Cet article prend pour point de départ l’intégration de jeunes danseurs professionnels fraîchement recrutés dans un ensemble de danse mongole en Mongolie contemporaine. En analysant la répétition comme une occasion d’apprentissage, aussi bien pour les jeunes recrues que pour les danseurs confirmés, l’auteur y voit une situation heuristique pour comprendre comment s’articulent la pratique collective d’une danse « présentationnelle » académique et l’appartenance des danseurs à une communauté de pratique. L’article analyse en particulier le rôle du répétiteur, figure centrale de la répétition, intermédiaire entre le chorégraphe et les danseurs mais aussi préfiguration du regard du spectateur à qui est adressée la danse. Selon l’hypothèse défendue, ce qui s’apprend dans la répétition des chorégraphies destinées à la scène ou au stade est moins une technique du corps qu’un savoir danser ensemble sous le regard de l’autre.
Mots-clés : apprentissage, danse, Mongolie, danseurs professionnels, communauté de pratique
Learning to dance together under the eye of the other : collective learning and community of practice among dancers of Mongolian dance
This article starts with the integration of young professional dancers who have just been recruited into a Mongolian dance ensemble in contemporary Mongolia. By analysing rehearsal as a learning opportunity for both young recruits and experienced dancers, the author sees it as a heuristic situation to understand how the collective practice of an academic ‘presentational’ dance and the dancers’ belonging to a community of practice are articulated. The article especially focuses on the role of the ballet master (répétiteur), a central character in the rehearsal, as an intermediary between the choreographer and the dancers, but also as an external eye foreshadowing the eye of the audience, to whom the dance is addressed. According to the hypothesis defended, what is learned in the rehearsal of such choreographies, intended for the stage or stadium, is less a technique of the body than an ability to dance together under the eye of the other.
Key words : learning, dance, Mongolia, professional dancers, community of practice
Cet article analyse le rôle du répétiteur dans la danse mongole. Il prend pour objet des répétitions entre danseurs apprentis et danseurs experts, interprétées comme des occasions d’apprentissage informel collectif et d’intégration à une communauté professionnelle. Il invite à penser la façon dont la pratique collective d’une danse scénique académique engendre une communauté de pratique fondée sur le partage d’un savoir danser ensemble sous le regard d’autrui.
La littérature sur les processus d’apprentissage oppose volontiers deux grands types de situations, l’apprentissage scolaire (schooling) d’une part, et l’apprentissage non scolaire de l’autre, dont l’apprentissage quotidien ou l’apprentissage (apprenticeship) comme institution d’éducation professionnelle constituent des cas remarquables (Lave, Wenger, 1991 ; Bril, 1991 ; Sigaut, 1991 ; Portisch, 2011). L’apprentissage de type scolaire serait principalement caractérisé par une organisation « disciplinaire », au sens de Foucault, et par le recours à des dispositifs didactiques tels que la répétition d’exercices clés ou l’explicitation conceptuelle préalable à la réalisation des tâches demandées [1]. Inversement, les apprentissages non scolaires seraient caractérisés par une organisation souple et l’accès immédiat à toutes les activités, qui permettent à chacun-e de construire son propre parcours d’apprentissage (learning curriculum, Becker, 1972 : 95).
La théorie de « l’apprentissage situé » (situated learning) de Lave et Wenger (1991 : 31) invite à dépasser cette opposition en remettant au centre de l’apprentissage la notion de participation, et en articulant les contextes socio-culturels des apprentissages et l’analyse des interactions situées. S’y élaboreraient conjointement l’acquisition de savoirs légitimes et l’intégration des nouveaux membres à des « communautés de pratique » (community of practice, Lave, Wenger, 1991 : 91). Ces communautés de pratique doivent moins être comprises comme des groupes stables aux contours et aux caractéristiques bien définis, que comme des groupes aux contours mouvants et aux structures dynamiques, auxquels les novices sont progressivement intégrés au fur et à mesure de leur participation accrue à des tâches légitimes et étroitement associées à l’identité – négociée – de la communauté (Wenger, 1998 : 52, 72, 188). C’est dans cette perspective théorique que s’inscrit cet article.
La ’danse mongole’ (mongol büjig) dont il est question ici est une pratique scénique professionnelle spectaculaire ou « présentationnelle » (presentational, Nahachewsky, 1995) qui a vocation à être adressée à un public. Cette danse, forgée dans les années 1950 pour offrir à la Mongolie socialiste [2] une ’danse nationale’ (ündesnii büjig), est l’héritière des danses dites ’de caractère’ ou ’nationales’ développées par le chorégraphe soviétique Igor Moiseev au sein de son ensemble éponyme [i] (Blanchier, 2018 : 105-155). Elle se caractérise ainsi par un entraînement technique inspiré du ballet classique russe, un goût pour des chorégraphies collectives, et des carrières au sein d’ensembles (ou compagnies) de danse fortement hiérarchisées [3].
La formation des danseurs de danse mongole se déroule au sein d’institutions de type conservatoire [4]. Le cursus de danse mongole, qui recrute douze filles et douze garçons par promotion, comprend principalement des cours de danse classique et de danse mongole, complétés par des cours en danses de caractère, pantomime, danse contemporaine [5]. Les cours de danse mongole sont dispensés, à l’image de la danse classique ou des danses de caractère, dans un studio de danse, avec une succession d’exercices répétés à la barre, puis au milieu [6]. Les jeunes qui réussissent année après année la série d’examens obtiennent le diplôme national d’études secondaires (équivalent du baccalauréat) et le diplôme de danseur professionnel. Ils peuvent alors poursuivre leur carrière à l’Ensemble national [7], dans les théâtres de province ou dans les ensembles privés, comme Sarny Chuluu dont il sera question ici. Ils sont voués à devenir des « professionnels intégrés » (Becker, 2010 [1982] : 238), reconnus pour leurs compétences expertes dans le domaine artistique, mais aussi considérés comme relativement interchangeables (ibid., 240), ce dont témoigne la relative labilité du marché du travail et la facilité avec laquelle les danseurs circulent d’un ensemble à l’autre à travers tout le pays. Au-delà de leur appartenance à une compagnie instituée, ils appartiennent en somme, par le partage des connaissances et compétences et la reconnaissance extérieure de celles-ci, à une « communauté de pratique » (Lave, Wenger, 1991 : 91).
Cet article part d’un moment charnière dans la carrière des danseurs de danse mongole, entre le Conservatoire, lieu d’apprentissage institué et formalisé sur le modèle scolaire, et la vie de « professionnel intégré » dans les ensembles, autrement dit, l’intégration de jeunes diplômés du conservatoire à un ensemble professionnel de danse. La situation de répétition, où les novices sont amenés à danser avec des danseurs plus expérimentés, sous la houlette d’un répétiteur [8], en vue de produire une chorégraphie collective, fonctionne avant tout comme une situation d’apprentissage informel. Le terme informel renvoie ici d’abord au fait que les apprentissages se déroulent en dehors d’un cadre scolaire ou institué à des fins explicitement pédagogiques. Cela ne signifie pas que des éléments de formalisation, de hiérarchisation entre novices et experts, d’intention d’enseigner et d’apprendre, explicitée ou non, soient absents du processus. Ils sont au contraire intégrés à une situation ordinaire de la vie des danseurs professionnels, ici une répétition collective avec un répétiteur (Brougère, Bézille, 2007 : 123-125, 129). Apprenant grâce à leurs pairs ou quasi-pairs, auprès d’un répétiteur qui joue tantôt le rôle de quasi-pair, tantôt celui de supérieur hiérarchique (pour eux comme pour les autres danseurs), les recrues sont amenées à participer à ce qu’on pourrait appeler, en écho au thème de ce numéro, une communauté informelle d’apprentissage.
La dimension dynamique et négociée des communautés de pratique a été bien établie par Wenger (1998 : 52, 72, 188). Cependant, les situations d’apprentissage informel collectif, où se lisent de manière saillante les modalités de participation graduelles à des tâches ou activités précises ainsi que les interactions qui servent de cadre à celles-ci, sont particulièrement propices à recentrer la réflexion sur un aspect peu exploré des approches de Lave et Wenger. Comment penser l’articulation entre la ’pratique’ proprement dite, incluant les actions et interactions situées des danseurs en répétition, et les caractéristiques des communautés de pratique qu’elles contribuent à forger ?
L’hypothèse défendue ici est centrée sur le rôle-clé de la figure du répétiteur : quasi-pair des danseurs en même temps que substitut du chorégraphe et regard extérieur surplombant et autorisé, il joue plusieurs rôles dans les processus d’apprentissage et d’intégration décrits ici. D’abord, il encadre l’apprentissage des jeunes recrues. Ensuite, il catalyse un processus d’apprentissage dans lequel sont pris même les danseurs expérimentés. Enfin, il permet de comprendre ce qui se joue dans l’apprentissage du danser ensemble par les danseurs.
C’est là le point principal de cet article. En apprenant à danser ensemble, les danseurs des ensembles de danse mongole ne se contentent pas d’acquérir la maîtrise d’une « technique du corps » (Mauss, 2003 [1934]) ou le répertoire d’une compagnie donnée. Ils apprennent aussi à prendre place parmi des pairs danseurs, mais surtout ils apprennent à le faire sous le regard d’un tiers, ici le répétiteur, dont on montrera qu’il préfigure le regard (idéal) du spectateur. Apprendre à danser avec les autres, c’est non seulement collaborer pour produire une chorégraphie collective, mais c’est aussi apprendre à danser ensemble sous le regard de ces autres que sont les spectateurs. Le cas de la danse mongole, examiné ici, invite ainsi à penser autrement des pratiques dansées comparables par leurs aspects scénique, collectif, académique, à vocation spectaculaire, tels que la danse classique.
L’article s’appuie sur des matériaux ethnographiques collectés directement par l’auteur sur le terrain. Il adopte une démarche de description ethnographique et d’« analyse de situation » (situation analysis, Mitchell, 1983), éclairée progressivement par des éléments connexes issus d’observations ou de discours de danseurs et chorégraphes locaux, tous collectés par l’auteur. Il s’agit moins ici de comprendre les négociations de sens attribués par les danseurs aux situations rencontrées que d’entrer dans la « fabrique » (Wacquant 2002 : 11) du danseur, à partir de l’ethnographie des pratiques et des situations collectives constitutives de son quotidien.
Les situations décrites proviennent d’une démarche d’observation participante réalisée entre mai et juillet 2013 à Ulaanbaatar, Mongolie :
Lors de ces observations, j’adopte généralement une position mobile, carnet en main, me permettant de jongler avec les positions d’observation et de circuler en marge de l’espace occupé par les danseurs de manière à ne pas les gêner, soit en périphérie dans le cadre du studio, soit à la place des spectateurs devant la scène, soit au niveau des danseurs aussi bien que dans les gradins pour les observations en stade [9]. J’utilise parfois une caméra en pied fixe ou une caméra au poing, au vu et au su de tous, parfois discutant avec les danseurs ou interpelé par eux, et toujours après avoir obtenu les autorisations nécessaires. Ces observations ont été facilitées par ma fréquentation du milieu de la danse mongole depuis 2010, ma maîtrise de la langue et des convenances locales.
Les entretiens compréhensifs présentés dans le tableau ci-dessous (fig.1), signalés dans le texte par Ent. suivi du nom seul, proviennent de plusieurs périodes d’enquête, échelonnées entre 2011 et 2013. Ils s’ajoutent à des conversations informelles avec les acteurs de terrain, évoquées dans les séquences descriptives.
Nom | Statut | Âge | Lieu | Date |
---|---|---|---|---|
Ganchimeg | Chorégraphe de l’Ensemble de chants et danses de la police « Emblème » | La cinquantaine | Ulaanbaatar | 19 juin 2013 |
Oyuunceceg | Répétitrice de l’Ensemble de chants et danses des Chemins de fer | La cinquantaine | Ulaanbaatar | 22 juin 2013 |
Sanjaa (pour Sanjsüren) | Danseur du Théâtre d’art musical et dramatique de la province de Zavhan | La trentaine | Uliastai (province de Zavhan) | 3 août 2011 |
Figure 1. Tableau présentant les interlocuteurs des principaux entretiens.
Ulaanbaatar, juin 2013. La saison touristique est ouverte. Seule l’intense activité de la saison estivale permet à un ensemble privé comme Sarny Chuluu [10] de salarier ses six danseurs et six danseuses. Cette année pourtant, l’ouverture y est retardée par d’importants travaux sur le bâtiment et par le départ de nombreux danseurs de la troupe. C’est pourquoi Mendee (Mendpürev), le répétiteur de l’ensemble, s’est rendu au Conservatoire à l’heure des examens, fin mai, pour y recruter les quatre danseurs, deux garçons et deux filles, qui manquaient à sa troupe de douze. J’appellerai ces jeunes recrues les apprentis, tandis que les autres seront les anciens.
Dès leur recrutement, les apprentis sont plongés dans les répétitions pour le spectacle d’inauguration de la saison, prévu le 30 juin. Mendee, premier danseur et répétiteur d’une trentaine d’années, le plus âgé et le plus ancien danseur de la troupe (fig. 2), dirige la répétition dos au grand miroir de façon à libérer l’espace du studio au maximum. La pianiste S. Narangerel joue l’accompagnement musical au piano [11].
En répétition, les apprentis se distinguent des anciens par leur tenue. Anciens et apprentis ont en commun le T-shirt ordinaire. Mais alors que les anciens privilégient pantalons amples de type jogging en coton et chaussures confortables pour la danse, les apprentis, eux, ont encore leurs tenues réglementaires du conservatoire, chaussons et collants, avec des différences marquées de genre [12]. La différence est également perceptible dans les comportements. Les anciens tendent à ’marquer’ la chorégraphie, c’est-à-dire à filer les enchaînements de mouvements sans s’y investir pleinement, de manière à travailler plutôt la mémoire et la spatialité tout en économisant leurs forces (Glon et al., 2015). Ils sont d’humeur décontractée et joviale, voire désinvolte. Au contraire, les apprentis font preuve d’une concentration très intense et d’un investissement corporel et mental important, visibles à leurs traits crispés, à leurs mouvements appliqués, ou à la précipitation avec laquelle ils tentent de rattraper leurs erreurs. Les anciens qui se trompent se contentent, eux, de rattraper sans émoi, ou en riant, le fil de la danse. À ces attitudes différentes chez les danseurs correspondent des réactions différentes du répétiteur, qui ne reprend que très rarement les anciens, mais alterne entre gros yeux, remarques et interruptions de la répétition, lorsqu’un apprenti est en retard par rapport à la musique ou commet une erreur dans la chorégraphie. La distinction n’est toutefois pas absolue. Parmi les anciens, certains (particulièrement les plus récemment recrutés), restent assez appliqués même s’ils marquent. L’opposition entre apprentis et anciens revêt donc aussi une dimension relative : on est plus ou moins ancien, on maîtrise plus ou moins la chorégraphie et en fonction de cela on s’autorise à marquer plus ou moins, sous l’œil plus ou moins sévère du répétiteur.
L’acquisition rapide du répertoire prévu pour le spectacle est un des enjeux principaux de la répétition. La chorégraphie dont j’observe la répétition, le 17 juin 2013, prend la forme d’une suite dansée devant un personnage représentant Gengis Khan : des quatuors, trios et duos de danseurs s’extraient du corps de ballet, disposé en demi-cercle ou en lignes, pour illustrer la danse d’une ethnie ou d’une activité donnée [13]. Dans ces duos, trios, et quatuors, les apprentis sont systématiquement associés à des anciens, de même qu’ils sont, dans les configurations de groupes, placés en alternance avec des anciens (fig.3). Cela les aide à apprendre plus vite tout en limitant les risques d’erreurs lors de performances publiques.
Lave et Wenger placent au centre de leur théorie de l’apprentissage situé la notion de « participation périphérique légitime » (legitimate peripheral participation, Lave, Wenger, 1991 : 34). L’expression renvoie à des dispositifs par lesquels les apprentis sont amenés à prendre progressivement part à des tâches d’une complexité croissante, favorisant simultanément un apprentissage individuel et une intégration au groupe. En ce sens, la répétition revêt ici un double aspect. D’une part, elle intègre les apprentis en tant que participants à part entière, aux côtés des anciens. De l’autre, la disposition alternée des danseurs fait de la répétition une situation d’apprentissage entre quasi-pairs, où les plus expérimentés soutiennent les novices dans l’exécution de leurs tâches : signaux discrets des sourcils, du regard, des mains pour partir au bon moment, mots soufflés ou gestes esquissés pour indiquer quels mouvements enchaîner, guidage dans le positionnement spatial, etc. La notion de « participation périphérique légitime » semble d’autant mieux correspondre à cette situation que la hiérarchie par l’expérience est amoindrie au profit d’une solidarité entre pairs.
Toutefois, comme le montrera l’analyse des actions du répétiteur, l’acquisition d’un « répertoire partagé » (shared repertoire, Wenger, 1998 : 92) par participation conjointe des apprentis et des anciens à la même chorégraphie n’est pas le seul effet de la répétition. L’enjeu d’une pratique collective médiée par le répétiteur est aussi, pour l’ensemble des danseurs, d’apprendre à prendre place dans une chorégraphie de groupe.
Malgré le bon niveau technique des apprentis, ceux-ci réclament une attention constante de la part du répétiteur, qui interrompt fréquemment le déroulement d’une répétition pour leur faire retravailler certains mouvements. Dans le duo cosaque de la Suite évoquée ci-dessus, un apprenti est apparié avec B*, une ancienne de l’Ensemble. Mendee attend la fin de la section dédiée au duo pour interrompre la musique d’un claquement de main. Quittant sa position dos au miroir, il écarte l’apprenti, prend sa place auprès de sa partenaire, qu’il tient à sa droite, par la taille et par la main, et lui fait décrire le cercle complet à gauche qui doit la ramener au centre de l’espace, face au public en deux temps à peine. Il donne à l’ensemble du mouvement du couple une ampleur, une rapidité et une fluidité qu’il rend particulièrement évidentes. Il revient ainsi avec sa partenaire au centre, face au public, tapant du pied et prenant la pose assurée qui ouvre la phrase suivante. En décrivant le cercle, il dit : « C’est comme ça qu’il faut faire ! ». Lâchant la taille de sa partenaire, Mendee refait le trajet du danseur de manière exagérément lente et dit : « Si tu fais comme ça, tu n’y arriveras jamais », puis le refait à nouveau, cette fois à la bonne vitesse et dans la bonne dynamique, en disant : « Voilà, comme ça ! ». En effet, dans la répétition en musique, comme l’apprenti allait trop lentement dans son tour, la danseuse avait été obligée de se séparer de son étreinte et d’accélérer le mouvement pour se trouver à la bonne place sur la fin de la phrase musicale. Aussitôt Mendee relance la répétition en musique au début de la section. Cette fois, au moment du cercle, il se place dos aux danseurs et exécute le mouvement du garçon en même temps que le couple de danseurs, tout en ponctuant ce passage d’onomatopées rythmiques visant à indiquer la dynamique à suivre. L’exécution par l’apprenti est visiblement jugée satisfaisante par Mendee puisque la répétition en musique continue. Lors de la répétition suivante, Mendee ne prêtera aucune attention particulière à cet apprenti à ce moment de la danse et laissera la répétition se dérouler sans l’interrompre.
Dans cet épisode, l’intervention de Mendee se décline en un jeu de substitution mutuelle entre le répétiteur et l’apprenti (fig. 4).
Figure 4. Tableau des substitutions entre répétiteur et apprenti danseur.
L’intervention de Mendee suit des étapes progressives qui vont de la substitution complète, quand le répétiteur fait le mouvement à la place du danseur, à l’effacement, où le répétiteur limite son intervention au fait de regarder. De manière complémentaire, l’apprenti adopte le processus inverse : de spectateur du répétiteur, il reprend progressivement sa place de participant dans la chorégraphie. Le procédé peut rappeler la technique de moulage dite à la cire perdue, dans laquelle un premier moulage, en cire, est destiné à être détruit pour permettre la fabrication d’un moule, dans lequel sera coulé le bronze liquide, qui adoptera, en s’y substituant, la forme exacte du moulage de cire. Toutefois, l’intervention de Mendee vise moins à offrir un moulage, une forme à laquelle se conformer, qu’un modèle, un idéal, destiné à être réapproprié par le danseur. En effet, Mendee ne danse pas comme s’il était lui-même danseur dans la chorégraphie, mais danse de manière à faire remarquer au danseur tel ou tel aspect du mouvement à améliorer. À l’étape 1, lorsqu’il prend la place de l’apprenti, Mendee exagère délibérément la rapidité, la fluidité du déplacement, en rendant évidente la dynamique du mouvement, plus qu’il ne le ferait s’il dansait intégralement le rôle : il montre moins ce qu’il faut faire, qu’il n’indique à l’apprenti sur quel point s’améliorer. À l’étape 2, il complète et renforce ce modèle par un contre-modèle, en caricaturant les défauts de l’apprenti. Enfin, il parsème sa danse de remarques verbales destinées à attirer l’attention sur le point à corriger. Ici, il s’agit d’une onomatopée indiquant la dynamique à suivre, ailleurs il peut nommer une partie du corps ou expliciter une façon de faire. L’association de cette substitution complète qui s’inverse progressivement et de ces procédés visant à orienter l’attention de l’apprenti construisent ainsi un modèle sélectif, moins destiné à être reproduit qu’à donner à voir un aspect particulier du mouvement que le danseur doit améliorer (Ingold, 2001).
Ce dispositif du ’répétiteur modèle’ est aisément modulable. Parfois, Mendee ajoute d’autres étapes intermédiaires : après avoir fait le mouvement dans le sens de l’apprenti (étape 3), il le fait face à lui, en miroir. D’autres fois, avant de revenir à sa position de regardant (situation initiale), il témoigne, lors de la reprise des répétitions, d’une attention particulière envers l’apprenti, l’aidant de remarques verbales, de comptes, d’onomatopées, ou encore validant son exécution par des appréciations encourageantes (« c’est bien », zöv).
Si le dispositif du ’répétiteur modèle’ est ainsi modulable, c’est qu’il a vocation à s’adresser à des danseurs de différents niveaux. Dans une autre section de la même danse, Mendee intervient auprès de trois anciens. Sans faire s’arrêter la musique, en se plaçant devant eux, il reprend le mouvement qu’ils doivent faire, mais en accentuant la flexion du torse et en ponctuant sa démonstration d’un « le torse comme ça » (ceej ingeed) avant de reprendre sa place dos au miroir. Dans ce cas, on retrouve bien les procédés du ’répétiteur modèle’, mais réduits à une substitution partielle et à quelques remarques verbales, l’espace de quelques instants, sans interruption du cours de la répétition. Le ’répétiteur modèle’ articule ainsi l’apprentissage des novices avec celui, moins marqué mais néanmoins omniprésent, des anciens, renforçant de ce fait la continuité entre les deux statuts. Dès lors, tout danseur est, dans la répétition, en situation d’apprentissage.
La dimension collective de la répétition qui en fait une forme de communauté d’apprentissage est liée à la préférence des chorégraphes pour les danses de groupe, voire de masse (mass). Quel que soit l’ensemble où ils vont être recrutés dans la suite de leur carrière, les danseurs mongols doivent savoir trouver rapidement leur place, non seulement dans l’ensemble auprès de collègues, mais aussi dans des chorégraphies où ils doivent tenir leur rôle avec professionnalisme. Pour cela il leur faut incarner, à leur juste place dans le groupe, l’intention ou le ’dessein’ du chorégraphe, c’est-à-dire des configurations spatiales, ’dessins’ qui doivent être perçus de manière claire par les spectateurs. Répéter avec un répétiteur, c’est apprendre à danser ensemble. C’est aussi apprendre à collaborer pour donner à voir une danse dont les configurations de groupe sont lisibles. Cela suppose que les danseurs soient à même d’adopter le point de vue du chorégraphe et, ce faisant, celui du spectateur à qui est destinée la danse. Or, le répétiteur joue un rôle clé dans l’articulation entre le dess(e)in chorégraphique et sa réalisation par les danseurs.
« Le danseur est l’exécutant, le chorégraphe est l’auteur du livre. C’est pourquoi le répétiteur est l’intermédiaire qui fait le lien entre les deux. Le travail du répétiteur est plus dur que celui du chorégraphe : il doit faire parvenir au spectateur la danse exécutée [i]. » (Ent. Oyuunceceg). Oyuunceceg, répétitrice à l’Ensemble des chemins de fer, oppose ici la composition (zohioh) formelle, incarnée par le chorégraphe (büjig degleech), à son exécution matérielle (güicetgeh), tâche des danseurs (büjigchin) [14]. Cette vision de la répartition des rôles est largement partagée dans le milieu de la danse mongole, comme le suggèrent différents entretiens et conversations avec des danseurs, répétiteurs ou chorégraphes sur le rôle du chorégraphe. D’après ces sources que je synthétise ici, le chorégraphe doit d’abord « étudier » (sudlah) son sujet, se documenter, comme un « chercheur » (sudlaach), par des lectures ou, le cas échéant, par une enquête de terrain (Ent. Ganchimeg). Par exemple, s’il prétend faire une chorégraphie sur les Hotgoid, il lui faut d’abord se renseigner sur l’histoire et l’ethnogenèse, la répartition géographique, les caractéristiques ethnographiques de ce groupe ethnique mongol (Ent. Sanjaa). Puis, il doit réfléchir à la composition et à la mise en scène de la danse (Ent. Ganchimeg). Cette dimension, volontiers décrite comme une activité conceptuelle impliquant le « cerveau » (tolgoi), nécessite aussi fréquemment de dessiner les configurations de danseurs et les mouvements de groupes, une action des chorégraphes dont j’ai été témoin à plusieurs reprises. En effet, dans la plupart des chorégraphies de danse mongole, est valorisée l’organisation de masse des danseurs, en vue de la constitution de motifs visuels et dynamiques : cercles, lignes, spirales, jets d’eau, traversées… Ce n’est qu’une fois la danse entièrement composée dans sa tête et sur le papier que le ou la chorégraphe s’attache à transmettre la pièce aux danseurs chargés de son exécution. À partir de là, la chorégraphie ne subira plus que des modifications mineures (Ent. Ganchimeg). C’est alors qu’intervient le répétiteur.
En mongol, on trouve tantôt le terme d’emprunt russe rêpêtitor, tantôt la périphrase dasgaluulagch bagsh (litt. « professeur qui fait faire l’entraînement »). Une autre traduction possible du statut serait « maître de ballet ». S’il revient au chorégraphe de composer les chorégraphies, dans la réalité, les deux rôles peuvent se confondre, puisque les chorégraphes se chargent fréquemment de faire répéter leurs danseurs, tandis que certains répétiteurs chorégraphient quelques pièces. La position de répétiteur est parfois un intermédiaire statutaire dans le passage du statut de danseur à celui de chorégraphe. Pourtant, certains répétiteurs se défendent de prétendre au titre de chorégraphe. C’est le cas de Mendee, qui a acquis sa position par son ancienneté dans l’Ensemble et par l’excellence de son travail. À ce titre, il renvoie l’image d’un répétiteur qui est moins celle d’un chorégraphe en devenir que celle d’un danseur plus expérimenté, promu pour son excellence et son expérience, et constitue donc un bon exemple pour analyser le rôle d’intermédiaire du répétiteur.
L’Ensemble Sarny Chuluu, en 2013, n’a pas de chorégraphe attitré. Il emploie à titre temporaire des chorégraphes missionnés pour transmettre des œuvres destinées à enrichir le répertoire de l’Ensemble. Bayad, inspirée des danses propres au groupe des Bayad (un sous-groupe des Mongols de l’ouest ou Oirat), est une chorégraphie élaborée dans les années 1960 par le fameux Dalhjav Lhasüren, chorégraphe emblématique du théâtre de la province d’Uvs, décédé en 1991. Pour permettre aux danseurs d’acquérir cette pièce du répertoire, l’Ensemble a fait appel à Bayartai, une danseuse professionnelle d’une soixantaine d’années qui, en tant qu’ancienne soliste du théâtre d’Uvs, a côtoyé Lhasüren et dansé la chorégraphie Bayad durant toute sa carrière.
Dans la répétition à laquelle j’assiste le 16 mai 2013, l’apprentissage de la chorégraphie a déjà atteint un stade avancé. Bayartai, du fait de son âge, n’intervient que rarement pour montrer les mouvements. Assise dans un fauteuil, dos au miroir, elle compte pour cela sur Mendee. C’est lui qui guide l’entrée des danseurs au début de la chorégraphie, se plaçant à leur tête pour leur faire suivre le bon tracé, ou encore qui montre tel mouvement au sujet duquel Bayartai a manifesté son mécontentement. Même lorsqu’elle se lève pour corriger directement un mouvement, Bayartai se montre assez avare d’explications. Sur un passage rappelant les mouvements de l’ambleur, avec mouvements de poignets et secousses d’épaules très rapides, elle se lève et refait le mouvement en comptant à haute voix. Les danseurs échangent entre eux des coups d’œil interrogateurs, sans comprendre. Mendee tente de faire le mouvement qu’il croit convenable et interpelle Bayartai par une demande de vérification : « Comme ça ? Avec le torse ? » (Iim ? Ceej bii yuu ?). Elle approuve. Il a trouvé la clé du mouvement et s’adresse alors aux danseurs, les exhortant à refaire le mouvement comme il le fait lui-même, leur expliquant comment engager le torse. Mendee est donc celui qui interprète les intentions chorégraphiques de Bayartai et en offre non seulement une démonstration qui redouble celle du chorégraphe, mais une explication alternative, pour en faciliter l’appropriation par les danseurs.
Tout en jouant ce rôle d’intermédiaire, Mendee se prépare aussi à se substituer à la chorégraphe, lorsqu’elle sera absente, pour pouvoir continuer à faire répéter la chorégraphie correctement. Il lui arrive de se placer dos au miroir du fond, à un point diamétralement opposé à celui où se trouve Bayartai, et de redoubler le regard évaluateur et les interjections – comptes, accents, noms de parties du corps – de celle-ci par les siennes. Mais parfois, loin de se contenter de redoubler le regard du chorégraphe, il prend l’initiative de faire reprendre un mouvement ou d’exprimer une évaluation « eeet voilà, c’est bien ! » (eeeh zöv), comme il le fait en l’absence de chorégraphe. Mais pour se préparer à ce moment où il sera seul face à ses danseurs, il apprend lui aussi la chorégraphie, en oscillant entre une position de regard extérieur englobant et une position de participant : soit qu’il prenne la place, laissée vacante par un absent, dans la ligne des hommes, soit qu’il suive comme une ombre, sans y prendre vraiment place, la partie des femmes. Tout en quêtant, d’un signe de tête ou d’un regard, l’approbation de Bayartai, Mendee s’assure de maîtriser à la fois chaque rôle – ceux des hommes comme ceux des femmes – et la chorégraphie comme totalité vue de l’extérieur. Il pourra ainsi pleinement se substituer à elle, lorsqu’elle sera partie et qu’il devra, à son tour, transmettre la chorégraphie à de jeunes recrues par exemple. Mendee se trouve donc, lui aussi, en situation d’apprentissage, mais un apprentissage paradoxal : il apprend non seulement à exécuter la danse en tant que danseur, mais aussi à la voir en tant que chorégraphe.
Le travail de Mendee est caractérisé par un va-et-vient entre une position de regard, en recul, dos au miroir, propre à saisir l’effet d’ensemble de la chorégraphie, et une position d’intervention parmi les danseurs. Ses interventions ne visent pas seulement à faire comprendre à chaque danseur comment mieux danser son mouvement. Il s’agit aussi d’ajuster la disposition des danseurs dans l’espace dans le respect du dess(e)in du chorégraphe. Mendee peut ainsi se placer à la tête des danseurs pour guider un déplacement, ou encore se positionner au centre d’un cercle formé par les danseurs pour les pousser à le contourner et à adopter un tracé plus arrondi. L’intervention physique du chorégraphe permet alors de matérialiser le dess(e)in conceptuel ou dessiné du chorégraphe dans le groupe de danseurs.
Dans la répétition de Bayad, Mendee fait reprendre un déplacement qui implique que les filles et les garçons, se regardant face à face à l’intérieur d’un V, s’entrecroisent progressivement. La manœuvre requiert des ajustements pour que le spectateur ait l’impression de deux lignes nettes – les deux branches du V – qui se rejoignent, puis se séparent après s’être croisées. Pour expliquer aux danseurs ce qu’il attend, Mendee fait s’entrecroiser ses doigts, avec lenteur et netteté. Il permet ainsi aux danseurs de visualiser, en miniature, l’effet qu’ils doivent produire à l’échelle de la scène. Le rôle du répétiteur ne consiste pas seulement à faire exécuter la danse aux danseurs, mais aussi à leur faire comprendre les enjeux de leur position dans le groupe, de façon qu’ils puissent assimiler non seulement les mouvements, mais aussi leur place dans le dessin d’ensemble. Grâce au répétiteur, ils apprennent à faire partie d’un tout qui est moins l’exécution d’un concept abstrait qu’une réalisation collective destinée à prendre pleinement forme aux yeux du public. En ce sens, le répétiteur n’est pas seulement le truchement entre le chorégraphe et les danseurs : il est aussi la cheville ouvrière qui assure la coordination du groupe en vue de créer un effet collectif, qui soit plus que la somme de la participation de chacun. La chorégraphie devient une totalité aboutie et adressée.
Le Naadam est la fête nationale mongole. Très suivie, la cérémonie d’ouverture, grandiose, se déroule dans le stade national, au sud d’Ulaanbaatar, et est retransmise sur toutes les chaînes télévisées. Depuis plusieurs décennies, elle comporte une chorégraphie de masse, confiée à un ou plusieurs des chorégraphes les plus en vue de la danse mongole, et à laquelle participent plusieurs centaines de danseurs, issus de tous les ensembles de la capitale.
Pour répéter la chorégraphie de l’inauguration de 2013, les deux chorégraphes choisis cette année-là, une femme (Enhgerel, la trentaine) et un homme (Bayarbaatar, la quarantaine), ne peuvent assurer le même va-et-vient que Mendee dans son petit studio, face à ses onze danseurs. Ils se distribuent les rôles. Ainsi, lors de la première répétition avec seulement une partie des danseurs, en studio, le 1er juillet, Enhgerel monte sur un escalier pour avoir un regard de surplomb et contrôler le dessin et le déploiement dynamique de la spirale formée par les danseurs. Pendant ce temps, Bayarbaatar reste au niveau des danseurs et intervient directement auprès d’eux pour modeler la forme dessinée par le groupe, en fonction des indications données par Enhgerel (fig. 5). Peu après, le 3 juillet, des répétitions réunissant tous les danseurs ont lieu dans un immense stade couvert, au sud de la ville. Bayarbaatar, juché sur une chaise d’arbitre, coordonne l’ensemble de la répétition, tandis qu’Enhgerel, courant d’un groupe à l’autre, intervient directement auprès des danseurs pour ajuster la forme. La position en surplomb donnée d’abord par l’escalier, puis par la chaise d’arbitre, répond à une configuration de danseurs destinée à une performance dans le stade : les spectateurs seront en surplomb des danseurs, contrairement à un théâtre à l’italienne, où ils se trouvent face à eux. Le dessin des chorégraphies pensées par les chorégraphes est très consciemment adressé à la position en surplomb du spectateur du stade. La figure 6, prise à l’occasion d’une répétition ultérieure, le 8 juillet, dans le stade ouvert où doit avoir lieu l’inauguration, montre le motif spiralé créé par le mouvement d’ensemble des danseurs, vu depuis la tribune du stade ouvert où se tiennent pour cette occasion les chorégraphes, mais où seront, le jour J, les spectateurs. Ce fait révèle comment le regard extérieur du chorégraphe rejoint le point de vue du spectateur. Les jeunes danseurs, en apprenant à interpréter la chorégraphie dessinée et conçue pour un œil en surplomb, apprennent de fait à intégrer, par l’intermédiaire du regard du répétiteur, non seulement le dess(e)in chorégraphique, mais aussi le regard du spectateur comme un partenaire incontournable du fait même de danser.
Jusqu’à présent, j’ai insisté sur la position hiérarchique du répétiteur : placé en situation de regard extérieur, il se substitue à la fois au chorégraphe et au spectateur. Comme on l’a vu précédemment, il ne quitte cette position que pour mieux modeler les corps ou les configurations des danseurs, en gardant toujours un œil surplombant, une vision du tout et de chacun. La figure du répétiteur, associée avec la prédominance d’un dess(e)in chorégraphique surplombant et normatif, semble orienter l’analyse vers la notion d’alignement, telle que définie par Wenger, comme un des trois modes d’appartenance à une communauté de pratique. Par opposition à « l’engagement » (engagement, qui suppose la collaboration étroite et volontaire de tous les membres à une « entreprise conjointe », joint enterprise, Wenger 1998 : 174 et 77), et à « l’imagination » (imagination, projection non vérifiée de son appartenance à une communauté imaginée, ibid., 175), « l’alignement » (alignment, ibid., 178) suppose un dispositif de mise en conformité des membres avec une exigence d’ordre supérieur. Le terme prend d’ailleurs un sens particulièrement concret dans le cas d’une danse dont la réussite dépend précisément du bon alignement spatial des danseurs, autant que de leur conformité à un dess(e)in qui les dépasse.
Mais l’omniscience idéale du répétiteur est, en réalité, traversée de failles qui invitent à nuancer cette interprétation. Dans Bayad, (répétition du 17 juin, en l’absence de Bayartai) Mendee fait répéter les rôles féminins. Répétiteur, il les connaît assez bien, mais danseur homme, il les connaît moins bien que les rôles masculins. C’est pourquoi il lui arrive, quand il corrige une apprentie, de demander à Saraa ou à B*, deux anciennes, si le mouvement est bien celui-là. Mais il lui arrive également d’hésiter au sujet des rôles masculins. Alors que Mendee demande aux hommes de répéter tel mouvement de Bayad, le danseur T* conteste ses remarques : le mouvement de bras, quand on est agenouillé, ne se décline pas en quatre fois à droite et quatre à gauche, mais en deux à droite, deux à gauche, deux à droite, deux à gauche. Mendee, troublé, hésite. Les garçons débattent avec Mendee. Enfin, tout le monde se plie à l’avis de T*, y compris Mendee. Là encore, la collaboration des danseurs est essentielle pour suppléer aux erreurs et aux hésitations du répétiteur et pour mener à bien la répétition.
Quand il participe comme danseur, même s’il ne fait que marquer son rôle qu’il connaît à la perfection, Mendee prête moins attention à la disposition de l’ensemble des danseurs. Il a alors recours à l’avis des danseurs, en particulier de Saraa, la plus ancienne après lui. Ses collègues, notamment les anciens, mémorisent rapidement leur propre position dans l’ensemble, ainsi que celle de certains de leurs partenaires. Ils sont donc en mesure de venir en aide à Mendee lorsque celui-ci a des doutes. Mendee, malgré sa position extérieure et son statut de répétiteur, reste ainsi un danseur parmi ses pairs : il peut compter sur de telles formes d’entraide. À ce titre il est, lui aussi, soumis à un dess(e)in supérieur. Ainsi, malgré les apparences, la position de répétiteur est faiblement hiérarchique : elle consiste plutôt en un rôle de coordinateur, incarné par un danseur comme les autres, différencié faiblement par ce que Wenger appelle une « trajectoire paradigmatique » (paradigmatic trajectory, Wenger, 1998 : 156), et plus fortement par sa maîtrise exemplaire d’un savoir danser ensemble.
De plus le répétiteur, en tant que rôle distinct, disparaît au moment du spectacle. Les danseurs sont seuls en scène pour assumer le dess(e)in de la chorégraphie. Si le fait de répéter intensément stimule la mémoire des danseurs, la performance implique qu’ils soient également capables de collaborer de façon à pouvoir s’ajuster entre eux en l’absence des indications du répétiteur. Les danseurs sont capables de s’aligner discrètement (de manière peu perceptible pour un spectateur non expert) les uns sur les autres pour ajuster leur placement ou leurs mouvements à ceux de l’ensemble. Outre cela, deux modes de communication rendent perceptibles ces collaborations sur scène. L’un est un signal qui peut être intégré comme tel au spectacle, typiquement un cri trillé « trrr » servant à synchroniser les danseurs tout en renforçant le caractère spectaculaire de la danse par le son devant le public. L’autre stratégie des danseurs est de communiquer entre eux de manière discrète, pratiquement imperceptible du public : indications soufflées, pas ou prise d’espace un peu plus marqués, coups d’œil discrets… Ces signaux de collaboration des danseurs entre eux font partie intégrante des répétitions, où ils sont assumés comme tels.
Ces modes de collaboration montrent que les danseurs ne sont pas les simples exécutants d’un dess(e)in, ni les pions d’un plan collectif dont la responsabilité incomberait au seul concepteur, le chorégraphe, ou au répétiteur, son intermédiaire. Au contraire, les danseurs doivent avoir assimilé la logique d’ensemble dans laquelle ils sont impliqués et en avoir pris la responsabilité. De la sorte, ils deviennent non seulement les exécutants d’un dessin chorégraphique, mais les agents voués à performer collectivement le dessein d’une totalité, la chorégraphie de groupe, qui les subsume en même temps qu’ils la font exister. Ainsi, à la modalité d’appartenance fondée sur l’alignement conforme, il faut ajouter une modalité d’appartenance par engagement, particulièrement visible dans la constitution de l’entreprise conjointe que représente, de manière à la fois spectaculaire et singulièrement physique, la chorégraphie de groupe. Dès lors, s’il est possible de parler d’une communauté de pratique des danseurs de danse mongole, les contours de celle-ci ne se tracent pas seulement en termes de savoirs par corps (ceux qui savent se mouvoir d’une certaine façon), de diplômes (ceux qui sortent du conservatoire), de répertoires ou d’appartenance institutionnelle (ceux qui sont employés par tel ou tel ensemble). Bien que ces éléments y contribuent sans aucun doute, aucun n’est aussi nettement définitoire que la maîtrise des compétences révélées par l’analyse de la répétition comme situation d’apprentissage. Acquise dans la pratique des chorégraphies de groupe sous la houlette du répétiteur, la capacité à danser ensemble se décline en deux aspects étroitement complémentaires : celui de se conformer à un dess(e)in surplombant et celui d’y assumer son rôle de manière active et engagée. Ainsi, la dimension performative ou spectaculaire de la danse mongole va de pair avec l’association originale de deux modes d’appartenance a priori éloignés, l’alignement et l’engagement, dans la terminologie de Wenger. Cela permet aux danseurs de circuler indifféremment d’un ensemble de danse à un autre au cours de leur carrière. Ce savoir, appris dès leurs débuts comme professionnels, et réappris par la suite dans toute répétition, signe leur appartenance à une communauté de pratique qui dépasse l’ensemble dans lequel ils ont été recrutés. L’exemple de l’inauguration du Naadam, regroupant des danseurs de tous les ensembles pour l’exécution d’une chorégraphie à grande échelle, témoigne de cette intégration à l’échelle de la Mongolie tout entière.
Ainsi, la forme même des apprentissages informels, à savoir la répétition d’une chorégraphie de groupe médiée par le répétiteur, le type de savoirs qu’elle engage, et la nature et l’extension des communautés de pratique auxquelles elle donne lieu sont étroitement interdépendants. Pour le reformuler, à l’instar de Wenger, en termes identitaires, être danseur de danse mongole, c’est appartenir à une communauté de pratique caractérisée par un savoir danser ensemble sous le regard des autres.
Le cas de la répétition à l’ensemble Sarny Chuluu montre que l’intégration des jeunes recrues peut être considérée comme une situation d’apprentissage à part entière. S’opposant à un apprentissage disciplinaire de type scolaire en contexte institutionnel comme le conservatoire, cette situation illustre l’importance de l’intégration des nouveaux entrants à un groupe de pairs, ici la communauté des danseurs confirmés, non seulement au sein de l’ensemble, mais dans toute la Mongolie. Loin de relever de la seule modalité d’« alignement » par exécution d’un ensemble d’actions conformes, la modalité d’appartenance à la communauté de pratique des danseurs de danse mongole relève aussi d’un nécessaire « engagement » de la part des danseurs. Les données analysées montrent à quel point cette capacité à danser ensemble est intrinsèquement liée à la capacité à savoir danser sous le regard d’autrui. La position ambivalente du répétiteur, à la fois danseur engagé et regard extérieur, fait de lui une altérité singulière. Ainsi, il ne joue pas seulement un rôle central dans la mobilisation de dispositifs de participation gradués. Il permet aussi à chacun d’apprendre à danser ensemble, au sein d’une chorégraphie de groupe où l’individualité du danseur compte moins que sa capacité à tenir son rôle dans un ouvrage collectif destiné à toucher le spectateur. Par un jeu de substitutions progressives, l’apprenti danseur s’habitue à danser sous le regard du répétiteur, truchement de celui du chorégraphe, pour mieux apprendre à danser de façon à incarner, en collaboration avec ses pairs, le dess(e)in chorégraphique aux yeux du spectateur.
Explorée à travers le terrain des danses mongoles, l’hypothèse défendue ici permet de penser l’articulation entre pratique collective, communauté d’apprentissage informelle et communauté de pratique dans le cas de formes de danses collectives spectaculaires et académiques. La possibilité de l’étendre à d’autres types de danses (individuelles, improvisées, non spectaculaires, etc.) reste ouverte.
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Translittération du cyrillique mongol : a=a, b=б, v=в, g=г, d=д, ê=е, ё=ё, j=ж (pr. /dj/), z=з, i=и, i=й, k=к, l=л, m=м, n=н, o=о, ö=ө, p=п, r=р, s=с, t=т, f=ф, h=х, c=ц (pr. /ts/), ch=ч (pr. /tch/), sh=ш, shch=щ, e=э, yu=ю, ya=я, ’=ь, ’’=ъ.
[1] Incluant une segmentation du temps, de l’espace et des activités, la progressivité des cursus, des sanctions positives et négatives (Foucault, 1975 : 175, 185 ; Becker, 1972).
[2] En 1924, la Mongolie, indépendante depuis peu, devient République populaire de Mongolie, ce qui en fait le deuxième État au monde à adopter un régime de type socialiste, à la suite de l’URSS. Le régime perdure sous cette forme jusqu’à l’adoption d’une nouvelle constitution, en 1992, instaurant une démocratie parlementaire pluraliste. Durant les presque soixante-dix ans de cette période dite ’socialiste’, la Mongolie ne fera jamais partie de l’URSS, mais restera dans son orbite politique, diplomatique, économique et culturelle. C’est dans ce cadre que le ’grand frère russe’ (oros ah), selon une expression consacrée, envoie en Mongolie, dès la fin des années 1920 et tout au long de la période, des experts dans différents domaines pour contribuer à la ’modernisation’ technologique, politique et idéologique du pays. La contribution des maîtres de ballet russes à l’élaboration d’une danse nationale mongole prend place dans ce contexte.
[i] « Ensemble de danse populaire de l’URSS sous la direction de Igor Moiseev », ru. Ansambl’ narodnogo tanca SSSR pod rukovodstvom Igorya Moisêêva.
[3] La structure fortement hiérarchisée de ces Ensembles a été décrite par Shay (2002).
[4] Conçu dans les années 1930 sur le modèle soviétique comme une institution d’éducation secondaire professionnalisante (un ’collège’), le Conservatoire de musique et de danse S. Gonchigsumlaa (S. Gonchigsumlaagiin neremjit högjim büjgiin kollêj) articule aujourd’hui les cursus scolaires ordinaires et la formation dans différentes disciplines de danse. Il recrute les jeunes par audition vers l’âge de 12 ans. D’autres institutions de formation à la danse mongole existent, fondées sur un modèle similaire (Blanchier, 2018 : 152-153).
[5] Il existe aussi un cursus en danse classique, dont les élèves constituent le vivier de l’Opéra-ballet de Mongolie.
[6] Moment du cours où on quitte l’appui de la barre pour s’exercer au ’milieu’ du studio.
[7] Ensemble académique national de chant et danse de Mongolie, Mongol ulsyn ündesnii duu büjgiin erdmiin chuulga.
[8] Le répétiteur, parfois appelé « maître de ballet », figure canonique dans les danses académiques comme la danse classique, a pour fonction de conduire les répétitions des pièces de répertoire, composées par les chorégraphes, et de s’assurer de leur exécution correcte par les danseurs. On revient plus bas en détail sur les différentes facettes de son rôle.
[9] Le lecteur aura un aperçu de quelques-uns de ces points de vue avec les photos présentées dans la suite de l’article.
[10] Litt. « Pierre de lune », aussi connu des touristes sous son nom anglais, Moonstone.
[11] La présence de l’accompagnateur au piano durant les répétitions – alors que les musiques des chorégraphies sont par ailleurs enregistrées par des orchestres d’instruments mongols – renvoie au modèle pédagogique russe. Par convention, un claquement de mains signifie l’arrêt ou la reprise de la musique. Son titre officiel en mongol est koncêrtmêistr, emprunté au russe. Les danseurs s’adressent à l’accompagnateur en l’appelant bagshaa, « maître ».
[12] Collants courts noirs (type caleçon) et chaussons noirs pour les garçons, collants académiques longs blancs et chaussons blancs pour les filles, souvent portés avec un léotard de couleur pastel. sneakers de danse à semelle voûtée, bottines de danse de caractère ou de danse mongole ou autres chaussures confortables, baskets pour l’un des garçons, ballerines pour une des filles.
[13] Une suite en chorégraphie est une pièce constituée d’une séquence de moments possédant chacun un rythme et une humeur propres. L’unité de la pièce repose non sur un fil narratif ou sur une unité musicale ou stylistique, mais sur le contraste des atmosphères provoqué par leur juxtaposition. Le genre est utilisé dans la danse mongole pour mettre en scène notamment la diversité des groupes ethniques qui composent la nation mongole.
[i] « Büjig degleh gedeg bol ondoo. Büjigchin bol güicetgegch, büjig degleech bol nomyn zohiolchtoi yum. Tiim bolohoor büjgiin bagsh bol enehoëryg holboj baidag holboos yum. Büjig degleechdees ilüü dasgaljuulagch bagsh ilüü ih ajillaj baidag. Ted naryn güicetgesen büjig üzegchded hürch baidag » (traduit par l’auteur).
[14] Pour une discussion sur la place de l’articulation entre conception et exécution dans la pensée occidentale de la création artistique, en lien avec l’aristotélisme notamment, voir par exemple Ingold 2013 : 48.
Blanchier Raphaël, « Danser ensemble sous le regard de l’autre : apprentissage collectif et communauté de pratique dans la danse mongole », dans revue ¿ Interrogations ?, N°32. Communautés informelles d’apprentissage, communautés de pratique – Apprendre avec, par et pour les autres, juin 2021 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Danser-ensemble-sous-le-regard-de (Consulté le 7 octobre 2024).