Depuis les années 1960, les habitants de Rive-Droite Levassor, un quartier populaire de Fort-de-France (Martinique), entreprennent de requalifier les musiques et les danses héritées de l’ancienne société esclavagiste depuis le statut de simples « folklores » à celui d’instruments de reconquête sociale et culturelle. A partir d’une enquête ethnographique réalisée entre 2011 et 2018 au sein de l’association Tanbo Bô Kannal, cet article analyse la façon dont ils sont parvenus à faire de leur quartier un lieu de conservation de leurs danses et de leurs musiques, mais aussi de production et de transmission de certains modes de vie menacés de disparition. L’analyse souligne le rôle déterminant joué par la forme urbaine et par les conditions d’existence dans la production d’une « disposition à la débrouille ». Une expérience sociale qui est bousculée aujourd’hui par les transformations urbaines subies par le quartier.
Mots-clés : Communauté épistémique ; Création ; Eco-formation ; Mouvement culturel ; Tradition.
Since the 1960s, the inhabitants of Rive-Droite Levassor, a working-class neighbourhood in Fort-de-France (Martinique), have been working to reclassify the music and dances inherited from the former slave society from the status of simple ’folklore’ to that of instruments of social and cultural reconquest. Based on an ethnographic survey carried out between 2011 and 2018 within the Tanbo Bô Kannal association, this article analyses the way in which they have succeeded in making their neighbourhood a place for the conservation of their dances and music, but also for the production and transmission of certain lifestyles threatened with extinction. The analysis underlines the decisive role played by urban form and living conditions in the production of a ’willingness to help oneself’. This social experience is now being shaken by the urban transformations undergone by the neighbourhood.
Keywords : Epistemic Communities ; Creation ; Cultural movement ; Eco-training ; Tradition.
Situé à deux pas du centre ville de Fort-de-France, le quartier de Rive-Droite Levassor est bien connu des Martiniquais, même s’ils sont rares à vouloir s’y aventurer. Bordant le canal Levassor dont la rivière était réputée pour charrier ce qu’il y a de pire en raison notamment de sa proximité avec les abattoirs, ce quartier et ses habitants souffrent encore d’une stigmatisation qui a contribué à les souder. De fait, c’est précisément cette marginalisation tant sociale que spatiale qui a contribué au maintien de certaines pratiques culturelles qui, tels le danmyé ou le bèlè, étaient combattues par les autorités françaises, et qui a favorisé une forme d’entraide et de débrouillardise dont le rôle fût déterminant dans le processus de mobilisation et de création culturelle des habitants. A partir des années 1960, certains d’entre eux ont d’ailleurs entrepris de requalifier ces musiques et ces danses héritées de l’ancienne société d’Habitation [1] depuis le statut de simples « folklores » à celui d’instruments de reconquête sociale et culturelle. Au fil des années, ils sont parvenus à faire résonner leurs tambours au cœur du carnaval de Fort-de-France mais aussi à réinventer une musique originale et à revaloriser certaines « traditions » culturelles locales menacées de destruction. L’objectif de cet article est d’examiner comment les habitants de ce quartier populaire ont développé une communauté épistémique, autrement dit un lieu de production et de transmission collective de croyances, de convictions et de connaissances profanes, qui peut mener à formaliser et à créer un corpus de connaissances (Akrich, 2010). L’enjeu est de comprendre comment on passe d’une simple communauté de pratique à une communauté où les connaissances deviennent une forme d’agir culturel, mobilisées à des fins de transformation sociale [2].
De 2011 à 2018, j’ai conduit une enquête ethnographique au sein de l’association Tanbo Bô Kannal (TBK), un collectif d’habitants du quartier Rive-Droite Levassor qui a révolutionné la pratique du carnaval en Martinique en faisant descendre dans la rue des tambours mais aussi des danses et des musiques méprisées par les élites martiniquaises [3]. Désireux d’éprouver concrètement leurs pratiques culturelles, j’ai été confronté à des formes de transmission qui ne relèvent ni totalement d’un apprentissage institutionnel (de type scolaire) ni totalement d’un apprentissage informel, mais qui bénéficient avant tout d’une organisation adaptée aux modes de vie des habitants du quartier Rive-Droite Levassor. Et si, aujourd’hui, la pratique du tambour, du chant et de la danse bèlè et danmyé fait l’objet d’un encadrement de plus en plus formalisé, elle a longtemps participé d’un apprentissage tacite, qui renvoie à l’assimilation presque naturelle des valeurs, attitudes, comportements, savoir-faire et connaissances qui se produit dans la vie quotidienne (Darmon, 2006). Dès lors, ce ne sont pas seulement des modalités d’intervention pédagogique explicites et conscientes que j’ai été amené à étudier, mais aussi la façon dont l’aménagement urbain et les sociabilités propres au quartier permettent d’orienter la sensibilité des individus. Au fil de mes observations, le quartier Rive-Droite Levassor m’est apparu non seulement comme un lieu social d’interaction et de coopération mais aussi comme un véritable dispositif d’apprentissage non-formel, dont le fonctionnement s‘appuie sur l’agencement de différents moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels, qui influencent voire modélisent les comportements et les conduites sociales et cognitives des sujets (Peraya, 1999). Une approche qui m’a permis d’envisager l’acte d’apprentissage non seulement sous l’angle de la transmission d’une culture ou de savoirs d’une personne à l’autre, mais aussi dans les moyens mis à disposition d’une personne pour connaître, investir et produire une culture, via l’assemblage sociotechnique d’humains et de non-humains capables d’introduire de la différence, d’ajouter ou de retirer quelque chose aux actions, et d’en modifier le cours (Hennion et Latour, 1993). C’est pourquoi j’ai appréhendé ce quartier, sa forme spatiale et sa disposition matérielle, comme un lieu de formation implicite, proche de l’éco-formation définie par Gaston Pineau : un lieu où l’apprentissage se fait par le contact direct et sensible avec l’environnement, au côté de l’hétéro-formation (formation par ou avec des personnes tierces) et de l’auto-formation (liée aux processus de transformation de soi) qui correspondent à la part proprement réflexive de l’apprentissage (Pineau, 1991).
Cet article est divisé en trois parties. Après avoir montré comment la situation de relatif isolement spatial et social des habitants de Rive-Droite a contribué à protéger leurs modes de vie des processus d’assimilation engagés par l’Etat français, j’analyse dans une deuxième partie comment l’expérience de la précarité foncière, sociale et économique a nourri leurs mobilisations culturelles, leur processus de création et de transmission culturelle. La troisième partie est consacrée à la façon dont les transformations urbaines et politiques qui se sont développées ces dernières années à Fort-de-France ont contribué à fragiliser l’équilibre communautaire sur lequel s’étaient fondées ces mobilisations culturelles, contraignant les habitants à réinventer leurs formes de transmission, dans le sens d’une plus grande formalisation.
Fortement imbriquées dans la vie sociale ordinaire, les pratiques culturelles que j’ai étudiées en Martinique participent d’une logique que l’on peut qualifier de communautaire, ne serait-ce que parce qu’elles se sont longtemps pratiquées à l’écart voire contre les logiques institutionnelles valorisées par l’Etat français, dans des lieux séparés tels que les campagnes et les quartiers populaires. Situé à la lisière de la ville centre, le quartier de Rive-Droite Levassor a permis à certaines pratiques culturelles de perdurer, en dépit des préjugés, des interdits administratifs et religieux et des profondes mutations économiques de l’après-guerre. Il constitue en ce sens une sorte de « conservatoire culturel » qui, à l’image des conservatoires de musique (Bonnéry, 2013), établit un lieu de préservation et de transmission d’œuvres matérielles ou immatérielles, mais aussi une « zone franche » (Bourdieu, 1982 : 66-67, retravaillé par Dubois et al., 2009) détachée des règles de la bienséance culturelle, voire un « espace libre » (free space) apte à « bouleverser le travail des institutions » malgré la faiblesse apparente des ressources dont disposent les habitants (Evans et Boyte, 1986).
Les premiers habitants de ce qui deviendra le quartier de Rive-Droite Levassor étaient des pêcheurs venus principalement des communes du sud ouest de la Martinique pour vendre leurs poissons sur le port, et qui ont peu à peu pris possession des terres situées sur la rive droite du canal, encore relativement inhabitées. En 1848, l’abolition de l’esclavage coïncida avec une révolution des formes de production qui nécessita une main d’œuvre importante, notamment à Fort-de-France. Des cases éparses commencèrent à s’édifier aux confins de la cité coloniale, délimitée par la rivière Madame qui coule dans le canal Levassor. Après l’éruption de la Montagne Pelée en 1902, qui détruisit entièrement la ville de Saint Pierre (l’ancienne capitale de la Martinique), c’est la crise de l’industrie sucrière qui, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, accélère encore l’exode rural vers Fort-de-France. Habitée par 60 000 personnes en 1954, la ville compte près de 100 000 habitants quinze ans plus tard, soit une augmentation de 67% (Letchimy, 1992). L’accueil de 2 600 individus par an, sur un espace non conçu pour une telle croissance, renforce alors l’urbanisation sauvage par la « squattérisation » des terrains « accessibles ». Des quartiers entièrement auto-construits se sont constitués, souvent avec des matériaux de récupération (bois, pierres, tôles). Les années passant, les occupants ont formé des zones d’urbanisation de fait, consolidé leurs habitats en montant des murs de parpaings et en coulant des dalles de ciment. Les ouvrages se sont ensuite complétés d’années en années, au gré des ressources.
Les mobilisations culturelles des habitants de Rive-Droite s’inscrivent dans le prolongement de cette expérience urbaine qui trouve son fondement et ses motivations dans l’exceptionnelle situation d’illégalité et de précarité résidentielle et sociale des populations vivant dans les quartiers auto-construits. Jusqu’aux années 1980, la majeure partie d’entre eux travaillait comme journaliers (« djobeurs »), que ce soit comme dockers ou ouvriers des abattoirs. Une insécurité sociale et foncière qui les livre à une sorte de « débrouillardisme urbain » où il s’agit sans cesse d’inventer, de « combiner », de « traficoter » pour survivre et maintenir sa place dans la communauté. Au delà, c’est l’absence d’équipement ou même d’espace adaptés qui a comme façonné les pratiques culturelles de habitants du quartier, dans la mesure où elle les a obligés à organiser leurs pratiques culturelles en plein air, et plus précisément dans la rue. Dans les années 1950 et 1960, les loisirs des jeunes du quartier de Rive-Droite se limitaient ainsi à trois activités principales : le football, la pétanque et le carnaval. De rares adultes pratiquaient encore le tambour et le danmyé, une lutte dansée et parfois féroce entre deux hommes qui s’affrontent sur le rythme du tambour, de l’ostinato des ti-bwa et du chant dans un cercle appelé « ronde ». En raison de sa violence et de sa mauvaise réputation, les parents interdisaient néanmoins à leurs enfants d’assister aux combats. Les démonstrations de danmyé n’en étaient pas moins au centre des fêtes patronales, et les enfants du quartier ont grandi au contact de cette pratique. Dans ce contexte, leur appétence pour les chants, les danses et les musiques héritées de l’ancienne société d’Habitation n’est pas passée par une quelconque inculcation scripturale, pédagogique, encore moins morale ou idéologique, mais s’est accomplie de façon « fortuite », en participant aux activités du quartier et en observant les adultes. Et ce sont d’ailleurs les plus jeunes qui, au tournant des années 1960, ont voulu revaloriser la pratique du danmyé.
De façon générale, le recrutement des premiers collectifs informels qui, à Rive-Droite, ont commencé à développer les musiques et les danses traditionnelles, s’est longtemps opéré dans le cadre d’une proximité spatiale et sociale, autrement dit le quartier, ce qui situe l’entrée dans la pratique musicale ou chorégraphique dans le prolongement des appartenances sociales. Une configuration confirmée par les résultats de l’enquête par questionnaire que j’ai conduite en 2013 auprès de 73 membres de Tanbo Bô Kannal, une association fondée en 1986 dans le prolongement des collectifs informels initiés par les habitants du quartier dans les années 1960 : elle montre que 86% des membres adultes du groupe entretiennent entre eux un lien de parenté (mari et femme, fils ou fille, neveu ou nièce, cousin ou cousine, petit fils ou petite fille), tandis que les plus jeunes ont quasiment tous un père, une mère, un frère, une sœur, un oncle ou une tante qui est membre ou qui a été membre du groupe. A l’image des orchestres d’harmonie étudiés en Alsace par Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon et Emmanuel Pierru (2009), les logiques de proximité locale et sociale se combinent ainsi jusqu’à opérer une sorte de pré-intégration à TBK, dans la mesure où c’est l’environnement familial et amical qui concourt à orienter les jeunes vers l’apprentissage du tambour et des danses traditionnelles. C’est d’autant plus vrai que, à Rive-Droite, les maisons sont construites très près les unes des autres et que l’accès à l’une d’entre elles peut obliger les occupants à en longer une autre. Les enfants évoluent ainsi sous la surveillance étroite des parents et/ou du voisinage, et si les jeunes passent beaucoup de temps à l’extérieur de la maison, ils sont rarement livrés à eux-mêmes. Le pas-de-porte, le balcon et la façade sont les espaces immédiats, constituant des haltes visuelles et physiques permettant de flâner, de palabrer, de se reposer, de surveiller les enfants. Dans un contexte marqué par une sorte de promiscuité sociale, la mobilisation culturelle des habitants s’effectue ainsi au travers de participations directes aux activités du quartier, ce qui ne manque pas de contribuer en retour à forger leurs dispositions mentales et comportementales.
En s’installant sur un terrain sans droit de propriété, les squatters de Rive Droite étaient souvent conscients de transgresser le droit foncier français. La propriété des lieux était d’ailleurs revendiquée par certaines familles bèkès [4] qui n’hésitaient pas à employer la force pour les déloger, avec l’aide parfois des gendarmes. Au lendemain de la départementalisation [5], certains habitants ont entrepris de se soustraire à cette exigence en fondant un syndicat et en exigeant que ces supposés propriétaires fournissent un acte de propriété. Dans ce combat, ils ont bénéficié du soutien de la municipalité communiste d’Aimé Césaire. Elu maire de Fort-de-France de 1945 à 2001, député de la Martinique de 1945 à 1993, artisan de la départementalisation, A. Césaire défend le droit des pauvres à se loger eux-mêmes, en leur reconnaissant non seulement des droits fonciers mais en réalisant également des travaux publics dans les zones occupées, voire en fournissant une aide technique et matérielle aux auto-constructeurs.
Si cette politique d’aide aux plus démunis n’était pas dénuée d’arrière-pensée politique, dans la mesure où le soutien à ces habitants permettait de renforcer l’emprise électorale du Parti Communiste puis du Parti progressiste Martiniquais (PPM), fondé par Aimé Césaire en 1958, c’est aussi une connivence philosophique qui unissait ces « malheureux » au poète de la négritude [6]. Car Aimé Césaire entendait surtout contrer l’hégémonie de la culture française, et plus largement occidentale, en offrant une reconnaissance institutionnelle et artistique aux traditions populaires de Martinique. C’est pourquoi il a entrepris une politique culturelle municipale ambitieuse, inspirée des techniques de la « démocratisation culturelle » chères à André Malraux, avec notamment l’inauguration au milieu des années 1970 de centres d’animation culturelle dans chaque quartier de la capitale martiniquaise. A l’inverse toutefois du ministère des Affaires Culturelles qui, à sa création en 1959, renvoyait les cultures « régionales » ou « périphériques » à l’état de « folklore », avec le sens péjoratif qu’on lui connaît en France, l’administration césairiste entendait au contraire révéler et valoriser les cultures nées sur le sol martiniquais. En ce sens, il s’agissait de s’opposer radicalement à la stratégie du gouvernement visant à faire des Antilles « un relais de la culture française ». Associé au lancement du Festival de Fort-de-France en 1972, la création en 1976 d’un Service municipal d’action culturelle (Sermac) dédié au soutien et à la diffusion des « arts nègres » agit alors comme une déclaration d’indépendance culturelle de la municipalité. Pour ses concepteurs comme pour ses animateurs, l’ambition du Sermac était de « changer les hommes pour changer les mentalités » (Bernabé, Capgras et Murgier, 1997 : 136) en initiant le plus grand nombre aux différentes formes d’expression artistique. Dans les quartiers comme au sein du Parc Floral, une ancienne caserne militaire encastrée dans la ville-centre où se concentre une partie des animations, les ateliers proposés étaient ouverts à tous : n’importe qui pouvait y suivre des cours gratuitement dans le cadre d’une pédagogie fondée sur un libre accès aux cours et le prêt gratuit des instruments de musique.
En impulsant une action culturelle indépendante du pouvoir d’Etat et des industries touristiques et culturelles, en contribuant à revaloriser symboliquement mais aussi concrètement, via une politique dédiée, les formes culturelles héritées de l’Afrique, la ville de Fort-de-France a joué un rôle essentiel dans la légitimation et la diffusion de danses et des musiques « négro-martiniquaises ». Dans le quartier de Rive-Droite cependant, aucun centre culturel ne fût implanté. Une absence justifiée par la proximité des locaux du Sermac, situés à une quinzaine de minutes à pied, mais qui s’explique aussi par la volonté farouche des habitants du quartier d’affirmer leur souveraineté et de s’organiser entre eux, sans intrusion de la municipalité. A ce titre, si les initiatives culturelles des habitants de Rive Droite Levassor ne peuvent être détachées des conditions idéologiques et institutionnelles qui ont contribué à leurs émergences et à leur développement, elles s’inscrivent aussi dans un souci de résistance concrète et symbolique, au sein même de la société martiniquaise.
Le rejet mais aussi la crainte exprimés tant par les représentants de la puissance coloniale que par les élites noires assimilées à l’égard des habitants du quartier de Rive-Droite ont rapidement contribué à l’émergence, parmi ces derniers, d’une communauté de destin, favorisée par la concentration d’un lumpen prolétariat constitué d’une main d’œuvre peu ou pas qualifiée, et qui ne peut compter que sur ses propres forces. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les initiatives de Victor Treffre, un ouvrier des abattoirs qui entreprend dans les années 1960 d’initier les jeunes du quartier à la pratique du danmyé. Alors âgé d’une vingtaine d’années, il est fasciné par les « majors », ces champions de danmyé dont la réputation peut être comparée à celle de véritables caïds. Avec l’aide d’autres jeunes habitants de Rive-Droite, il initie plusieurs collectifs pour apprendre et revaloriser des traditions qui, tel le danmyé mais aussi les danses et les musiques bèlè et kalennda [7], sont menacées de disparition. Aidé par d’autres jeunes du quartier, V. Treffre puise dans l’environnement qu’il connait, celui dans lequel il a grandi : les combats de danmyé mais aussi la musique et les instruments des manèges traditionnels chwal bwa, ou encore celles des groupes folkloriques qui officient alors auprès des touristes.
Jusqu’aux années 1970, les initiatives de Victor Treffre contribuent à éveiller l’intérêt des habitants du quartier, sans pour autant susciter de grande mobilisation. C’est en 1971 que, appuyé par les frères Nico et Eric Gernet, alors âgés de 15 et 13 ans, Victor crée le collectif Rénovation culturelle pour préparer et mettre en scène de mini spectacles, agrémentés de mimes, de chansons et de saynètes dansées et chantées sur un répertoire composé de biguines, de mazurka, de valses et de rumbas. Une première expérience qui marque le début d’une série d’initiatives initiées par Victor et ses amis pour résister à l’entreprise de « francisation » de la Martinique, et retenir un monde en voie de disparition.
Ces premières expériences visaient principalement à sensibiliser les habitants du quartier, et même si les jeunes partaient parfois à la rencontre des musiciens-paysans des Mornes de Sainte Marie, sur le versant Atlantique de l’île (présenté comme le haut-lieu du folklore musical et chorégraphique martiniquais), la réputation des militants culturels de Rive-Droite dépassait rarement le périmètre du quartier. Tout change à l’occasion du carnaval de 1973. Munis de tambours de toutes sortes, les jeunes de Rive-Droite organisent leur première sortie publique pour manifester fièrement leur présence dans les rues de Fort-de-France. Leur musique est encore rudimentaire, mais ils perfectionnent leur répertoire au fil des années et inventent leur propre « son » pour défiler dans la rue et célébrer l’héritage afro-martiniquais. Ils s’engagent alors dans un travail de création d’une musique singulière, en puisant dans les traditions musicales de la Martinique, notamment la musique et les instruments du chwal bwa, des manèges poussés à la main et sur lesquels ils s’amusaient dans les fêtes patronales de leur enfance. Disposé au centre, l’orchestre des chwal bwa est composé d’un tambour bèlè, d’un ti-bwa formé d’un bambou, d’un tambour dé-bonda, et d’un joueur de flûte martiniquaise (remplacé parfois par un accordéon). L’autre influence est celle de la kalennda, l’une des plus ancienne des danses martiniquaises d’origine africaine, redécouverte et popularisée au lendemain de la deuxième guerre. L’apport de ces deux rythmiques produit un « son » caractéristique, véritable signature musicale du groupe, auquel est donné le nom de « kalenbwa », soit la contraction des mots kalennda et chwal bwa.
Pour parvenir à jouer ce son dans la rue, il était nécessaire de se doter de moyens techniques et finalement de décomposer les différentes rythmiques des tambours en autant d’instruments inventés pour les besoins de la déambulation. Le travail des militants culturels de Rive-Droite fût alors de décomposer les rythmes des musiques danmyé, bélé et kalennda en apportant des innovations organologiques. Aux seuls tambours gwoka (guadeloupéens) ou djembé (africains) des premières sorties se sont progressivement ajoutés puis substitués différents types d’instruments : des ti-bwa, des doum-be-doum, des basses et des tambours médiums, des chacha. Au fil des années, les membres ont donc à la fois affiné leur répertoire et adapté leurs tambours à la déambulation, en les fabriquant à partir de matériaux de récupération – des tubes en bois ou en PVC sur lesquels ils ont fixé des peaux de cabri récupérées aux abattoirs, ou encore des bambous pour confectionner les ti-bwas. Le « son » des jeunes de Rive-Droite, leur identité musicale et leur originalité stylistique, sont ainsi fondés sur un agencement subtil entre l’héritage des musiques traditionnelles et l’influence de la rue qui caractérise le carnaval.
Au total, les modalités de fabrication d’un tambour mettent en jeu tout un ensemble de compétences qui vont de la capacité à mobiliser des ressources matérielles (des peaux, des fûts et des outils) à l’imitation et la réinvention de techniques observées ailleurs, et qui nécessitent de travailler ensemble, de partager ses idées, ses gestes, ses solutions, dans une sorte de division du travail et de coordination qui ne se fait à aucun moment de façon hiérarchique mais dans le faire. Une approche qui se distingue d’un quelconque travail prescrit : il n’existe pas de manuel ou de règles écrites, encore moins de donneur d’ordre. Sans compter que tous les objets peuvent être détournés de leurs usages premiers : qu’il s’agisse d’objet récupérés (le fût, la peau, la ferraille), de matériels spécialement achetés (les rivets, les cordelettes) ou d’outils dont il est parfois fait un autre usage que celui qui est prévu, il s’agit toujours de réfléchir, de s’ajuster, de trouver une solution avec les moyens du bord. Une approche ingénieuse et créative qui s’inscrit dans le prolongement direct d’un sens de la débrouille qui découle des conditions de vie des habitants de Rive-Droite Levassor, mais qui participe aussi et plus généralement d’un bricolage symbolique, dans la mesure où elle contribue à la fabrication d’un autre rapport au monde (Levi-Strauss, 1962).
Dans le quartier de Rive-Droite Levassor, l’entrée dans les pratiques culturelles telles que le carnaval ou le danmyé a donc été longtemps fondée sur les ressources sociales et spatiales disponibles, mobilisées par les jeunes dans leur voisinage immédiat, et non sur un quelconque capital culturel. Et c’est donc sur des processus d’observation et d’imitation répétées des techniques, des postures et des gestes des autres membres que ces pratiques ont été apprises et se sont développées. Dans ce processus, le rôle des pairs n’en est pas moins essentiel, dans la mesure où c’est grâce aux remarques et aux conseils des uns et des autres pour améliorer et corriger sa technique que des changements de posture ou de style ont pu être conduits, que l’invention de nouveaux pas, de nouvelles sonorités et de nouvelles formes culturelles a été rendue possible, étant entendu que le processus d’acquisition « ressemble moins à une habituation muette qu’à une constitution intersubjective qui mobilise tous les sens » (Faure, 2000 : 110). C’est pourquoi les compétences musicales et chorégraphiques des jeunes du quartier ont été principalement acquises par la pratique, la mimesis, le geste, des échanges et des conseils oraux, comme s’en souvient Monique Daniel, une joueuse de ti-bwa qui a fait ses premiers pas de danseuse et de musicienne au sein du collectif Lavwa Pitjan [la voix piquante], un autre collectif informel créé en 1977 par Victor Treffre et les frères Gernet pour étudier et reproduire de façon rigoureuse les danses et les musiques héritées de l’ancienne société d’Habitation :
« On s’apprenait l’un l’autre d’ailleurs hein, quand on regarde bien. C’est à dire que Niko donnait peut-être un sujet, il arrivait peut-être avec un thème, une danse, un chant et puis… on naviguait dessus (…). Je sais pas comment expliquer ça… on s’entrainait, on s’entrainait à bien faire le truc, mais il y avait pas un professeur qui disait, c’est bon c’est pas bon, c’est à dire que tout le monde mettait… son grain de sel. Niko amenait son idée de sketch, Victor amenait le sien, on corrigeait… celui là mettait son grain de sel et puis ça partait comme ça quoi… » (Monique Daniel, 49 ans, danseuse et joueuse de Ti-Bwa, artisan-plombier, 12 Mars 2012).
A la fin des années 1970, l’univers des habitants du quartier, composé d’ouvriers, d’employés, de quelques artisans et de djobeurs, n’est que très partiellement pénétré par des pratiques de lecture et d’écriture. Aujourd’hui encore, la majorité des membres arrivent dans l’association TBK sans aucune formation musicale ou chorégraphique. Au mieux, ils ont appris seuls ou dans un cadre familial ou amical. La composition sociologique de TBK met ainsi en évidence une certaine homologie structurale entre le degré de formation de ses membres et leur appétence pour les activités manuelles et techniques. En 2011-2012, près de 66% d’entre eux (soit 48 individus sur 73 personnes interrogées) étaient titulaires d’un niveau de formation inférieur au bac ou relevait de l’enseignement professionnel (sans compter les BTS et les DUT). Dans les collectifs culturels comme dans la sphère du travail, la plupart de nos enquêtés ont appris sur le tas, via l’observation et l’imitation répétée des techniques et des gestes des joueurs de danmyé et des danseurs des groupes folkloriques :
« Il n’y avait pas de cours comme maintenant. Tu venais pour danser, on t’apprenait à danser, on te prenait à part. Si tu sais un peu on te met dans le tas. Si tu vois que tu y arrives pas alors tu fais autre chose dans l’association » (Joël Taumaturge, 56 ans, danseur et tanbouyé, manutentionnaire, 26 juillet 2012).
Dans ce contexte, l’apprentissage mêle des logiques autodidaxiques et une sociabilité par entrainement, où chaque individu est appelé à développer des savoirs et des savoir-faire dans le cadre de son groupe social d’appartenance, en dehors des prescriptions d’usage induites par les institutions culturelles dominantes (école, centre culturel, …). Une approche renforcée par le libre accès aux instruments, stockés dans le local de l’association, et que chacun est libre d’emprunter et d’utiliser pour s’entrainer individuellement ou collectivement.
C’est ainsi au sein d’une relation formatrice entre les individus et leurs environnements humain et spatial que se situe l’apprentissage « fortuit » des danses et des musiques par les membres de TBK. Entre les deux pôles opposés de l’apprentissage tacite et de l’éducation dirigée, l’apprentissage fortuit renvoie aux expériences d’apprentissages qui se produisent quand l’apprenant n’a, au préalable, aucune intention d’apprendre de cette expérience, mais se rend compte, une fois l’expérience terminée, qu’il a appris quelque chose (Schugurensky, 2007) [8]. Mais l’efficacité de la démarche d’apprentissage s’explique aussi par un certain « volontarisme » des membres de TBK : le désir d’apprendre, le refus d’une posture de « dominé », une volonté forte de s’autonomiser… Un ensemble de micro-facteurs qui soulignent une corrélation étroite entre leurs dispositions et leurs façons d’apprendre. En matière d’autodidaxie comme dans le cas d’un apprentissage « incident », la dimension tacite tend de ce point de vue à renforcer les inégalités d’accès aux pratiques culturelles au profit de celles et ceux qui y ont été sensibilisés très tôt, dans la mesure où les savoir-faire qu’elle met en œuvre ne sont pas explicités, voire pas ou peu explicitables. Dès lors, c’est précisément pour lutter contre ces formes d’apprentissage « par voir-faire et ouï-dire », par lesquelles les habitants de Rive-Droite ont accédé à ces pratiques et dont les savoir-faire acquis par l’expérience accédaient difficilement au statut de connaissances, que les militants de TBK se sont engagés dans un processus de rationalisation des formes de transmission, via la production de savoirs objectivés dans et par l’écriture, et le renforcement du contrôle didactique sur ces pratiques et leurs pratiquants.
Après leur intrusion dans le carnaval de 1973, les initiatives culturelles des jeunes habitants de Rive-Droite Levassor n’ont pas tardé à attirer l’attention. Un an plus tard, la municipalité de Fort-de-France a ainsi organisé un grand rassemblement des tambours des quartiers populaires de la ville, auquel ils furent conviés sous le nom de Carnaval Bô Kannal, une manière de revendiquer fièrement leur appartenance à ce sous-quartier de Rive-Droite Levassor. Leur approche ne laisse pas non plus insensibles les mouvements nationalistes et révolutionnaires, qui voient dans le renouveau des danses et des musiques « Danmyé-Kalennda-Bèlè » (DKB) un instrument de rassemblement et de lutte politique du « peuple martiniquais ». Au-delà, c’est la formule du « groupe à pied » qui séduit les jeunes de Fort-de-France. Venus d’autres quartiers, certains d’entre eux multiplient les formations musicales plus ou moins inspirées de Carnaval Bô Kannal. Peu à peu, se dessine une nouvelle configuration où les initiatives des militants de Rive-Droite se voient imitées voire concurrencées par de nouveaux acteurs. Cette situation est par ailleurs accentuée par le départ d’Aimé Césaire et l’arrivée d’un nouveau maire, soucieux de rationaliser les finances municipales de Fort-de-France. Au pilotage municipal des années 1970-80 succède alors une sorte de régulation concurrentielle des associations, que la signature du Contrat de Ville 2015-2020 tend à encourager.
Ces évolutions influencent fortement les modalités de transmission culturelle au sein du groupe. Déjà, en 1986, la création de l’association Tanbo Bô Kannal avait marqué un tournant, en soulignant la volonté des fondateurs de bénéficier d’une certaine reconnaissance, politique et financière, afin d’obtenir des subventions et développer leurs activités. Mais dans un contexte où les modes d’apprentissage se révèlent étroitement dépendants des formes de sociabilité induites par l’organisation urbaine, la reprise en main du quartier par la municipalité de Fort-de-France tend plus généralement à bousculer les modalités d’éco-formation jusque là en vigueur, au profit d’une extraversion de plus en plus grande des modes de vie et, par voie de conséquence, des formes de transmission culturelle des habitants de Rive-Droite.
Le retrait d’Aimé Césaire de la vie politique en 2001 et l’élection de Serge Letchimy pour lui succéder à la tête du PPM et de la mairie de Fort-de-France marquent la fin des relations de proximité qui avaient accompagné voire permis, dans le quartier de Rive-Droite Levassor, la création et le développement d’un certain nombre de collectifs culturels. Dans un contexte de déficit budgétaire croissant, et face aux pressions du gouvernement central, le but affiché par le nouveau maire est d’engager une meilleure gestion municipale et de réduire de façon drastique des pratiques de réponse systématique à la demande sociale de biens et de services en provenance de son électorat, dont les habitants des quartiers populaires constituent un des legs principaux de la mandature d’Aimé Césaire. Parallèlement, et à l’image de ce qui s’est passé dans les autres villes françaises, l’argumentaire qui servait à légitimer l’intervention des collectivités dans le domaine culturel se transforme : la priorité donnée à la cohésion sociale et à l’attractivité des territoires l’emporte désormais sur les anciennes politiques de démocratisation culturelle (Arnaud, 2008 ; Dubois, 2017). Associés à la mise en œuvre des politiques urbaines, l’association TBK est alors envisagée moins pour son identité propre et davantage comme un prestataire de service parmi d’autres, sommé de contribuer au développement social et économique de la capitale martiniquaise. A ce titre, les aides financières qui lui sont attribuées sont de plus en plus mesurées à la qualité du service social et éducatif que l’association est en mesure de fournir aux habitants, ce qui induit une certaine rationalisation de ses pratiques. Une tâche à laquelle l’association Mi Mès Manmay Matinik (AM4) [littéralement : « voici les manières de faire des gens de la Martinique »] a largement contribué.
C’est à la fin des années 1970 que des militants de l’Association générale des étudiants martiniquais (AGEM), une organisation très engagée dans la lutte de libération nationale de la Martinique, entreprennent un travail ambitieux : œuvrer à la reconnaissance des traditions DKB en tant que « danses nationales martiniquaises ». Revenus au pays après des études supérieures en France métropolitaine, ils se lient d’amitié avec les jeunes de Rive-Droite, avec qui ils créent l’AM4 en 1986 pour engager ensemble un travail de « transcription » des « gestes de base, et certaines variantes les plus utilisées ; ce qui nous a paru être les bases techniques de l’identité gestuelle martiniquaise » (AM4, 1992 : 2). Cette « première synthèse des résultats d’un travail d’enquête, d’observation, de réflexion et d’analyse » fait l’objet de plusieurs brochures autoéditées avec l’idée de vivifier l’héritage du passé en proposant une conservation transcrite de la tradition :
« L’oral recule. Le moderne s’installe. Il nous appartient de réagir, non pas avec nostalgie, en espérant le retour d’un passé révolu mais avec cet esprit de progrès : préserver et recueillir les connaissances orales, lorsque cela est encore possible, afin de mieux comprendre et gérer notre vécu et notre avenir. L’Ecrit doit venir river le bâton de la tradition orale. Il nous faut muter si nous voulons exister » (AM4, 1994 : 5).
En adoptant, via la codification et la scripturalisation des danses DKB, un modèle explicite et objectivé de savoirs à transmettre, c’est alors une relation de type pédagogique qui s’instaure entre les « maîtres » et les « élèves ». La transmission est organisée et divisée en différents niveaux, l’apprentissage rendu progressif selon le degré de complexité, les règles édictées et si possible apprises par cœur, les exercices mis au point pour chaque règle et chaque niveau de difficulté. Logiquement, la notion d’école fait son apparition et, avec elle, le principe de l’exercice scolaire qui, dans sa répétition même, vise à faire acquérir des savoirs codifiés et de plus en plus déconnectés de leur environnement d’origine (Vincent, 1994). L’école bèlè est ainsi pensée comme un lieu spécifique, séparé des autres pratiques sociales, d’ordre professionnel ou familial.
Le succès rencontré par ces nouvelles approches qui visent à « moderniser » l’accès aux danses et aux musiques DKB n’a pas manqué de faire débat au sein des militants de Rive-Droite. Certains d’entre eux ont d’ailleurs pris leur distance avec l’AM4, avec le sentiment d’être spoliés de leurs pratiques et de leurs connaissances au profit de ces anciens étudiants, souvent membres de la petite bourgeoisie intellectuelle et revenus au pays pour leur dire quoi faire et quoi penser. Ces derniers sont accusés d’avoir fait fructifier, au moins symboliquement, ce que les prolétaires de Rive Droite ont mis longtemps à restaurer et revaloriser, envers et contre tous, et dans l’indifférence générale. Au début des années 2000, les militants de TBK rencontrent néanmoins de plus en plus de difficulté à mobiliser les habitants de leur quartier, dans un contexte où celui-ci tend progressivement à se dépeupler. Non seulement parce que l’emploi s’est progressivement raréfié à Fort-de-France, contraignant les familles à s’établir ailleurs, mais aussi parce que la politique de la nouvelle municipalité se fait de moins en moins protectrice, et qu’elle fragilise par conséquent les supports sociaux (Castel, 1995) sur lesquels s’était fondé l’équilibre communautaire du quartier. Et tandis que l’association mobilisait principalement dans le voisinage et via le bouche-à-oreille, elle doit recruter désormais en dehors du quartier, ce qui implique de repenser ses formes de transmission qui ne peuvent plus compter sur des logiques d’entrainement communautaire.
Dans ce nouveau contexte, deux stratégies se font face. Certains membres de TBK plaident d’abord pour une importation pure et simple des approches pédagogiques valorisées par les militants de l’AM4 et qui consistent à rompre avec une forme d’apprentissage par pratique directe pour privilégier des savoirs objectivés dans et par l’écriture. TBK ouvre alors ses propres écoles de danse et de tambour bèlè, dont l’objectif officiel est de former de nouvelles danseuses pour le groupe à pied. A l’envers de ces évolutions, Victor Treffre, désormais à la retraite, entend valoriser une approche non-formelle et auto-dirigée de la transmission, telle qu’elle fonctionnait avec les anciens de Rénovation culturelle et de Lavwa Pitjan. Tandis que les animateurs de l’AM4 militent en faveur de savoirs objectivés, délimités et codifiés, et pour une véritable discipline gestuelle et chorégraphique, Victor insiste sur un rapport à la pratique davantage fondé sur une approche sensible et surtout adaptée aux spécificités de chacun, allant même jusqu’à se référer à des éléments de type surnaturel, à l’image du « geste du Ka » qui achève systématiquement ses séances de danmyé [9]. Représenté par deux bras levés, les coudes repliés et les mains ouvertes vers le haut, cette ouverture vers le ciel est censée attirer les puissances célestes, l’énergie magnétique, le principe de vie, tout comme la « montée au tambour » consiste à en capter l’« énergie », en dansant seul face à lui. Par cette gestuelle, tout se passe comme si Victor Treffre souhaitait insuffler, si ce n’est sauvegarder, « l’esprit » du danmyé comme pour mieux se distinguer de l’approche rationaliste valorisée par l’AM4. L’enjeu principal est alors tout autant pédagogique que symbolique, dans la mesure où cette approche participe du contrôle de la définition légitime de l’activité (Gaudin, 2009).
Dans le cadre d’un atelier de chant DKB qu’il a inauguré en 2013, j’ai pu observer comment Victor Treffre s’efforçait de mettre en place, de façon plus ou moins intuitive, une sorte de pédagogie « active », qui laisse libre cours à la curiosité, l’initiative et la créativité des participants - la dénomination « atelier » (et non d’école) renvoyant ici à une approche quasi artisanale de la transmission, faite d’essais et d’erreurs. Dans ce cadre, c’est le groupe d’apprenants qui est censé se donner ses propres règles de fonctionnement pour apprendre :
« Tu vois, les gens qui ne savent pas chanter peuvent nous apprendre une chose fondamentale, c’est comment on doit leur apprendre à chanter » (Victor Treffre, 71 ans, ouvrier retraité, co-fondateur de TBK, danmyété et chanteur de bèlè, entretien informel, 17 mars 2012).
Une méthode qui permet de renverser les logiques de l’apprentissage scolaire valorisées par l’AM4, jugées trop normatives, explicites, méthodiques voire paternalistes, pour encourager une « découverte » de type initiatique, subjective et introspective. Une façon surtout de ne pas séparer les formes d’apprentissage des savoirs et des savoir-faire associés à la pratique des danses et des musiques « négro-martiniquaises », en restant attentif au contexte d’apprentissage, dans une sorte de réinvention des formes traditionnelles de transmission.
L’histoire et la géographie du quartier de Rive-Droite Levassor soulignent la réalité d’un confinement socioculturel qui a contribué à la formation d’un écosystème en même temps qu’un espace de réalisation de soi. Un « espace social d’autonomie relatif », selon le mot de James Scott (2009 : 133-135), où se pratique une sorte de Do it Yourself et où les membres de l’association TBK mettent en commun leur temps et leur ingéniosité. Et un espace qui les a encouragés à s’entraider, à partager et à construire des connaissances, des expériences et des savoir-faire qui mettent en jeu une disposition à l’exploration vagabonde qui est de l’ordre de la mètis, cette capacité à ruser, à se débrouiller, à « faire avec », sans se soucier des cloisonnements entre types et hiérarchies de savoirs (Detienne et Vernant, 1993). En ce sens, le quartier de Rive Droite agit comme un véritable « dispositif d’agir culturel » (Arnaud, 2018) dans la mesure où il contribue à orienter plus ou moins explicitement, plus ou moins consciemment et plus ou moins directement la sensibilité de ses habitants.
Mais l’espace, la co-présence et la proximité propres au quartier de Rive-Droite Levassor ne constituent pas les ferments « magiques » de l’apprentissage des membres de TBK : ils agissent plutôt comme des ressources concrètes et symboliques, qui sont sans cesse travaillées par les militants dans la lutte qui les oppose aux pouvoirs dominants et, plus largement, à la stigmatisation dont ils font l’objet. C’est pourquoi le quartier de Rive-Droite apparaît tout autant comme un espace de sociabilité que comme un espace créatif, où les membres de TBK mettent en commun leurs énergies, leur temps, leurs outils et leur ingéniosité au service d’une mobilisation culturelle qui entend favoriser la réappropriation de leur (espace de) vie, et la signification qui lui est attribuée. A ce titre, l’impulsion donnée par les fondateurs des premiers collectifs culturels du quartier a été déterminante dans la mesure où elle leur a permis d’asseoir et de médiatiser l’identité collective de Rive-Droite, en mobilisant et en bricolant certaines ressources musicales et chorégraphiques qu’ils ont trouvé là (le danmyé ou le carnaval) ou qu’ils ont contribué à diffuser (les danses bèlè et kalennda). Au-delà, les militants de TBK ont développé un rapport à la pratique culturelle qui tend à démystifier le processus de création artistique, en l’arrachant à la référence au génie pour le rattacher à une forme pragmatique du raisonnement. A l’envers de la « forme scolaire », mais aussi du « choc électif » valorisé par une approche de l’action culturelle qui met l’accent sur une expérience esthétique dont la valeur résiderait dans sa capacité intrinsèque à se dissocier du monde ordinaire (Urfalino, 2005), l’agir culturel des militants culturels de Rive-Droite renvoie tout autant à des manières de vivre qui se développent au sein d’une même communauté d’intérêt et de destin (et qui doivent donc être apprises in situ pour être éprouvées) qu’à la possibilité de réinventer, de fabriquer son environnement culturel, musical et chorégraphique : matériellement, via la construction de ses propres instruments ; esthétiquement, via la création de son propre « son » ; épistémologiquement et pédagogiquement, via la production et la transmission des connaissances relatives aux danses et aux musiques danmyé-kalennda-bèlè. En travaillant sur l’héritage afro-martiniquais dans un but commun d’émancipation et de construction de leurs propres outils de (re-)connaissance, les militants de TBK ont développé une communauté épistémique qui a contribué à développer de nouveaux savoirs sur les danses et des musiques héritées de la colonisation, et participé ainsi à leur renouveau. Des savoirs qui portent tout autant sur la connaissance des danses et des musiques DKB que sur la manière de les diffuser et de les apprendre, étant entendu que le savoir ne peut être séparé des conditions matérielles et sociales de sa transmission.
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[1] Durant toute la période de l’esclavage (1671-1848), l’Habitation était en Martinique une unité de production agricole et industrielle spécifique, une sorte de monde clos, qui employait jusqu’à 80% d’esclaves.
[2] L’usage de la notion d’agir culturel vise à se distancier d’une lecture en terme d’« action culturelle », diffusée par le ministère des Affaires culturelles français et qui reste associée à une vision condescendante et misérabiliste des pratiques culturelles populaires (Arnaud, 2018).
[3] Les résultats de cette enquête ont d’abord été collectés de 2011 à 2012 dans le cadre d’une délégation CNRS au Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe (CRPLC, UMR 8053) de l’Université des Antilles et de la Guyane. Principalement fondé sur une observation participante, ce travail s’est ensuite prolongé jusqu’en 2018. Au total, j’ai conduit une centaine d’entretiens semi-directifs avec les membres de l’association mais aussi des professionnels et des personnalités politiques de Martinique, que j’ai complété par la passation d’un questionnaire ethnographique auprès des membres de l’association TBK (Arnaud, 2020).
[4] L’appellation béké désigne les descendants des premiers colons européens, installés sur l’île comme propriétaires d’esclaves.
[5] La loi de départementalisation a été adoptée en 1946. Près d’un siècle après le décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage dans les colonies françaises, la République consent, après maintes réticences, à octroyer aux « quatre vieilles colonies » (Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion) le statut de Départements d’Outre-mer (D.O.M.). Ces territoires sont alors séparés de l’Empire colonial et administrés par des préfets dépendant du ministère de l’Intérieur.
[6] Mouvement d’écrivains issus en grande majorité des colonies françaises d’Afrique subsaharienne, des Antilles et de Guyane, la négritude entend dénoncer le mépris du peuple noir par la civilisation occidentale et résister à l’assimilation culturelle.
[7] Le bèlè est un terme générique qui désigne à la fois un genre musico-chorégraphique ; un instrument, le tambour bèlè ; un contexte, la swarè bèlè ; et une façon d’être ensemble basée sur la solidarité et le partage. Tout comme le bèlè, la kalennda fait partie des danses martiniquaises d’origine africaine pratiquées lors des swarés Bèlè.
[8] Ainsi, ce sont souvent les entretiens semi-directifs que j’ai conduits avec les membres de TBK qui ont favorisé cette « prise de conscience », dans la mesure où ils ont permis de révéler des compétences que les enquêtés possédaient en situation pratique, mais qu’ils ne formulaient pas ordinairement (Lahire, 2005).
[9] La particule « ka » (qui exprime en créole l’action en train de se faire mais qui désigne aussi la partie en bois du tambour, voire le tambour lui-même) est ici associée à la symbolique des anciens Égyptiens où le ka constituait un des trois aspects de l’âme, une manifestation de la force vitale et créatrice chez les hommes ou les dieux, qui détermine leur personnalité.
Arnaud Lionel, « Le quartier comme dispositif d’apprentissage et de création. L’émergence d’une communauté épistémique populaire au service du renouveau des traditions chorégraphiques et musicales en Martinique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°32. Communautés informelles d’apprentissage, communautés de pratique – Apprendre avec, par et pour les autres, juin 2021 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Le-quartier-comme-dispositif-d (Consulté le 21 novembre 2024).