L’article propose une lecture de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon à travers la comparaison avec des œuvres romanesques de femmes réunionnaises et antillaise peu connues. Il s’agit de faire une critique à la critique que Fanon fait principalement à l’écrivaine Mayotte Capétia. L’enjeu est de retrouver les voix féminines effacées par cette critique, et de replacer l’écrivaine mais aussi les figures littéraires féminines et leurs corollaires dans la vie réelle au cœur de la critique des stéréotypes coloniaux, de leur redonner leur subversivité, de reposer la question : que veulent les femmes en colonie ? L’auteure s’appuie sur un corpus littéraire et musical et sur des pratiques populaires réunionnaises. Elle propose une critique des identités culturelles et sexuelles coloniales à travers un prisme anticolonial et féministe.
Mots-clés : anticolonialisme, antiracisme, féminisme, Réunion, psychanalyse.
Women with seven skins. Hear the voice of colonized women
This text proposes a Black Skin, White masks by Frantz Fanon reading througt the comparaison with little known novels of Réunionnais and West Indians woman. It’s a critique of a Fanon criticism that he made principaly against the writer Mayotte Capétia. The issue is to recovery the feminin voices writen off by this criticism, and to replace the writer woman but also the feminin literary fugures and their corollaries in real life in the heart of the criticism colonial stereotypes, restore their subvertivity, answer the question again : what women want in the colonie ? The author bases on a literary and musical and on Réunion popular practices. She proposes a critique of colonial cultural and sexual identities through an anticolonial and feminism prism.
Keywords : anticolonialism, antiracism, feminism, Reunion Island, psychoanalysis.
Peau noire, masques blancs est le titre de l’ouvrage qui nous a intéressé pour signifier qu’on cherche à dissimuler la mélanine bleuté sous différents apparats. Il existe une expression en créole réunionnais : « Kaf sèt po », « Kaf na sèt po », littéralement « le Noir aux sept peaux », « le Noir a sept peaux différentes ». C’est parce que le créole réunionnais est né dans les plantations esclavagistes que nous souhaitons faire le rapprochement entre cette expression, qui marque un certain rapport au corps-esclave ou au corps noir dans la société esclavagiste d’une part, et d’autre part dans la société actuelle. La langue réunionnaise, comme tous les créoles nés dans les plantations, est le vecteur d’une mémoire invisible qui s’inscrit dans la vie quotidienne et banale à défaut d’être écrite et enseignée dans les manuels d’histoire et de trouver sa place dans les classes scolaires. Venant de pays différents, le créole est né d’une nécessité vitale pour les esclaves de se comprendre entre eux, et de se faire comprendre par les maîtres. Il s’agit de faire sens pour l’esclave, de se re-territorialiser avec un organe empreint d’une mémoire arrachée à un pays qui n’est pas celui qu’il découvre dans un premier temps. Territoire nommé, cartographié, repéré, partagé par les dominants.
Le créole est une pratique discursive de résistance. Le créole n’a pas été seulement un outil de communication pour construire des pays marrons [1], autrement dit des espaces de clandestinité, des territoires autonomes, organisés géographiquement dans l’intérieur de l’île, politiquement et stratégiquement avec des détachements, des techniques de recels dans les terres basses de l’île [2]… Le créole est aussi en lui-même un genre de cartographie marronne, dessinant des lieux de vie, une manière d’habiter le monde différemment que les maîtres et les colons. Autrement dit, cette cartographie linguistique convoque multiples pays, multiples langages, multiples terres, multiples ressentis dans un monde qu’il faut bien construire. La place de la polysémie dans cette langue vivace est grande. Une technique de résistance étant de faire entendre ce qu’ils veulent à certains et béni-oui-oui serait alors le plus redoutable des marrons ? … « Hum, Hum » : acquiescement devant le maître, « cause toujours monsieur blanc » auprès des autres esclaves. Il existerait un double langage, un tranchant de la langue dissimulé. « Kaf sèt po », ou « kaf na sèt po », fait référence dit-on le plus communément à la peau mille fois déchirée de l’esclave. Le sens est pourtant ambivalent, cela pourrait signifier le pouvoir de porter sept peaux, comme s’il s’agissait d’habits. Revêtir sept peaux, serait-ce comme un pouvoir, une agency ?
Notre méthodologie consiste ici à s’appuyer sur le corpus littéraire composé de l’essai Peau noire, masques blancs (Fanon, 1952) et des romans de femmes réunionnaises Les Muselés (Cheynet, 1977) et Femme sept peaux (Severin, 2003).
Notre démarche consiste à déceler la complexité des postures féminines, féministes, racistes ou encore antiracistes, complexité qui permet de penser l’intersectionnalité sexe/race à travers la littérature créole. Nous procédons ainsi à une analyse de Peau noire, masques blancs de Fanon, auteur anticolonialiste s’il en est, préoccupé par le soin du sujet et pourtant critique des ossifications identitaires (I). Frantz Fanon a mené une vie dévouée à la libération des opprimés. En somme, il n’a eu de cesse d’imaginer cette science, à la fois téoria et praxis qui prenne en compte l’humain à sa juste valeur. Insurgé des sciences sociales et des sciences humaines, pourtant, c’est à partir de ces sciences qu’il a voulu penser de nouveaux rapports humains. L’œuvre et la vie de Frantz Fanon est incontournable pour la philosophie contemporaine tant elles sont parcourues par le lien entre pratique et théorie. Dans Peau noire, masques blancs (1952), l’auteur interroge les disciplines et les savoirs incontournables : sociologie, psychologie, psychanalyse, psychiatrie, anthropologie… de la période contemporaine. Dans une certaine mesure, on peut dire que Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs décrit par le dedans le « dispositif disciplinaire » (Foucault, 1975), dispositif qui produit le Noir et le Blanc en tant que rapport de pouvoir et une épistémée raciste. La pensée de Frantz Fanon a influencé énormément d’espaces géographiques : d’Amérique centrale en Afrique en passant par l’Asie. Penseur de l’identité, il a pourtant prévenu que l’anticolonialisme était une fin et non pas un secteur de la conscience ethnique. Il s’agit de mettre en perspective la pensée fanonnienne à partir de récits d’écrivain réunionnaises (II) et du maloya, musique ancestrale en tant que discours (III).
Gwen Bergner dans un article cherche à décrire le processus d’effacement qui est en creux dans Peau noire. La chercheuse féministe demande : « Qui est cette femme masquée ? » [3]. Fanon masque en effet la femme noire tout en parlant d’elle. En même temps, il révèle semble-t-il à son insu la duale oppression de la femme noire, prise en étau entre deux patriarcats ennemis, et qui n’hésitent pas à trouver comme terrain d’affrontement le corps des femmes.
Comme Fanon le montre il est possible de reprendre la main sur sa subjectivité. Il analyse, s’auto-analyse : « Ce que veut l’homme noir » est un retournement de ce qu’on pourrait appeler l’assujettissement freudien en empowerment, self-definition. Ce sont les termes anglo-saxons employés par Bergner. Cette redéfinition, création de soi-même en homme nouveau, implique un travail en profondeur sur la sexualité. Et ici, il est intéressant de mettre Peau Noire en perspective avec un ouvrage plus tardif (1959) de Frantz Fanon. Il s’agit de L’an V de la Révolution Algérienne et plus précisément du chapitre « L’Algérie se dévoile », et du chapitre « La famille algérienne ». En effet, en mettant en commun ces textes, on voit à la fois la continuité fanonienne perspicace et les glissements opérés dans le temps et à travers l’action. Le rapprochement entre ces parties de L’an V de la Révolution Algérienne et, l’œuvre féministe et révolutionnaire d’Alexandra Kollantai, réunis dans l’ouvrage Marxisme et révolution sexuelle (1973) ne semble pas inopportun. Tous deux, l’un un homme noir qui s’est fait algérien, l’autre une femme et une mère de la Révolution, raconte un certain espoir, un certain rapport à la sexualité dans la Révolution, une certaine tournure leur est alors commune. Revenons un instant sur « L’Algérie se dévoile ». Il est sans cesse question de masques ici. Le voile en tant que masque de la beauté, tantôt de la lascivité, ou de la perversité des femmes arabes, invitation à déchirer le voile, au viol… pour la puissance coloniale et les hommes qui la défendent. Voile en tant que masque, couverture de l’action du point de vue du FLN (Front de Libération Nationale) : La bataille d’Alger, bouleversant matériau filmique sur la Guerre d’Algérie, montre hommes et femmes se travestir, moudjahidines et moudjahidates en stéréotype/archétype de la passivité du point de vue de l’ennemi européen. Dans « La famille algérienne », Fanon décrit avec passion les mutations d’une famille que les puissances coloniales ont cru fixer en la concevant comme archaïque et rétrograde. Ces transformations révolutionnaires font ainsi du père de famille, un allié ou un ennemi de la Révolution. Les frères, et même le frère aîné décrit comme étant traditionnellement l’adjugeant du père, son remplaçant, deviennent des frères parmi d’autres frères d’armes. Surtout, nous dit Frantz Fanon, les femmes deviennent des sœurs de combats, des interlocutrices, des sujets en mesure de juger l’action des hommes en tant qu’elle est bonne ou mauvaise pour l’indépendance nationale. Les tabous s’effacent, les cadres légitimes sont mis en arrière-plan en raison de l’élan révolutionnaire. Des mariages d’amour se font entre deux attentats… Les femmes quittent les foyers pour le maquis, se mettent en danger, certaines sont torturées. La figure de la révolutionnaire algérienne est née : le nom de Djamila Bouhired ornera l’histoire nationaliste de l’Algérie.
En réalité, ce que décrit Frantz Fanon, c’est certes des mutations extrêmement progressistes, comme il le dit lui-même : l’acquisition par « la force du poignet » des femmes algériennes de droits inédits dans la société mais aussi, l’instrumentalisation des femmes algériennes par le nationalisme algérien.
Gwen Bergner montre dans son texte que la pensée de Frantz Fanon aussi radicale soit-elle trouve un cran d’arrêt sur la question du féminisme et de la figure de la femme de couleur.
Fanon trouve juste que la famille, en tant que cellule oppressive, subisse des mutations pendant la Révolution. Il est nécessaire pour le révolutionnaire, en effet, que la famille soit à la hauteur, au service de la Révolution. En somme, Fanon est révolutionnaire sur la question de la race et la question de l’exploitation capitaliste, mais progressiste sur la question du féminisme. Pourtant son progressisme au sujet du féminisme implique un glissement d’une grande importance : en effet, la manière dont Frantz Fanon présente la femme de couleur influe sur la question de l’abolition des races ou de l’égalité des races. D’après Gwen Bergner citant Mary Ann Doane, Fanon est paradoxalement conduit dans sa rhétorique sur la femme, par une logique de l’imitation de l’homme blanc. En effet, Fanon tout en disant qu’il ne dira rien au sujet de la femme de couleur, est obsédé par cette question en réalité. Fanon adopte une posture anticolonialiste et antiraciste qui ne sabote pas en tant que telle l’économie sexuelle, genrée et raciale coloniale, où les femmes noires ont une valeur marchande. L’injustice pour Fanon, c’est que le Blanc décide du prix en quelque sorte et, que la Blanche soit hors de prix.
En un sens, Fanon corrobore, consolide le racisme et l’ordre colonial en faisant apparaître un type de résistance qui serait la résistance sur le plan sexuel. Les femmes blanches résistent aux hommes noirs et les femmes noires résistent aux hommes blancs. Dans le premier cas, il s’agit d’un rite banal de passage et d’initiation à la sexualité. Dans le second cas, la conduite est impardonnable, immorale, elle ne peut faire l’objet d’un rite de passage ou d’initiation. Fanon s’identifie moralement à Veneuse, la race, souligne-t-il, dans ce cas, ne représente qu’une intervention accidentelle dans un cas clinique. Or, Mayotte Capétia semble toute déterminée par la question de la race : elle n’est qu’une négresse. C’est bien le reproche littéral que Fanon lui adresse. La question est : que peut-elle être d’autre aux yeux de Fanon et à nos yeux ? Fanon assujettit les femmes noires.
En prenant la parole donc, Frantz Fanon lui-même masque dramatiquement la voix des femmes. Silence. À moins de jouer avec l’intertextualité. On n’étouffe pas si aisément, la voix des « subalternes » (Spivak, 1988) sans se risquer d’entendre des échos gênants. À ce propos, ce qui est remarquable, c’est le jeu entre le visible, l’invisible, le dit, le non-dit.
Comme si le silence était toujours trop plein de lui-même, comme si un son animal, un cri, disons-le, échappait toujours à la chape de plomb… Ici la question est : qui parle à qui, qui écoute qui ? Ces cris s’adressent en premiers lieu à soi-même. La révolte trouve son premier terrain dans nos cages thoraciques. L’explosion surgit d’abord à l’intérieur. Fanon le sait bien, mais il ne peut avoir accès à cette colère de femmes noires. Fanon parcourt les désirs malades masculins et féminins, mais il méconnaît cette rage de la survie particulière aux femmes noires. En effet, cette colère est capable de s’abattre sur lui en tant qu’homme noir et en tant que participant à une lutte mortelle contre ces mêmes femmes noires.
L’écriture est un acte de survie, comme de nombreux auteurs l’ont montré, notamment les féministes noires. Autrement dit, l’écriture est un acte politique de résistance, c’est la définition que nous garderons de ce qui fait l’écrivaine ou l’écrivain. L’écriture survient quand la vie biologique, psychologique, culturelle ou symbolique est menacée. Parfois, elle n’a pas le temps de survenir ou du moins d’exister. Angela Davis dans son Autobiographie (Davis, 1974) explique à quel point l’écriture a compté dans sa résistance et sa survie. Surtout, elle décrit dans son célèbre ouvrage Femme, race et classe (Davis, 1981) une forme de « marronnage » que représentait l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en secret pour les femmes domestiques au temps de l’esclavage américain. Pour une autre Africaine américaine qui compte pour la pensée du féminisme et du racisme, Audre Lorde, la véritable poésie est un acte théorique et revendicatif qui révèle un rapport au monde et à soi-même : l’érotisme. Le roman ou la nouvelle sont des genres décriés, dévalorisés, lorsque les auteurs sont des femmes. Ces genres donnent accès notamment aux inconscients féminins, à leurs désirs. Cette dévalorisation, non-reconnaissance, cet examen au rabais renvoie au traitement inégal entre l’œuvre de Mayotte Capétia et celle de Jean Veneuse. Femme sept peaux (Severin, 2003), nouvelle d’une femme Réunionnaise, Monique Séverin ne sera jamais pensé que comme une littérature mineure. Cette nouvelle ne correspond pas aux critères esthétiques du nouveau roman. Une autre œuvre d’une femme réunionnaise, Les Muselés (Cheynet, 1977) donne à voir des figures de femmes subalternes et de femmes dominantes. Ce roman, revendique une écriture française qui rend la langue créole. On lui rétorquera : « langage simpliste ».
Les femmes à sept peaux, à sept masques, qui sont-elles ? Autant de trajectoires féminines noires dont Fanon ne nous parle pas dans Peau noire, masques blancs. Il y a d’abord Alexina, la malgachine créole, qui donne vie à un petit garçon dont personne ne reconnaît le teint ni de sa mère, ni de son père. Le petit Christian n’a plus de père, car trop foncé pour l’addition de mélaninienne effectuée par le compagnon d’Alexina : son enfant sera un bâtard. Alexina côtoie des femmes créoles fonctionnaires mariées à des hommes zorèy [4]. Sa vie est partagée entre deux frontières géographiques, les villas au bord de mer où elle astique les saletés des autres et sa vie de créole du quartier. Au puits, il y a les commères qui se moquent d’Alexina. Fatiguée par le travail, les tracas. Allant chercher les fers blancs lourds remplis d’eau, Alexina doit affronter tous les jours les femmes de même condition sociale qu’elle, qui se défoulent sur elle en paroles et en coups au sujet de l’enfant bâtard, de la moralité de sa vie sexuelle… Alors Alexina frappe de toutes ses forces et de toute sa rage contre l’ensemble des injustices qu’elle connaît. Poste de police. Les hommes ne se mêlent pas des affaires de femmes dans le village… Camille a beaucoup été gardée par Alexina. Petites, elles étaient voisines. Elle s’occupe du petit Christian pendant que sa mère travaille. Mais Camille se trouve un mari pour ne pas finir vieille fille, dit-elle. La jeune beauté de Camille essuie les coups de son sauveur, engagé dans un cercle vicieux de violence : ne trouvant pas d’emploi, buvant, frappant… Autant de stratégies de résistance et de survie, de solidarité active, de conflits, d’alliances et de mésalliances féminines dans la misère des bidonvilles. Fanon n’aurait pas été capable de parler de cette force déployée quotidiennement par des femmes noires telles des lames de fond marin. Dans le roman d’Anne Cheynet, Les Muselés (1977), il y a la figure de la jeune femme “promise”, Josiane, comme l’aurait voulu un conte de fée, à l’adolescent réunionnais Christian découvrant le communisme local. Dernier chapitre, meeting du Parti Communiste réunionnais, veille d’une révolution qui n’aura pas lieu. Le jeune Christian a passé plusieurs années en prison pour le viol et l’homicide involontaire de Suzanne. Il était innocent. Christian est saoul, il reconnaît Josiane. Son amour d’enfance est prostituée dans un bar à putes près du port grouillant de Zorèy. Christian bave de désespoir devant le monde nouveau que les communistes appellent de leurs vœux. Il pleut des « camarade, camarade, camarade réunionnais ». Fin de l’histoire. Maloya …
Suzanne, fille des hauteurs de l’île, blanche-patates, illettrée, et pourtant elle a des maux et les mots aussi simples qu’ils ne paraissent, existent pour le dire. Violée, battue par son père, sa mère la rejette pour la faute, placée par les généreux services sociaux. Roule des galets sur sa tête, engloutie de désespoir après avoir fait l’amour avec Christian, au fond de la ravine.
Une des figures féminines de Femme sept peaux, Dolène rappelle Mayotte Capétia mais nous l’écouterons jusqu’au bout. Dans sa soumission, nous entendrons sa douleur, sa peine, nous découvrirons les fantômes qui la hante, la rage profonde et effrayante qui l’habite. Dolène est mariée à Dadou, ce mari zorèy. Elle est exilée. Elle a réussi puisqu’elle est partie et a oublié qui elle était. Elle n’a pas oublié en réalité. Elle a joué à oublier. Dadou ne comprend pas. Dolène est devenue folle, c’est comme si elle entendait des voix. Dolène est en vacances avec son Zorèy adoré, elle fait des courses pour oublier qu’elle est déchirée. Ce qui la déchire, la traverse, c’est une ritournelle impitoyable « sinoi ran mon moné, sinoi lé volèr » (Chinois rend moi mon argent, le chinois est voleur). Celle qui perdure à la Réunion à propos des Chinois, ces boutiquiers voleurs … Cette chansonnette raciste que la marmaille lui servait chaque jour à l’école, lui revient, l’obsède, lui casse les tympans, la tête : Dolène est hantée par cette petite fille qui à l’entrée de l’école ne s’appelait plus Dolène mais Nicole. Bataille de patronymes, montrés – cachés. Son nom de famille était son fardeau : Li-Sun-Tak, à présent elle, s’appelle Madame Josèphe. Prologue du livre : figure 1. Figure centrale, figure-manège, mille-tête, mille-bras. Danse, cris, chants insupportables pour les passantes et les passants. C’est une mendiante qui interpelle avec gaieté mais pourtant les gens de la ville qui terminent leurs courses au centre commercial. Mais au fait que trouve-t-on violent ? Qu’elle parle créole ? Sa pauvreté, sa lucidité, sa dénonciation, sa bonne humeur ? Madame Josèphe est un personnage public. Pour certains, oiseau de bon augure, pour d’autres oiseaux de malheurs. La vieille vient prévenir, surgit comme un félin malin, elle vient prodiguer des sentences cruelles, faire honte devant tout le monde dira-t-on en créole. Elle est pauvre, vieille et noire. On ne sait jamais très bien si elle est saoule ou folle.
Elle est moqueuse, rieuse mais elle fait peur. Elle est cette “vieille folle” dont on craint d’essuyer les propos. Elle est séculaire, on ne connaît pas son âge, on ne connaît pas son identité réelle mais tous le monde la connaît. Elle a toujours été là dit-on. Unanime et anonyme comme un maloya. Elle est la femme maloya, celle qui dérange. Elle est la justice subalterne : tard la nuit, elle s’occupe des maris trop saouls qui vont battre leurs femmes. La journée, elle nargue depuis la haute façade de la mairie, Monsieur le Maire le respectable qui reluque les jeunes femmes, ses “assistantes” créoles : « Menteur, voleur, porc »… Lui jettera-t-elle à la figure. Et puis, rien… Elle a déjà disparu. Elle s’en prend à l’injustice raciste et économique. Et la voilà harcelant, à travers portails des immenses cases de riches propriétaires terriens, les dames de la bonne société, demandant à boire. Madame Auberti fortunée grâce à l’argent de l’esclavage, héritière des esclavagistes, blanc-cachet, serait-elle superstitieuse ? Aussi riche soit-elle, elle demeure créole, c’est ce que la confrontation entre son hôte zorèy Madame Corneau et l’entrée en scène brutale de Madame Josèphe révèle. Madame Auberti a été élevée dans cette peur du fantôme esclave qui reviendrait réserver le sort d’un damné de la Fournaise aux descendants esclavagistes. Comme on le voit, Madame Josèphe aime s’adresser en particulier aux femmes. Madame Corneau a beaucoup lu sur l’histoire de la Réunion (avant de venir toucher la prime coloniale). Cette femme zorèy, institutrice-fonctionnaire, n’échappera pas à la force de déstabilisation sociale de Madame Josèphe. Et l’amour dans tout ça ? Madame Josèphe en connaît tout un rayon : elle a à transmettre à Zénia, la jeune cafrine [5] bonne-à-tout-faire-payé-misère de la famille Auberti, la leçon de l’amour-kivi. Il s’agit de l’amour-interdit dans les plantations par le maître. Les esclaves fuyaient pour vivre leur amour. L’amour était une question grave qui pouvait coûter la vie, enseigne t-elle à Zénia qui voit en elle Man Josie la vieille femme qui l’a recueillie enfant et qui l’a élevé. Zénia trouve des ressemblances troublantes entre Man Josie et Madame Josèphe. Anachronisme ? Mais à quand remonte l’esclavage, son début et sa fin ? De tous temps, et aujourd’hui ? La frise chronologique et historique de la professeure expatriée ne lui est d’aucun recours : ces Réunionnaises sont vraiment de drôles d’oiseaux. On l’avait prévenue. Madame Corneau devant son thé, ne comprend pas cette confusion dans le temps : ce temps cyclique, envoûtant comme les battements du cœur, comme le retentissement ternaire d’un rouleur, tonneau à peau, sonnant bruit-sourd.
Madame Josèphe avec son rouleur imaginaire, fait le lien entre toutes ces femmes, jeunes et moins jeunes, réunionnaises, dont le métissage s’agence différemment des parts : chinoises, africaines, indiennes… « Diablesse, Grand-Mère Kalle [6] », elle permet une réappropriation de l’histoire par les femmes réunionnaises, elle rassemble dans sa multiplicité de caractère un ensemble de stigmates qui sont revalorisés dans son action.
Ce passage de notre travail aura eu la volonté d’être descriptif, narratif plutôt qu’analytique dans une tentative de visibiliser les trajectoires des femmes noires et indigènes, en prenant le contre-pied, luxe masculin, il faut le dire, que Fanon pouvait se permettre. Dans Femmes sept peaux, les facettes féminines noires se rejoignent par une figure presque mythologique qui est un rappel lancinant de l’histoire esclavagiste et coloniale. Cette figure assure une filiation exclusivement féminine. Ce procédé de filiation est extrêmement puissant et subversif contre l’ordre colonial et patriarcal. Notre propos était de démontrer dans une moindre mesure, par ces descriptions, que l’écriture féminine noire, par ses tableaux dégoulinants de vérités et de poésie, est une « écriture de résistance » (Larré, 2004) autrement dit qui pose la question du genre et des sexualités dans un cadre différent que celui de l’hétéro-normativité blanche. Nous espérons avoir au moins donné quelques pistes pour poursuivre dans cette voie. Et avec le même objectif de retrouver la voix de la femme subalterne, nous prenons le parti à présent de considérer la musique maloya, celle des esclaves comme un type de littérature populaire ne passant pas par l’écriture matérielle mais par la narration collective des corps et des voix à travers des textes oraux.
Nous continuons à présent en envisageant un type de littérature populaire qui ne passe pas par l’écriture matérielle. Ce chant populaire s’inscrit dans un dispositif de savoir-pouvoir alternatif au pouvoir hégémonique colonial. Il s’agit d’une pratique discursive de classe : esclaves, puis engagés et ouvriers agricoles ou petits planteurs jusqu’à aujourd’hui les “laissés pour compte” du capitalisme. Ce dispositif est non seulement racialisé, et par ailleurs genré à travers les rôles d’officiantes, “reines” jouées par certaines femmes. Il s’agit d’une littérature qui représente un modèle précis d’énonciation de l’histoire des femmes issues de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Nous allons tenter de rendre accessible à des non-créolophones ce texte et de le commenter.
« Vous savez, j’étais laide pour le Noir, pour le Blanc j’étais belle
Il m’a emmenée en voiture, il m’a fait me promener
Belle je suis pour toi, pour toi je suis belle
Belle je suis pour toi, tu m’as conduite dans la contrée de Saint-Benoit
Pour le Noir je suis laide, en effet, pour le Blanc j’étais belle
On (il) m’a emmenée en voiture, on (il) m’a conduite dans la contrée de Saint- Benoit
Une fois là, à Saint- Benoit je me trouvais bien
Ah oui je vous le dis, il m’a conduite au camp Lafoli
C’est bien pour le Noir que je suis laide, pour lui je suis laide
Pour lui je suis laide, en effet pour le Blanc je suis belle » [8]
Chant traditionnel chanté par Madame Baba.
Ce texte est un texte chanté traditionnel réunionnais, transmis notamment dans le cadre rituel du Sèrvis Malgas (culte aux ancêtres d’origine malgache). Comme de nombreux textes de Maloya, on connaît souvent où, quand, voire qui le chante, mais on ne connaît pas précisément l’auteur. Ce texte a donc valeur d’héritage. Nous avons travaillé à partir d’un enregistrement de Madame Baba, une officiante du sud de l’île. Les chants du Sèrvis Malgas sont repris en chœur par les hommes et les femmes lors de ces rites. Le Maloya a mis en œuvre pendant les différentes étapes du colonialisme des collectifs différents allant des esclaves aux engagés. Aujourd’hui, les Sèrvis demeurent des lieux où se déroule un Maloya sacré ou une musique sacrée, qui regroupent entre un demi-millier et un millier de personnes. Les Sèrvis se font sous la forme d’assemblée. On remarquera d’emblée que souvent, les protagonistes des Sèrvis Malgas insistent sur la non transmission par les parents ou plutôt sur une transmission invisible, une transmission qui se fait en se niant ou en se réprimant elle-même sur le mode de “Fais ce que je dis, pas ce que je fais”. Il s’agit d’un cheminement subversif. Le couple Baba à Saint-Louis insiste sur le fait que « personne ne leur a rien appris » par exemple. De même, la place des femmes dans ce cheminement subversif est importante car l’expression « fanm Maloya » (femmes de rien, de mauvaise vie) a été utilisée à la Réunion pour stigmatiser les prostituées.
Prendre part au Maloya ou au Sèrvis Kaf, c’est rentrer dans le circuit de cette stigmatisation, encore plus lorsque l’on est noire puisque la noirceur est synonyme de mauvaise vie pour une femme, cela signifie être une fille facile … Les « Sèrvis » sont des cérémonies religieuses. La place du religieux est importante dans le jeu du visible et de l’invisible à la Réunion. Chrétienté souvent affichée, revendiquée mais créolisée. « Sèrvis » dans le fénwar, (littéralement l’obscurité, par extension, clandestinité) longtemps caché, dans d’autres cas mis en avant. Les cultes aux ancêtres échappent à cette visibilité ou s’effectuent sur un mode de visibilité particulier. La place des femmes ici est celle d’officiantes, d’actrices principales, de reines régnant sur des royaumes clandestins. Les rois aussi illustres soient-ils, sont secondairement de la partie dans cet espace. Les hommes sont restreints à la musique en arrière-plan. Ils entrent en transe, les femmes occupent davantage l’espace. Il existe tout de même une certaine folklorisation liée à la professionnalisation de jeunes musiciens et aux enjeux politiques et électoraux. C’est le cas à Saint-Louis par exemple où nombre de touristes viennent assister au culte, l’alcool et la drogue circulent. La musique devient une performance virile. Il s’agit d’assemblée de la population la plus pauvre. Il n’y a pas de processus d’exclusion d’une partie de la population sur une base raciale. Fénwar, réconciliation… Batarsité nous dira l’artiste Danyel Waro qui a construit son succès en « world music » à partir d’une recherche identitaire [9]. La batarsité est un concept identitaire. Il affirme positivement le métissage de la société réunionnaise. Waro utilise également le terme de « bâtard pur » pour mettre à bas toute idée de pureté ethnique. En réalité, Waro reprend à son compte le retournement de stigmate effectué par le mauricien Kaya dans le milieu des années 1980, à la suite d’une révolution culturelle dans l’Océan Indien. « Batar » à Maurice étant surtout utilisé dans le contexte du communalisme pour désignerles Afro-créoles et Rastas, soumis à une politique répressive de la part de l’État indépendant. Ce concept de batarsité induit l’idée d’une créolisation des Zorèy à la Réunion [10].
« Je ne me marierai que s’il s’agit d’or et d’argent [11] » (Autre ritournelle populaire chantée dans les Kabar par hommes et femmes symbolisant la liberté).
Le chant populaire que nous étudions s’inscrit dans un dispositif de savoir-pouvoir alternatif au dispositif hégémonique colonial comme nous l’avons vu. Ce qui est intéressant, c’est que ce dispositif n’est pas seulement racialisé d’un point de vue minoritaire, mais il est fondamentalement genré. On a à faire à un processus d’écriture au sens de marquage social – les textes ne sont pas écrits en réalité - mais ils sont repris comme on l’a souligné auparavant. Le texte, le discours chanté traverse la foule, empare les gosiers masculins et féminins, est proclamé collectivement. Les autres voix ne laissent pas sans réponse l’appel qui remonte le temps. Au contraire, il y a acquiescement, approbation. Il y a intimidation d’une certaine manière, effet de surprise, rapport de force. Il y a une posture féminine de dénonciation publique. Il s’agit d’un féminisme sans nom car n’ayant pas eu un certain luxe, celui de la blancheur historique décrit dans « Féminisme noir - queer : le principe de plaisir » (Harris, 1996). Ici, il faut penser au dispositif ancien du kabary malgache [12], qui vient de Madagascar et qui persévère sous des formes éloignées à la Réunion rappelant d’une certaine manière le forum grec. C’est plus précisément le lieu où l’on règle les problèmes d’une société donnée, les conflits notamment familiaux ou matrimoniaux. On se dispute publiquement, on débat de telle ou telle affaire du village. Des femmes dit-on règleraient même au moyen de coups, leur compte avec leurs époux. La Femme-noire révèle ici le système d’échange des “femmes de couleur” que Frantz Fanon montre dans Peau noire, masques blancs. Mais la dénonciation de la Femme-noire-reine est maligne et beaucoup plus poignante : le chant est tout à la fois, colérique et moqueur. Le ton est satirique comme le veut la langue créole. Tremble la terre, frappe la poussière des bidonvilles des pieds noirs dévastateurs… Manifeste pour mondes nouveaux !
Le texte fait état d’une situation qui confronte et divise le patriarcat : il y aurait un monde blanc et un monde kaf. Le titre de la ritournelle est « kaf la trouv amwin vilin », ce qui peut nous faire dire dans un premier temps que l’interlocuteur premier est le Noir, l’égal racial de la femme noire. La dénonciation est en même temps une thèse, une question, un problème posé à la situation coloniale et à ce que nous avons appelé auparavant l’imitation coloniale. Nous formulerons ainsi ces interrogations et questions orientées : Comment se fait-il que moi la femme noire, je plaise autant au Blanc et que je fasse autant horreur au Noir ? L’on voit ici que la posture de la femme noire du chant s’oppose diamétralement à la posture de Fanon qui fait fi de cette horreur que fait la Noire au Noir. Autrement dit, ici la charge éthique ou morale, c’est-à-dire la question de la responsabilité de l’homme noir dans cette hiérarchie sexuelle-raciale est clairement posée. Là où Fanon continuait malgré tout à s’occuper du phallus, c’est-à-dire à la compensation efficace, à un retour à la normale d’un manque symbolique pour le pouvoir masculin noir, la femme de notre chant, accuse littéralement l’homme noir de trahison, du moins, de manque de cohérence et/ou d’honnêteté envers la Noire, et envers lui-même. Cette accusation formulée, haut et fort, la femme est dégagée du fardeau moral classique de la trahison sexuelle de race.
On retrouve également dans ce chant la description de la trajectoire de Mayotte Capétia dans « La gamme des couleurs » pour se rapprocher du Blanc, pour utiliser des termes propres à Frantz Fanon. Le discours chanté en revanche insiste davantage sur les avantages concrets, matériaux, économiques dans le champ social que sur les bienfaits symboliques pour eux-mêmes : voiture, quartier plus aisé… En réalité, le chant ne raconte pas quel genre de relations de ménage et/ou sexuelles elle entretient avec le Blanc. La question en jeu est la question esthétique et politique de la préférence raciale. C’est l’idée forte qu’une violence est exercée dans le criblage des femmes dans un tel tableau esthétique. Est également présent l’idée d’absence d’armes des femmes noires face à ces critères impitoyables à l’intérieur et à l’extérieur de la société racialisée. Il faut remarquer par ailleurs qu’il demeure une forte ambigüité sur le choix réfléchi et consenti de la femme noire dans ce départ aux côtés du Blanc – polysémie créole obligeant. « La anmène amwin dan loto » est une forme passive, une traduction pourrait également être « Il m’a forcé à monter dans la voiture ». Il peut donc tout simplement s’agir d’un enlèvement plus ou moins violent, devant les yeux d’hommes noirs, ou ne se solidarisant pas, ou encore, impuissants devant le rapt. En outre, c’est plus la question de la reconnaissance qui ressort du texte populaire : « mwin néna gayar » signifie « je suis reconnu » au sens de « je suis quelqu’un », « j’existe »… La femme noire peut être ici une femme dont le mari ne “veut” plus, car ne répondant pas à un idéal moral, n’étant plus vierge, ou car ayant été violée par des Blancs ou des Noirs… Quoiqu’il en soit, si la femme noire prend la parole pour dire qu’elle n’est pas au goût du Noir mais du Blanc, elle désire profondément déployer son agencivité ou sa capacité d’agir. En d’autres termes, ici, la femme noire revendique deux choses. Premièrement, l’entrée et la sortie du marché sexuel intra-racial noir, étant donné la propre attitude raciste du Noir envers elle. Deuxièmement la femme noire qui “parle” ici tout en étant consciente d’être aux prises d’un marché interracial ose exprimer des conditions, des moyens de survie et de résistance logiques qui peuvent passer par le circuit précaire de l’exploitation sexuelle et raciale par la société blanche, sans honte morale. Nous en arrivons finalement à reposer la question de la solidarité politique entre hommes et femmes racialisés, à ouvrir une réflexion sur les conditions qui la rendraient possible : « Cette contradiction rend notre oppression doublement violente. Nous luttons auprès des hommes indigènes contre le système raciste, mais nous ne pouvons pas renoncer à lutter contre le système sexiste auquel participent également les hommes indigènes. Le système raciste est d’autant plus fort que nous subissons une oppression de la part des hommes indigènes puisqu’une partie de la résistance s’en trouve affaiblie. Les hommes indigènes ont intérêt à ce que nous soyons moins opprimées et donc plus fortes pour lutter à leurs côté, leur solidarité sur le plan du sexisme est une solidarité d’intérêt face au racisme ». (Boqui-Queni, 2007). En d’autres termes, c’est le problème posé à travers le concept d’intersectionnalité : comment lutter en tant que femme de couleur contre l’oppression raciale ou coloniale sans éluder le féminisme, comment être féministe sans renforcer le racisme dans la lutte par exemple contre les violences intrafamiliales (Crenshaw et Oristelle, 2005) ?
Fanon est descendu aux « Enfers nègres » en élevant l’expérience noire à la phénoménologie. La phénoménologie fanonienne est une ontologie nègre. Fanon a acquiescé au désir de dire, d’écrire, sa douleur de l’intérieur à l’extérieur, de rompre l’illusion du fossé, de démontrer cette perméabilité. Le docteur Fanon a accepté de se déchirer en lui-même : il a vu en lui beaucoup plus que Freud lui-même, à la fois le praticien et le patient. Ce schisme violent qu’il décrit dans Peau noire, n’a pu se résoudre pour lui dans le bain inondant, le gouffre séduisant de la négritude. La blessure ontologique qu’évoque Fanon peut guérir ses plaies par une psychanalyse active, militante presque pourrait-on dire aujourd’hui. C’est du moins ce que Fanon semblait appeler désespérément, passionnément de ses vœux. Une psychanalyse disait-il capable de libérer ces conflits inconscients, obstacle au bonheur, à une tranquillité d’esprit que lui-même n’a certainement pas connu. Une vraie tranquillité choisie, construite, différente de celle imposée par les colonialismes passifs, usines à malheurs, d’internements… Pourtant, Fanon n’était pas un pacifiste. Il réclamait une pratique du pouvoir désaliéné entre Noirs et Blancs, une sexualité, un amour a-t-il même réclamé. L’amour dont parle Fanon est un amour de l’action, de la transformation sociale, un refus absolu de l’injustice raciale et coloniale, un refus de l’univers carcéral psychiatrique en tant que tel. Il s’agit d’un amour qui accepte la haine violente des combats du FLN, comme on le verra plus tard. Nous pourrons donc dire que Peau noire offre un terrain critique de la psychanalyse permettant de nourrir le débat actuel auxquels les psychanalystes prennent obligatoirement. Plus que visionnaire, ici on pourrait considérer la pensée fanonienne comme résidant au creux de la pensée contemporaine. Aussi, le débat au sujet de la prétention du complexe d’Œdipe à être universel rend compte des enjeux tant identitaires raciaux que genrés, existants en germe dans la psychanalyse pressentis par Fanon. C’est ainsi que la question de l’Œdipe, pivot de la pensée psychanalytique, est discutée d’ores et déjà par Fanon à l’aune de la pensée lacanienne. La figure centrale du père, ainsi que l’interprétation psychanalytique de l’homosexualité montre les limites de la psychanalyse en tant qu’elle ne décrit pas la situation coloniale. La psychanalyse ne prend pas en compte l’Histoire mêlée à l’histoire individuelle mais bien plutôt plaque l’histoire occidentale partout. Si pour Fanon, l’homme et la femme noirs ne peuvent être pensés que de l’intérieur, alors il est indispensable de repenser la psychanalyse toute entière comme un outil de libération et non pas comme un outil de maintien dans l’oppression. Fanon dans sa lutte et sa pensée pour la liquidation des complexes malsains humains, pour le bonheur des hommes et des femmes, n’échappe pas à un certain conflit d’intérêts immédiats dans le cadre patriarcal. En même temps qu’il situe son travail théorique du côté des racialisés, le point de vue de Fanon est également situé sur le féminisme et les questions sexuelles. Il envisage en effet ces questions primordiales du point de vue de l’homme noir, du Révolutionnaire, de l’indépendantiste plus tard. Tout en révélant le circuit économique inégal entre Noirs et Blancs, d’échanges des femmes dans la colonie, il révèle sa propre position de pouvoir par rapport à la femme noire. L’enjeu des lectures de Peau noire, masques blancs réside fondamentalement dans la recherche assidue, tenace, continue, régulière et endurante des femmes noires, différentes, multiples, déracialisées, désexualisées, parfois au cœur de l’œuvre de Fanon, au cœur des résistances à la colonisation et dans le contexte post-colonial européen. Plus que la question analytique des catégories pratiques et stratégiques de la politique de l’identité que permet l’intersectionnalité, c’est au vécu ensemble de l’exploitation économique, de l’oppression et de la domination (Kergoat, 2009) que l’œuvre de Fanon mise en perspective avec les voix de femmes subalternes de couleur, renvoie. Indispensable Fanon, pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la consubstantialité (post-)coloniale donc.
Bergner Gwen (1995), « Who Is That Masked Woman ? Or, the Role of Gender in Fanon’s Black Skin, White Masks », PMLA, 110, 1, pp. 75-88.
Boqui-Queni Laetitia (2007), « Nos corps otages », Journal L’Indigène, 5, p. 9.
Boqui-Queni Laetitia (2014), « Esthétisation de la politique et politisation de l’art (Benjamin ; 1936) à la Réunion », Intervention au Congrès Politicas de la literatura. Un Dialogo con Jacques Rancière organisé par Blanco Azucena G., Martinez Erika, Grenade, Centre Méditerranéean, Université de Grenade.
Boqui-Queni Laetitia, La Réunion, un déni. Essai d’anthropologie psychanalytique (à paraître)
Cheynet Anne (1977), Les Muselés, Paris, L’Harmattan.
Crenshaw Kimberlé Williams, Bonis Oristelle (2005), « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 39, pp. 51-82.
Davis Angela (1975 [1974]), Autobiographie, Paris, Albin Michel.
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Larré Lionel (2004), « L’écriture comme acte de résistance », Passant, n°48, [en ligne] http://www.passant-ordinaire.com/re… (consulté le 31 janvier 2015).
Severin Monique (2003), Femme sept peaux, Paris, L’Harmattan.
Spivak Gayatri Chakravorty (2009 [1988]), Les Subalternes peuvent-elles parler ? , Paris, Amsterdam.
[1] Les marrons étant les esclaves qui s’échappaient du régime esclavagiste.
[2] Il faut souligner l’importance d’une topographie différente. D’autres formes de marronnages ont persisté. Elles sont nées pendant l’esclavage et après son abolition : le vagabondage par exemple.
[3] Littéralement : « Who is that masked woman ? » (Traduit par l’auteur).
[4] Expatriés français à la Réunion.
[5] Noire, descendante d’origine africaine
[6] Ogresse.
[7] Du créole « Kaf la trouv amwin vilin », traduit par l’auteur.
[8] Du créole : « Oté kaf la trouv amwin vilin, wi blan la trouv amwin zoli manman
Mèt amwin dan loto, li la mèn amwin voyazé
Trouv amwin zoli, ti trouv amwin zoli
trouv amwin zoli, la mèn amwin kartié Sinbénwa
Kaf la trouv amwin vilin , wi blan la trouv amwin zoli
Kaf la trouv amwin vilin, wi blan la trouv amwin zoli
La mèt amwin dan loto, la amèn amwin kartié Sinbénwa
An arivan laba, Sinbénwa mwin nana gayar
Té oté manman, la ammèn amwin kartié Lafoli
trouv amwin vilin kaf la, li trouv amwin vilin
trouv amwin vilin, wi blan la trouv amwin zoli », traduit par l’auteur.
[9] Danyèl Waro, in cd Batarsité, texte de 1987 « Mwin pa blan, non mwin pa nwar .Tarz pa mwin si mon Listwar. Tortiyé kaf yab malbar. Mwin nasyon bann fran batar […] Rod atwé si ti vé. Asèt atwé si ti vé ton blansité […] Giny atwé si ti vé ton fransité […] Amwin m’la pa bézwin rodé… mon kalité i débord i koul atér sanm tout mon batarsité […] Asèt atwé si ti vé ton pir linnsité… Giny atwé si ti vé ton pir sinwazté […] Asèt atwé si ti vé ton pir lafrikinnté […] Giny atwé si ti vé ton ropéinnté […] Amwin sanm mon ti margonyé. Mi giny tir mon maloya, mon narlgon kabaré, mon séga kabaré. » Notre traduction : « Je ne suis pas blanc, je ne suis pas noir non plus. Ne m’arnaque pas à propos de mon histoire. Pêle-mêle kaf, yab, malbar. Je suis la nation des bâtards fiers […] Cherche-toi si t’as envie. Négocie ta blanchité. […] Obtiens ta francité. […] Ce n’est pas nécessaire pour moi… Ma race déborde, coule à flots avec toute ma batarsité […] Négocie ton indianité pure. Obtiens, toi si tu en as envie ta chinoisité. Négocie ton africanité pure. Obtiens quant à toi ton européanité. De mon côté avec mon petit râle, je produis mon maloya, mon narlgon kabaré, mon séga kabaré. » N.b. : Yab correspond aux petits blancs pauvres. Margonyé est le verbe qu’on utilise pour décrire le bruit des cochons sauvages. Le terme “race” est ici employé en tant que synonyme de culture. Narlgon kabaré renvoie à l’idée d’une assemblée lors du bal tamoul, pratique des Malbars ; séga kabaré, à une assemblée lors d’une fête populaire.
[10] Cf. Généalogie du concept de créolité réunionnaise dans mon essai à paraître.
[11] Du créole « Si la pa lor larzan, si la pa lor, mi maryé pa », traduit par l’auteur. L’or et l’argent peuvent être considérés comme symboles de liberté.
[12] On pourrait traduire en français selon un usage contemporain et accessible kabary par le néologisme “gueuloir”, selon nous.
Boqui-Queni Laetitia , « Femmes sept peaux. Entendre la voix des femmes colonisées », dans revue ¿ Interrogations ?, N°20. Penser l’intersectionnalité, juin 2015 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Femmes-sept-peaux-Entendre-la-voix (Consulté le 11 décembre 2024).