il questionne la façon dont les récits des demandeur.ses d’asile entrent en conflit avec les biais de l’administration française qui cherche à rétrécir le plus possible les critères d’attribution du droit d’asile. Mais, surtout, ce film donne à entendre la façon dont certains agents et juges tentent péniblement de concilier leurs obligations professionnelles et leurs convictions personnelles. Céline Aho Nienne, ancienne agente officier de protection du droit d’asile, a ainsi été interdite de contact avec des demandeur.ses d’asile et le personnel de l’OFPRA pendant une durée de trois ans (Aho Nienne, 2022), après avoir démissionné. Et c’est notamment suite à la lecture de l’article « Pourquoi il ne faut pas demander l’asile politique en France » (Aho Nienne, 2013) que Clio Simon a décidé de réaliser ce film et de mener une enquête sur les conditions de travail des agents officiers de l’OFPRA. Jean-Louis Comolli a adressé ces quelques mots à Clio Simon à propos de son film, lesquels apparaissent également dans un billet de blog de Céline Aho Nienne (2019) : « […] Je ne dirai rien de plus des longues plages de noir […]. Que faire de ce que l’on ne veut ou ne peut pas montrer ? Du cinéma, par pitié ! Il s’agit toujours un peu de frustrer le spectateur. De lui réapprendre son infirmité au cœur de la puissance illusoire du ’voir’. Ta logique est donc juste. ». En souhaitant traiter d’un espace (l’OFPRA) qu’il est impossible de filmer, et d’individus qui n’ont pas le droit de parler de leur travail, le dispositif rend d’autant plus crucial le fait de réfléchir à ’Comment filmer la parole’ ou plutôt ’Comment mieux faire entendre la parole’ dans un espace étanche qui, précisément, souhaite contenir cette même parole. Ce film rend dès lors compte de l’intérêt d’une approche à l’intersection entre sociologie et esthétique puisqu’il conjugue entretiens biographiques, recherche ethnographique (Clio Simon ayant lu Alexis Spire) et réflexivité esthétique sur le rôle et la nature des images, au regard d’images existantes dans les médias.
C’est peut-être en s’appuyant sur l’actualité de la recherche en sciences humaines et sociales que la recherche en arts est mieux à même de comprendre l’articulation dialectique entre un corpus d’images misérabilistes et spectaculaires, associé à une « inondation imagétique » (Le Houerou, 2018), et un corpus d’œuvres et d’images qui prennent le contre-pied de cet imaginaire sensationnel, c’est-à-dire entre deux poétiques et politiques de l’image. Dans l’optique de dresser les contours des images existantes et non existantes des exilé.es depuis ladite crise de 2015, le vocable sociologique, les Media Studies, et les méthodologies d’enquête de terrain ou d’entretien (biographique notamment), sont des outils extrêmement précieux. Difficile, en effet, d’appréhender l’inondation imagétique des flux d’exilé.es et d’en analyser les registres hyperboliques ou misérabilistes relatifs à la « frontière spectacle » (De Genova, 2002) sans réfléchir à l’articulation entre les images médiatiques et les images artistiques. Difficile, également, d’analyser les imaginaires véhiculés par les films sans penser la manière dont ceux-ci résonnent avec l’actualité, les opinions publiques, ou les discours politiques. Que les films se fassent le reflet ou le symptôme d’imaginaires dominants, ou qu’ils expriment au contraire un déplacement ou un rejet à l’égard de ces imaginaires, il apparaît nécessaire de connaître leurs ressorts pour évaluer les régimes d’images antagonistes, ou non. De surcroît, certain.es artistes s’appuient sur les sciences humaines et sociale pour mobiliser un savoir théorique permettant d’insérer le pied de biche de leur pratique dans l’imaginaire collectif. Démarches participatives, artistico-légales, ou images manquantes, l’ensemble de ces fabriques d’images invite à la mobilisation de méthodologies croisées, à l’intersection entre esthétiques et sciences humaines et sociales. Si une approche manichéenne de ces différents régimes d’images est évidemment à proscrire, les outils des sciences humaines et sociales permettent précisément de développer une approche multiscalaire des images qui peut inclure une réflexion sur leur portée critique et leur opérativité, au regard notamment des tendances politiques et sociales en cours. À l’image des documentaristes qui font l’épreuve du réel pour appréhender un terrain donné, les études cinématographiques ont fortement à gagner à éprouver leurs méthodologies à l’aune des sciences humaines et sociales.
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[1] Nous reprenons ici volontairement l’expression la plus couramment utilisée par les médias de masse.
[2] Notre article ne portant pas sur ces différents enjeux historiques, géopolitiques et militaires, nous nous contentons de reprendre à notre compte l’expression utilisée par Didier Fassin concernant le conflit israélo-palestinien (Fassin, 2023).
[3] Nous prenons le parti de privilégier ici les termes de mouvements « transnationaux » ou de « transmigrations » pour la raison qui suit : « L’introduction de cette nouvelle notion de ’transmigrants’ comme catégorisation de phases ou formes de migrations permet de complexifier, au plus près de la réalité migratoire, des analyses limitées par l’usage exclusif des termes d’é-migrants et d’im-migrants. Nous quittons les registres brutaux de l’analyse binaire, ici versus là-bas, autochtone versus étranger, pour l’analyse ternaire, plus processuelle et à même d’aborder la complexité. » (Tarrius, 2012 : 44).
[4] « On distingue traditionnellement la puissance dure (hard power) de la puissance douce (soft power). La première s’appuie sur la coercition (militaire, économique) tandis que sa seconde repose sur l’influence et donc l’adhésion volontaire des autres acteurs à un modèle. Ces deux formes de puissance sont complémentaires et souvent imbriquées : la puissance économique, par exemple, peut relever de l’une ou de l’autre. » (Tabarly et al., 2021).
[5] L’idéal-type est un concept de sociologie défini par Max Weber (2002 [2019]). Un idéal-type est un type abstrait, une catégorie, qui aide à comprendre ou théoriser certains phénomènes, sans prétendre que les caractéristiques de ce type se retrouvent toujours et parfaitement dans les phénomènes observés.
[6] La question du cadrage spectaculaire des représentations artistiques comme celle du pouvoir de « framing » (cadrage) ou d’« agenda setting » (détermination des priorités politiques) de la représentation médiatique sur la recherche universitaire ne peuvent pas être analysés ici mais mériteraient d’être approfondies par ailleurs.
[7] « Writing on anti-Blackness as a focal point of the voyeuristic spectacle of violence, Tamara K. Nopper and Mariame Kaba elucidate, “Spectacle as the route to empathy means the atrocities itemized need to happen more often or get worse, to become more atrocious each round in hopes of being registered.’ (Nopper, Kaba, 2014) Scenes of border deaths maintain structures of racial violence and, as statistics of death pile up, we cannot evade an interrogation of the source of this violence shaped through imperial, racialized, and spatialized control. [Écrivant sur l’anti-Noirceur en tant que point central du spectacle voyeuriste de la violence, Tamara K. Nopper et Mariame Kaba expliquent : ’Le spectacle en tant que voie vers l’empathie signifie que les atrocités énumérées doivent se produire plus fréquemment ou devenir plus graves, devenir de plus en plus atroces à chaque tour dans l’espoir d’être enregistrées.’ (Nopper, Kaba, 2014) Les scènes de décès aux frontières perpétuent les structures de la violence raciale, et à mesure que les statistiques des décès s’accumulent, nous ne pouvons éviter une interrogation sur la source de cette violence forgée par le contrôle impérial, racialisé et spatialisé.] » (Walia, 2021 : 107-108 – notre traduction).
[8] À titre d’exemple, lorsque l’on fait une rapide recherche sur la base de données film-documentaire.fr (consultée en décembre 2022), on constate que là où il y a 1988 films références sous le hashtag « Immigration », il n’y a que 100 films référencés sous le hashtag « Institution administrative ». Quant aux films qui associent ces deux hashtags, il n’en reste plus que 20.
[9] En prenant appui sur les travaux de Federica Infantino (2010), je prends comme hypothèse de travail la définition de la politique d’immigration comme politique frontalière, et plus spécifiquement comme politique de frontière au guichet.
[10] Nous ne pouvons pas analyser ici les modalités d’enquête spécifiquement mobilisées par les réalisatrices, mais cela mériterait bien sûr un approfondissement.
[11] Il s’agit en l’occurrence de l’équivalent anglais de l’agent officier de protection en France.
Rousteau Coline, « De la frontière comme « spectacle » aux images manquantes de l’exil : des enjeux au croisement de l’esthétique et de la sociologie », dans revue ¿ Interrogations ?, N°37. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales : accéder à l’autre, agir sur les territoires, décembre 2023 [en ligne], https://revue-interrogations.org/De-la-frontiere-comme-spectacle (Consulté le 21 décembre 2024).