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N°18. Implication et réflexivité (I). Entre composante de recherche et injonction statutaire
Dans une société qui valorise l’action, exige l’adaptation et la performance à des fins de productivité, de rentabilité ou encore de compétitivité, peut-on prendre le temps de la réflexion dans, pour et sur l’action ? Et, le cas échéant, à travers quelles modalités, médiations et conditions de possibilité ? Comment concilier souci d’efficacité et démarche réflexive ? Comment s’articulent implication et distanciation dans les activités collectives ? Ces questions introductives de notre appel à contributions « implication et réflexivité » ont suscité de multiples contributions, dans un contexte témoignant de son actualité. Les thèmes de l’implication et de la réflexivité, riches et multiples, sont ainsi abordés dans d’autres espaces collectifs de pensée, que ce soit sous l’angle spécifique de la recherche doctorale dans le cadre du séminaire 2013-2014 Aspects Concrets de la Thèse (Glon, Hunsmann, Kapp, 2013) [1], sous celui de la formation et du travail dans le cadre d’un dossier thématique de la revue Éducation Permanente publié en septembre 2013 (Parlier, Ulman, 2013), ou encore sous celui du rapport éthique du chercheur en sciences du langage et de la communication à son objet dans le cadre du onzième numéro de la revue Argumentation et Analyse du Discours publié en octobre 2013 autour du couple notionnel distanciation/engagement (Koren, 2013), par exemple. L’espace pluridisciplinaire de notre revue permet de proposer une lecture plurielle de l’articulation entre implication et réflexivité, avec les contributions de chercheurs débutants comme de chercheurs confirmés mais aussi de praticiens-chercheurs. Cette lecture est déclinée selon deux principaux axes d’analyse présentés dans deux numéros successifs et complémentaires. Ce dix-huitième numéro d’¿ Interrogations ? s’intéresse à l’implication réflexive, entre composante de recherche et injonction statutaire, tandis que le dix-neuvième numéro de la revue, à paraître en décembre 2014, interrogera la double-posture engendrée par la dialectique de l’implication et de la réflexivité, conçues en tant que pratiques dans un contexte organisationnel.
Le terme d’implication recouvre une pluralité de sens que souligne la psychosociologue Jacqueline Barus-Michel : l’implication suppose ainsi « d’être engagé, à son corps défendant ou en toute conscience, dans une situation qui entraîne (suppose, induit) non seulement des représentations, des émotions, maîtrisées ou non, mais aussi des choix, des prises de position, qui retentissent sur la situation » (Barus-Michel, 2007 : 195). De même, le sociologue Gilles Herreros relève les multiples acceptions que peut prendre le terme de réflexivité, de l’analyse du point de vue à partir duquel s’exprime celui-ci par celui-là même qui l’énonce (Bourdieu), à la double réflexivité par laquelle l’analyse des pratiques produit un effet sur lesdites pratiques (Giddens), en passant par l’« épistémologie d’un agir professionnel » (Schön), selon laquelle on peut « réfléchir sur l’action en cours d’action » (Herreros, 2012 : 172-174). Les sciences du langage y ajoutent aussi la caractérisation de certains actes de discours (performatifs explicites selon la terminologie de J. L. Austin, telle la promesse s’accomplissant avec l’énoncé « je promets »), pouvant être désignés comme réflexifs (se référant à eux-mêmes) (Leimdorfer, 2010 : 28). Les contributions retenues dans nos deux numéros thématiques illustrent cette polysémie et cette pluralité d’approches.
Depuis les travaux de Georges Devereux (1980), la dialectique de l’implication et de la réflexivité est reconnue comme un moyen de connaissance en sciences humaines et sociales. Le présent numéro montre ainsi, dans la première section de la partie thématique, la mobilisation de l’implication réflexive comme composante de recherche, apportant de nouveaux regards sur la relation entre chercheurs et enquêtés, étudiée notamment dans la treizième édition de notre revue (Zolesio, 2011), et sur le rapport à l’objet de recherche. À partir de son implication dans un atelier théâtre mené dans le cadre d’un programme social en Seine Saint-Denis, Éric Chauvier montre le potentiel méthodologique et heuristique du savoir réflexif de l’anthropologue. Mélanie Duclos partage ses réflexions sur l’implication mutuelle de l’enquêteur et des enquêtés et interroge l’apport de l’amitié pour la compréhension de l’objet de recherche en nous invitant sur le terrain d’un marché informel d’objets usagés. Alicia Rinaldy nous fait traverser l’Atlantique et propose d’étudier la réflexivité en tant qu’outil de production de sens (et de questionnements) tant pour le chercheur que pour les enquêtés à partir d’une enquête ethnographique en milieu rural au Mexique. En revenant sur sa recherche doctorale portant sur les conflits identitaires de descendants de migrants vietnamiens, Sophie Hamisultane nous invite, quant à elle, à porter le regard sur l’implication spécifique du chercheur clinicien, à la fois objet et étayage du processus de réflexion permettant sa recherche. Enfin, Marion Blatgé nous propose d’interroger la sortie du terrain en tant qu’outil de connaissance à partir de son expérience dans le champ du handicap. Ces cinq contributions, qui interrogent le cheminement de recherches singulières, soulignent la dimension heuristique de l’implication du chercheur et des enquêtés quand elle est appréhendée dans une perspective réflexive. Elles montrent également l’importance des déplacements, notamment temporels, pour soutenir cette dialectique et favoriser, ainsi, une compréhension de l’objet de recherche.
Si la première section thématique se fonde principalement sur l’analyse par le chercheur de son rapport et de celui des enquêtés à son terrain et son objet, dans une posture en partie auto-réflexive, la deuxième, portant sur la réflexivité prescrite, présente un regard différent sur le couple notionnel implication/réflexivité. Les auteurs des trois contributions retenues y analysent l’incitation et l’injonction à la réflexivité adressées aux acteurs dans un contexte organisationnel, qu’il soit professionnel ou de formation. Mobilisant, pour la première, la socio-économie du travail, pour la deuxième la socio-anthropologie et, pour la troisième, les sciences du langage, ces contributions apportent un éclairage sur les « opacités que rencontre la réflexivité des acteurs » (Durand, Le Floch, 2006 : 26). Émilie Feriel, par son étude des modalités déployées par les salariés pour résoudre la double tension du processus de production des services en centre d’appel, montre l’enjeu que représente la réflexivité dans le cadre des transformations actuelles du rapport salarial. Cécile Campergue interroge ensuite les conditions d’émergence de la posture de « praticien réflexif », prônée par les nouveaux référentiels des Instituts de formation en soins infirmiers et reposant sur l’introduction des sciences humaines dans des environnements contraints par les attentes des formatrices et des étudiantes comme par les moyens à leur disposition. La formation est également le terrain à partir duquel Renáta Varga étudie la notion de réflexivité. Son analyse discursive d’entretiens semi-directifs avec des étudiants en alternance lui permet de repérer des marqueurs linguistiques de la réflexivité et de la non-réflexivité, postures qu’un même interlocuteur peut occuper alternativement en fonction de ses rapports à son environnement. Là-encore, les contributions font ressortir l’importance du facteur temporel dans le processus de réflexivité.
La richesse et la diversité des contributions proposées illustrent une nouvelle fois l’intérêt d’un espace pluridisciplinaire pour approcher des notions complexes. Ce dix-huitième numéro d’¿ Interrogations ? montre l’apport des processus d’implication et de réflexivité et de leur articulation pour le développement des connaissances et la subjectivation des acteurs, mais aussi la difficulté de leur mise en œuvre. Cette exploration se poursuivra dans le prochain numéro de la revue intitulé « Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture ». Celui-ci s’intéressera à la réflexivité impliquée comme pratique professionnelle et organisationnelle, d’une part, et à l’implication professionnelle ou militante comme support de réflexivité, d’autre part.
Cette édition propose également, dans la rubrique Fiches techniques, une contribution d’Alain Bihr portant sur les figures du capitaliste. L’auteur aborde une thématique peu souvent retenue en sciences sociales, puisqu’il s’intéresse à « l’individu propriétaire et gestionnaire d’un capital ». L’objectif est de présenter les différents visages du capitaliste, vu à travers les écrits de Marx, Sombart, Weber ou encore Schumpeter, sans omettre de mentionner les limites de tels portraits.
Dans la rubrique Varia, Stéphane Le Lay nous propose une analyse du rôle des secrétaires de rédaction de revues en sciences humaines et sociales dans la production du texte scientifique. Méconnaître ces personnels invisibles, c’est passer à côté d’une partie de la dimension collective de la construction de l’article.
Ce numéro comprend aussi trois notes de lecture, présentant les ouvrages suivants :
• Clerval Anne (2013), Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, par Alain Bihr ;
• Ginzburg Carlo (1980), Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, par Mélanie Duclos ;
• Gilles Ferréol et Pierre-Noël Denieul (dir.) (2013), La violence scolaire : acteurs, contextes, dispositifs. Regards croisés Franche-Maghreb, par Jean-Marie Seca.
Que soient ici remerciés les chercheurs, enseignants, enseignants-chercheurs, membres ou non du comité de lecture, qui ont pris le temps de mener les expertises confiées et ont ainsi permis la mise en ligne de ce nouveau numéro de la revue :
Anne Barges, Daniel Bizeul, Maurice Blanc, Paul Bouffartigue, Maryse Bournel-Bosson, Christophe Broqua, Adrienne Chambon, Sophie Divay, Nicolas Fischer, Matthieu Gateau, Maud Léguistin, Maryan Lemoine, Juan Matas, Mariane Mesnil, Bruno Milly, Laurence Nicolas, Roland Pfefferkorn, Anaïk Pian, Louis Pinto, Clément Poutot, Fabienne Tanon, Sylvie Thieblemont-Dollet, Caroline Touraut, Jean-Michel Utard, Sabine Vanhulle, Philippe Zarifian.
Références bibliographiques
Barus-Michel Jacqueline (2007), « Implication, significations et engagement », dans Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique, Pierre Roche (dir.), La sociologie clinique. Enjeux théoriques et méthodologiques, Ramonville Saint-Agne : érès, pp. 193-199.
Comité de rédaction (2012), « AAC n°18 - Implication et réflexivité », dans revue ¿ Interrogations ? [en ligne]. Url : http://www.revue-interrogations.org/AAC-no18-Implication-et (consulté le 30/04/2014).
Devereux Georges (1980 [1967]), De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris : Flammarion.
Durand Jean-Pierre, Le Floch Marie-Christine (dir.) (2006), La question du consentement au travail. De la servitude volontaire à l’implication contrainte, Paris, L’Harmattan.
Glon Marie, Hunsmann Moritz, Kapp Sébastien (dir.) (2013), « Penser avec les autres. La thèse comme co-écriture », Programme 2013-2014 du séminaire Les Aspects Concrets de la Thèse [en ligne]. Url : http://act.hypotheses.org/programme-2013-2014 (consulté le 30/04/2014).
Herreros Gilles (2012), La violence ordinaire dans les organisations. Plaidoyer pour des organisations réflexives, Toulouse : érès.
Koren Roselyne (dir.) (2013), « Analyses du discours et engagement du chercheur », Argumentation et analyse du discours, 11 [En ligne]. Url : http://aad.revues.org/1515 (consulté le 30/04/2014).
Leimdorfer François (2010), Les sociologues et le langage, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’Homme.
Parlier Michel, Ulmann Anne-Lise (dir.) (2013), « Réflexivité et pratique professionnelle », Éducation permanente, 196.
Zolesio Emmanuelle (dir.) (2011), « Le retour aux enquêtés », revue ¿ Interrogations ? [en ligne]. Url : http://www.revue-interrogations.org/-No13-Le-retour-aux-enquetes- (consulté le 30/04/2014).
[1] Notons en particulier la séance du lundi 07 avril 2014 « Penser avec ses enquêtés. Réflexions sur les pratiques de recherche engagées ».
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Preface,419 (Consulté le 4 octobre 2024).