Gustave Flaubert et Maxime Du Camp sont deux amis de quarante ans qui se disputent la première place dans la république des Lettres pendant quelques années, le temps de publier deux grands romans pour Du Camp, Mémoires d’un suicidé et Les Forces perdues. Et puis Flaubert vient le détrôner dès lors que la question de l’approche biographique oppose une littérature en quête d’autonomisation à une littérature utile, qui rende d’abord service à son lecteur. C’est le combat entre deux conceptions opposées de la littérature et deux rapports au lecteur sans commune mesure, que le double parcours des deux écrivains vient illustrer au moment où la littérature fait le choix de l’écriture flaubertienne contre l’inspiration ducampienne.
Mots clés : Flaubert, Du Camp, autonomisation de la littérature, fonction de l’œuvre littéraire
Flaubert and Du Camp are two friends of forty years old who argue the first place in the Republic of Letters during few years, the time for Du Camp to publish two great novels, Mémoires d’un suicidé and Les Forces perdues. And then Flaubert comes to dethrone him when the question of biographical approach opposes a literature in search of « autonomisation » to an useful literature which the author does his reader a service. It’s the fight between two opposite conceptions of literature and two totally different relations with the reader that the double course of the two authors illustrates in the moment when literature makes the choice of Flaubert’s writing against Du Camp’s inspiration.
Key words : Flaubert ; Du camp ; Literature ‘autonomisation’, literary work’s function
Alors que Flaubert se serait écrié « Madame Bovary, c’est moi » [1], Maxime Du Camp ne propose aucune revendication autobiographique pour son œuvre romanesque quand bien même elle ne cesse de s’écrire selon une inspiration personnelle que ses amis identifient sans peine. Nonobstant, il va abonder dans cette voie biographique comme pour mieux suggérer une alternative à la littérature flaubertienne.
Petit rappel biographique, justement. Maxime Du Camp appartient à la même génération que Flaubert, il est né quelques mois après lui, en 1822, il a grandi dans une même culture romantique et c’est ensemble qu’ils ont voyagé à la fin des années 1840 jusqu’en Orient. A leur retour, Maxime Du Camp devient très vite le directeur de la Revue de Paris et, à ce titre, il publie les plus importants de ses confrères dont le Flaubert débutant de Madame Bovary, en 1857. Parallèlement à ses activités d’éditeur, il écrit deux grands romans, qui rencontrent le succès, un bon nombre de nouvelles, deux recueils de poésie et, plus tard, il se détourne de la littérature pour conduire des enquêtes historiques et sociologiques avant de revenir à ses premières amours et publier quelques livres de souvenirs littéraires. En 1880, il est élu à l’Académie française, quatorze ans avant sa mort.
Ce qui semble distinguer à première vue l’œuvre littéraire des deux amis et confrères, c’est donc leur rapport à la question biographique : pour Flaubert, le dogme de l’impersonnalité vite élevé en règle absolue de la création littéraire interdit toute confidence ou confession et le texte littéraire doit échapper autant que faire se peut à un hic et nunc par lequel l’écrivain se dévoilerait inconséquemment. Pour Du Camp, rien de tel : la vie inspire directement l’écriture et, au fond, là où son ami dissocie l’homme de l’écrivain et érige entre eux des barrières impossibles à renverser, Du Camp estime tout au contraire que la schizophrénie de l’artiste est inutile, sinon dangereuse. Au risque de produire une œuvre qui ne fera pas date dans l’histoire littéraire, il préfère aller vers ce qui intéresse le lecteur : une littérature testimoniale qui rend compte de la vie pour ce qu’elle est, telle que l’écrivain en a fait l’expérience, cruelle ou heureuse. Peu lui importe d’appliquer à une telle production l’étiquette hâtive de « réalisme » ou d’« autobiographie » : son ambition ne tient que dans le souci de rendre service au lecteur selon les principes d’une œuvre littéraire qu’il aurait pu qualifier définitivement d’humanisante.
En quoi le débat entre les deux amis va-t-il alors illustrer un tournant essentiel dans la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle ? Une question s’impose : si l’inspiration autobiographique apparaît dans la littérature ducampienne avec la même fougue qu’elle s’écarte de l’œuvre flaubertienne et que par son omniprésence caractéristique elle se fait critère de réception pour les lecteurs, comment peut-elle alors induire une véritable conception de la littérature sur laquelle vient se scinder jusqu’à s’opposer la création littéraire des années 1850/1880 ? Mieux encore : comment l’écrivain se construit-il alors en conscience morale qui doit guider le lecteur en fonction d’une éthique qu’il élabore au fur et à mesure que se développe son expérience de vie ? Si le moi devient le garant de la valeur de la parole littéraire pour un Du Camp assuré du principe intangible selon lequel : l’écrivain doit jouer dans la société un rôle autre qu’esthétique, au contraire Flaubert refuse définitivement d’assumer la moindre fonction. L’heure a sonné d’un schisme dont nous ne sommes pas encore sortis…
Dans ses romans comme dans ses nouvelles, Maxime Du Camp emprunte sans cesse à son propre vécu, tant les intrigues mêmes de ses créations littéraires que les personnages mis en scène ou les lieux. Au demeurant, il ne redoute pas, d’un texte à l’autre, la communauté d’inspiration, sinon la redite. Observons trois exemples notables.
On pense d’abord à ses propres souvenirs de collégien enfermé dans un établissement vécu comme un milieu carcéral et aux évocations d’une jeunesse difficile dans un monde d’adultes rigoureux et indifférents. Dans son premier roman, les Mémoires d’un suicidé (1853), Du Camp écrit :
« Deux ans plus tard, un lundi du mois d’octobre, ah ! le jour maudit ! On me conduisit dans une grande vieille maison de la rue Saint-Jacques qui ressemblait à une caserne ou à une prison : c’était le collège. » (Du Camp, 1991 : 32)
S’ensuivent pour Jean-Marc la scène des sanglots, le récit des difficultés à s’intégrer, le tableau de cours insipides et le portrait de professeurs désastreux, enfin, l’envie de s’enfuir, ailleurs et dans un autre temps, après « dix années de luttes incessantes » (Du Camp, 1991 : 35). Dans Les Forces perdues (1867), le même Du Camp écrit cette fois à propos de son personnage Horace Darglail :
« Horace fit son entrée dans une de ces maisons universitaires, froides et moroses, où il devait passer neuf années de sa vie. Les neuf plus belles à ce que l’on prétend, et que l’on regrette toujours : il ne les regretta guère. » (Du camp, 2011 : 9)
Plus laconique, l’auteur insiste cependant pour montrer que la vie est ailleurs que dans ce collège, à la campagne, là-bas à Chailleuse où le jeune Horace tombe amoureux pour la première fois. L’établissement scolaire est toujours montré en contrepoint des lieux du bonheur. Or, des allusions de la sorte au malheur de l’adolescent dans son collège, Du Camp ne cesse d’en parsemer ses récits. On renverra par exemple à l’une des nouvelles extraites du recueil, Bons cœurs et braves gens, « Le commandant Pamplemousse », où il est écrit à propos du jeune garçon adopté par la fille du Commandant :
« Avec raison et sollicitude on lui évita le casernement de l’internat ; jamais il ne fut privé des soins maternels ; il grandit au milieu des bons exemples. » (Du Camp, 1893 : 82)
Or, cette conception de l’institution scolaire n’est jamais qu’une réminiscence personnelle de l’écrivain qui a raconté dans ses Souvenirs littéraires, en consacrant un chapitre entier à la question, ce qu’était le collège, « une déception cruelle » pour laquelle « plus de soixante ans écoulés n’ont point émoussé l’impression dont je fus saisi » (Du Camp, 1994 : 112). Et d’expliquer les conditions de vie des jeunes hommes de l’époque en de longues pages d’un témoignage accablant. On le voit, le souvenir personnel a contaminé définitivement l’espace littéraire et chacun des personnages plus ou moins fictifs inventés par le romancier doit emprunter à la réalité personnelle de l’auteur. Le sujet devient quasiment obsessionnel et sa récurrence d’un texte à l’autre témoigne de la très forte présence de l’auteur à son œuvre, une présence inéluctable pour Du Camp.
Autre exemple maintenant que nous pouvons chercher du côté de la très bonne connaissance de l’Égypte de Maxime Du Camp (il y a voyagé longuement et plusieurs fois) et de son goût pour ce pays. S’il a rapporté de ses expéditions plusieurs récits de voyage qui font date dans les années 1850, Souvenirs et paysages d’Orient (1848), Égypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852) ou encore Le Nil (1854), ce sont ses textes littéraires qui portent le mieux la trace de son engouement personnel. Dans Mémoires d’un suicidé, le chapitre VI raconte la vie de Jean-Marc en Égypte, parti pour échapper à ses tourments d’amant malheureux et de romantique suicidaire. Or, c’est exactement la même situation dans Les Forces perdues puisque la rupture avec Viviane entraîne aussitôt Horace à s’exiler à son tour en Égypte. La seule différence entre les deux romans tiendra au retour de Jean-Marc à Paris alors que Horace mourra sur place. Or, cette inspiration, si elle est inscrite dans une mode romantique reprise de la tradition du « grand tour » chère aux Anglais du début du XIXe siècle, témoigne sans conteste d’un goût personnel de Du Camp : à plusieurs reprises, dans sa correspondance à Flaubert, dans ses Souvenirs littéraires, il s’est souvenu avec nostalgie de ce pays exotique qu’a été pour lui l’Égypte et il a regretté toujours ce qu’il n’avait pas su faire avec son ami : acheter l’île Éléphantine, et s’y installer de manière définitive.
Un dernier exemple, même s’il serait très aisé dans une étude que l’on voudrait exhaustive de les multiplier encore longtemps : il tient à la volonté même chez Du Camp, très forte, d’inscrire ses récits non pas dans une dimension fictive, celle de l’invention narrative et d’un imaginaire qui fait aussi la grandeur de l’écrivain, mais bien dans une réalité toute matérielle, revendiquée dès les premières pages et présentée comme un gage de sécurité pour le lecteur. Chacun des textes signés Du Camp est en effet présenté comme un manuscrit retrouvé, un témoignage oral qu’on lui a accordé pour qu’il le transcrive ou tout simplement un souvenir personnel qu’avant de mourir il tient à tout prix à noter sur le papier à destination des générations suivantes qui sauront, elles, le lire. Si une telle présentation s’inscrit bien entendu dans une tradition littéraire, vive à l’époque qui nous intéresse, il n’en demeure pas moins incontestable que Du Camp pousse le subterfuge déjà un peu usé aussi loin que possible et d’une manière étonnante, sinon provocante selon les canons de la littérature flaubertienne, il confond définitivement littérature et témoignage, écriture et vérité, personnages romanesques et un moi omniprésent. Son pseudo-souci du réalisme annihile les frontières génériques, les repères et les certitudes en matière de distinction du réel et du fictif. Ainsi, dans l’« Avant-propos » de Bons cœurs et braves gens, Du Camp écrit :
« Dans ce volume je n’ai pas eu à m’évertuer pour imaginer des fictions romanesques plus ou moins bien combinées, graduant l’intérêt et suscitant les émotions du lecteur : mon rôle a été plus facile et plus simple. Si, dans le Manteau déchiré, j’ai raconté un rêve que j’ai fait en un jour de neige ; si, dans le Voyage des trois mouches, j’ai reproduit une historiette ironique que j’ai recueillie au cours d’un déjeuner de chasse, je n’ai été, pour le reste, que le secrétaire de mes propres souvenirs : ils ont dicté, j’ai écrit. » (Du Camp, 1893 : V)
On entend encore raisonner la colère d’un Flaubert devant une pareille conception affichée de la littérature. Et quand Du Camp nie la dimension strictement autobiographique de ses textes, il revendique toujours la véracité des faits pour s’inscrire définitivement dans le témoignage sur l’existence d’un autre, manière supplémentaire de revendiquer le biographique. En préface des Forces perdues, on lit :
« Est-ce un roman, est-ce l’histoire réelle d’un homme qui a vécu parmi nous ? Je ne pourrais trop le dire moi-même. J’ai connu Horace, et je sais sa vie ; à des faits vrais, dont j’ai été le témoin ou le confident, j’en ai ajouté d’autres qui m’ont paru probables. » (Du Camp, 2011 : 5)
Dans le « Prologue » des Mémoires d’un suicidé, Du Camp se met carrément en scène et c’est lui en personne qui a rencontré Jean-Marc dont il va raconter l’histoire, les deux hommes, on l’a compris, finissant quelque peu par se confondre. Ainsi commence le texte : « En 1850, j’étais en Égypte, je revenais de la Nubie », puis les deux hommes se croisent par hasard, se présentent l’un à l’autre et, plus tard, Jean-Marc fera remettre à Maxime Du Camp ses « tristes mémoires » (Du Camp, 1991 : 13-30). Et là encore, il serait possible de multiplier les exemples. Un dernier peut-être. En « Avertissement » de Une Histoire d’amour (1888), Du Camp, alors âgé, écrit encore :
« Ceci n’est pas une nouvelle, au sens étroit du mot, c’est-à-dire une œuvre d’imagination avec une intrigue, quelques péripéties et un dénouement ; ce n’est qu’un récit. En le publiant, je fais acte d’exécuteur testamentaire, rien de plus. La lettre que l’on va lire et dont l’original est entre mes mains, m’a été remise par Mme Aurélie B., héritière et filleule d’un compositeur qui fut et qui est resté célèbre. Mon rôle a été modeste […] » (Du Camp, 1888 : 1)
Ainsi l’écrivain reste fidèle à son habitude : là où ses confrères cherchent à masquer la dimension biographique, Du Camp la développe à satiété et même l’exagère.
Que retenir de ces trois exemples distincts, sinon la capacité pour Du Camp d’assumer au moins une position qui se fait de plus en plus difficile à tenir dans son environnement confraternel puisque les Flaubert, Bouilhet et autres Théophile Gautier, séduits par « l’art pour l’art », se détournent ostensiblement d’une littérature-discours pour abonder dans le sens d’une littérature-texte [2] dont les qualités esthétiques suffiraient à légitimer la création. En effet, au moment où Flaubert envisage le fameux « livre sur rien » [3], Du Camp ose aller toujours un peu plus loin dans une littérature qui oublie bientôt d’inventer quoi que ce soit et se construit au plus près de la réalité vécue pour se donner comme le livre de la vie, c’est-à-dire le livre du grand Tout, dans un souci didactique que Du Camp affiche tout au long de son existence.
Les conditions d’émergence d’une telle écriture ne nous laissent guère nous interroger : Du Camp s’est ouvert à la littérature en pleine vogue romantique et l’épanchement du moi, obsession de l’écrivain qui souvent transforme la page blanche en séance thérapeutique personnelle, utile aux lecteurs qui s’en empareront, correspond parfaitement à l’élan typique d’un courant littéraire qui, selon Chateaubriand, a trop influencé la jeunesse d’alors puisqu’il n’y eut plus un :
« grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé d’être le plus malheureux des hommes, qui, à seize ans, n’ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie, qui, dans l’abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions, qui n’ait frappé son front pâle et échevelé, qui n’ait étonné les hommes stupéfaits d’un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus. » (de Chateaubriand, 1980 : p. 527-528)
Le romantisme des aînés, poursuit Chateaubriand, a créé « une famille de Renés poètes et de Renés prosateurs [qui] a pullulé ». Sans conteste, Du Camp s’abandonne donc avec cette dimension biographique largement installée dans son écriture à la mauvaise influence de la génération précédente, celle qui donna naissance à tant d’Emma Bovary disséminées dans tant de villages français en même temps qu’elle circonscrivait les thématiques romanesques à quelques problématiques banalement simples d’amours malheureuses et d’amants délaissés (puisque les écrivains étaient pour une très large part d’abord des hommes) [4].
Ce faisant, l’ambition de l’écrivain n’abdique rien de ses prétentions à l’universalité et à l’intemporalité. Les désirs de gloire de l’écrivain Du Camp qui rêve d’une consécration totale et incontestée passent toujours par la certitude que son texte rend compte de l’humanité dans son entier. Par-delà le cas personnel exposé, qui se trouve à peine transfiguré par l’écriture et quelques procédés de style utilisés parce qu’ils sont couramment employés par ses contemporains et bien maîtrisés de sa propre plume, c’est bien la réalité de la condition humaine qui est en jeu. Pourquoi Du Camp qui assume l’approche biographique prééminente chez lui au moment d’écrire un nouveau texte serait-il moins ambitieux que son ami Flaubert qui, dans L’Education sentimentale, se proposait de peindre une génération entière en partant de personnages si proches de lui et de ses amis des années 1840-1848 [5] ? Et l’on imagine son plaisir quand George Sand, à propos des Forces perdues, lui écrit :
« Il y a beaucoup de nous tous, de ceux de cette époque, dans l’histoire de ces deux amants. » (Sand, 1985-1986 : 27-29)
A sa manière, la bonne dame vient de signer l’acte de consécration de la démarche biographique.
Ainsi, par les thèmes qui sont les siens, par le contexte littéraire dans lequel Du Camp vient à écrire et par son ambition dans la République des Lettres, l’ami de Flaubert s’est résolu à ranger toute son œuvre dans une démarche d’écriture typiquement biographique. Pour Du Camp, définitivement, l’inspiration, c’est le moi de l’écrivain [6].
Par conséquent, il va de soi que la lecture de son œuvre ne peut interdire en aucune façon la prévalence d’une approche biographique en matière de réception tant la nature même de l’inspiration première est devenue évidente pour tous les lecteurs de Du Camp, au moins ceux qui le connaissent un peu. Mieux encore, la réaction de ses lecteurs aux œuvres à peine publiées s’articule bientôt autour de la seule question à percer : qui est qui ? Autrement dit, le roman ducampien n’est bientôt plus considéré que comme un roman à clés. Pourtant, les clés que Du Camp semble utiliser donneraient à voir des pannetons tellement simples que la lecture des romans réduit bientôt les qualités de l’écrivain à n’être plus que la capacité technique à la mise en mots et en phrases d’une expérience vécue. L’effort de création littéraire n’est plus pris en compte, Du Camp est victime de sa propre scénographie auctoriale.
Quand, en 1869, George Sand lui écrit pour le féliciter des qualités littéraires de son roman, Les Forces perdues, aussitôt la lettre bienveillante s’égare en des considérations personnelles au sein desquelles l’écrivaine cesse de s’adresser au confrère pour ne plus consoler que l’homme abattu par son chagrin d’amour. Car Sand a envisagé immédiatement qu’il s’agisse d’une histoire toute personnelle, de « l’histoire de votre vie et de votre cœur », lui écrit-elle et c’est pour cela qu’elle lui conseille en fin de lettre le mariage, la paternité et l’interroge, consolatrice : « Quand nous raconterez-vous les forces retrouvées ? » Pas de doute pour George Sand, « Tous les personnages sont bien vivants et bien vrais. » (Sand, 1985-1986 : 27-29)
De son côté, Flaubert en personne a toujours lu selon la même approche biographique les textes de son ami, lui qui n’a cessé de traquer dans l’écriture ducampienne les traces de leur propre présence à eux deux. Pour Les Forces perdues, Flaubert écrit à George Sand :
« C’est un livre (le sien) très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre génération, devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d’aujourd’hui. » (Flaubert, 1991 : 579)
Il poursuit pour une autre correspondante :
« Voilà exactement comment nous étions dans notre jeunesse : tous les hommes de ma génération se retrouveront là. » (Flaubert, 1991 : 577)
Quelques années auparavant, Flaubert s’est pourtant montré bien plus cruel. À propos des Mémoires d’un suicidé, il affirmait :
« Ce qui m’a particulièrement fait rire, c’est que lui, qui me reproche tant de me mettre en scène dans tout ce que je fais, parle sans cesse de lui, et se complaît jusqu’à son portrait physique. Ce livre est odieux de personnalité et de prétentions de toute nature. » (Flaubert, 1980 : 201)
Et d’en vouloir à son ami parce que celui-ci aurait osé parler de lui :
« Il y a dedans une petite phrase à mon intention et faite exprès pour moi : « la solitude qui porte à ses deux mamelles l’Égoïsme et la Vanité. » Je t’assure que ça m’a fait bien rire. » (Flaubert, 1980 : 201)
Ailleurs, Flaubert reproche à son ami de faire feu de tout bois avec ses Mémoires d’un suicidé et de ne rien s’interdire de personnel. C’en est trop selon lui : « il a fourré là jusqu’à un rêve qu’il a fait en voyage et que je l’ai vu écrire ; il n’en a pas changé trois phrases. » (Flaubert, 1980 : 256)
Or, du constat objectif à la critique la plus intransigeante, qui vient condamner l’œuvre ducampienne à un purgatoire durable, il n’y a qu’un pas trop vite franchi. Si tous les lecteurs qui font autorité s’accordent à reconnaître l’importance quantitative de l’inspiration (auto)biographique, dans la lignée de Flaubert, ils sont de plus en plus nombreux, avec le temps, à considérer que réside là un danger qualitatif dont il est trop lourd de courir le risque. C’est ce que Daniel Oster explique avec humour dans sa préface des Souvenirs littéraires en montrant le travers qui caractérise l’écriture chez Du Camp, à savoir la répétition jusqu’à l’ennui, l’ennui jusqu’à la nausée :
« Sur ce schéma, il aurait pu écrire vingt volumes, tellement il possède bien son registre, ses topos narratifs, ses orphelinades, ses adultérades, ses cataractes et ses chasses aux spatules sur le Nil. » (dans Du Camp, 1994 : 38)
Ce sera désormais le principal reproche adressé à l’œuvre ducampienne et par-delà son cas à une écriture (auto)biographique : celui d’un renouvellement impossible qui réduit l’œuvre à n’être qu’un ressassement bientôt insupportable, une sorte de radotage d’un écrivain vieillissant dont la sève serait tarie. Bien sûr, dans cette lecture critique, il reste toujours le soupçon d’un esprit partisan, farouchement hostile à l’homme Du Camp tant les attaques dont il fut la cible répétée à la fin de sa vie pour avoir osé révéler la maladie de Flaubert et y voir ce qui l’aurait empêché de devenir un génie des lettres, sont venues contaminer toutes les lectures autorisées de ses œuvres. Cela étant, il reste à concéder qu’une telle littérature fait la part très - trop ? - belle à des idées, des références ou des savoirs qui reviennent avec une récurrence aux allures de douce obsession. Comment ne pas sourire devant les citations que Du Camp utilise jusqu’à les user d’un récit à l’autre, devant les allusions fréquentes et répétitives à ses propres goûts et par exemple devant cette référence si récurrente dans ses textes à l’opéra des Huguenots qu’il aime tant ? Avec la démarche biographique, l’écrivain oublie de s’effacer et bientôt la seule lecture qu’il rend possible de son œuvre se limite à cette approche biographique qui, l’emportant sur toutes les autres considérations, repousse la prise en compte des questions esthétiques à un rang objectivement trop secondaire.
L’approche biographique apparaît à Maxime Du Camp comme la seule qui vaille. Pourquoi ?
L’écrivain qu’il est a toujours plaidé pour une littérature utile, en phase avec son époque et capable d’en rendre compte pour l’aider à progresser sur les voies de la sagesse et du savoir. Quand il rédige son recueil de poèmes, Les Chants modernes (1855), il aspire entre autres à chanter le Progrès sous toutes ses formes, y compris les plus matérielles et mécaniques puisqu’il veut aider les hommes à croire en des lendemains meilleurs. Le romancier pense à l’identique. Là où Flaubert, pour faire avancer les choses, a choisi de passer par la dénonciation ironique de ses contemporains, par exemple dans Bouvard et Pécuchet, Du Camp prétend donner au contraire des exemples salutaires à son lecteur qui vont contribuer dans une approche didactique à son édification. Il cherche donc dans son expérience intime comme dans celles de ses proches les situations les plus positives et les plus morales qu’il puisse proposer : c’est tout le sens de son recueil Bons cœurs et braves gens, par exemple. Chez Du Camp, la littérature se montre fière de sa valeur pédagogique ; en ce sens, l’approche biographique ne peut apparaître au romancier que préférable au moins en terme d’efficacité. Elle devient même la caractéristique première d’une littérature qui se charge d’aider son lecteur, soit l’homme, à progresser. Du Camp croit fort en des lendemains meilleurs.
En effet, en parlant de lui ou de ce qu’il connaît le mieux, l’écrivain se donne tous les moyens de satisfaire à ses ambitions. Il convient de rappeler que Du Camp a une haute idée de la littérature :
« La victoire définitive, la victoire morale, celle qui, malgré les défaites et les défaillances matérielles, ne redoute pas l’histoire et se gagne devant la postérité, appartient toujours au peuple qui a fait des livres, et par ses livres a souvent conquis l’humanité. » défend-il (Du Camp, 1893 : 293).
Or, c’est précisément au nom de cette conception ambitieuse qu’il s’est persuadé de la nécessité pour l’écrivain de jouer un rôle de guide dans la société. Les hommes de plume sont à son sens l’« Avant-garde de l’humanité qu’ils précèdent d’au moins un siècle sur les chemins de l’avenir ; pionniers envoyés au défrichement des morales, des croyances, des religions que nous n’apercevons pas encore […] » (Du Camp, 2011 : 179). L’écrivain est une conscience pour ses contemporains et sa contribution au bien, au vrai et au bon ne résulte pas d’un choix personnel mais de sa raison d’être, de son essence artistique [7]. Cependant, cette fonction très ambitieuse n’a de sens que si elle renvoie à l’universalité du discours de l’écrivain obligé de ne laisser personne en marge du progrès. Pour Du Camp, l’écrivain a sans conteste « mission de parler de tout à tous » (Du Camp, 1893 : 292). Mais comment être entendu de tous ? Il n’hésite pas sur la réponse : il sait que « la masse des lecteurs ne comprend que les situations nettes. Le public écoute quand on lui dit oui ou non ; mais quand on ne lui dit ni oui ni non, il n’entend pas. » (Du Camp, 1994 : 583) Pour Du Camp, le devoir de clarté au sein d’un discours explicite ne laisse aucun doute : pour être entendu au mieux, il convient de parler de soi, c’est-à-dire de ce que l’on connaît et maîtrise le mieux. La littérature ne peut s’écrire en dehors d’une approche biographique. Du Moi à l’Homme, il y a une généralisation à la portée didactique qui ne peut incomber qu’au seul écrivain. Dès lors, la démarche est simple pour Du Camp et Sartre l’a expliquée en ces mots :
« il intériorise l’actuel en vécu et le réextériorise en œuvre. L’inspiration, somme toute, c’est le cours des choses qui la lui donne : il y baigne et s’en laisse pénétrer. » (Sartre, 1972, rééd. 1988 : 16)
Car la mission et la morale comme idéologie sont plus fortes que tout le reste, et plus fortes d’abord que les questions esthétiques chères à Flaubert. C’est pourquoi quand ce dernier tourne le dos au monde pour ne s’intéresser qu’au Beau et à une esthétique qui ne se soucie guère d’une humanité souffrante, et qu’il rejoint là leur ami commun, Théophile Gautier, Du Camp choisit et assume de rompre définitivement avec eux, en tout cas du point de vue de sa poétique. Seul contre eux, et tous les autres, il veut prendre au sérieux la fameuse déclaration de Gautier qui n’est qu’ironie et second degré, à savoir :
« A quoi sert ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! Pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir ? » (Gautier, 1994 : 63)
L’art est utile ou il n’est pas ; il répond à une démarche biographique ou bien il est empêché de remplir son rôle, et d’être ! Pour Du Camp, les choses sont tranchées et le positionnement d’un Flaubert lui apparaît comme une fuite esthétique quand l’artiste doit au contraire s’imposer dans la société et la guider. Du Camp est beaucoup plus hugolien que Flaubert !
Il faut noter qu’en lien avec cette définition de la littérature par sa fonction, Du Camp établit les règles d’une nouvelle scénographie auctoriale quoiqu’elle passe alors pour rétrograde, sinon réactionnaire. L’écrivain doit se placer au milieu même de la société et ne s’occuper que de son temps. Il ne peut jouer tout au long de sa vie à s’incarner en ermite replié dans sa tour d’ivoire, tel celui qui se prétend définitivement supérieur à ses contemporains. Du Camp plaide pour une littérature humanisante, au plus près des hommes, une littérature qui fasse les hommes plus humains. Les qualités de charité, de bonté ou de solidarité, pour prendre un mot plus moderne, deviennent alors les moteurs de l’écriture. Altruisme et abnégation sont les valeurs de l’écrivain ducampien pour qui l’éthique ne doit pas céder la place à l’esthétique. Conduit alors à défendre des positions que son entourage confraternel moque sans vergogne, Du Camp est bientôt contraint à forcer le trait quand il s’en prend à la posture de l’écrivain flaubertien :
« ils ne se sont pas assez mêlés aux hommes ; ils se sont trop confinés dans des cénacles, pour ne pas dire dans des coteries ; ils n’ont rien regardé des choses humaines qu’à travers l’art, bien plus qu’à travers des formes littéraires. » (Du Camp, 1994 : 577)
D’une littérature utile à un écrivain témoin, Du Camp a progressivement et délibérément repoussé tous les dogmes de l’esthétique flaubertienne qui s’imposent pourtant avec force et régularité dans la République des Lettres entre 1857 et 1880 [8]. L’impersonnalité, le souci du mot juste, l’harmonie sonore, l’égalité des sujets devant la prééminence de la forme, rien ne compte plus pour lui qui ne veut entendre dans le texte littéraire que le service rendu à l’humanité.
L’histoire littéraire a fait de Flaubert le vainqueur et de Du Camp le perdant dans la bataille du biographique au XIXe siècle. En réduisant ce dernier à n’être qu’un héritier infécond de la lignée romantique, incapable de renouveler la littérature et aveugle au point de se condamner à ne traiter que des sujets de son temps en une langue sans qualité particulière, il s’est agi de considérer l’avenir de l’art inscrit dans le refus du monde et le souci exclusif du Beau. L’art est devenu ainsi la seule échappatoire possible devant une réalité trop laide, et donc insupportable quand une voie plus traditionnelle de la littérature envisageait au contraire que l’écrivain se mît au service de la société et de ses évolutions, du moins au service des hommes en proie à des difficultés réelles dans leur existence sociale. Or, une telle option de repli hors du monde - et paradoxalement sur soi, le moi d’un écrivain ermite qui dit non à la consécration de son moi dans/par son œuvre -, incarnée donc par Flaubert, pousse à une autre approche biographique. Elle contraint en effet à n’être écrivain plus que pour soi et l’on sait le mépris de Flaubert pour le lecteur, un être qui ne peut être le destinataire de l’œuvre littéraire, au demeurant [9]. En suivant le modèle flaubertien et en adhérant au principe d’autonomisation de la chose littéraire, l’artiste entre en sécession avec le monde. Or, un tel chemin renvoie paradoxalement au Flaubert de ses premières amours, celles du discours autobiographique, celles qu’il condamne avec la maturité. C’est à très juste titre que Michel Brix rappelle, et à l’endroit de Flaubert, le premier :
« George Sand […] avait noté qu’un écrivain suivant à la lettre les recommandations flaubertiennes se trouvait dans l’impossibilité de sortir de son Moi et de créer des personnages qui ne seraient pas des répliques de lui-même. Zola, lui aussi, avait prédit que les exigences de vérité et de transparence en littérature conduiraient un jour les écrivains à prendre leur propre vie pour sujet de leurs romans. » (Brix, 2010 : 182)
Car il faut bien le comprendre : le refus de l’approche biographique renvoie en réalité à une autre manière de prendre en compte, encore, le moi de l’écrivain. Ne pas se raconter, c’est encore se raconter. Flaubert, en effet, a essayé les deux voies : d’abord, avec Novembre, avec Mémoires d’un fou ou avec ses Cahiers intimes, il donne libre expansion à sa propre existence et ses sentiments tout comme son expérience personnelle deviennent la nourriture exclusive de ses écrits de jeunesse. Puis, il tourne brutalement le dos à cette manière de faire parce qu’il s’oppose bientôt au monde, à ses contemporains, à tout ce qu’ils attendent de lui et tout simplement au fait même qu’ils puissent attendre quelque chose de lui. Dès lors, seul le Beau compte et l’approche biographique devient scandaleuse. Le souci de l’Idéal, c’est-à-dire la préoccupation exclusive de la Perfection - mais d’une Perfection inatteignable, donc repoussée à un ailleurs et un autre temps - est présenté comme le moyen adéquat pour échapper à l’imperfection du hic et nunc. Or, ce retournement et ce bannissement du moi, de fait, constituent encore l’expression la plus intime du moi. Tout comme Du Camp quand il se donne à voir sans complexe, le Flaubert de la maturité vient dire son rapport au monde, ses conceptions de la société et de la vie en cela même qu’il plaide pour une œuvre impersonnelle qui est significative de son rejet et de son être-autre : là où Du Camp emploie le souvenir personnel et l’expérience vécue pour dire le monde, Flaubert leur substitue simplement une observation plus extérieure et une volonté indéniable de mise à distance. Pour autant, Flaubert ne sort pas du monde, pas complètement. Pour Anne Herschberg Pierrot, il faut considérer que :
« L’esthétique de l’impersonnalité (« ne pas s’écrire ») est une éthique en ce qu’elle refuse de transformer l’œuvre en réceptacle de l’opinion de son auteur. […] Cette éthique de l’art s’ancre dans l’esthétique allemande de la fin du XVIIIe siècle, qui affirme l’autonomie de l’art, sa finalité sans fin, son désintéressement de toute finalité utilitaire - de tout service d’une cause politique ou morale. Ceci n’exclut pas une moralité dérivant de l’œuvre. » (Herschberg Pierrot, 2012 : 7-8)
Et de poursuivre :
« Cette esthétique est encore une éthique en ce que le rapport du vrai et du bien (un vrai que l’art doit recréer par la projection imaginaire alliée de la recherche documentaire) se double d’une équation du vrai et du juste, fondée sur le rapport du son, du rythme et du sens. » (Herschberg Pierrot, 2012 : 8)
On le comprend volontiers : la question de l’approche biographique soulève immanquablement la problématique de la finalité de la littérature. Pour Du Camp, l’œuvre littéraire est construite de gré ou de force sur des valeurs morales, sur un enseignement qu’elle vient donner à son lecteur. Tout comme chez Molière la pièce de théâtre voit le porte-parole du dramaturge porter la voix de la raison et de la sagesse chez tous les spectateurs, Du Camp ne peut envisager un roman sans son oncle Verceil, cet homme qui, dans Les Forces perdues, vient donner les conseils justes à Horace en manque de raison et montre aux lecteurs quelle voie le jeune homme aurait dû emprunter pour trouver la sérénité, sinon le bonheur. Avec le temps, l’écrivain ne cesse plus d’incarner l’oncle Verceil. Or, chez Flaubert, si le porte-parole ne semble jamais exister, la question de l’éthique ne se trouve pas pour autant abolie par le seul choix de « l’art pour l’art » et d’une écriture en rupture avec le moi. Au contraire, la littérature continue de remplir le même office, selon une autre posture certes mais sans avoir rompu avec l’idéal ducampien. Pierre Bergounioux explique :
« S’il est question d’éthique ici, ce ne peut être au sens d’un jugement de valeur, mais au contraire d’abolition du jugement, d’adhésion à une vie impersonnelle qui ne se soucie pas de nos jugements de valeur, parce qu’elle ne nous reconnaît pas le statut de personnes, situées au centre de la création et chargées de juger ses manifestations. Ethique au sens spinoziste donc, au sens d’une adhésion à une puissance de la nature qui ne poursuit pas de fins et ne se soucie pas de nos fins.C’est cette idée de l’éthique qui commande une certaine morale de l’écriture où la puissance de la phrase doit s’égaler à la puissance de vie universelle. » (Bergounioux, 2012 : 32)
Car si Flaubert attaque avec brutalité un lyrisme romantique qui accorde à un moi parfois un peu pleurnichard une trop grande place pour lui préférer la froideur du clinicien tout à son observation [10], il propose néanmoins avec ses personnages les plus critiques et ironiques, Homais, Bouvard et Pécuchet entre autres, une autre manière de donner au lecteur de quoi construire son propre moi. En rupture plus qu’en modèle, certes, mais dans une interrogation véritable et sincère sur la condition humaine et le sens de l’existence.
Pour Maxime Du Camp, il n’existe pas la moindre alternative à l’approche biographique. L’écrivain n’est jamais qu’un bon romancier ou un mauvais romancier, l’un ou l’autre de ceux que Gide appellera quelques décennies plus tard « l’authentique » et « le factice », c’est-à-dire celui qui sait où situer son moi par rapport au personnage de fiction ou celui qui ne sait pas et se trompe :
« Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible ; le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le génie du roman fait vivre le possible ; il ne fait pas revivre le réel. » (Gide, 2012, p. 97-98)
Bien entendu, la prégnance du moi n’empêche pas le discours éthique quand le personnage est à la fois jugé par les autres personnages et par le narrateur. Si l’évaluation morale du personnage est rendue plus difficile, si le refus de la mise à distance peut susciter une adhésion à un comportement erratique, il reste que le romancier ducampien qui se veut l’auteur d’une littérature édifiante, sait produire les efforts nécessaires au bon respect de la définition qu’il a lui-même posée de la chose littéraire. De son côté, Gide rappellera les efforts nécessaires pour concilier l’approche biographique et l’exigence morale ; au sujet du personnage autobiographique, il précisera qu’il est ce « Personnage d’autant plus difficile à établir que je lui prête beaucoup de moi. Il me faut reculer et l’écarter de moi pour bien le voir. » (Gide, 2012, p. 67) Or, c’est précisément ce qu’a fait un peu plus tôt, et avec une certaine dextérité, Du Camp chaque fois qu’il s’est donné à voir, franchement ou à peine masqué sous un nom d’emprunt, dans une histoire qu’il a entièrement vécue ou au sein d’une intrigue qu’il a corrigée par les effets de son imagination, obligeant le romancier factice à céder la place à l’authentique, contraignant la vie réelle à céder le pas devant la vie possible. De la sorte, Du Camp ose la confrontation avec la vie là où son ami Flaubert cherche à l’esquiver. De cet autre rapport au réel, aurait pu se construire une autre littérature, condamnée à la fin du XIXe siècle pour ne pas apparaître assez novatrice, au début du XXIe siècle conçue bientôt comme celle qui devrait effectuer un retour incontestable tant la littérature pour exister encore a besoin d’une confrontation pleine et entière au réel. Car loin de n’être qu’un dévoilement de l’intime, à l’instar de ce que peuvent être certaines autobiographies ou autofictions, les romans et les nouvelles de Du Camp rejouent complètement la réalité : là, l’écrivain se donne via ses personnages une seconde chance, celle qui lui permet de restaurer à la fois l’image qu’il a de lui-même et de pousser le lecteur à s’interroger sur le champ des possibles.
Le texte littéraire devient la vie en double, la vie rejouée, la vie recommencée. Bien moins pessimiste que Flaubert qui choisit d’échapper à sa propre existence en se retirant dans la voie ardue et laborieuse de l’écriture et du style, Du Camp se lance dans des récits et s’abandonne à sa passion des histoires amoureuses et des intrigues romantiques dans le seul but de vivre encore une fois, de vivre un peu plus, de RE-vivre.
Si l’expérience du style et du Gueuloir vient dire le refus de vivre, la démarche biographique, quant à elle, a le goût de la vie.
Une question ultime se pose en guise de conclusion : si l’oubli imposé à Maxime Du Camp et à son œuvre ne s’explique que par le choix revendiqué de l’approche biographique en un temps qui cherchait au contraire à tourner le dos à une telle démarche - en conséquence on accuse Du Camp de ne rien avoir compris à son époque - quel eût été le traitement à lui imposé si sa bataille avec Flaubert s’était déroulée de nos jours ? En réalité, ce que vient illustrer ce beau débat littéraire entre les deux écrivains, c’est bien la double question de la légitimité et de la pérennité des critères esthétiques en matière de jugement de goût. Car, incontestablement, une fois l’approche biographique érigée en valeur ou en contre-valeur, comme pour n’importe quelle autre valeur, alors les textes apparaissent pareils à autant de contre-textes, l’auteur appelant son contre-auteur. Dans une semblable situation discursive marquée par une intertextualité réactive mais parfois provocatrice au risque de se donner comme une posture réductrice du texte littéraire, pourtant doit se jouer encore sans faiblesse ni laxisme la mise en œuvre d’une autre manière de dire l’humain, plus vraie, plus fidèle et plus efficace.
Bergounioux Pierre, « La littérature comme lutte à mort des consciences », dans Flaubert, éthique et esthétique, Anne Herschberg Pierrot (dir.), Paris, Presses Universitaires de Vincennes, pp.18-31.
Brix Michel (2010), L’Attila du roman, Flaubert et les origines de la modernité littéraire, Paris, Champion, « Essais ».
Chateaubriand François-René de (1973), Mémoires d’outre-tombe, II, 1, 11, Paris, Le Livre de Poche.
Diaz José-Luis (2011), L’homme et l’œuvre, Paris, PUF, « Les Littéraires ».
Du Camp Maxime (1888), Une Histoire d’amour, Paris, Conquet.
Du Camp Maxime (1893), Bons cœurs et braves gens, Paris, Lévy.
Du Camp Maxime (1991), Mémoires d’un suicidé, (rééd. Rodolphe Fouano), Paris, Éditions de Septembre.
Du Camp Maxime (1994), Souvenirs littéraires, Paris, Aubier.
Du Camp Maxime (2011), Les Forces perdues, (rééd. Thierry Poyet), Paris, Eurédit.
Du Camp Maxime (1893), Le Crépuscule, Propos du soir, Paris, Hachette.
Flaubert Gustave (1973-2007), Correspondance, (éd. Jean Bruneau et Yvan Leclerc), « Bibliothèque de La Pléiade », 5 vol., Paris, Gallimard.
Gautier Théophile (1994), Préface à Mademoiselle de Maupin, (éd. Alain Buisine), Paris, Le Livre de Poche.
Gide André (2012), Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, L’Imaginaire Gallimard.
Herschberg Pierrot Anne (2012), « Avant-propos » dans Flaubert, éthique et esthétique, Anne Herschberg Pierrot (dir.), Paris, Presses Universitaires de Vincennes, p. 7-8.
Rancière Jacques (2012), « Puissance de l’infime » dans Flaubert, éthique et esthétique, Anne Herschberg Pierrot (dir.), Paris, Presses Universitaires de Vincennes, pp. 32-40.
Sand George (1985-1986), Correspondance, lettre du 21 juin 1868, (éd. Georges Lubin), t. XXI (juin 1868-mars 1870), Paris, Garnier.
Sartre Jean-Paul (1972, rééd. 1988), L’Idiot de la famille, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie ».
Senneville Gérard de (1996), Maxime Du Camp, un spectateur engagé, Paris, Stock.
Vaillant Alain (2010), L’Histoire littéraire, Paris, Colin.
[1] On rappellera volontiers que ce propos, depuis longtemps prêté à Flaubert et si souvent répété, n’est attesté par aucune trace écrite signée de l’auteur. Il s’agirait simplement d’une affirmation orale qu’on lui aurait entendu tenir à laquelle il convient donc de se référer avec prudence comme l’a souligné le premier Yvan Leclerc.
[2] Voir Alain Vaillant, L’Histoire littéraire (Vaillant, 2010 : 307 et suivantes).
[3] Flaubert emploie cette expression dans une lettre à Louise Colet : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style […] » (lettre du 16 janvier 1852, II, 31).
[4] José-Luis Diaz rappelle que la seconde moitié du XIXe siècle ne s’écarte d’ailleurs pas brutalement de cette vogue : « Si la littérature d’avant-garde, en rupture avec le romantisme, prône l’« impersonnalité , c’est loin d’être le cas dans les sphères moyennes du champ littéraire. Les diverses formes de littérature personnelle connaissent un développement sans précédent, tant côté écriture que côté édition. » (Diaz, 2011 : 182-183).
[5] C’est d’ailleurs Du Camp en personne qui procède alors de l’approche biographique pour expliquer comment L’Education sentimentale doit se lire et en quoi il s’agit, aussi chez Flaubert, d’un roman à clés et même d’un roman quasi autobiographique. Dans ses Souvenirs littéraires, il explique : « Il n’est pas un des acteurs que je ne puisse nommer, je les ai tous connus côtoyés, depuis la Maréchale jusqu’à la Vatnaz, depuis Frédéric, qui n’est autre que Flaubert, jusqu’à Mme Arnoux, qui est l’inconnue de Trouville transportée dans un autre milieu. » (Du Camp, 1994 : 581)
[6] De Jean Bruneau, l’éditeur de la correspondance de Flaubert, à Gérard de Senneville, le seul biographe de Du Camp, tout le monde s’accorde à le reconnaître : tout est autobiographique et notamment dans Mémoires d’un suicidé. Le premier écrit : « Le Livre posthume est en effet très autobiographique : Jean-Marc a l’âge de l’auteur […] et comme lui, après des années de débauche […] il accomplit une longue randonnée en Orient, revient en France, prend une maîtresse, et tente de s’empoisonner avec de l’opium. » (Jean Bruneau, Correspondance Flaubert, note 2, t. II, p. 1119.) Le second : « Tout le début du roman est donc une pure autobiographie, fidèle jusque dans les moindres détails. » (de Senneville, 1996 : 233).
[7] Du Camp montre que les modes en littérature sont sans importance pourvu que l’écrivain remplisse sa fonction de guide : « Je crois qu’en littérature, comme en toute chose, il est bon de se pénétrer d’une vérité émise par Ernest Renan : ’Tout ce qui ne contribue pas au progrès du bien et du vrai n’est que bulle de savon et bois pourri.’ Or, le bien et le vrai n’ont point de domaine exclusif, l’universalité leur appartient ; leur action est permanente ; celle de la forme est éphémère, car elle subit les fantaisies de la mode, qui semble se plaire à dénigrer ce qu’elle a exalté. » (Du Camp, 1893 : 307)
[8] Bientôt, Du Camp se retire de la littérature pour se consacrer pleinement – ou presque, excepté quelques écarts - à une œuvre historique ou sociologique qui lui permet de s’intéresser mieux encore à la société comme elle va – en témoignant de ce qu’il en voit et en sait – tandis que Flaubert s’impose devant la nouvelle génération des Zola et Maupassant comme le maître incontesté. Pour preuve, ses fameux Dimanches après-midi courus de son cercle de plus en plus large.
[9] Déjà, à l’époque de Madame Bovary, Flaubert écrit : « J’ai abandonné toute idée de tapage nocturne. Ce que j’en fais est pour moi, pour moi seul […] (lettre du 17 janvier 1852 à Ernest Chevalier, II, 34). Loin de chercher à séduire un public, il prétend : « Je vise à mieux, à me plaire. » (Lettre à Maxime Du Camp, 26 juin 1852, II, 114). Et cela continue jusqu’à la fin puisqu’il écrit encore à George Sand : « Pourquoi donc publier ? est-ce pour être compris, applaudi ? Mais vous-même, vous grand George Sand, vous avouez votre solitude. » (Lettre du 4 décembre 1872, IV, 619) Décidément, Flaubert n’a jamais voulu se soucier du monde en écrivant, même si cette position d’une intransigeance absolue ne l’empêche pas de regretter un succès éditorial qui viendra à lui faire défaut…
[10] Jacques Rancière explique : « Homais est ainsi la double caricature du chanteur de soi-même et du chantre des activités industrielles. On pourrait dire que sa figure opère la liquidation du lyrisme « whitmanien » sous la forme où Flaubert le connaît, le lyrisme des Chants modernes de Maxime du Camp. » (Rancière, 2012 : 40).
Poyet Thierry, « Maxime Du Camp contre Flaubert ou la nécessité d’écrire la vie », dans revue ¿ Interrogations ?, N°16. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (II), juin 2013 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Maxime-Du-Camp-contre-Flaubert-ou (Consulté le 21 novembre 2024).