Christine Bard, Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances, Paris, Éditions Autrement, 2010, 170 p.
Ce que soulève la jupe… En introduction et en conclusion de l’ouvrage, un souvenir d’enfance de l’auteure : le jeu des garçons dans la cour de récréation qui s’amusaient à soulever les jupes des filles, comme dans la chanson d’Alain Souchon. L’anecdote, si elle peut sembler futile, permet de rappeler d’une part l’ouverture du vêtement, d’autre part la vulnérabilité féminine qui y est associée. Mais au-delà de cette anecdote à teneur biographique, Christine Bard s’emploie à réaliser une véritable petite histoire de la jupe. Son opuscule arrive à point nommé, juste après la sortie du film de Jean-Paul Lilienfeld,La journée de la jupe(2009), pour éclairer les enjeux attachés au port de ce vêtement ouvert. L’ouvrage se veut le pendant du précédent ouvrage de l’auteure sur l’histoire politique du pantalon depuis la Révolution [1] et développe non seulement une histoire de la jupe, comme son titre l’indique, mais donne également des éléments sur l’histoire d’autres vêtements attributs de la féminité, comme les dessous (corset, soutien-gorge…) ou le voile.
La première partie de l’ouvrage, intitulée « La jupe, entre obligation et libération », rappelle la principale controverse autour de la mode féminine. De la période de la Belle époque où il fut question de réformer le costume féminin, notamment pour des considérations hygiénistes, jusqu’au combat de « Ni putes ni soumises », en passant par la révolution de la mini-jupe des sixties et le port de la jupe par les femmes politiques aujourd’hui, Christine Bard nous livre une série d’éléments factuels bien utiles pour comprendre l’histoire de la jupe en rapport avec celle du pantalon et du féminisme notamment. Le constat est là : si les femmes ont conquis le pantalon, elles n’en ont pas délaissé pour autant la jupe. Reprenant également l’analyse de Pierre Bourdieu, l’auteure souligne : « Sous le vêtement il y a le corps, moins naturel que jamais, toujours plus travaillé par la culture. La libération sexuelle des années 1960 est assimilée à une libération corporelle et elle l’est dès lors qu’elle est perçue comme telle par ceux et celles qui la vivent. (…) Mais on ne saurait négliger les normes nouvelles de minceur, de tonicité, de juvénilité qui nuancent cette libération finalement ambiguë et exigeante à l’égard du corps » (pp. 45-46), posant ainsi la tension dialectique dans laquelle se situe la jupe. Encore faut-il souligner, avec l’auteure, qu’il y a jupe et jupe et, pourrait-on ajouter, qu’il y a différentes façons de porter telle ou telle jupe. Car l’apprentissage de la féminité passe aussi par l’intériorisation précoce d’une hexis corporelle et de dispositions à l’embellissement du corps [2]. Un prolongement sociologique de l’ouvrage pour caractériser différents modèles de « féminité » à partir des pratiques vestimentaires serait ainsi tout à fait intéressant.
La deuxième partie s’intitule « La jupe fait de la résistance ». Est d’abord rappelé au cœur de l’ouvrage le stigmate « jupe = pute » qui pèse sur toute femme arborant une jupe un peu trop courte, laissant présager une nécessaire disponibilité sexuelle. Y sont abordés également les alternatives à ce vêtement ouvert, à savoir le pantalon et le voile, mais aussi le combat du « Printemps de la jupe » [3] et une analyse du film de Jean-Paul Lilienfeld. L’auteure s’interroge : « Résister en jupe, pourquoi pas, mais quelle jupe ? L’histoire, on l’a vu, nous apprend que certaines jupes peuvent être inhospitalières pour le corps, ou lestées d’un imaginaire un peu lourd à porter. Peut-on défendre le droit à la jupe ainsi, dans l’absolu ? En un mot, la jupe mérite-t-elle de devenir l’emblème contemporain de la liberté des femmes ? N’est-ce pas accorder alors une confiance aveugle à la mode et à la publicité, qui formatent pour nous les formes vestimentaires et corporelles idéales ? » (p.105). Ce chapitre est surtout l’occasion, nous semble-t-il à juste titre, de rappeler que la religion est une actrice sous-estimée de cette histoire sociale de la mode.
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à « La jupe au masculin ». Christine Bard s’attache alors à rendre compte de ce qu’elle considère comme un phénomène émergent, à savoir le port de la jupe par les hommes. Elle rappelle dans certains pays l’évidence du vêtement pour les hommes (comme le kilt en Angleterre, qui apparaît en 1720, ou la fustanelle qui fait partie du costume national grec depuis le XIX siècle). En France, c’est à Jean-Paul Gauthier, créateur ayant fait un passage chez Jacques Estérel, que l’on attribue la naissance de la jupe pour hommes en 1985. L’auteure constate que le port de ce vêtement ouvert pour les hommes reste très marginal et circonscrit à certains milieux sociaux : subcultures musicales comme le glam rock, néoromantiques, grunges, gothiques ou métrosexuels… Elle souligne que les homosexuels ne sont pas les seuls concernés et que nombre d’hommes portant la jupe tiennent visiblement à leur identité masculine. Manquent quelques éléments pour mesurer effectivement l’ampleur du phénomène, dont l’auteure souligne bien sa marginalité. Cela ne l’empêche pas d’écrire que « ce frémissement est peut-être le signe annonciateur d’une révolution équivalente à celle du pantalon féminin » (p. 124) et que « bien des changements du côté des hommes rendent probable le développement de la jupe » (p. 150), ce dont il nous est permis de douter, étant donné la non-symétrie entre l’adoption d’un vêtement ‘‘masculin’’ pour une femme et celle d’un vêtement ‘‘féminin’’ par un homme (de la même façon qu’il est valorisant pour une femme d’intégrer une profession ‘‘masculine’’ mais que l’inverse n’est pas le cas pour un homme [4]. On peut souligner que les extraits de forums ou d’entretiens électroniques cités par l’auteur semblent peu contextualisés : aucun moyen de se rendre compte de la représentativité des cas rapportés par rapport à l’ensemble des hommes portant la jupe. Une enquête systématique sur ce public circonscrit devrait être menée pour véritablement convaincre le lecteur. À la fin de l’ouvrage, nous doutons encore pour notre part de l’avènement prochain de la jupe pour les hommes en dehors des cercles restreints et socialement situés où elle a percé en Occident. On quitte aussi la lecture avec le petit regret que n’ait pas été systématisée la discussion autour des termes, pourtant prometteurs, déclinés dans le sous-titre de l’ouvrage : « identités, transgressions, résistances ».
[1] C. Bard, Histoire politique du pantalon, Paris, Le Seuil, 2010, 400 p.
[2] M. Court, La socialisation corporelle des enfants : différences entre garçons et filles et variations inter-individuelles. Les exemples du sport et des pratiques d’embellissement du corps, thèse de sociologie sous la direction de B. Lahire, Université Lyon II, 2008, 365 p.
[3] C’est à Etrelles, petite commune à 40 km de Rennes que naît en mars 2006 dans un lycée agricole privé la « Journée de la jupe et du respect » dont le film de Brigitte Chevet en retrace les principes.
[4] Y. Guichard-Claudic, D. Kergoat, A. Vilbrod (dir.), L’inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin… et réciproquement, Rennes, PUR, coll. « Des sociétés », 2008, 401 p.
Zolesio Emmanuelle, « Christine Bard, Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Christine-Bard-Ce-que-souleve-la (Consulté le 21 décembre 2024).