Accueil du site > Numéros > N°13. Le retour aux enquêtés > Partie thématique > Enquêteur, enquêté : quelle quête et pour qui ?


Douzou Laurent

Enquêteur, enquêté : quelle quête et pour qui ?

 




 Résumé

A travers l’étude de cas d’un témoin retrouvé à l’issue d’une recherche tenace, il s’agit de réfléchir à ce qui se joue dans la relation entre enquêteur et enquêté, en l’occurrence dans le cadre d’un travail à caractère historique qui tente de retracer le fonctionnement d’une organisation clandestine dont l’enquêté a été partie prenante. L’irruption de l’enquêteur dans la vie de l’enquêté est parfois synonyme de bouleversements profonds pour le deuxième en même temps qu’elle est porteuse d’une dynamique que le premier ne contrôle pas aussi facilement. Le retour à l’enquêté est à la fois permanent et complexe. Il en résulte que ce qu’on appelle le retour à l’enquêté n’est pas une démarche aussi simple qu’il y paraît. En réalité, dans la relation aux dimensions multiples qui peut se nouer, la circulation d’informations et d’affects n’est pas univoque. Le retour à l’enquêté est étroitement dépendant du retour de l’enquêté.

Mots clefs : Histoire orale – Etude de cas – Silences et recompositions – stratégies des témoins – Souvenirs.

 Summary

Through the case study of a witness found with great difficulty, this paper deals with what happens in the relationship between the interviewee and the interviewer when the latter, through historical research, attempts to retrace the workings of an underground organisation of which the interviewee was part and parcel. The interviewer¹s irruption in the interviewee¹s life may be quite disturbing and sometimes even painful for the interviewee and it is a process which the interviewer cannot control so easily. Providing feedback to the interwiewee is both constant and complex. This feedback implies some kind of cooperation and trust from the interviewee.

Key words : Oral History – Case Study – Silences and distorsions – Strategies of witnesses – Remembrance.

 Introduction

L’appel à contributions sur le thème du retour aux enquêtés m’a immédiatement fait penser à une lettre que j’ai en tête depuis des années. Pour comprendre pourquoi, il faut dire un mot des circonstances dans lesquelles elle a été écrite. Ayant entrepris au début de l’année 1984 une thèse sur le mouvement de résistance Libération de zone sud, j’avais lu beaucoup et dépouillé les archives immédiatement repérables et accessibles. Parmi ces fonds, il y avait les témoignages recueillis oralement après guerre par la Commission d’histoire de l’occupation et de la libération de la France.

Avaient été interrogés des résistant-e-s connu-e-s, puis celles et ceux qu’ils avaient à leur tour recommandés. Ces témoignages réunis dessinaient une sorte de Who’s who, de qui connaît qui, qui recommande qui. S’ils distillaient des informations importantes, ils n’épuisaient évidemment pas la réalité sur laquelle ils portaient. Ils citaient souvent des gens dont le témoignage n’avait pas ultérieurement été recueilli parce qu’on n’avait pas pu les retrouver ou bien parce que leur témoignage n’avait pas semblé de nature à apporter du nouveau.

Dans leurs témoignages, quelques cadres du Centre national de Libération-Sud évoquaient un jeune agent de liaison de Pascal Copeau, numéro un un du mouvement, Pierre Hespel, alias Charlot, qui avait été arrêté en juillet 1943 à Lyon. Livrant son témoignage à Marcel Degliame et Henri Noguères, à la fin des années 1960, pour leur Histoire de la Résistance en France [1], Maurice Cuvillon, qui avait fait office de secrétaire général du Centre de Libération-Sud, disait ceci qui portait trace du statut particulier de Pierre Hespel : « Le 27 juillet 1943, notre agent de liaison, âgé à l’époque de 17 ans et demi, Pierre Hespel, que j’avais fait venir de Roubaix (…) n’avait pas donné signe de vie de la journée. Il venait prendre et apporter le courrier au bureau national, où j’étais avec Pascal (Copeau) et une secrétaire (Hélène) le matin et l’après-midi. Inquiet, je me sentais responsable de ce qui pouvait lui arriver, je décidai d’aller vérifier si les camarades l’avaient vu au bureau des liaisons … »

Certains membres de Libération-Sud que je rencontrais se souvenaient de Pierre Hespel mais nul ne savait ce qu’il était advenu de lui si ce n’est que, déporté, il était rentré de Dachau et avait été dans le Nord un actif militant communiste. Je voulais le retrouver parce que ce très jeune homme avait côtoyé les membres du Centre national du mouvement et que j’étais très désireux d’étendre la palette des témoignages au-delà des personnages jouissant d’une certaine notoriété.

Je dressai la liste très fournie des Hespel habitant le département du Nord et écrivis une lettre-circulaire aux termes soigneusement pesés expliquant ma quête. Peine perdue. Pierre Hespel restait introuvable. Parallèlement, je poursuivais ma collecte de témoignages et un de mes interlocuteurs me dit se souvenir que Pierre Hespel habitait Paris quelques années plus tôt. Le 4 novembre 1985, j’écrivis donc 11 lettres aux gens portant le nom d’Hespel à Paris.

  Une fin de non-recevoir à peine déguisée

Le 27 du même mois, je reçus la lettre suivante :

«  Paris le 25-11_1985

Monsieur,

Mon fils m’a remis hier votre lettre datée du 4-11-1985. Si ma réponse est tardive c’est simplement que mon fils n’habite plus Paris. Le courrier a suivi.

Pour obtenir des renseignements sur le mouvement de résistance « Libération-Sud », il faudrait joindre celles et ceux qui en furent les créatrices et créateurs : Madame Lucie Aubrac, Messieurs Pierre Hervé, Pascal Copeau, Maurice Cuvillon, Raymond Aubrac, Serge Asher « dit Ravanel » et d’autres que je ne connais pas disséminés partout en France. Tant sont morts et c’était il y a plus de 40 ans.

Je n’ai aucun contact avec ces camarades. Je ne sais pas où ils vivent.

Peut-être pourriez-vous écrire à Monsieur Louis Noguères [2] co-auteur de « Histoire de la résistance ». C’est l’ancien président de la ligue des droits de l’homme. Son livre est dans toutes les bibliothèques municipales.

Je vous souhaite pleine satisfaction dans votre travail.

Croyez en mon respect.

Pierre Hespel  »

Sur mon calepin de l’époque qui me tenait lieu de carnet de bord, j’ai noté la date d’envoi de mes lettres aux Hespel habitant Paris, la date de la réception de la lettre de Pierre Hespel et de celle que je lui écrivis le jour même. J’ai noté également la date du premier rendez-vous que j’eus avec lui. Si j’ai noté tout cela soigneusement, c’est que je le faisais par discipline pour tout ce qui avait trait à ma recherche. Mais c’est aussi parce que retrouver Pierre Hespel était devenu, au fil des mois, une priorité pour moi. Je formulais l’hypothèse que cet important agent de liaison me donnerait à voir le Centre de décision de Libération-Sud à travers les yeux d’un militant.

Je n’ai pas conservé trace de la lettre que je lui écrivis. Je me souviens toutefois avoir pris l’exact contrepied de la position qu’il avait énoncée. Je lui précisais que j’avais rencontré les époux Aubrac, Pierre Hervé, Serge Ravanel (Pascal Copeau et Maurice Cuvillon étant décédés), d’autres encore, mais que je ne souhaitais pas limiter ma recherche aux témoignages des dirigeants les plus en vue du mouvement et que c’est pour cette raison que le militant qu’il avait été m’intéressait. Interprétant sa lettre comme une façon élégante de me dissuader de le rencontrer, j’avais en somme essayé de lui expliquer que c’est en toute connaissance de cause que je le sollicitais. En définitive, la teneur de sa lettre met en évidence un fait important : le premier retour à l’enquêté, c’est bien, quand il est réticent, de chercher à le convaincre de l’utilité d’une rencontre et, par là, de découvrir son propre jeu, de montrer patte blanche, d’expliciter sa propre démarche. Cette fois, sa réponse fut immédiate : il acceptait de me recevoir.

Ma première rencontre avec lui le 4 décembre 1985 fut étonnante. Il habitait un tout petit studio rue Danville dans le 14ème arrondissement de Paris. Il y vivait à l’évidence en ermite dans un cadre spartiate, entouré de livres, Le Monde et un transistor à portée de main. Il n’était pas pour autant seul au monde. Il avait un fils aîné – celui qui lui avait transmis ma lettre – d’un premier mariage, deux autres fils plus jeunes qu’il voyait régulièrement avec leur mère. J’avais dans mon cartable mon magnétophone équipé de piles neuves mais je ne le sortis pas. Nous discutâmes, deux ou trois heures durant, de ma thèse, des rencontres que j’avais faites, de tout et de rien, tout en buvant quelques verres de vodka qui m’amenèrent probablement à baisser un peu ma garde. Il mit fin à notre entretien en me demandant de revenir la semaine suivante, même jour, même heure, sauf si, dans l’intervalle, il me faisait savoir que ce rendez-vous était annulé.

C’est ainsi que, le 11 décembre 1985, je revins le voir et recueillis son témoignage. Il ne me dit rien des hésitations, des doutes qu’il avait dû avoir quant à l’intérêt de témoigner. En passant, dans le cours de son récit, il se contenta de relever, comme pour lui-même mais à haute voix, qu’il n’avait pas, contrairement à ce qu’il redoutait, fait de cauchemar depuis notre première rencontre. Pas plus, pas moins. Pierre Hespel n’était pas homme à s’épancher et il fallait parfois le comprendre à demi-mots. En tout cas, il me donna un témoignage exceptionnel. Revenu de Dachau communiste, alors qu’il était socialiste bon teint quand il était entré dans la Résistance, militant à temps plein, sorte de permanent sans en avoir le statut ni le pécule, exclu du Parti communiste pour titisme, traité comme un paria au point de s’être clochardisé, il avait quitté le Nord à la fin des années 1940 pour travailler dans le bâtiment comme baudet de maçon sans jamais cesser de militer. Membre de « Jeune Résistance » pendant la guerre d’Algérie [3], arrêté et jugé pour l’aide qu’il avait prêtée au FLN, il avait été de tous les combats de la « deuxième gauche », avant et après 1968. Sa résistance n’avait été que le premier épisode d’une vie militante et agitée. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne vivait pas le regard rivé sur le passé. Il n’avait jamais témoigné auprès de quiconque et s’était même soigneusement tenu à l’écart de tout enquêteur. Probablement parce qu’il ne voulait pas vivre dans ce passé à la fois exaltant et tragique d’une part, parce que les combats qu’il avait menés avaient longtemps été incompatibles avec une trop grande visibilité d’autre part. Son témoignage était exceptionnel en ce sens qu’il le livrait pour la première fois. Je sais bien que la croyance en un témoignage intact, pur, préservé des oublis, prémuni contre les reconstructions imputables aux caprices de la mémoire et à toutes les interférences survenues au fil des ans, je sais bien que cette croyance-là est pure illusion. Ne serait-ce que parce que « dans tout ce que l’on raconte de soi-même, même véridique, il entre une part de rêve » [4]. Et pourtant, le témoignage que me livra Pierre Hespel était en quelque sorte brut de décoffrage, sans apprêt. S’il n’était assurément pas vierge de toutes influences et reconstructions, au sens où je viens de les évoquer, il donnait l’impression – rarissime – de surgir quasi intact d’une mémoire dans laquelle les faits s’étaient imprimés comme dans de la cire molle, dans l’esprit et l’imaginaire d’un tout jeune homme qui avait vécu là quelque chose d’inattendu et d’exceptionnel tout à la fois.

Pourquoi donner tous ces détails sur notre rencontre ? Précisément parce qu’il s’est bien agi d’une rencontre. C’est qu’avant qu’il y ait un retour aux enquêtés, il faut qu’il y ait un retour des enquêtés. Ce que démontre la chaîne de menus faits que je viens de rappeler, c’est que l’enquêteur est bel et bien demandeur. Sans l’acquiescement de l’enquêté qu’il sollicite, il est impuissant. Dans cette perspective, le premier retour aux enquêtés est en quelque sorte antérieur à l’enquête elle-même. Mieux, il en constitue le préalable. Dans le cas de Pierre Hespel, le délai entre la réception de la lettre et sa réponse suggérait une première délibération dans laquelle son fils avait peut-être joué un rôle. La première rencontre, celle au cours de laquelle nous avions parlé à bâtons rompus, avait sans doute aussi été l’occasion de me tester : sur ce que je savais et voulais savoir, ce qui me motivait, ma situation exacte, mes hypothèses, bien d’autres choses encore. A distance, je ne gagerais pas que mes compétences aient été le facteur décisif de l’acceptation de Pierre Hespel. Peut-être ma naïveté, le souci que j’exprimais de porter mon regard ailleurs que sur les premiers rôles, eurent-ils plus de poids auprès de lui que le fait que je préparais une thèse d’Etat sous la direction d’un universitaire de renom, Maurice Agulhon.

 Changement de ton et de relation

On me dira que je sur-interprète sans être en mesure d’étayer mon hypothèse. Tel n’est pas le cas. En effet, contre toute attente, j’ai retrouvé dans mes papiers une autre lettre de Pierre Hespel. Cela m’a étonné. Il me téléphonait très souvent – j’y reviendrai – mais, dans mon souvenir en tout cas, nous ne nous écrivions pas. Et pourtant, j’ai cette autre lettre qui est postérieure de cinq ans à notre première rencontre :

« Paris 8-11-90 – 22h45

Cher Laurent,

Te rencontrer, parler avec toi, c’est toujours un plaisir qu’ont ressenti Fernand Passeniers et sa compagne [5]. Je vais les retrouver demain, nous parlerons de toi, de ce qui est important pour nous, « les absents ».

Je ne sais comment te dire l’importance de tous tes efforts pour dire ce que furent les notres, ceux qu’on appelle les humbles. Je sais que je n’ai jamais su te dire ce que fut Libération-Sud pour moi. Les femmes et les hommes que j’ai connus à cette époque m’ont aidé à survivre dans les camps nazis.

Merci Laurent pour la vérité avec laquelle tu t’affrontes. Merci pour ton courage, je redis ton courage. Affectueusement à toi, ta famille. Pierre »

En haut à gauche, en guise de commentaire de la photo que, sur ma demande, il m’envoyait, il avait noté : « La photo – Juin 1942. 17 ans et toutes ses dents mais que c’est con. »

Je ne garde pas toutes les lettres que je reçois et ne me souvenais pas du tout de celle-là. Mais je l’avais conservée, preuve qu’elle m’avait touché. A travers elle, c’est toute la question du retour aux enquêtés qui émerge. Séparées de cinq années, les deux lettres disent quelque chose du retour à l’enquêté. La deuxième – avec le tutoiement, l’amitié et même une sorte de respect qui me gêne rétrospectivement parce qu’il n’y avait aucun courage particulier à travailler dans l’optique qui était la mienne – établit que ce retour n’était pas un vain mot. Pierre Hespel suivait mon travail, nous en discutions très souvent, au cours de longues conversations téléphoniques. Il m’appelait plusieurs fois par semaine. J’allais chez lui de temps à autre. Il était même venu dîner chez nous ce qui, de la part de cet homme rétif aux conventions sociales dont par ailleurs il n’ignorait rien, était une belle marque d’amitié et d’estime. Homme d’une grande culture qui aurait pu en remontrer à bien des spécialistes de science politique et d’histoire, il était d’une insatiable curiosité et m’interrogeait sur quantité de choses, pas nécessairement liées à mon travail, mais le centre de gravité de nos conciliabules, c’était bien ma thèse. Nous discutions de ce qu’il avait connu directement : le centre dirigeant de Libé-Sud, la petite équipe des agents de liaison pour la plupart venus du Nord comme lui, le service de la propagande-diffusion mené de main de maître par Jules Meurillon qui avait pour adjoint un ami d’enfance de Pierre Hespel, André Lahaut, alias Victor. On parlait aussi de l’arrestation du 27 juillet 1943. Pierre Hespel n’avait jamais su le fin mot de l’histoire et redoutait que des « copains » (terme qu’il employait souvent) aient par légèreté été à l’origine de cet assez joli coup de filet. Les archives auxquelles j’avais eu accès montraient qu’il n’en avait rien été et il en avait été vraiment soulagé. Nos conversations téléphoniques débridées, très liées à l’actualité nationale et internationale du moment, revenaient invariablement au petit groupe d’agents de liaison dont il était et nous en parlions en utilisant indifféremment vrais patronymes et pseudonymes. Nous avions, pour quiconque eût écouté d’un point de vue extérieur, une conversation d’initiés, parfaitement indéchiffrable. De tout cela, je ne me suis aperçu vraiment qu’au fil du temps. Mais le fait est que notre relation telle qu’elle s’était établie permettait très difficilement de dire qui faisait retour sur qui… L’éloignement de cinq années entre les deux lettres souligne rétrospectivement que nous avions ensemble effectué un travail de fond et noué une relation qui ne s’était pas bornée à la collecte d’un témoignage en une prise unique.

Je n’avais eu, en le sollicitant et en allant le voir, aucun protocole en tête. Nous avions passé, comme je l’avais fait avec les autres témoins, une sorte de pacte tacite. De son témoignage, je ferais l’usage que bon me semblerait avec pour seule obligation une éthique consistant à ne pas dénaturer ou tronquer ses propos. Le véritable retour à l’enquêté, dans mon esprit, prendrait la forme de l’envoi de ma thèse achevée en guise de remerciement et même de gratitude pour son aide. En me lisant, s’il me lisait, il pourrait juger sur pièces.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, de tout cela nous n’avions jamais explicitement discuté. Il me faisait confiance comme je lui faisais confiance et nous cheminions sans états d’âme.

 Que faut-il entendre par « enquêté » ?

C’est ici qu’il faut apporter une précision dictée par cela même que je viens d’énoncer : poser la question du retour aux enquêtés, cela suppose d’abord évidemment de définir ce qu’on entend par le terme « enquêté ». De prime abord, l’affaire est assez simple : les enquêtés, ce sont celles et ceux auprès desquels on mène une enquête. A y regarder de plus près cependant, il y a autant d’enquêtés que d’enquêtes, autant d’enquêtés que de disciplines qui enquêtent. Le type d’enquête que je menais pour ma thèse était de ceux dans lequel les enquêtés ne sont pas interchangeables. On peut parfois, quand un enquêté fait défaut ou s’avère ne pas être conforme à ce qu’on attendait, lui en substituer un autre sans préjudice pour la recherche que l’on mène : tel est le cas lorsque l’on constitue un échantillon représentatif d’une cohorte. Les questions que l’on pose seront les mêmes quel que soit l’interlocuteur avec lequel on traite. Mais il arrive aussi que chaque enquêté puisse être considéré comme unique en ce sens qu’on le pense dépositaire d’une expérience propre et, par voie de conséquence, de réponses qui n’appartiennent qu’à lui, qu’il est le seul à pouvoir donner et formuler comme il le fera. Dans le domaine de l’histoire du très contemporain, on n’utilise pas couramment le terme d’enquêté non plus que celui de personne-ressource : on parle plus volontiers – plus spontanément aussi – de « témoin ».

Le « témoin » a été une actrice ou un acteur de l’histoire qu’on entend retracer. Il est sollicité en vertu de l’expérience qu’il a vécue et de la connaissance qu’il a ainsi acquise d’une réalité enfuie. Qu’il se soit situé au cœur de ce qu’on analyse ou sur ses marges, au sommet ou à la base d’un processus de décision ou de fonctionnement, il est dépositaire de connaissances spécifiques dont le chercheur qui le sollicite estime qu’elles sont susceptibles d’éclairer, d’une façon ou d’une autre, sa lanterne. Et telle est bien la raison pour laquelle on le sollicite, lui, pour recueillir son témoignage. Interroger Pierre Hespel, c’était faire appel à un point de vue éminemment singulier, unique en un sens, en aucune façon identique à celui d’un autre, même d’un autre qui avait été partie prenante de l’existence très soudée du petit groupe des agents de liaison venus du Nord pour s’installer à Lyon et y travailler à temps plein pour Libération-Sud. La preuve en est que j’avais également recueilli le témoignage de Georgette Debunderie, alias Mauricette, venue avec le reste de la troupe du Nord à Lyon. Plus âgée que Pierre Hespel, mariée, elle avait en charge, en sus de ses activités clandestines, la bonne marche matérielle de la maisonnée qui abrita un temps cette cohorte de clandestins. Le récit qu’elle m’en fit reflétait un autre point de vue que celui de Pierre Hespel, à commencer par le regard plein d’affection, quasi maternel, qu’elle portait sur ce jeune camarade qui était de loin le cadet de la fratrie sur laquelle elle veillait. Le même écart était manifeste avec le témoignage de Jules Meurillon, organisateur et maître d’œuvre du service de la propagande-diffusion, qui brassait tout à la fois large et précis. Pas d’enquêtés donc, au sens générique du terme, mais bien des individualités témoignant chacune d’une façon si spécifique qu’elle ne pouvait se confondre avec aucune autre.

De manière assez inattendue, le « retour à l’enquêté » prit, entre autres, la forme de retrouvailles que j’organisai avec leur accord à Paris dans une brasserie entre ces vieux complices qui ne s’étaient pas revus depuis quelques dizaines d’années. Or, paradoxalement, le fil qui les reliait, en dehors d’un passé commun brûlant encore, c’était ma recherche. Dans le même temps, ces retrouvailles soulignaient un autre point qui a directement à voir avec la question du retour aux enquêtés : il existe un retour en cours d’enquête qui, dans mon cas, avait pris le cheminement du bouche à oreille. « Mes » témoins s’étaient contactés, parlés ; ils avaient discuté de mon travail. Le déjeuner pris en commun scellait ces échanges dont je n’avais rien su de précis.

 Pourquoi témoigner ?

Qu’est-ce qui peut bien pousser un enquêté à accepter d’entrer dans l’échange [6] ? Pourquoi Pierre Hespel – en dépit de sa crainte du retour de cauchemars conjurés à grand peine –, Jules Meurillon – hanté par l’arrestation, la déportation et la mort d’imprimeurs qui travaillaient pour son service –, Georgette Debunderie – commentant avec une émotion mal contenue les clichés conservés de cette époque de ce groupe au destin tragique –, acceptèrent-ils de me prêter leur concours ? Avec quels espoirs ? Avec quelles craintes ?

Il n’y a pas de réponse claire et univoque à cette question. On peut risquer deux hypothèses. La plus évidente, la moins contestable aussi, tient à une sorte de devoir moral de témoigner, de ne pas tirer un trait sur le passé et sur ses morts. Chaque survivant des luttes clandestines, a fortiori s’il a aussi connu les camps nazis, se sent en dette à l’égard de ses camarades disparus dans le combat. Jean Cassou, Vladimir Jankélévitch et bien d’autres l’ont dit mieux que je ne saurais le faire. Cette motivation-là est extrêmement forte. Il s’agit au fond de parler pour cette raison même que d’autres ne peuvent plus le faire. C’est cela même que me disait Pierre Hespel dans sa lettre de 1990. Mais il y a aussi sans doute l’espoir de retenir un peu d’un passé qui file entre les doigts comme du sable fin. Dans cette perspective, écrire l’histoire d’une aventure passée, ce peut être lui redonner vie et, dans ce cas précis, faire revivre celles et ceux qui sont morts au combat. En réalité, c’est un espoir déraisonnable. L’écriture n’a pas le pouvoir de ressusciter les morts. Elle peut, au mieux, fournir des grilles d’intelligibilité du passé. « L’écriture ne parle du passé  », écrivait Michel de Certeau, « que pour l’enterrer. Elle est un tombeau en ce double sens que, par le même texte, elle honore et elle élimine. Ici, le langage a pour fonction d’introduire dans le dire ce qui ne se fait plus. Il exorcise la mort et il la case dans le récit qui lui substitue pédagogiquement quelque chose que le lecteur doit croire et faire. Ce processus se répète sur bien d’autres modes non scientifiques, depuis l’éloge funèbre dans la rue jusqu’à l’enterrement.  » [7] Comment le retour aux enquêtés, lorsqu’il revêt la forme d’une thèse achevée, soutenue et diffusée, s’effectue-t-il ? La phase où l’étude voit enfin le jour n’est pas la plus gratifiante qui soit. En prenant connaissance de cette étude et donc de l’usage qui a été fait de ce qu’il a dit, le témoin pourra dire, si les choses se passent bien : « Il y a de cela ». Il estimera souvent aussi : « je ne m’y retrouve pas ». Il pourra enfin ne rien dire en accueillant silencieusement l’envoi qui lui a été fait.

 L’irréductible distance entre enquêteur et enquêté

C’est que solliciter, puis utiliser un témoignage, c’est faire une expérience troublante. En effet, quelles que soient les précautions que l’on prenne, la prudence dont on s’entoure, le retour ne sera jamais synonyme de satisfaction pleine et entière. La passion vive qui caractérise la mémoire des acteurs dont on tente de retracer l’histoire ne peut se retrouver qu’à l’état de forte dilution dans l’écriture de mode scientifique que suppose une thèse. L’acteur mué en témoin n’y retrouve pas le degré d’incandescence de son vécu et de ses souvenirs, même atténués par l’écoulement du temps. Ce hiatus génère une frustration qui peut se décliner de bien des manières. Pierre Bourdieu a bien expliqué le pourquoi de cette étrange situation : « Sans doute tous nos interlocuteurs ont-ils accepté de s’en remettre à nous de l’usage qui serait fait de leurs propos. Mais jamais contrat n’est aussi chargé d’exigences tacites qu’un contrat de confiance.  » [8] Il faut ajouter que les témoins, en l’espèce, sont des gens à qui on retire la parole par l’acte même de la leur donner. Puisqu’on fera de leur témoignage l’usage qu’on voudra en fonction de l’architecture d’ensemble de la recherche que l’on mène, en témoignant, l’acteur se dépossède de ce qui lui appartenait en propre et intimement. Ce changement d’état, en même temps qu’il est inéluctable, est douloureux [9]. « Etrange et troublant métier que le nôtre, qui consiste à tendre la main et à la retirer en même temps. » [10] Dans mon cas, le retour aux enquêtés n’aura pas été second, ni fortuit. J’ai envoyé ma thèse à celles et ceux qui m’étaient venus en aide, puis le livre – remanié et allégé – qui en avait été tiré. Je pense pouvoir affirmer que je n’ai pas eu lecteurs plus attentifs et vigilants que ces destinataires-là. Pierre Hespel – je m’en aperçus au fil de notre conversation ininterrompue – avait lu ma thèse jusque dans ses notes infrapaginales les plus indigestes. Quand le livre parut, il déplora que les pages relatives aux régions mais aussi quantité de notes qu’il me citait soient passées à la trappe ! Ce qui revient à dire que le retour que j’obtins de lui était plus exigeant que celui du membre le plus vétilleux de mon jury de thèse. En même temps, ce retour était cordial et compréhensif. Pierre Hespel n’avait pas besoin qu’on lui explique en quoi une thèse ne pouvait pas, ne pourrait jamais, restituer ce que ses copains et lui avaient vécu. C’était de sa part faire preuve d’une hauteur de vue dont je mesure avec le recul qu’elle était impressionnante. J’avais fait ce que j’avais pu et il m’en donnait acte avec générosité. A l’impossible nul n’est tenu, semblait-il me dire. En lecteur impénitent, il était trop averti des limites de l’écriture pour m’en faire reproche. Sans doute eût-il souscrit à cette notation de François Maspero : « Pour qui écrit de mémoire, le plus grave est l’aplatissement, le passage du vivant, toujours en mouvement, au plan en deux dimensions, borné et figé, de l’écriture. Certains écrivains authentiques l’évitent mieux que d’autres. Ecrire est un choix constant où l’on passe son temps à éliminer le trop-plein de vivant pour essayer d’atteindre à l’essentiel ? Mais où est l’essentiel ? Chaque moment et plus encore chaque visage que j’évoque perdent, à mesure que je trace les mots censés les évoquer, de leur relief et surtout de leur intrinsèque complexité. » [11]

 Mises à la corbeille et repentirs

A Pierre Hespel comme à ses camarades, je sais gré d’avoir eu la délicatesse de me dire qu’il y avait de ça, que ma thèse rendait compte de ce qui était advenu. Et pourtant, c’était très partiellement vrai. De ce qu’il m’avait confié, j’avais très inégalement fait mon miel. J’avais, par exemple, relégué en notes des éléments tirés des témoignages qui auraient pu ou dû se trouver dans le corps du texte. Le style académique se prêtait mal – du moins c’est ce que je croyais – à leur insertion dans le texte principal et j’avais trouvé ce moyen commode de m’en débarrasser sans les évincer totalement. Ces notes étaient un peu comme ces repentirs dont on trouve trace dans les tableaux les plus aboutis. La lettre de novembre 1985 que j’ai citée était ainsi reproduite en partie dans une note. Encore avait-elle connu meilleur sort que certaines anecdotes frappantes dont je n’avais su que faire et que j’avais éliminées purement et simplement, mises à la corbeille sans autre forme de procès. Je n’en prendrai qu’un exemple. J’avais interrogé Pierre Hespel pour savoir ce qui s’était passé au moment de son arrestation et ensuite. Sa réponse m’avait déconcerté et intrigué. Alors que j’attendais de sa part l’expression de la peur, du soulagement aussi qui suit des périodes de forte tension, il m’avait dit que, pendant deux ou trois jours, il avait été tourmenté par quelque chose qui pouvait passer pour très anecdotique. Agent de liaison de Pascal Copeau, il vivait seul en 1943 dans une petite chambre. Il ne mangeait pas toujours à sa faim, souffrait de la solitude qu’imposait le respect des règles strictes de la clandestinité. La solitude lui pesait d’autant plus qu’il était sans attaches à Lyon. Quelques jours avant son arrestation, il était allé se promener au Parc de la Tête d’Or et y avait engagé la conversation avec une jeune fille. Par une hardiesse qu’il ne s’expliquait pas, il lui avait proposé de se revoir ; elle avait accepté. Voulant marquer que ce rendez-vous comptait pour lui, il s’était demandé quel cadeau il pourrait offrir à la jeune fille. Il avait des bons de matière grasse et avait fait l’acquisition d’un camembert qu’il avait posé sur la table de sa chambre et qu’il contemplait de temps à autre, assez fier de son idée et impatient de voir la réaction de sa nouvelle amie. Sur ces entrefaites, il avait été arrêté. Alors qu’il subissait des interrogatoires et découvrait l’univers carcéral dans des conditions très dures, il avait eu deux pensées insistantes en tête : 1°) c’était un crève-cœur que de penser qu’un aussi beau camembert moisirait ; 2°) la jeune fille penserait qu’il lui avait posé un lapin. On chercherait en vain cette anecdote dans ma thèse. Et pourtant, elle éclairait les conditions de vie d’un agent de liaison à Lyon dans l’été 1943, la solitude avec laquelle il devait composer, les imprudences qu’il pouvait commettre. Elle exprimait la naïveté d’un jeune homme de dix-sept ans investi de lourdes responsabilités, dépositaire temporaire de fortes sommes d’argent qu’il était chargé de transmettre à Pascal Copeau, et en même temps très fleur bleue, sondant avec appréhension un monde, celui des relations amoureuses, qui était totalement étranger au militant déterminé et entièrement focalisé sur ses missions qu’il était. J’avais de la même façon mis en note une remarque qui m’avait pourtant frappé. Evoquant Julien Meurillon, il avait lâché : « Julien, alors lui, c’est le personnage ! C’est le type qui a la terre sous ses souliers. C’est la force de la nature, y compris physiquement, costaud quoi. C’est le type calme, discret, chaleureux. Disons : on va à la mort. Si on va à la mort avec Julien, la mort doit être douce. C’est un type extraordinaire. » La notation n’était pas grandiloquente. Dite sur le ton de l’évidence, elle traduisait la confiance totale que le jeune Charlot plaçait dans Julien Meurillon, plus vieux et plus aguerri que lui ; elle donnait à voir une complicité et une solidarité comme les temps paisibles en génèrent rarement. Bref, elle permettait d’entrevoir le vécu et l’horizon mental du jeune homme non sans donner à réfléchir sur la nature très particulière et si forte de la hiérarchie librement consentie de la lutte clandestine. Je pourrais donner bien d’autres exemples de choix que j’avais faits et qui laissaient de côté des pans entiers des témoignages que j’avais collectés. Mais revenons au cœur de mon propos : les témoins que j’avais sollicités – Pierre Hespel au premier chef – ont accepté cette sorte de règle du jeu. Ils m’ont même manifesté leur indulgence et une forme de reconnaissance en venant en nombre à ma soutenance de thèse. S’y trouvèrent mêlés ceux qui faisaient partie de ce que Georges Altmann appelait la « Haute société résistante » et ceux qui n’en étaient pas. La soutenance était pourtant un bien piètre retour à ces enquêtés, prise qu’elle était dans l’habitus universitaire, dans une solennité qui avait peu à voir avec les trajectoires de vie que ces femmes et ces hommes avaient dévidées pour moi. Il n’empêche : j’avais avec moi, à mes côtés et comme en soutien symbolique, cette cohorte bigarrée ! J’étais, d’une certaine façon, le seul à pouvoir prendre la mesure de ce que ces présences signifiaient et à saisir ce qu’avaient d’étonnant ces discussions au pot d’après-thèse entre des gens que rien ne réunissait plus si ce n’est un passé commun vieux de plus de quarante ans et un événement académique qui n’avait qu’un lointain rapport avec cela. Il entre beaucoup de non-dit dans le retour des enquêtés comme dans le retour aux enquêtés. Mon cas n’échappait pas à cette règle. Les oripeaux de la scientificité et la pompe académique n’y font rien : « Si la relation d’enquête se distingue de la plupart des échanges de l’existence ordinaire en ce sens qu’elle se donne des fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu’on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l’affecter) sur les résultats obtenus. » [12] En un sens, que notre cheminement commun se soit terminé autour de coupes de champagne et de petits fours, cela met en évidence la dimension sociale de ma collecte, c’est-à-dire aussi ses limites. Mais cela peut signifier autre chose encore : de tous ces gens, j’avais appris beaucoup et je crois qu’ils l’avaient compris ou bien en discutant avec moi, ou bien en me lisant. Je me reconnais dans ce qu’écrit Howard S. Becker d’autant que les termes qu’il utilise prennent un relief singulier s’agissant de résistants engagés dans une lutte où ils mettaient leur vie en jeu : « J’ai dit plus haut, et avec insistance, que les chercheurs devaient apprendre à remettre en question et à ne pas accepter aveuglément ce que les gens du monde qu’ils étudient pensent et croient. Je voudrais dire ici, et avec la même insistance, qu’ils devraient en même temps s’intéresser justement à ça. Après tout, les gens en savent beaucoup sur le monde dans lequel ils vivent et travaillent. Il faut d’ailleurs qu’ils en sachent beaucoup pour se frayer un chemin dans ses complexités. Ils doivent pouvoir s’adapter à toutes ses contradictions et tous ses conflits, et résoudre tous les problèmes qu’il pose en travers de leur route. S’ils n’en savaient pas assez pour faire ça, ils n’auraient pas survécu aussi longtemps dans ce monde. Donc ils savent des choses, et ils en savent beaucoup. Donc, de notre côté, nous devrions tirer parti de ce qu’ils savent et inclure, dans notre échantillon de choses à observer et à écouter, toutes les choses que leurs connaissances communes et leurs pratiques habituelles rendent évidentes. [13] »

 Conclusion : un travail d’analyse enclenché par le témoignage

A dire vrai, la question qui se pose pour moi est moins celle de savoir si le témoin est utile à l’historien et à sa tentative de comprendre ce qui est passé que de savoir si le bouleversement que peut créer chez l’enquêté la recherche à laquelle il est de facto associé peut être maîtrisé. J’ai dit que Pierre Hespel me téléphonait très souvent. La relation que nous avions vite établie me surprenait moi-même par sa fréquence et son intensité. Elle s’expliquait évidemment par la véritable intrusion qu’avait constituée dans la vie de Pierre Hespel ma demande de témoignage. Soudain ramené vers un passé qu’il avait tenu en lisières, il avait été rattrapé et submergé par lui. J’avais joué à l’apprenti-sorcier en déclenchant un travail que je ne contrôlais aucunement. Etait-ce un mal, était-ce un bien ? Je ne pourrais le dire. Il me semble que nous y trouvions tous deux, de façons différentes, notre compte. Le retour que j’obtenais de lui rompait l’isolement dans lequel j’étais et m’ouvrait des pistes de réflexion. Il avait en moi un interlocuteur à qui il n’avait pas besoin d’expliquer ce dont il retournait et il parcourait un passé enfoui par mon intermédiaire, c’est-à-dire probablement à travers une sorte de filtre qui atténuait la vigueur des sentiments qu’il pouvait éprouver. Par ailleurs, la vivacité et l’intensité avec lesquelles il se remémorait l’histoire dont il avait été partie prenante – vivacité et intensité que je retrouvais chez ses camarades – m’apprenait quelque chose d’essentiel sur la nature même de cette histoire, sur ses enjeux dans l’instant où elle avait été vécue, sur les relations qui s’étaient alors nouées. Je discernais en somme un peu de clandestinité à l’état pur. C’était intuitif, non quantifiable, mais bien présent. La réception au jour le jour de la recherche que je menais me renvoyait à la substance même de l’histoire que j’étudiais. Je crois pouvoir dire que la réception par les témoins que j’ai rencontrés des résultats que je leur communiquais, directement ou indirectement, a fortement pesé sur ce que j’ai in fine écrit. Parce que les témoins m’ont aidé, ont réagi mais aussi parce que certains d’entre eux ne se sont pas montrés coopératifs du tout, ont multiplié les précautions ce qui ne m’a pas moins incité à réfléchir que quand j’étais épaulé. Certains n’acceptaient de parler qu’à la condition que je leur fasse doublement allégeance, d’abord en donnant des gages sur mes intentions, ensuite en m’engageant à ne rien publier qui ne leur ait été préalablement soumis. Ces exigences qui n’étaient pas illégitimes en soi, je ne les acceptai pas. Je ne dévoilai rien des résultats définitifs de mon travail à quiconque sauf à Julien Meurillon à qui je demandai de lire le chapitre que j’avais consacré au service qu’il avait dirigé. Bien m’en a pris parce que Julien Meurillon, qui avait une excellente mémoire, des archives bien tenues et une connaissance intime des méandres des techniques d’impression et de diffusion en période clandestine m’évita ainsi quelques erreurs et maladresses de taille. Il porta sur mon travail un regard technique, se gardant bien d’intervenir sur ma façon de voir et de présenter les choses. Le satisfaisait-elle pleinement ? J’en doute pour les raisons que j’ai exposées plus haut. Il écrivit après la publication de ma thèse un livre dédié à l’histoire du service de la propagande-diffusion qu’il avait conçu et dirigé. C’était parfaitement normal : il était seul en mesure d’écrire comme il le faisait. De façon inattendue, la rédaction de ce livre fut à l’origine d’une mésentente entre Pierre Hespel et moi. Je faisais à l’époque des compte-rendus critiques pour le Monde des Livres et Pierre Hespel aurait voulu que je recense l’ouvrage de Julien Meurillon. C’était impossible parce que l’ouvrage avait été publié à titre posthume à compte d’auteur. J’expliquai cela à Pierre Hespel qui y vit probablement un manquement de ma part à la dette que j’avais envers Julien Meurillon. Nos conversations téléphoniques s’interrompirent. Si elles reprirent par la suite, l’harmonie que nous avions connue et entretenue n’était plus la même. J’appris en 2003 la nouvelle du décès de Pierre Hespel. J’étais du nombre de celles et de ceux qui l’accompagnèrent au Père Lachaise pour une cérémonie au cours de laquelle, selon son vœu, furent diffusés l’Internationale, le Temps des Cerises, le Chant des partisans. Le retour aux enquêtés… Le compagnonnage que je viens d’exposer démontre, me semble-t-il, l’extrême complexité de la relation qui, dans certains cas, se noue entre enquêteur et enquêté. Qui est redevable à qui ? Qui renvoie quoi et à qui [14] ? Ce dont je suis sûr, c’est que je dois une fière chandelle à Pierre Hespel pour avoir, après réflexion, accepté de m’ouvrir sa porte un jour de novembre 1985. Il m’a permis de ne pas « fonctionner comme un livre, coupé des réalités les plus élémentaires. [15] » L’enquêteur, en l’espèce, aura plus reçu de l’enquêté qu’il n’aura donné.

 Bibliographie

Becker Howard S., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, Editions La Découverte, 2002. Bourdieu Pierre (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993. Certeau Michel de, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975. Maspero François, Les abeilles & la guêpe, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2002. Ritchie Donald A. (dir.), The Oxford Handbook of Oral History, Oxford, Oxford University Press, 2010, 560 p. Vilanova Mercedes, « A la recherche des majorités invisibles, un parcours espagnol du second 20ème siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 55, juillet-septembre 1997, pp. 124-139.

Notes

[1] M. Degliame, H. Noguères, Histoire de la Résistance en France, Paris, Robert Laffont, vol. 3, 1972, p. 534

[2] Il s’agit là d’un lapsus calami : Louis Noguères était le père d’Henri Noguères, auteur de la chronique sur l’histoire de la Résistance à laquelle Pierre Hespel faisait référence.

[3] On le croise dans l’ouvrage de H. Hamon et P. Rotman, Les porteurs de valises. La résistance française à la guerre d’Algérie, Paris, Seuil, coll. Points Histoire 1979

[4] F. Maspero, Les abeilles & la guêpe, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2002, p. 279

[5] Tout en étant resté dans le Nord, Fernand Passeniers avait été lié à Libération-Sud. C’est à ce titre que je l’avais rencontré.

[6] P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 905

[7] M. de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 119

[8] P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Seuil, 1993, p. 7

[9] Je me permets sur ce point de renvoyer à l’analyse que j’ai faite dans dans « Histoire du présent et sources orales. Appel à témoins, témoins en appel, historiens à l’affût », temps présent et sources orales. Appel à témoins, témoins en appel, historiens à l’affût », Bulletin du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, 1997, Numéro 1-2, pp. 55-63.

[10] M. Vilanova, « A la recherche des majorités invisibles, un parcours espagnol du second 20ème siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 55, juillet-septembre 1997, pp. 124-139, p. 134.

[11] F. Maspero, op. cit., p. 280

[12] P. Bourdieu (dir.), op. cit., p. 904

[13] H.S. Becker, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, Editions La Découverte, 2002, pp. 164-165

[14] Voir sur ce point Valérie Yow, « Do I Like Them Too Much ? Effects of the Oral History Interview on the Interviewer and Vice-Versa », Oral History Review 24, n° 1 (1997), pp. 55-79.

[15] M. Vilanova, op.cit, p. 128.

Pour citer l'article


Douzou Laurent, « Enquêteur, enquêté : quelle quête et pour qui ?  », dans revue ¿ Interrogations ?, N°13. Le retour aux enquêtés, décembre 2011 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Enqueteur-enquete-quelle-quete-et (Consulté le 25 avril 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation