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Oiry Goulven

L’économie politique et les affects, de la théorie à la pratique. Lecture croisée de deux ouvrages de Frédéric Lordon

 




Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique Éditions, 2010 Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes et en alexandrins, Éditions du Seuil, 2011.

Entre septembre 2010 et mai 2011, Frédéric Lordon a publié deux livres qui méritent d’être lus conjointement. En croisant les philosophies spinoziste et marxiste, Capitalisme, désir et servitude montre que la gestion du système capitaliste repose de façon croissante sur l’enrôlement des désirs. L’ouvrage éclaire, discute et déplace les présupposés du néolibéralisme, en réévaluant le rôle des émotions dans son fonctionnement. La « société capitaliste » (p. 114) s’adresse moins à la raison et au libre arbitre individuel, qu’elle ne cherche à mobiliser les affects à ses propres fins. La force du capitalisme, au XXIe siècle, repose ainsi essentiellement sur la « servitude passionnelle » qu’il excelle à mettre en place et par laquelle sont reconduits les traditionnels rapports d’exploitation.

À cette anthropologie des passions appliquée à l’économie politique succède D’un retournement l’autre. Cette pièce offre un prolongement aussi énergique qu’original à l’essai de 2010. Le drame joue le jeu des affects pour mettre en scène et en lumière les soubresauts de la crise financière. Le diptyque dessine un ensemble particulièrement stimulant.

 2010 : le temps de la réflexion

Capitalisme, désir et servitude se propose de préciser et d’actualiser l’analyse marxiste des organisations sociales. Marx, en effet, n’explique guère ce qui assure l’efficacité des structures de domination. Or il importe de saisir « comment le petit nombre des individus du capital parvient à faire marcher pour lui le grand nombre du travail » (p. 11). L’affirmation des cadres, qui se situent du côté du travail sur le plan matériel mais du côté du capital sur le plan symbolique, est l’un des indices les plus marquants d’une complication de la lutte des classes. Prototypes du « salariat content » (p. 11) que le patronat appelle de ses vœux, les cadres semblent brouiller les frontières entre aliénation et consentement.

L’engagement au service des dominants, en régime capitaliste, se présente à bien des égards comme une énigme. Spinoza fraye un chemin pour sonder ce mystère. Selon lui, la volonté souveraine et le sujet autonome n’existent pas : dans l’ignorance des déterminations qui le poussent en avant, l’homme est mû par la force du désir (ou conatus). La servitude et la liberté dessinent une antinomie illusoire : elles ne sont que des mots recouvrant des affects tristes ou joyeux (p. 89 et 120). Il n’existe que des déterminations et des intérêts passionnels. Le rapport salarial, redéfini dans cette optique, revient ainsi à « faire entrer des puissances d’agir tierces dans la poursuite de son désir industriel à soi » (p. 19).

La première partie du raisonnement (« Faire faire ») détaille la façon que trouve le « désir-maître » (p. 20) de capter les énergies de subordonnés. En effet, la division marchande du travail place les relations sociales sous le signe du déséquilibre. Employeurs et financiers, bénéficiaires de l’accumulation primitive, ont d’emblée la main haute sur les conditions de la nécessaire reproduction matérielle. L’asymétrie des relations sociales trace une ligne de discrimination entre ceux qui détiennent de l’argent et ceux qui en sollicitent. Cette loi de la dépendance monétaire induit une pyramide de dominations successives. La société, stratifiée, démultiplie et emboîte les rapports d’instrumentalisation.

Au fil des siècles, cette contrainte ne s’est pas avérée suffisante pour mettre en mouvement les salariés. Le capitalisme a dû renouveler les modalités de l’assujettissement. Dans sa version fordiste, il s’est imposé en jouant sur les passions joyeuses, en érigeant la marchandise en objet de convoitise et en exaltant le désir de consommation.

L’entreprise néolibérale entend aller encore plus loin. Au-delà de « l’aiguillon de la faim » et de « la promesse de la consommation élargie » (p. 57), elle rêve d’enrôler les salariés corps et âme. Il s’agit d’occuper les esprits. Ce fantasme s’enracine dans la recomposition des rapports de force entre travail et capital. Dérégulé, ce dernier croit pouvoir avancer sans frein et semble tenté par le « délire de l’illimité » (p. 60). L’exigence d’un engagement total des salariés tient alors conjointement à la promotion d’une économie de services, à la montée en puissance des tâches relationnelles, à la dématérialisation et à la psychologisation accrues du travail.

Lordon appelle « colinéarisation » l’entreprise d’alignement du « désir des enrôlés sur le désir-maître » (p. 54). La « colinéarisation » néolibérale use de l’affect triste de crainte, par la « menace à l’emploi » (p. 63), autant que de la coopération allègrement consentie. Le « désir-maître » est roi et entend pousser en avant le projet d’un investissement intégral des salariés, en cherchant à les contenter.

Le second mouvement de l’essai détaille les modalités de cet embrigadement joyeux. Au XXIème siècle, la gestion des hommes se présente comme une gigantesque machine à produire des « désirs de travail heureux » (p. 76). Ce « projet de rééducation comportementale et affective » (p. 108) transite plus efficacement par l’amour et ses dérivés que par la crainte et ses avatars.

Le formatage des individus va de pair avec une évolution des pratiques de recrutement et des façons de travailler. Les recruteurs tendent à évaluer « l’état de précolinéarisation » (p. 112) plus que des compétences techniques. Les tâches se trouvent quant à elles, et de plus en plus, définies par objectifs. La gestion des ’ressources humaines’ tente enfin d’« induire un désir aligné » (p. 128). Le salarié est tenu de s’adapter, quoi qu’il en ait. Dûment « pré-alignés » (p. 132), les dirigeants ne dérogent pas à un fonctionnement qu’ils devancent et orchestrent. Le destin des plus ardents est mêlé de façon inextricable à celui de l’entreprise. « Les conditionneurs sont eux-mêmes conditionnés », « les dominants sont dominés par leur propre domination » (p. 130).

Comment et pourquoi s’opposer à ces tentatives de normalisation de l’extérieur, si la « servitude passionnelle » (p. 35) couplée à l’ « hétérodétermination » (p. 82) est le lot commun ? La troisième partie du raisonnement montre que la résistance garde un sens, la domination fût-elle vécue allègrement.

Frédéric Lordon commence par rappeler le caractère éminemment orienté des structures de commandement : l’enrôlement salarial borne la jouissance des individus qui le subissent. L’art de régner par l’entrain et l’enchantement engage un contrôle. Il cantonne la marge de manœuvre des travailleurs à un strict objectif : l’affermissement du capital. La subordination gaie n’estompe jamais complètement la violence symbolique, l’aliénation de fait, la dépossession forcée. Le train de la domination douce (par les passions joyeuses) cache celui de la domination dure (par les affects tristes). Or, avance Lordon à la suite de Spinoza, « la nature humaine est une, et commune à tous » (p. 146). Il est donc légitime de repenser la distribution des affects heureux. Il est même nécessaire de remettre en question la répartition des richesses et autres « joies salariales » : « honneurs de place, reconnaissance, socialisation amicale au travail » (p. 144).

L’économiste note en outre que le fantasme du salarié parfaitement « automobile » se heurte à une contradiction. À force de prôner l’autonomie de ses agents, l’entreprise peut sembler près de se dissoudre comme organisation hiérarchique. Le discours normatif loue la figure de l’artiste libre et créatif, en l’érigeant en quintessence de l’engagement total. Frédéric Lordon soulève alors une interrogation iconoclaste : « en accordant le désencadrement […] et la pleine latitude d’initiative et de collaboration comme les réquisits réels de la créativité productive, le capitalisme ne chemine-t-il pas, et de sa propre tendance… vers la libre association des travailleurs, […] soit le communisme réalisé ? » (p. 161-163) Ce constat est immédiatement nuancé : la « ligne de fuite communiste » (p. 163) demeure une asymptote ; le contrat proposé à la majorité des individus est placé sous le sceau de l’hétéronomie.

L’idéal paradoxal du salarié-artiste peut néanmoins servir à réévaluer la possibilité d’une association démocratique des « énergies conatives » (p. 153). Les « puissances d’agir des enrôlés » (p. 153) peuvent s’inscrire en faux contre l’appropriation patronale de la monnaie et de la reconnaissance. Reconnaître et faire reconnaître que le salariat passe par l’« exploitation passionnelle » (p. 156) autant que par la capture de la force de travail, c’est laisser espérer que les déterminations par les affects sauront être réorientées. La colonisation des consciences au profit du « désir-maître » capitaliste peut être enrayée, et le travail réaménagé sur des fondements délibératifs. La « communauté politique d’entreprise » (p. 164) peut être envisagée sur une base égalitaire : fondée sur une réflexion collective quant au destin et à la structure de l’activité. Lordon donne le nom de « récommune » à la collaboration cheminant vers la « dé-hiérarchisation contributive » (p. 169).

Au-delà des frontières de l’entreprise, comment catalyser l’émancipation ? Au nom de Spinoza, Lordon conteste le mythe d’une liberté flamboyante. L’autonomie des sujets lui paraît être un leurre, que nourrit aussi bien la pensée libérale que certains discours anticapitalistes. Mais le déterminisme spinoziste n’équivaut pas à un fatalisme. Le nouveau n’équivaut jamais à une pure rupture : il s’inscrit au contraire dans une concaténation serrée de causes et d’effets, laquelle ouvre la possibilité d’un changement. Attiser les passions séditieuses permettrait d’infléchir cet enchaînement causal, de « vivre déterminé autrement » (p. 180). Lordon, avec quelques encablures d’avance sur Stéphane Hessel aussi bien que sur les manifestants du printemps 2011, en appelle à l’ « indignation » (p. 177-180). Il croit à une « décolinéarisation » à grande échelle et à « l’affirmation de nouveaux objets de désir » (p. 181). La colère est posée comme une force affective capable de réorienter le cours de l’histoire, ce qui passera par la remise en cause du capital « comme forme même de la vie sociale » (p. 190).

Pourtant, un hypothétique dépassement du capitalisme ne mettrait pas un terme au jeu des intérêts passionnels. Adossé à Spinoza, Lordon livre la clef d’un horizon acceptable : « l’exploitation passionnelle prend fin quand les hommes savent diriger leurs désirs communs – et former entreprise, mais entreprise communiste – vers des objets qui ne sont plus matière à capture unilatérale, c’est-à-dire quand ils comprennent que le vrai bien est celui dont il faut souhaiter que les autres le possèdent en même temps que soi » (p. 195-196). L’exercice de la raison est l’une des façons de progresser vers la « non-rivalité généralisée des (vrais) biens » (p. 197). Vivre sous l’égide de la raison s’avère toutefois particulièrement ardu, tant a d’emprise « la servitude de la condition passionnelle » (p. 198).

Le capitalisme fonde une partie de sa puissance sur la violence du désir : le « désir maître » lui préexistait et lui survivra. Une sortie du capitalisme ne saurait garantir le dépassement des pulsions impérieuses qu’engage le déploiement spontané du conatus. À cet égard, Spinoza sert à « dégriser » Marx, en instillant dans les esprits révolutionnaires une utile leçon de modération. Le « communisme » ne peut être qu’une « idée régulatrice » (p. 200) et il importe surtout d’avancer résolument sur la voie de « l’enrichissement de la vie en affects joyeux » (p. 203).

Tout au long de l’essai, Lordon se fait fort d’étriller les fétiches néolibéraux. L’ouvrage décrit de façon fulgurante les mécanismes du capitalisme financier (p. 61 et 68-69), démontre les perversités du management (p. 107-110) en même temps qu’il esquisse un tableau sans concession des rapports de force entre travail et capital (p. 60 et 125). Le propos, parfaitement élaboré, documenté et argumenté, est une défense du « principe de la démocratie radicale » (p. 169 et 201), une ode à l’égalité réelle, une incitation joyeuse à donner libre cours à un mécontentement légitime.

 2011 : le temps de la dérision

La comédie D’un retournement l’autre, publiée en mai 2011, s’inscrit dans le sillage de l’essai de 2010. Un « post-scriptum » enlevé, intitulé « surréalisation de la crise », explique les tenants et aboutissants de cette entreprise théâtrale. À la suite de Spinoza, l’économiste-dramaturge rappelle que les idées vraies sont dénuées d’efficace propre. Il est donc vain de songer à gagner l’opinion par la seule diffusion des théories critiques. La révélation des lois du fonctionnement social doit excéder le plan de l’abstraction. Or le théâtre offre au discours conceptuel une « intensification en affects » (p. 130).

La « machine affectante » (p. 132) qu’est la démarche artistique présente une vertu supplémentaire : elle se montre capable de reconstituer la liaison des causes et des effets, que le passage du temps suffit à estomper. En sa forme condensée, le drame transcrit la logique de la crise et fait ressortir « les enchaînements du scandale » (p. 133). En somme : « Le théâtre de la crise surréalise la crise, impérieuse nécessité politique quand toutes les distensions temporelles du monde social tendent à la sous-réaliser, et tous les efforts du discours dominant à la déréaliser » (p. 133). D’un retournement l’autre met en scène la mécanique de forces sociales tantôt antagonistes, tantôt complices. Les banquiers, leurs fondés de pouvoir, les traders et le journaliste courtisan font face à la cohorte des conseillers présidentiels, entre collision et collusion. Le personnel de la comédie intègre des personnages – symptomatiquement – secondaires : huissier, banquier mutualiste… ou premier ministre.

Dans sa postface, Frédéric Lordon commente enfin le choix de l’alexandrin. Le mètre est lesté d’une fonction satirique. Appliquer la grande versification à la « vulgarité » du système financier, c’est produire des effets comiques de décalage. La dérision reste toutefois fondamentalement ambiguë : elle renvoie le capitalisme sauvage à sa bouffonnerie autant qu’elle trahit la désespérance de la société. Lorsque les mécontentements du peuple sont restés lettre morte, il ne subsiste que la possibilité de rire des dysfonctionnements monstrueux de l’époque. L’alexandrin est ainsi le signe avant-coureur d’une « nuée plombée » (p. 135), en même temps qu’un appel d’air jubilatoire. L’histoire reste partagée entre affects tristes et affects joyeux.

Cette donnée explique le caractère sinon lacunaire, à tout le moins original, de la composition dramatique : la pièce comprend quatre actes, non cinq. De la sorte, le fin mot de la crise reste en suspens. « D’un retournement l’autre », le fléau de la machine infernale du libéralisme conduira-t-il à une révolte salvatrice, ou accouchera-t-il d’un autoritarisme accru ? Choisira-t-il le comique ou le tragique ? L’avenir seul fixera la coloration du dénouement – si du moins l’imbroglio de la mécanique financière peut être démêlé.

Le drame écrit par Frédéric Lordon est en quelque sorte la version scénique du film Inside Job de Charles Ferguson [1]. La thèse est claire : la crise des dettes souveraines est le contrecoup d’une déréglementation bancaire et actionnariale sans vergogne. La hausse de l’endettement public est une conséquence et non une cause de la crise financière. Un fil continu court de la faillite de Lehman Brothers à la tragédie… grecque de l’année 2011. La trame de la pièce se calque sur le scénario de la crise qui court depuis trois ans.

  • Acte I. Avant 2008, les banques encouragent la prise de risque et le gonflement d’une gigantesque bulle, pour mieux en tirer profit. Lorsque le mouvement de spéculation sur les subprimes vient à se briser, les banques se trouvent fort dépourvues. En période de vaches maigres, les cigales choisissent de s’en remettre à une puissance publique qu’elles s’étaient pourtant habituées à vouer aux gémonies.
  • Acte II. Les banquiers viennent exposer au président de la République l’étendue de leur déconvenue. La confrontation donne lieu à un ballet parfaitement réglé. Les financiers acceptent de se voir passer un savon pour mieux se défausser de leurs responsabilités et s’en laver les mains. Le chef de l’État fait mine de rabrouer les créanciers avant de les renflouer. Les apparences et le système capitaliste sont saufs, le théâtre néolibéral peut repartir de l’avant. De fait, entre 2008 et 2009, les États consentent à recapitaliser les établissements, empruntant sur les marchés financiers. Traders et prêteurs retrouvent alors de leur superbe.
  • L’acte III rassemble une nouvelle fois banquiers et responsables politiques : l’ensemble des ’acteurs’ s’entendent pour renouer avec une stricte dérégulation. La promesse d’une « moralisation » (p. 94) des pratiques suffit à masquer le retour au statu quo ante.
  • Acte IV. Le sauvetage des banques équivaut à transformer de la dette privée en dette souveraine. L’injection massive de liquidités, couplée à la récession, induit une dégradation sans précédent des déficits publics. Les banquiers, ingrates saintes nitouches et donneurs de leçons éhontés, viennent reprocher à l’État son manque de fiabilité. Les prêts sont subordonnés à la mise en œuvre des sacro-saintes ’réformes’. Tous les établissements de crédit exigent de très fortes primes de risque pour accepter d’allouer des fonds. Les taux d’intérêt s’envolent. La puissance publique, pour les faire baisser, transfère la crise sur le commun des mortels. La ’rigueur’ est de mise. En dernière instance, ce sont les citoyens qui pâtissent des compromissions et de l’incurie de la puissance publique. Les salaires baissent, les programmes sociaux subissent une drastique réduction de la voilure. La pièce s’achève sur des bruits d’émeute. « C’est l’insurrection qui vient » (p. 127), glisse Lordon dans la bouche du « troisième conseiller » du président, en hommage à l’ouvrage du « Comité invisible » [2]…

Au centre de l’échiquier dramatique se trouve, comme il se doit, le président de la République. Avatar crédible du chef de l’État, le personnage se complaît dans le déni de réalité. Il croit à la magie performative des mots. Il sacrifie au fantasme de la toute-puissance, « délire de tyran ou délire infantile » (p. 69). Il étale une autosatisfaction béate, impulsive et paresseuse, mâtinée des préceptes du catéchisme néolibéral.

L’entourage de son éminence apparaît contrasté. Le président est entouré d’un premier conseiller parfaitement flatteur et particulièrement lâche, docteur-es-novlangue. Le porte-parole-porte-flingue reste en place d’un bout à l’autre du drame. Le deuxième conseiller, ennemi de la circonvolution servile, paie sans surprise sa liberté de ton malvenue – l’inconscient va jusqu’à proposer une nationalisation des banques renflouées. En vertu des lois implacables du monde à l’envers, il se voit renvoyé au terme de l’acte II, et remplacé par « le nouveau deuxième conseiller ».

La fortune chancelante des « seconds conseillers » est rachetée par leur importance dramaturgique. Leur sincérité en fait des héros positifs. C’est par leur truchement que l’auteur développe ses analyses cinglantes, à la scène 3 de l’acte II (p. 76), puis tout au long des actes III (p. 87 et 93) et IV (p. 99, 102 et 124). C’est le « nouveau deuxième conseiller » qui esquisse, in fine, des solutions pour affranchir les États du « joug des marchés » (p. 120) : la mobilisation des épargnes citoyennes, la redéfinition du rôle des banques centrales, le respect du débat contradictoire et du jeu démocratique. À la volte-face des marchés pourrait bien succéder le soulèvement des peuples, lassés d’être les dupes éternelles des crises financières : « D’un retournement l’autre, l’histoire a ses relèves » (p. 127)…

Lordon joue aussi bien des équivoques farcesques (p. 121-122) que des métaphores (p. 113), clins d’œil partisans (p. 116) et allusions philosophiques (p. 94). Il fait feu de tout bois pour atteindre son but : susciter le rire et la réflexion. Les rimes, souvent malicieuses, démontent les certitudes cuistres des banquiers. Au-delà de la dénonciation ad hominem, le drame se propose d’exhiber la vacuité du libéralisme. De fait, ses tenants apparaissent partagés entre cynisme et stupidité. L’idéologie dominante est marquée du sceau de l’inanité. Prise au sérieux par les gouvernants, moquée par les banquiers, elle s’avère à l’épreuve inapplicable, jusqu’à faire office de leurre absolu : le reflux de la puissance publique est un principe à géométrie éminemment variable. La comédie dénonce avec brio le scandale de la privatisation des dividendes (au profit des créanciers) et de la socialisation des dettes privées (aux dépens des contribuables).

La pièce engage un travail intéressant sur la langue même des protagonistes. Un pastiche ingénieux vise le globish des traders et le sabir des grands financiers. Par ce procédé, l’arrogance des maîtres de l’argent se trouve minée de l’intérieur. L’auteur ne craint pas d’user d’une franche scatologie pour fissurer l’eschatologie au petit pied de la doxa néolibérale. Humour potache, s’écriront les mauvaises langues réprobatrices. Éblouissante pochade, rétorquerons-nous ! La comédie fait office d’allègre défoulement en ne renonçant ni à la précision ni à l’exactitude factuelle. Si la notion de produit dérivé ou de « subpraïme » (p. 45) vous échappe, lisez Lordon : « Considérez les charmes de la titrisation. / De ces crédits pourris transformés en créances, / Nous sommes soulagés et surtout des plus rances. / C’était bien là d’ailleurs le but de la manœuvre – / Si belle innovation est un très grand chef-d’œuvre. / Nous sommes dégagés de tout inconvénient, / Nous n’avons plus le risque, il est à d’autres gens. / Tous ces investisseurs en étaient si voraces, / Nous leur avons fourgué toute notre merdasse. / » (p. 11-12). La caricature est impitoyable mais sonne juste : l’exagération est une méthode idoine pour dire la démesure de la cupidité.

Renouvelant le motif du theatrum mundi, le drame de Frédéric Lordon révèle le tour grotesque qu’a pris la gestion de la crise financière. Soutenue par les faux-semblants de la communication, « l’idylle de la banque et de la politique » (p. 88) ressemble à une farce dont les citoyens sont les dindons (p. 124). Les poses rhétoriques et la « fausse monnaie verbale » (p. 95) camouflent mal un mépris farouche de la démocratie. La pièce, qui exploite les procédés de la réflexivité, de l’autoréférence et de la mise en abyme, nous entretient au fond des dérives autoritaires de la « société du spectacle » (p. 86 et 98).

Les deux ouvrages de Frédéric Lordon constituent l’aboutissement provisoire de recherches passionnantes sur Spinoza [i] et sur les crises financières [i]. À quelques encablures des élections présidentielles de 2012, la lecture de ces livres pétillants est un plaisir en même temps qu’une entreprise de salut public. Brillant, le discours se situe aux antipodes des lénifiantes professions de foi libérale sous lesquelles les ’grands’ médias semblent vouloir nous noyer.

Goulven Oiry

Notes

[1] Site Internet associé à ce documentaire de 2010 : http://www.insidejob.com/

[2] Paris, La Fabrique Éditions, 2007.

[i] L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006 ; Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 (avec Y. Citton et A. Orléan).

[i] Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Paris, Raisons d’agir, 2008 ; La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.

Pour citer l'article


Oiry Goulven, « L’économie politique et les affects, de la théorie à la pratique. Lecture croisée de deux ouvrages de Frédéric Lordon », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://revue-interrogations.org/L-economie-politique-et-les (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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