Après s’être attardé sur les notions d’informel et de communauté d’apprentissage, cet article se penche sur la question des décalages susceptibles d’émerger dans le contexte de l’apprentissage et de l’enseignement informels de langues et de cultures étrangères, entre les méthodes d’enseignement, entre les attentes des participants et les fruits réels de leur investissement dans la communauté, entre les motivations individuelles et celles du groupe, etc. Il s’intéresse également à la façon dont ces décalages sont traités voire résolus, qui peuvent déboucher sur des apprentissages subtils. L’auteur a suivi sur une durée de cinq mois un groupe d’échange linguistique et culturel non institutionnel à Djeddah, en Arabie saoudite.
Mots-clés : apprentissage et enseignement informels, sociolinguistique, interculturel et plurilinguisme, Arabie saoudite
From One Learning to Another : An Anthropological Study of a Non-Institutional Cultural and Linguistic Exchange Group in Saudi Arabia
After elaborating on the notions of informal learning and learning communities, this paper focuses on the gaps that may arise in the context of informal learning and teaching, particularly that of languages and cultures, between the teaching methods, participants’ expectations and the real benefits of their investment in the community, between individual motivations and those of the group, etc. The way these gaps are addressed or solved is also considered. They can lead to subtle learning. The author followed a non-institutional linguistic and cultural exchange group over a period of five months in Jeddah, Saudi Arabia to study the specific ways in which this learning took place.
Keywords : informal learning and teaching, sociolinguistics, multiculturalism and multilingualism, Saudi Arabia
Cette contribution est le fruit d’une expérience de cinq mois (à partir du 3 juillet jusque début décembre 2019) vécue au sein d’un groupe d’échange linguistique et culturel non institutionnel à Djeddah, en Arabie saoudite. [1] Notre positionnement est émique, interne, bien que la casquette du chercheur – notre champ d’intérêt principal est celui de la didactique des langues-cultures étrangères – ait dû être endossée régulièrement pour prendre un certain recul, en particulier lors de la collecte et de l’analyse des données. Ce positionnement peut paraitre curieux de prime abord mais se révèle cohérent lorsque l’on comprend les rôles divers que le groupe lui-même invite ses participants à assumer : ceux d’apprenant, d’enseignant, d’ami, de conseiller, et même parfois de partie prenante dans une réflexion commune. Ainsi, ces rôles ne nous semblent pas incompatibles et peuvent même être conjugués dans une certaine mesure.
Le corpus est relativement varié et se prête bien à une analyse qualitative, dans le cadre d’une recherche de signification de type herméneutique (Astolfi, 1993), étant donné le faible nombre de participants et le contexte non institutionnel voire informel : tout d’abord, l’observation participante s’est imposée d’elle-même, étant donné que nous faisions partie du groupe. Nous nous trouvions dans une position privilégiée pour éprouver à notre niveau ce que d’autres participants peuvent eux-mêmes éprouver de plaisirs, de motivations, d’appréhensions ou de frustrations – tout en gardant à l’esprit la spécificité de chaque personne et de chaque parcours. De plus, nous avons pu observer dans ce contexte les échanges de façon naturelle, sans être contraint de devoir rappeler sans cesse notre présence extérieure et critique. Le revers de cette méthode, s’il en est un, est que certaines données ont pu nous échapper par moments. Dans le même ordre d’idée, nous avons pris en compte le forum WhatsApp du groupe, qui présente également une riche source d’informations que l’on ne pourrait trouver ailleurs ; le forum en question permet en effet d’accéder aux coulisses du groupe, où l’aspect social est particulièrement révélé. A ces deux types d’observation, nous pouvons ajouter quelques interventions plus formelles qui ont eu lieu : une réflexion de groupe, enregistrée le 30 octobre 2019 avec 13 participants (9 hommes et 4 femmes) [2] puis retranscrite ; un questionnaire qui regroupe des points très proches sinon identiques à ceux abordés lors de la réflexion de groupe, remis à quelques participants ; un autre questionnaire, adressé à deux « anciens » du groupe : la fondatrice, Burhan, et l’un des piliers de la mise en place du groupe à ses débuts, Richard. Le croisement de ces éléments devrait nous donner une vision sinon précise, du moins assez diversifiée et complexe de la communauté étudiée.
Nous tenons finalement à mentionner ici notre respect de l’anonymat du lieu et des participants : pour tous ceux qui ne nous ont pas explicitement autorisés à les nommer, nous nous sommes tenus tout au long de cette étude à de simples initiales. Par ailleurs, les participants ont été informés de notre volonté de publier une recherche en français au sujet de la communauté.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il semble nécessaire de préciser quelques notions-clés au cœur de notre présent questionnement. Nous n’avons pas l’intention de développer ici de façon détaillée ce qui a été traité ailleurs par des chercheurs avertis ; nous nous contenterons de revenir sur quelques points qui concernent immédiatement notre étude.
Schugurensky (2007 : 14) distingue les apprentissages non formels (qu’il appelle « éducation non formelle ») des apprentissages informels. Le non formel renvoie selon lui au non institutionnel. Quant à l’informel, il regroupe « tout le reste » (ibid. : 14). Pour penser les formes d’apprentissage informel, Schugurensky propose une typologie relativement large (ibid. : 16) qui s’appuie sur deux critères : l’intention préalable d’apprendre et la conscience rétrospective d’avoir appris quelque chose. À partir de là, les apprentissages « auto-dirigés [3] », intentionnels et conscients, sont distingués des apprentissages « fortuits », non intentionnels mais conscients, et de la « socialisation », terme employé pour les apprentissages qui ne sont ni intentionnels, ni conscients. [4] Ainsi, une grosse partie de ces apprentissages informels ont lieu sans qu’on en soit conscient, et parfois même là où l’on cherche à apprendre autre chose [5]. De plus, on pourra ajouter qu’ils se font souvent sans « transmission » officielle d’un enseignant, d’une autorité, d’une norme (cf. par ex. Brougère, Bézille, 2007 : 135).
Cependant, on s’empressera de rappeler avec Schugurensky (2007 : 15), mais également avec Brougère et Bézille, (2007 : 118-125), Brougère (2007 : 11-12) et Sockett (2015 : 129-130) combien le concept d’apprentissage informel – défini négativement par rapport à quelque chose de l’ordre du scolaire, de l’universitaire, de l’institutionnel – est en réalité subjectif, flou, et difficilement délimitable, qu’il s’agisse de l’apprentissage des enfants ou de la formation pour adultes. Le mot forme, dont sont dérivés les adjectifs formel et informel, rappelle celui d’apparence, d’aspect visible : le dehors donc, le contour, l’extérieur – sens premier que le Petit Robert confère au substantif. L’informel serait ainsi invisible, caché, et par suite non mesurable, ce qui n’est pas sans rappeler la métaphore de l’iceberg telle qu’elle a été formulée par Allen Tough (2002 : 3) dans le contexte canadien de la formation pour adultes. Les chercheurs précédemment cités semblent s’accorder sur l’impossibilité de tracer une frontière précise entre deux « mondes » qui en réalité sont liés l’un à l’autre, au travers de « continuums » (Brougère, Bézille, 2007 : 124 [6]) : à la manière du yin et du yang de la tradition chinoise, dont l’analogie nous parait également bien adaptée pour peindre l’articulation entre deux pôles soi-disant opposés – le noir y symbolise entre autres le caché, l’intérieur –, il y a toujours un peu de formel dans l’informel et vice versa. Pour conclure sur ce point avec Brougère et Bézille (ibid : 154), la notion d’informel permet d’entrer « […] dans la complexité de l’apprentissage […] » et
de mettre l’accent sur des situations éducatives limites, caractérisées par l’absence de mise en forme et parfois d’intentionnalité. Cette mise en évidence implique une vision de l’apprentissage qui ne peut être limitée à l’analyse de la forme scolaire, voire au-delà, à d’autres formes.
Nous verrons dans notre partie contextuelle combien cette affirmation nous semble justifiée dans le cas de cette présente étude.
Le concept de « communauté d’apprentissage » (Orellana, 2002 ; Orellana 2005) n’est pas sans évoquer la thèse selon laquelle l’humain acquiert des savoirs en contexte social (Vygotsky, 1978) déjà bien établie à l’époque de Freinet (1896-1966) en France et de Dewey (1859-1952) aux États-Unis (cf. par ex. Dewey, 1897 : 79).
Très proche de l’idée d’apprentissage en contexte social est celle de participation, développée notamment par Wenger (cf. par exemple Wenger, 1998 ; Wenger, 1999 ; Wenger, 2011) à travers le concept de « communautés de pratiques [7] » : selon lui, de telles communautés sont constituées de personnes « […] qui ont en commun un intérêt ou une passion pour quelque chose qu’ils font et qu’ils apprennent à maitriser davantage en interagissant de manière régulière [8] » (notre traduction de Wenger (2011 : 1)). Plus on participe, plus on s’investit dans la communauté, plus on apprend. L’apprentissage implique à la fois transformation identitaire [9], savoir-faire et savoir-être. De même, Wenger affirme l’importance du sens lors d’une pratique (Wenger, 1999 : 51-52). Le sens évolue au fil du temps et des interactions, il est sans arrêt négocié (Wenger, 1999 : 52-54) en parallèle avec les identités des participants.
Orellana (2005) insiste également sur l’importance du sens des savoirs construits dans le cadre d’une communauté d’apprentissage. D’après elle (ibid. : 1-3), c’est dans les années 90 que la notion de « communauté d’apprentissage » s’est formalisée dans de nombreuses disciplines, dans un contexte postmoderne de « crise » – en fait, de crises, au pluriel, car de nombreux problèmes sont évoqués : inégalités sociales, capitalisme sans frein, aliénation de l’être humain, atomisation, individualisme et anomie (mot introduit en sociologie par Durkheim en 1893), problèmes environnementaux, etc. Dans un tel contexte,
il ne s’agit plus d’accumuler de nouveaux savoirs, ce qui à une certaine époque était considéré comme la clé du progrès, mais de construire des savoirs signifiants, qui contribuent à changer les attitudes et les conduites individuelles et collectives, qui favorisent le développement de nouvelles valeurs essentielles, qui permettent de mettre frein aux tendances destructrices afin de bâtir des relations d’un nouveau type avec le milieu de vie. (ibid. : 1-2)
Dans sa thèse, Isabel Orellana (2002 : 108-111) divise les communautés d’apprentissage en trois catégories, selon leurs orientations : « philosophico-éducative, socio-communautaire et pédagogique » [10]. Cela pourra nous aider à situer le groupe qui nous a inspiré la présente contribution dès la partie suivante liée au contexte de l’étude.
Finalement, pour faire le lien avec le premier mouvement de notre examen théorique, posons avec Orellana (2005 : 6) que les communautés d’apprentissage peuvent être formelles ou non.
De même chez Brougère (2002 : 12), « Vouloir participer, faire avec d’autres est générateur d’apprentissages pour partie conscients et formels, pour partie non intentionnels et informels. » Nous reviendrons sur plusieurs de ces idées lors de notre analyse et de notre conclusion.
En 2018, sur 33 millions d’habitants, l’Arabie saoudite comptait environ 38 % d’étrangers [11] qui, malgré une « saoudisation » du pays en cours (Rigoulet-Roze, 2007), représenteraient 76% de la main d’œuvre totale du pays [12]. Si les étrangers sont attirés en partie par la richesse matérielle du Royaume [13], certains se plaignent d’un manque de socialisation voire d’une certaine « aliénation » (Pichegru, 2001 : 3), de même que des interdits publics [14].
Cependant le pays, qui à première vue apparait cloisonné (Pichegru, 2001 : 1-2), se transforme à vue d’œil, économiquement et socialement, d’une part depuis les années 1970, qui marquent le début de l’exploitation massive du pétrole local (Cf. Ménoret, 2003 : 158-159) et, plus récemment, pour des raisons politiques, dans le cadre notamment d’un plan de développement qui date de 2016, la « Vision 2030 » [15], portée par l’actuel prince héritier, Mohammed ben Salmane Al Saoud.
Il faut encore ajouter un mot à propos de Djeddah, terrain de l’étude : il s’agit de la deuxième ville du pays (environ 4 millions d’habitants [16]), par laquelle les pèlerins musulmans qui arrivent du monde entier pour visiter La Mecque et Médine transitent et qui est donc depuis des centaines d’années une ville multiculturelle, cosmopolite.
D’après sa fondatrice, Burhan, une femme d’origine indienne, le groupe d’échange linguistique et culturel – Language & Culture Exchange – que nous suivons depuis juillet 2019 a vu le jour en juillet 2017. Burhan affirme avoir eu l’idée d’un tel échange suite à un voyage en Europe en tant que « routarde » au début de l’année 2017, où elle a pu participer à des rencontres interculturelles. [17] Un groupe WhatsApp a été rapidement mis en place pour pallier le besoin logistique d’organisation des rencontres, le 20 juillet 2017 : WhatsApp est une application très populaire en Arabie saoudite. De même, des annonces ont été passées sur un site local de rencontres à destination des expatriés, Internations.org. Le groupe a mis un certain temps à se former ; il est passé par des phases creuses, mais ne s’est jamais arrêté jusqu’à présent. On pourra encore indiquer ici quelques-uns des grands principes fondateurs de la communauté : apprendre les bases de quelques langues étrangères représentées par certains des participants – et donc apprendre les uns des autres – gratuitement, dans une atmosphère détendue, en s’amusant, pour pouvoir communiquer dans un monde globalisé. [18] Une sorte de charte qui rappelle ces grands principes est d’ailleurs partagée de temps à autre avec les nouveaux venus sur le groupe WhatsApp.
Les rencontres ont lieu une fois par semaine, le mercredi soir, dans un café de Djeddah. Plusieurs endroits ont été essayés mais il semble que la majorité des participants ait une préférence pour ce lieu en particulier, très chaleureux et calme, aux couleurs chaudes, aux fauteuils et canapés profonds, de style Louis XV, avec de curieux objets suspendus aux murs et des hits des années 70 en arrière-plan sonore.
Depuis le départ, les expatriés – en particulier des Arabes (Égyptiens, Yéménites, Magrébins, Jordaniens, Syriens…), des Indiens et Pakistanais, des Africains, de même que quelques Turcs, Malais, Indonésiens, Sud-Américains et Européens, etc. – représentent la majorité du lot, mais quelques saoudiens ont également été attirés dès le début de l’aventure et sont restés fidèles au groupe. [19] Tous sont issus de classes moyennes et de confort.
Les hommes y sont plus nombreux que les femmes, qui représentent en moyenne un tiers des effectifs. La fourchette d’âge est très large : entre 18 et 60 ans, avec une moyenne de 30-40 ans. Les roulements sont fréquents, étant donné que les expatriés sont par définition présents dans un pays étranger pour un temps limité. De plus, certains participants sont amenés à voyager fréquemment pour leur travail. D’un autre côté, de nouvelles personnes sont attirées régulièrement, qui ne reviennent d’ailleurs parfois jamais. La plupart des nouveaux venus ont entendu parler du groupe par le biais d’amis, d’autres ont lu une annonce sur Internations, un site web à destination des expatriés.
Cette diversité linguistique et culturelle, liée en partie au caractère multiculturel de la ville de Djeddah, forme le terreau sur lequel la communauté s’est appuyée pour se développer.
En général, le jour même ou un jour avant la rencontre, les participants se concertent sur le groupe WhatsApp pour confirmer le rendez-vous. L’anglais y est utilisé comme lingua franca mais certains préfèrent écrire dans l’une des langues représentées, voire dans plusieurs langues, pour différentes raisons. C’est souvent à ce moment-là que le groupe décide quelles langues seront étudiées. Cela se fait par roulement, car il est fatiguant d’aborder plus de deux langues par séance, mais aussi et surtout selon la disponibilité des personnes qui acceptent d’assumer le rôle de professeur.
La durée moyenne des rencontres est de deux heures et demie. Les premiers arrivent vers 20 heures, rejoints progressivement par les autres. Les séances se terminent souvent vers 22h30. En moyenne, le groupe totalise 10 à 15 personnes, selon les jours. La première demi-heure est purement socialisante : on se retrouve, on discute informellement par petits groupes ou tous ensemble.
Suite à ces « retrouvailles », le groupe décide plus ou moins démocratiquement par quelle langue commencer. Plus ou moins, car comme dans tout groupe, il y a des profils de chefs et d’autres plus effacés, de même que des négociations et des luttes de pouvoir (cf. par ex. Moscovici, 2005 : 386-394 ; Moscovici, 2000, chapitre 4 ; Goffman, 1978 : 2-3). Les langues représentées durant les cinq mois de l’étude incluent l’allemand, le français, le turc, l’arabe et l’espagnol.
Il nous semble que suite à ce qui a été vu précédemment, le terme de communauté d’apprentissage (Orellana, 2002 ; 2005) est approprié pour définir un tel groupe. Le nom « Language and Culture Exchange » est explicite quant au but avoué du groupe. Apparemment et officiellement, l’apprentissage semble donc porter sur les cultures et les langues qui se rencontrent dans ce contexte.
Ensuite, on peut légitimement se demander si le contexte est celui d’un apprentissage formel, non formel ou informel. Ce que l’on croit pouvoir affirmer de prime abord, c’est qu’on se trouve dans une situation non institutionnelle, dans le sens de non scolaire ou de non universitaire. La participation y est gratuite, une certaine démocratie voire anarchie régit les rapports entre participants, nul diplôme n’est remis car il n’y a pas de cursus.
Mais dès lors que l’on réfléchit plus profondément au tréfonds du contexte, on se heurte à cette difficulté, à cette confusion qui a été soulignée par les théoriciens de l’informel (par ex. Brougère, Bézille, 2007 ; Schugurensky, 2007) de la limite durement traçable entre formel, non formel et informel – le contexte de notre étude semble donc tout à fait caractéristique de cet embarras. A priori, on retrouve ici une volonté d’apprendre, une intention qui précède l’action. De même, les participants sont conscients des apprentissages langagiers qui ont eu lieu officiellement, comme le montre l’analyse d’une réflexion de groupe que nous avons enregistrée le 30 octobre 2019. Cela veut-il dire que l’on tombe dans la catégorie d’un apprentissage « auto-dirigé », selon la terminologie de Schugurensky (2007 : 16) ?
La véritable question à se poser à la suite des théoriciens cités dans la première partie de cette réflexion, c’est sans doute la suivante : tous les apprentissages qui ont lieu dans ce groupe sont-ils intentionnels (on pourrait également dire volontaires) puis conscients (après coup) ? N’y a-t-il pas d’autres apprentissages en jeu, peut-être moins visibles, voire complètement cachés car non officiels, qui pourraient également nous renvoyer à des situations d’apprentissage que Schugurensky (ibid. : 16) qualifie de « fortuites » ou de « socialisation » ? Les participants que nous avons observé et avec qui nous avons interagi pendant plusieurs mois sont-ils avant tout des apprenants, des acteurs sociaux, ou une combinaison des deux ? C’est en nous penchant sur ce que nous avons appelé ici des décalages, paradoxes propres au contexte informel de la communauté présentée, et sur les résolutions de ces paradoxes, que nous tenterons de répondre à ces questions.
Un certain nombre de paradoxes nous ont interpelé dès nos premiers contacts avec le groupe, que nous avons nommés ici décalages. Il nous est apparu que ces nombreux décalages étaient entre autres dus à la situation particulière, non institutionnelle voire informelle de la communauté étudiée. Cette situation complexe, paradoxale, contrastait en effet avec le cadre institutionnel d’apprentissage des langues étrangères auquel nous sommes habitués – nous sommes enseignant de français langue étrangère à l’université et à l’Alliance française.
Contrairement à un institut, on n’est pas ‘client’ d’une telle communauté car on ne paie rien, et on n’est donc pas roi, si tant est que l’adage dise vrai et qu’on soit investi d’une quelconque autorité lorsque l’on débourse. Ici donc, on est loin du contexte institutionnel où l’on paie pour un service bien déterminé : une langue particulière, voire plus précisément un certain niveau du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) ; on se trouve davantage dans un système de partage, de troc, que dans un système libéral d’achat de biens et de services. Ainsi il est difficile de se plaindre ou de faire valoir son droit auprès d’une instance médiatrice officielle puisqu’il n’y en a pas, si ce n’est éventuellement l’administratrice du groupe WhatsApp, Riem, mais cette dernière se défend bien de représenter une quelconque autorité, bien qu’elle joue un rôle central dans le groupe – notamment celui de professeure d’allemand.
Les relations entre les membres du groupe sont donc gérées informellement et démocratiquement, du moins en principe : une authentique volonté de faire les choses horizontalement, de donner une voix à tous, d’accueillir régulièrement de nouveaux venus à bras ouverts doit être saluée ici.
Ce contexte particulier implique une certaine instabilité et une hétérogénéité à différents niveaux : méthodes d’enseignement différentes les unes des autres, objectifs pédagogiques ambigus voire inexistants, motivations variées des participants, incompatibilités entre les attentes des participants et l’esprit du groupe, etc.
Nous verrons également comment ces décalages apparents sont résolus de différentes façons. Soit ils ne sont que superficiels, soit – s’ils sont plus sérieux – ils appellent une certaine dialectique [20] des désirs en jeu voire certains sacrifices. Au détriment de ce qui a été sacrifié ou transcendé, des apprentissages nouveaux émergent, parfois conscients et parfois non, et des équilibres se mettent en place, sans lesquels la communauté cesserait d’exister.
Les enseignants ne sont pas forcément des pédagogues ou des didacticiens attitrés, et chacun adopte en effet la méthode qui lui semble la plus appropriée pour répondre aux besoins du groupe. Les méthodes varient entre autres selon l’âge des professeurs, selon leur vision du monde, selon leurs expériences et leurs sensibilités. Cependant, chacun des enseignants volontaires est témoin de la pratique des autres enseignants et peut s’en inspirer librement : cela ne peut qu’enrichir leurs compétences pédagogiques.
Cette hétérogénéité des approches d’enseignement et des supports pédagogiques parfois utilisés (un vieux manuel pour les enfants dans un cours, une ardoise dans d’autres, une page de vocabulaire ou des verbes envoyés aux participants à travers le groupe WhatsApp, etc.) peut légitimement interroger le pédagogue ou le didacticien sur le bien-fondé du système. Il n’empêche qu’ici, rien n’est prescrit à travers une méthode unique, un manuel unique ou un enseignant unique. Certes, certaines méthodes peuvent ne pas plaire à tous. Cependant, le système permet à tous les participants de comparer les méthodes, de réfléchir aux façons d’apprendre et d’enseigner, leur conférant le rôle de chercheurs-didacticiens réflexifs. Nous avons d’ailleurs assisté et participé à une discussion spontanée autour de ce thème, entre des partisans des méthodes « nouvelles » et des adeptes de l’ « ancienne » école.
Chaque participant arrive avec une certaine idée de ce qu’il ou elle va trouver ; certains d’ailleurs repartent aussi vite qu’ils sont venus, déçus, comme nous avons pu l’observer.
Ce décalage est géré par d’autres. Richard raconte par exemple comment il est arrivé en pensant apprendre l’arabe en échange de ses services en anglais. Cependant, comme tout le monde parlait bien sa langue maternelle, il s’est finalement retrouvé à enseigner le français qu’il connaissait un peu, et à découvrir en échange de nombreuses langues auxquelles il n’avait jamais pensé, comme par exemple, une fois, le lithuanien. De même, Aseel raconte comment il voulait apprendre l’allemand au moment où il a intégré la communauté, puis comment son désir d’enseigner l’arabe face à un groupe, pour se ‘faire la main’, est venu s’ajouter à sa motivation de départ. On peut encore citer Mahmoud qui, au départ, était surtout intéressé de pratiquer le français mais qui, au fil du temps, semble s’être fait à l’idée d’apprendre les bases de plusieurs langues.
Certains le disent ouvertement : ils ont une préférence pour une ou plusieurs langues. Par exemple, Riem, la professeure d’allemand, raconte qu’au départ, elle est venue pour rafraichir son turc. Par contre, elle affiche ouvertement une certaine aversion vis-à-vis de la langue française. Elle la trouve difficile, et déplore en particulier le fait que de nombreuses lettres n’y soient pas prononcées. D’autres participants, au contraire, ont une préférence pour le français et ne sont pas toujours intéressés par les autres langues. Certains, plus discrets, invoquent des excuses pour ne pas avoir à assister à un ‘cours’ qui ne les intéresse pas, comme le besoin d’aller fumer une cigarette, ou encore l’appel du devoir. Dans tous les cas, on reste courtois pour de ne blesser personne.
En principe, tout le monde dans le groupe est à la fois apprenant et enseignant. On est en effet à tour de rôle en situation d’apprentissage et en situation d’enseignement, en situation de « force » et de « faiblesse », en fonction de sa connaissance des langues concernées. Théoriquement, n’importe qui peut donc intervenir librement, à n’importe quel moment, remettre en question, interroger, corriger, proposer d’autres perspectives voire comparer un mot, une expression ou un point de grammaire avec une autre langue.
Cela n’est pas sans poser le problème du désordre qui peut survenir facilement du fait du contexte plus horizontal et démocratique que dans un institut de langue, a fortiori lorsque l’autorité d’un enseignant est contestée par d’autres apprenants-enseignants. Dans ce cas, il est facile de tomber dans un véritable tumulte, dans une vraie ‘pétaudière’. Ainsi, en ce qui concerne le cours d’arabe, il est souvent très difficile pour l’enseignant d’avancer : ce dernier est – malgré un certain charisme – sans cesse interrompu et remis en question par les arabophones, lesquels proposent d’autres formes dialectales qui seraient – selon eux – plus courantes ou plus appropriées que celles qui sont proposées. C’est ainsi qu’à une période donnée dans l’histoire du groupe, le cours d’arabe a dû être abandonné pendant un certain temps [21]. Il a été réintégré par la suite.
La charte du groupe indique que « la grande priorité doit être d’apprendre en s’amusant. » [i]
De nombreux participants ont d’ailleurs insisté sur ce point spontanément lorsque nous leur avons demandé ce qu’était le groupe à leurs yeux. Par contre, lorsque nous leur avons demandé s’ils prenaient l’expérience au sérieux, la plupart d’entre eux ont répondu que oui. Richard raconte que quand, le premier, il a commencé à imprimer des papiers pour les partager avec les autres, l’idée a été bien accueillie et que certains l’ont même imité. Avant, dit-il, « on ne faisait que discuter autour d’un café. » [22] Ihab justifie son sérieux en expliquant que parfois, il se rend à la rencontre directement depuis son travail à l’aéroport, sans même prendre le temps de passer chez lui. Mahmoud affirme également que oui, « parce [qu’il] considère cela comme un engagement ». [23] Riem ajoute que sa présence deux années durant prouve son sérieux vis-à-vis du groupe, et d’autres voix en arrière-plan de l’enregistrement acquiescent [24]. Aseel plaisante : « Le mercredi […], c’est [un peu] comme un moment saint ! […] [25] »
La question est de savoir ce qu’ils prennent exactement au sérieux dans tout cela. L’apprentissage de la langue ou autre chose ? Cette interrogation semble avoir été partiellement élucidée lorsque nous avons posé une question différente aux membres du groupe, celle des éventuelles frustrations rencontrées. Tout le monde était unanime sur ce point : il était ennuyeux de devoir répéter, reprendre encore et encore des points linguistiques de base à cause des nouveaux venus. Mais cela dit, impossible de ne pas accepter de nouveaux venus ignorants de ce qui avait pu se faire avant leur arrivée. Le dialogue enregistré, contradictoire, hésitant, passionné entre quatre participants et nous-même, qui questionnons, montre bien qu’on se trouve là sur un point focal, sur une question centrale directement liée à l’identité du groupe et à sa raison d’être. [26] Le dialogue semble révéler que certains des participants n’étaient pas pleinement conscients de l’enjeu : soit l’apprentissage véritable des langues et la mort de l’esprit de la communauté, soit l’inverse…
On vient de le voir à travers les différents paradoxes soulevés et a fortiori dans le dernier point où la tension entre apprentissage sérieux et socialisation a été soulignée : il semble que malgré un amour et un partage commun des langues, les apprentissages du groupe en question ne se limitent pas à l’aspect langagier. Bien au contraire, il apparait que sous le couvert officiel de la langue se cachent des apprentissages moins apparents, plus subtiles, dont les participants ne sont pas toujours conscients. La discussion réflexive de groupe que nous avons mené le 30 octobre 2019 a dévoilé à certains des aspects positifs liés à leur participation auxquels ils n’avaient pas pensé jusque-là – certains nous en ont d’ailleurs remercié. Ainsi, comme nous l’avons déjà évoqué dans notre partie théorique, on apprend avant tout en participant (Wenger, 1999), sans en être nécessairement conscient.
Nous allons à présent tenter de résumer les grands apprentissages de la communauté concernée à partir de nos différentes données, et tout en gardant à l’esprit les quelques points théoriques mentionnés au début de cette réflexion.
L’apprentissage de la langue n’est pas poussé, comme nous l’avons déjà indiqué, et ne permet pas en général de communiquer sérieusement. Les membres du groupe parlent de notions, de bribes de savoirs. Aseel explique qu’il ne peut pas tenir une conversation en allemand ou en espagnol, bien qu’il ait acquis des bases de grammaire, un peu de vocabulaire, et une certaine connaissance de la prononciation. De son côté, Ihab affirme pouvoir construire des petites phrases en allemand, pour saluer par exemple. Sana dit qu’elle peut à présent reconnaitre des écritures allemandes quand elle voyage. Richard avoue quant à lui avoir participé à un autre groupe qui se concentrait sur la langue française et où les apprentissages langagiers étaient beaucoup plus efficaces. Rami résume la situation : « on ne peut véritablement progresser dans aucune langue mais on peut rencontrer de nouvelles personnes et apprendre des notions de chaque langue – mais il ne s’agit pas d’un apprentissage sérieux. » [27]
Pour d’autres enfin, il s’agit plutôt de rafraichir des acquis. Le français et l’anglais – utilisé seulement comme lingua franca dans le groupe – pour Ihab, l’allemand appris en Egypte pour Rami, etc.
Beaucoup – dont Sana – soulignent l’importance d’apprendre dans un environnement décontracté, loin des problèmes quotidiens, pour le plaisir.
Aseel, le professeur d’arabe, explique que dans le cadre de ses cours formels à l’extérieur, les compétences langagières qu’il acquiert dans le groupe lui permettent de faire des rapprochements avec d’autres langues – comme le turc ou l’espagnol – que parlent ses étudiants. De même, Riem affirme avoir remarqué que plus on connait de langues, plus il est facile d’en apprendre d’autres. [28] Sana souligne dans le même ordre d’idée que de parler anglais facilite l’apprentissage du français, de l’allemand, de l’espagnol. Ihab, lui, parle de « référence » langagière sur laquelle s’appuyer pour parler d’autres langues.
Aseel nous dit avoir appris autre chose dans le groupe : enseigner une langue – l’arabe – à plusieurs personnes à la fois. Pour cela, il a pu également s’inspirer des autres enseignants.
Partager – donner pour recevoir – constitue aussi une source de motivation et d’apprentissage. On se sent valorisé, et c’est comme dans un « repas-partage », nous dit Richard [29], que l’on reçoit, en échange de son propre investissement, telle ou telle langue.
En conclusion, on peut encore citer Aseel qui va jusqu’à parler d’apprentissage de soi grâce à sa fréquentation du groupe : « Se connaitre davantage… me connaitre davantage en tant que personne [est important] ! Je dois comprendre qui je suis… » [30]
En réponse à la question des apprentissages qui ont eu lieu dans le groupe, certains parlent de « socialisation », et il nous semble que cette idée renvoie à la compétence du vivre ensemble qui est le propre des communautés d’apprentissage dont parle Orellana (2005). Cet apprentissage semble pourtant à rebours des orientations officielles de la charte de la communauté, qui affirme : « ce groupe n’est pas un réseau social ». [31]
Pour Aseel, la socialisation implique un partage, une certaine humilité, une certaine tolérance : « […] Nous devons être comme deux cultures différentes qui marchent ensemble ; mais l’une [des deux cultures] n’effacera pas l’autre… Elles seront toutes [deux] identiques, mais… jai besoin de connaître ton point de vue, tu dois connaître le mien […]. » [32]
D’autres qualités sont requises dans un tel groupe qualifié par la diversité, comme la patience et une certaine éthique. Face à toutes les choses qui rebutent (méthodes d’enseignement, personnes avec qui on ne s’entend pas très bien, préférence pour certaines langues par rapport à d’autres, etc.), il faut apprendre à se contrôler et à accepter les différences de points de vue. Pour Ihab, « le succès dans de tels groupes [dépend] de la façon dont chaque réunion est gérée, du dévouement, de la maturité et surtout du RESPECT [mobilisés]. » [33]
Finalement, nombreux sont les témoignages qui accordent aux liens d’amitié qui se sont tissés au fil du temps une place de choix dans la raison d’être du groupe. Nous nous en tiendrons à l’aveu rétrospectif de Richard, plein d’émotion :
« J’aime passionnément ce groupe qui signifiait vraiment plus pour moi que simplement d’apprendre une langue. Ce fut mon seul réseau social en dehors du travail et [les participants du groupe furent] mes seuls amis en Arabie Saoudite. […] Il s’agit d’un rassemblement chaleureux et familial de personnes authentiques qui ont un intérêt commun pour les langues étrangères et je suis vraiment heureux et fier de le voir prospérer. » [34]
Si l’intuition de Martine Abdallah-Pretceille (2008) s’avère exacte, et que « l’apprentissage des langues étrangères est le lieu par excellence (ou plus exactement, devrait être le lieu) de l’apprentissage de l’altérité », alors on était, à travers ce voyage dans une communauté d’apprentissage linguistique et culturel, au cœur des objectifs de la didactique des langues-cultures autres, même si, extérieurement, les étiquettes différencient le formel et l’informel [35].
La prospérité d’une communauté d’apprentissage dépend avant tout de ses membres, qui sont à la base de toute réussite ou de tout échec. Pas d’esprit de groupe sans parties prenantes. A l’inverse, l’investissement dans de telles communautés est transformateur (Wenger, 1998), chaque participant évoluant à son niveau. C’est ce que nous avons vu avec le groupe étudié, riche de membres aux histoires, cultures et identités différentes, dont les chemins se sont momentanément croisés à Djeddah, ville cosmopolite par excellence.
Nous avons évoqué les paradoxes, les équilibres fragiles, les sacrifices personnels (de certains rêves et désirs, de certaines motivations, de certaines préférences, par exemple pour une méthode d’enseignement donnée) nécessaires à la viabilité du groupe et transformateurs. Nous avons finalement – et surtout – essayé de montrer que les apprentissages officiels (langagiers et culturels) étaient loin de constituer l’intégralité du système – la charte du groupe restait silencieuse sur l’aspect social, pourtant fondamental – et que de nombreux apprentissages étaient fortuits, voire même parfois inconscients : certains ont émergé lors de la discussion de groupe que nous avons menée, d’autres suite à nos réflexions liées aux tensions observées et vécues au sein du groupe. Nous en concluons provisoirement ici (provisoirement car cela doit être discuté par d’autres que nous) que les apprentissages informels semblent ne pouvoir être (dé)montrés scientifiquement qu’à l’aide de méthodes de recherche qualitatives, comme des observations participantes ou des entretiens semi voire non directifs ; de plus, les tensions et paradoxes observés aux sein des groupes suivis semblent un bon point de départ pour révéler les non-dits et donc certains apprentissages informels. Dans notre cas particulier, rappelons entre autres l’apprentissage de la diversité, du respect, de la tolérance, d’une certaine éthique, d’une mise en valeur des langues représentées (dans le groupe WhatsApp, on s’adresse aux autres membres du groupe dans des langues différentes, donc résistance vis-à-vis d’une banalisation de l’anglais comme lingua franca), de la patience, du vivre ensemble, du partage (de langues et cultures), de la ‘charité’ (gratuité des ‘cours’) ou du dévouement (bénévolat des ‘profs’) et donc résistance au « divin marché » (expression tirée du titre d’un livre de Dufour, 2007), acquisition d’une certaine réflexivité (grâce à la diversité des langues apprises et enseignées, des méthodes d’enseignement, et des participants), voire connaissance de soi : autant de qualités-connaissances porteuses de sens qui ne s’apprennent pas théoriquement – comme on apprend qu’un et un font deux – mais qui naissent de la fréquentation d’autres que nous-mêmes dans le cadre d’expériences humaines.
Si l’on revient à la classification qu’opère Schugurensky (2007 : 16) entre apprentissages informels auto-dirigés (intentionnels et conscients), fortuits (non intentionnels et conscients), et de socialisation (ni intentionnels, ni conscients), on peut dire que dans le cas du groupe que nous avons suivi, on retrouve un peu de ces trois tendances à différents niveaux. En effet, les apprentissages sont intentionnellement et consciemment reliés à l’idée de « pédagogie », tandis que d’autres apprentissages moins apparents – car non officiels, non intentionnels et très peu conscients – mais non moins importants, sont d’ordre « socio-communautaire ». Cela nous permet d’établir un rapprochement avec les trois perspectives des communautés d’apprentissage dont parle Orellana dans sa thèse (2002 : 108-111), perspectives liées d’après elle aux « intentions adoptées et [à] la finalité poursuivie par la communauté d’apprentissage : philosophico-éducative, socio-communautaire et pédagogique. »
Remarquons 1) que ces trois orientations semblent systématiquement liées à des apprentissages ; 2) qu’elles peuvent être juxtaposées [36] ; et que, le cas échéant, 3) les apprentissages liés à ces orientations peuvent ne pas être conscients (conscience rétrospective d’avoir appris quelque chose) ou intentionnels (intention préalable d’apprendre) [37].
Dans le cas du groupe suivi, nous nous trouvons a priori assez loin de la perspective « philosophico-éducative » évoquée, et plus proches des deux autres orientations, « socio-communautaire » et « pédagogique ». À chacune de ces orientations, nous pouvons relier au moins l’un des trois types d’apprentissages informels de Schugurensky (2007 : 16).
Ces quelques remarques nous amènent à partager ici un modèle qui s’inspire directement des propositions des deux chercheurs en question :
Figure 1 : Les apprentissages informels en communauté : modèle conjuguant les propositions d’Orellana (2002 : 108-111) et de Schugurensky (2007 : 16).
L’échelle indiquée (de 0 à 3, pour indiquer l’importance relative des apprentissages en jeu, le 3 représentant la valeur la plus importante) n’est évidemment pas quantitative [38] ; elle ne sert – dans le cadre d’une étude qui se voulait surtout qualitative – qu’à réfléchir aux différentes données en jeu et à les visualiser.
Le graphique permet ainsi de visualiser comment, dans le cas de notre étude, les apprentissages de type pédagogiques sont pour la plupart intentionnels et conscients. Quant aux apprentissages de type social, ils nous semblent plus importants que les précédents, bien que moins visibles à première vue. Ils ne sont pas intentionnels et sont parfois même inconscients. Les apprentissages philosophico-éducatifs, s’il en est, ne sont sans doute ni intentionnels, ni conscients.
Ce modèle semble fonctionner dans le contexte que nous avons étudié pour décrire les dynamiques d’apprentissage, mais il faudrait qu’il soit testé par d’autres que nous pour que sa pertinence dans d’autres situations puisse être validée.
La présente contribution, dont la spécificité constitue la principale limite, a cependant le mérite de s’être mesurée à un terrain inédit pour en faire ressortir certains mécanismes intéressants, en évitant l’écueil de la simplification excessive. Penser les communautés en termes d’apprentissages plus ou moins intentionnels et conscients, et selon leurs orientations, revient en effet à les appréhender dans toute leur profondeur. Ce faisant, elle devrait permettre de concourir aux réflexions scientifiques en cours sur les communautés d’apprentissage. Le sujet est d’une grande actualité dans la situation de crise que nous traversons aujourd’hui à divers égards (cf. Orellana : 2005) : de telles communautés constituent en effet une alternative réaliste et humaine au système d’enseignement-apprentissage officiel, souvent décalé par rapport aux problèmes concrets que nous vivons au quotidien.
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[1] Un grand merci à Burhan, Richard, Riem, Aseel, Rami, Ihab, Mahmoud, Sana, Nizar, Essam, Ragheb, Az et tous les autres pour le temps qu’ils m’ont consacré et sans qui cette réflexion n’aurait pas pu aboutir.
[2] Sept questions ouvertes ont été posées à cette occasion : 1) Comment avez-vous connu le groupe ? 2) Qu’est-ce que c’est que ce groupe selon vous ? 3) Comment tout a commencé ? 4) Quelles sont vos motivations ? 5) Prenez-vous cela au sérieux ? Pourquoi ? 6) Éprouvez-vous des frustrations par moment ? Lesquelles ? 7) Qu’avez-vous appris ?
[3] D’après Schugurensky (2007 :16-17), le Canadien Allen Tough est l’une des premières personnes à avoir étudié les apprentissages « auto-dirigés », dans le cadre de la formation pour adultes : « Tough est parti de l’hypothèse que les adultes sont des apprenants auto-dirigés et qu’ils peuvent élaborer des plans pour se changer ou changer leur environnement. » (Ibid. : 17).
[4] On retrouve la même idée chez Brougère (2002 : 13) : « Si la notion d’éducation informelle est peu construite, elle permet d’introduire cependant l’idée essentielle que l’éducation peut accompagner d’autres activités sans être présente dans la structuration ou la finalité de celles-ci. C’est rompre avec une vision de l’éducation qui ne peut être que le résultat d’un processus conscient et volontaire. »
[5] Bruner et alii (1987, in Brougère, 2002 : 13) donnent l’exemple d’un enfant qui apprend à parler lors de sa toilette quotidienne, à travers un jeu répétitif, alors que sa mère ne cherche pas volontairement à lui apprendre la langue. Ces apprentissages informels peuvent d’ailleurs émaner de contextes formels ou non.
[6] Les auteurs de l’article en question, après avoir cité un certain nombre de chercheurs qui se positionnent différemment vis-à-vis des concepts de formel, de non formel et d’informel, concluent sur ce point : « En fait on peut considérer le domaine éducatif comme un continuum entre le purement fortuit, le « pur informel » d’une part et les formes les plus scolaires d’autre part. » (Ibid. : 124).
[7] « Communities of practice » en anglais.
[8] « Communities of practice are groups of people who share a concern or a passion for something they do and learn how to do it better as they interact regularly. »
[9] Wenger affirme en effet au sujet des communautés de pratique : « It has an identity as a community, and thus shapes the identities of its members. » (Wenger, 1998 : 4).
[10] Les mots choisis par l’auteure en question pour désigner ces groupes nous semblent suffisamment clairs et significatifs pour éviter d’entrer dans des explications trop détaillées à cet égard.
[11] Département central saoudien des statistiques https://www.stats.gov.sa/en/5680
[12] Ibid. : https://www.stats.gov.sa/sites/default/files/labour_market_second_quarter_2019.xlsx
[13] En 2018, le PIB était d’environ 782 milliards de dollars, soit environ 23000 dollars par habitant (https://countryeconomy.com/gdp/saudi-arabia)
[14] Cf. par exemple le rôle de la « police religieuse » dans les espaces publics (Le Renard, 2011 : 156-158).
[15] https://vision2030.gov.sa/en ; voir aussi, pour la « vision » française de la Vision saoudienne, https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/arabie-saoudite/presentation-de-l-arabie-saoudite/
[16] Voir par ex. le site de la CIA : https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/sa.html
[17] Selon Burhan : « In early 2017 when I was backpacking across Europe I found some meetups there where people from different cultures and languages would meet and share with each other. I reckoned it would work in Jeddah, being the hub of multilingual people and people coming from different cultures. »
[18] Indications données par Burhan, la fondatrice, et Richard, l’un des premiers membres.
[19] Burhan : « […] expats [always constituted] the majority since [the] beginning considering it is a group about multi cultures and multilingual people but at the same time we attracted a number of locals who were really keen to learn and are still part of the group. »
[20] Selon Hegel, vu à travers les yeux de Ricœur (2006 : 177), « notre expérience avance par la douleur ou le travail du négatif : le sens se fait par le moyen de contradictions vécues dramatiquement par les hommes […] ».
[21] Long témoignage de Richard que nous ne traduisons pas ici faute de place.
[i] « […] first priority should be learning while having fun. »
[22] « Before it was just chatting over a coffee. »
[23] « I take it seriously because I consider it as a commitment. I have to come on Wednesday… »
[24] « - I’ve been showing up for two years now every week, that means we are…
[25] « Wednesday is a day like… I clear my schedule, it’s like a holy time (laughter)… it’s like Friday… »
[26] Nous en proposons ici la traduction en français :
[27] « You cannot progress too much in any language but you can just get to know new people and learn a bit from every language but it is not serious learning. »
[28] « I noticed… the more languages you know, the easier is it to learn other languages. »
[29] « Like a ’pot luck buffet’. »
[30] « Understanding yourself more… Understanding myself more as a person ! I have to understand myself… »
[31] « This group isn’t for social networking. »
[32] « […] we got to be like two different cultures going together, but it’s not like one culture will erase the other…All will be the same, but… I need to know your perspective ; you need to know mine […]. »
[33] « The success in such groups will depend on the way each gathering is managed, dedication and maturity and above all RESPECT. »
[34] « I dearly love this group which was so much more to me than just learning language. It has been my only social network outside of work and the group were my only friends in Saudi Arabia. […] It is a warm, family-like gathering of genuine people who have a common interest in foreign languages and I am so happy and proud to see it thrive. »
[35] Nous nous sommes penché sur cette question dans une autre réflexion sur le même groupe (Navé, à paraitre).
[36] C’est peut-être ce qu’entend Orellana quand elle qualifie de « complémentaires » les trois perspectives en question (Orellana, 2005, p. 8).
[37] … contrairement aux « perspectives » proprement dites qui sont, d’après Orellana (2005 : 7), intentionnelles.
[38] Nous avons d’ailleurs indiqué dans la partie théorique que les apprentissages informels n’étaient pas mesurables. On pourra également rappeler ici que ces données correspondent à une situation momentanée, susceptible d’être transformée à chaque instant.
Navé Éric, « D’un apprentissage à un autre : étude anthropologique d’un groupe d’échange culturel et linguistique non institutionnel en Arabie saoudite », dans revue ¿ Interrogations ?, N°32. Communautés informelles d’apprentissage, communautés de pratique – Apprendre avec, par et pour les autres, juin 2021 [en ligne], https://revue-interrogations.org/D-un-apprentissage-a-un-autre (Consulté le 21 novembre 2024).