Le concept d’intersectionnalité permet d’envisager de manière dynamique et non segmentée l’identité, les discriminations, les rapports de domination, etc. Il est ici mis en œuvre dans une étude de cas centrée sur les femmes juges et avocates en Angleterre et au pays de Galles, dont l’identité est plurielle (associant à leur identité de femme une ou plusieurs autres caractéristiques susceptibles de donner lieu à des discriminations) à l’époque contemporaine. L’article tente de rendre compte des évolutions du concept et des critiques qui lui sont adressées dans les débats les plus contemporains. Articulée à la notion d’identité plurielle et mise en œuvre pour l’analyse d’un milieu professionnel spécifique, l’intersectionnalité apparaît comme un concept fécond dont l’ancrage empirique est primordial.
Mots-clés : intersectionnalité – femmes – professions juridiques – Angleterre/Pays de Galles
« Which box do you fit into ? » Identity and intersectionality
The concept of intersectionality has brought forward a new way of tackling oppression, discrimination and equality and diversity matters, that is less segmented and more dynamic. In the article, the concept is applied to the situation of women lawyers and judges in England and Wales, whose identity is multilayered (their gender identity being intertwined with one or several other characteristics potentially generating discrimination), in the current era. The evolution(s) of the concept are addressed, as well as the critiques that have been directed its way in the most contemporary debates. Twinned with the notion of plural identity and played out to analyze a specific profession, intersectionality appears as a fruitful concept and its empirical anchoring as paramount.
Keywords : intersectionality – women – legal profession – England & Wales
L’articulation de l’intersectionnalité et de l’identité est si porteuse qu’une simple recherche sur les bases de données universitaires en ligne résulte après quelques clics en des réponses qui s’additionnent à plusieurs milliers d’articles, ainsi que le soulignait Bilge [1] en mars 2014. Aussi n’est-il pas question pour cet article de faire le jour sur un aspect méconnu de l’emploi du concept d’intersectionnalité, mais de souligner la fécondité de l’association de ces deux paradigmes. Outre la mobilisation de données présentes dans la littérature, l’originalité du travail repose sur l’utilisation d’une enquête de terrain, comprenant un corpus d’entretiens sociologiques réalisés en 2007-2008 dans le cadre d’une année passée à l’université Queen Mary (visiting student), pour le travail de thèse de l’auteure, dans le but d’approfondir les hypothèses formulées par la littérature existante (Guyard-Nedelec, 2010). Dix-neuf entretiens semi-directifs ont été menés avec des femmes avocates (solicitors et barristers [2]), juges et autres actrices du monde de la justice, dans le but d’obtenir des données qualitatives sur les questions d’ordre identitaire, dans le contexte professionnel juridique anglo-gallois. La répartition des enquêtées est la suivante :
• Neuf solicitors, dont deux n’étaient pas qualifiées, n’étant pas parvenues à trouver de stage (training contract) pour valider leur diplôme. Parmi ces solicitors, deux étaient associées (partner), une travaillait dans le secteur public et une exerçait en tant que juge à temps partiel ;
• Six barristers, dont une Queen’s Counsel, et une exerçant en tant que juge à temps partiel ;
• Deux juges (une district judge et une senior judge) ;
• Une responsable de l’égalité des chances pour les barristers ;
• Une administratrice dans un cabinet de barristers (chambers).
La responsable de l’égalité des chances et l’administratrice n’ont pas été interrogées relativement à leur identité propre mais davantage en tant qu’informatrices, en vertu de leur position privilégiée de témoin et des connaissances spécifiques en matière de discriminations et d’égalité des chances qu’impliquaient leurs fonctions. Parmi les dix-sept enquêtées interrogées sur les implications de leur identité plurielle dans leur vie professionnelle, dix étaient d’origine ethnique minoritaire (afro-caribéenne, chinoise, indienne, moyen-orientale, nigériane, pakistanaise), une était lesbienne et une présentait un handicap [3]. Le statut marital et parental des enquêtées présentait lui aussi des variations importantes (célibataires, femmes en couple, femmes mariées, femmes divorcées ou séparées, mères célibataires ; nombre d’enfants allant jusqu’à cinq). L’âge des enquêtées, enfin, couvrait l’intervalle 25-65 ans, donnant ainsi à voir un échantillon très diversifié, sans saillance particulière d’un groupe d’âge par rapport à un autre. Toutes présentaient ainsi une identité plurielle, associant à leur identité de femme une ou plusieurs autres caractéristiques susceptibles de donner lieu à des discriminations. Si le nombre restreint d’enquêtées ne permet pas de produire de statistiques, ni de tirer de conclusions trop générales, leur diversité, ainsi que la cohérence de leurs propos avec d’autres études réalisées [4] sur les discriminations au sein des professions juridiques permettent toutefois d’offrir une image réaliste et suffisamment fiable pour permettre à l’enquête d’être exploitable [5].
Le choix de ce terrain s’est effectué dans un contexte de mise en place de réformes au sein de la justice anglo-galloise, suite à l’adoption de la Loi de réforme constitutionnelle de 2005 [6]. En effet, répondant notamment aux critiques concernant le manque de diversité et de représentativité de la magistrature (directement issue des rangs des avocat.e.s, dans la tradition de common law), des commissions de sélection, accompagnées de cadres réglementaires clairs et transparents, ont été mises en place pour la nomination des juges des instances supérieures, ainsi que des Queen’s Counsel (statut honorifique identifiant les meilleur.e.s avocat.e.s). À titre d’exemple, alors que la population anglo-galloise s’identifie à hauteur de 14 % comme non blanche [7], chez les juges cette proportion tombe à environ 5 %, et se révèle plus proche de zéro dans les instances supérieures. Parallèlement, si les femmes représentent maintenant 51 % des juges au bas de la hiérarchie, dans les tribunaux de seconde juridiction leur proportion oscille entre 8 et 15 % [8]. Seule une femme d’origine ethnique minoritaire a pu y faire une incursion, brisant le plafond de verre [9]. Parallèlement, la création de l’Equality and Human Rights Commission, organisme chapeau qui s’est substitué en 2007 aux précédentes commissions de lutte contre les discriminations [10], a révélé une volonté de défragmentation de cette lutte et mis en lumière l’importance des discriminations multiples et, par ricochet, le fait que nombre de personnes possèdent une identité plurielle.
Pour mener à bien cette réflexion articulant les aspects empiriques et théoriques, il convient tout d’abord de s’interroger sur l’emploi du terme d’identité, dont les définitions sont plurielles et qui a partie liée avec la notion d’appartenance. C’est ainsi que Serres, philosophe et historien des sciences, propose deux réponses possibles à la question de savoir qui nous sommes, sans choisir entre l’une et l’autre : ou bien nous sommes l’intersection de tous nos groupes d’appartenance (qui ne cessent de croître jusqu’à la mort) ; ou bien nous ne sommes pas réductibles à la somme de ces appartenances et nous sommes alors qui nous sommes (Serres, 2003).
La réflexion de Brubacker (2001) sur l’emploi, et en particulier le mésemploi, du terme d’identité mérite également que l’on s’y attache. Pour le sociologue américain, les sciences sociales et humaines auraient capitulé devant le terme, dont la prolifération le priverait de ses facultés analytiques (Brubacker, 2001 : 66). Les précautions qu’il invite à prendre sont loin d’être inintéressantes en ce qu’elles balisent les dangers d’une utilisation irréfléchie, indifférenciée et trop élastique du terme. Toutefois, les suggestions qu’il propose pour le remplacer semblent parfois jargonnantes (Brubacker, 2001 : 75-78) et leur emploi systématique peut entraîner le risque de brouiller la compréhension, plutôt que de la faciliter par un usage sémantique rigoureux.
Brubacker alimente son raisonnement par une critique de l’intersectionnalité, qu’il ne nomme qu’à travers une simple allusion à « l’intersection », et à propos de laquelle il ne cite que Hill-Collins (1990) et Young (1989 et 1990), ignorant de la sorte l’étendue du concept pour mieux nier son utilité : « cette sociologie identitaire, conceptuellement appauvrie, dans laquelle l’“intersection” de la race, de la classe, du sexe, de l’orientation sexuelle, et peut-être encore d’une ou deux catégories, génère un assortiment de boîtes à tout faire conceptuelles […] » (Brubacker, 2001 : 82). Pour lui, cette approche est réductrice et ne voit dans la société qu’une « mosaïque multicolore de groupes identitaires monochromes » (Brubacker, 2001 : 83). Cette vision de l’intersectionnalité semble contraire à tous les développements théoriques et méthodologiques élaborés par les auteur.e.s qui ont contribué à son émergence.
L’intersectionnalité, c’est précisément le refus non seulement du monochrome, de l’homogène, mais aussi de la seule binarité. C’est l’appel au multiple, au pluriel. Prenant le contre-pied de ces accusations, le raisonnement tâchera de mettre en exergue la finesse des analyses que permet le concept. Il ne s’agira absolument pas de tirer des conclusions essentialisantes ou naturalisantes, mais d’examiner, pour reprendre les mots de Yuval-Davis, « Comment des positionnements spécifiques, des identités (qui ne correspondent pas nécessairement à ces positionnements) et des valeurs politiques se construisent, interagissent et s’influencent mutuellement dans [un] espace et dans [un] contexte précis » [11] (Yuval-Davis, 2006 : 200). Penser l’intersectionnalité n’est pas un abandon à la facilité. Nous essayerons de montrer que, si la théorisation de l’intersectionnalité demeure imprécise, c’est en vertu de sa plasticité. La grille de lecture qu’elle propose questionne le monde en profondeur et interroge les chercheur.e.s sur les plans tant méthodologique que théorique et épistémologique.
Le raisonnement s’attachera tout d’abord à l’identité plurielle au prisme de l’intersectionnel, dans un mouvement discursif entre enquête empirique et réflexion théorique, soulignant la fluidité des identités, la complexité des positionnements et l’existence de tensions, avant de s’interroger plus précisément sur l’usage qui est fait des “cases” que nous pouvons être amené.e.s à cocher pour différentes institutions, sur leur perception, sur leur incidence dans la construction de l’identité des personnes et sur les stratégies qu’elles peuvent susciter parmi les femmes de loi interrogées.
L’emploi de l’expression « identité plurielle » est corroboré à la fois par la littérature francophone (Calame, 2008) et anglophone. En particulier, Parekh, théoricien politique spécialiste du multiculturalisme, lui accorde sa préférence par rapport à l’expression « identités multiples » (Parekh, 2008). Pour lui, c’est le contexte qui décide laquelle de nos identités est pertinente ou saillante à tel ou tel moment et nous dicte la conduite la plus appropriée : « Dire que nous avons des identités plurielles plutôt que des identités multiples ou plusieurs identités rend mieux compte de cette réalité » (Parekh, 2008 : 23) [12].
Toutefois, Parekh considère que nous avons tous « des identités plurielles », empruntant à Whitman l’idée que nous sommes des « multitudes » [13], alors que la formule au singulier, si elle autorise toujours une conception de l’identité comme polymorphe, en propose une vision qui n’est pas fragmentée au point de constituer des identités différentes, envisageant ensuite les identités dont parle Parekh comme des facettes, des aspects ou des pans identitaires. L’interaction de ces facettes multiplie ensuite les perspectives et décourage toute tentative d’essentialisation et de réification (Parekh, 2008 : 24). L’identité est donc aux prises avec une dialectique qui prend en compte l’altérité et obéit à une logique complexe dans laquelle s’imbriquent les diverses facettes identitaires, lesquelles peuvent elles-mêmes être plurielles.
L’articulation de l’identité plurielle et du prisme intersectionnel, dans ce contexte, ne nécessite aucune gymnastique intellectuelle, l’un des intérêts majeurs de l’intersectionnalité résidant dans la manière dont elle envisage l’aspect multiple ou pluriel, et non binaire, des identités. C’est ce que Bilge entend par « approche intégrée », cette volonté de dé-segmenter l’identité des personnes, que l’on s’y intéresse au niveau individuel ou au niveau structurel ou politique (Bilge, 2009 : 70). Jordan-Zachery, chercheuse nord-américaine en sciences politiques, apporte à ce sujet un éclairage intéressant. Analysant l’interchangeabilité des termes “intersection” et “interlocking” dans les premiers articles de Crenshaw sur le concept (Crenshaw 1989 et 1991), elle regrette que ce second terme, qui se rapproche le plus du terme “imbrication” en français, laisse envisager une possibilité de séparation, ce qu’elle trouve perturbant. Jordan-Zachery envisage en effet son identité comme un gâteau marbré : le fait d’être noire y est mêlé au fait d’être femme, sans qu’il soit possible de séparer les deux facettes identitaires (Jordan-Zachery, 2007 : 260-61). Les avocates interrogées lors de l’enquête semblent confirmer cette hypothèse de l’inséparabilité des catégories – ici celle du sexe et celle de la race ou de l’origine ethnique –, comme l’illustrent les propos d’une solicitor d’origine afro-caribéenne, pour qui « ces deux [aspects identitaires] vont tout simplement main dans la main » [Entretien n° 1]. Si ces exemples relèvent d’une association binaire, les autres facettes identitaires qui s’entremêlent sont souvent plus nombreuses : la logique intersectionnelle ne rejette pas la binarité en bloc, mais refuse de s’y limiter. Les propos d’une autre enquêtée soulignent également que la perception, notamment selon les catégories de genre, d’ethnicité, etc., ne procède pas, ou en tout cas pas uniquement, de l’auto-compréhension des personnes, mais qu’elle leur est imposée de l’extérieur d’une façon qui diffère de leur propre compréhension d’elles-mêmes :
« Vous savez je ne me vois pas uniquement comme une femme ou comme Noire ou quoi que ce soit ; ça, c’est extérieur à moi. Parce que je ne me pense pas en termes de genre, pas plus que je ne me pense en termes d’ethnicité. Je suis juste moi. Et si je dois vraiment me mettre une case, alors ce serait celle de citoyen ou citoyenne international(e). Parce que c’est ce qui a le plus d’impact sur ma vie. Ce n’est pas le genre, ce n’est pas l’ethnicité mais c’est le fait que j’ai vécu tant de cette expérience empirique, qui a influencé ma manière de penser, mes interactions avec les autres. » [Entretien n°9]
Cette approche microsociologique et non macrosociologique permet de « cerner les effets des structures d’inégalités sur les vies individuelles et les manières dont ces croisements produisent des configurations uniques » (Bilge, 2009 : 73). Elle s’inscrit dans une tradition plus britannique que nord-américaine du concept. Les travaux britanniques se focalisant davantage sur les aspects dynamiques et relationnels de l’identité sociale, alors que les travaux nord-américains l’utilisent principalement dans des analyses structurelles de l’inégalité (Bilge, 2009 : 77). Hancock, autre chercheuse nord-américaine en sciences politiques, notait ainsi que l’intersectionnalité est passée d’un outil intimement lié à un contenu, surtout identitaire, à un paradigme d’analyse devenu instrument de transformation des politiques sociales, outil d’analyse structurel (Hancock, 2007). Comme toutes les théories voyageuses [14], l’intersectionnalité est en effet un concept qui se transforme au fil du temps et selon les aires géo-culturelles où il se développe. Ses emplois ne sont donc pas nécessairement homogènes et le flou qui entoure sa théorisation autorise une plasticité dont découle en grande partie son intérêt (Davis, 2008) [15].
Le microcosme que sont les professions juridiques offre ainsi un contexte dans lequel le positionnement des uns et des autres est fluctuant et où perceptions et projections semblent jouer un rôle considérable dans la définition des compétences de chaque individu, illustration de l’effet structurel de l’habitus, qui unifie notamment les pratiques (Bourdieu, 1980 : 100). Or, toutes sortes de considérations entrent en jeu pour tenter d’évaluer les compétences, y compris certains aspects qui relèvent pourtant de la sphère privée et qui sont détournés, comme la sexualité :
« Je crois que l’autre aspect qui pourrait être intéressant à propos de cette espèce de syndrome des femmes plus âgées, c’est que la branche des barristers est une profession très compétitive, et j’ai le souvenir d’avoir été frappée par cette expression utilisée par quelqu’un qui disait “Oh, elle est ceci, elle est cela – c’est une femme qui parle d’une autre femme – sa vie sexuelle aussi est une réussite”. Je n’avais jamais entendu ça avant. La façon qu’ont les membres de la profession (hommes ou femmes) de regarder une femme expérimentée qui n’est pas mariée et qui n’a apparemment pas une vie sexuelle active est aussi assez intéressante. Il y a toutes sortes de spéculations. Peut-être que c’est le cas dans tous les métiers, je ne sais pas. » [Entretien n°4]
On voit à travers ces propos que l’activité ou l’inactivité sexuelle (qu’elle soit supposée ou réelle) des femmes avocates est mise en parallèle avec leur réussite professionnelle et que la perception de leur sexualité délimite leurs possibilités d’interactions professionnelles ainsi que la reconnaissance de leur talent. On notera une fois encore la dimension intersectionnelle des facettes identitaires qui entrent en jeu, nommément le sexe, l’âge et la sexualité, qui interagissent également avec le positionnement sur les échelons hiérarchiques.
Ces exemples permettent aussi d’appréhender les tensions qui se font jour autour de l’identité professionnelle. Cette dernière requiert de la part des avocates à l’identité plurielle qu’elles négocient toute une série de positionnements contradictoires, à la source d’une forme de dissonance, de conflit identitaire (Marry, 2005), comme l’analyse très finement Sommerlad grâce à l’utilisation particulièrement convaincante des résultats d’une étude qualitative sur la formation de l’identité professionnelle des solicitors (Sommerlad, 2007). L’analyse des intersections des diverses catégories d’appartenance et de la saillance de la classe sociale permet de tirer d’intéressantes conclusions quant aux mécanismes individuels et organisationnels qui tendent à la reproduction de la définition dominante du professionnalisme chez les avocats.
La définition des compétences passe donc par le filtre de l’identité et par celui des prénotions et de l’habitus, ce qui ne laisse parfois qu’une marge de manœuvre très réduite aux femmes dont l’identité est plurielle, en particulier lorsque le rapport de pouvoir leur est défavorable. En témoigne cette femme en reprise d’études :
« Les gens qui faisaient passer les entretiens étaient tellement négatifs. Il suffisait qu’ils vous regardent pour que vous vous disiez “Ok,… il n’y a rien à faire, ils ont déjà pris leur décision”. C’est vraiment ce que j’ai ressenti, pourtant je ne suis pas ce genre de personne, je suis très cosmopolite, j’ai vécu un peu partout dans le monde, je parle quatre langues, donc je ne me perçois pas en fonction de cases préconçues. Mais il était évident qu’eux si. […] Lors du dernier [entretien de la série], je devais faire une présentation. Je ne me souviens pas de la formulation exacte mais le commentaire était à peu près : “Ah, je suppose que c’est important pour les gens comme vous”. Je ne voyais pas ce qu’il voulait dire par “les gens comme vous”. Qu’est-ce qui me différenciait des autres ? À quoi faisaient-ils allusion ? […] À la fin de l’entretien je n’y pensais même plus mais quand j’ai su que j’étais recalée je me suis dit qu’il était clair que pour eux j’étais “les gens comme vous”, et que je ne serais pas à ma place. » [Entretien n°12]
Ce témoignage illustre bien le fait qu’au stade de l’entretien d’embauche, il est très difficile, voire impossible de jouer de sa différence, le déséquilibre de la relation de pouvoir propre à ces entretiens venant neutraliser la capacité des personnes à être agent. Les préjugés sont parfois si forts que certains cabinets vont jusqu’à laisser un poste vacant plutôt que d’employer une personne qu’ils perçoivent comme déviant trop de leur image ou de leur culture. Le contexte professionnel, en particulier hiérarchique, est donc capital dans la possibilité qu’ont ces femmes de jouer sur ces perceptions pour les transformer de la manière qui leur soit la plus favorable. Dans le cas de cet entretien d’embauche, le fossé créé entre le “nous” implicite et le “vous” est tel qu’il est impossible pour l’avocate de le combler, d’autant que sa dimension insaisissable (l’avocate n’arrive pas à mettre le doigt sur ce à quoi il est fait allusion précisément) le rend encore plus insurmontable (la subjectivité du commentaire rend toute défense vaine).
Ces exemples, qui confrontent identité plurielle et milieu professionnel, tendent à montrer la prépondérance de l’ancrage empirique de l’intersectionnalité. Nombreuses sont les chercheuses, comme Davis (2008), qui insistent sur le fait qu’une théorisation trop poussée du concept n’est pas nécessaire, voire néfaste (Bilge, 2013). Ce qui compte n’étant pas tant de savoir combien de catégories peuvent être prises en compte simultanément, et comment, mais de mettre en œuvre le concept dans des études permettant de faire évoluer des situations d’oppression, de permettre des prises de conscience et la mise en place de stratégies de lutte contre les formes de domination. Bilge dénonce ainsi les usages trop prescriptifs du concept, ainsi que le risque de tomber dans les dangers de l’universalisme, lors d’un usage trop éthéré de l’intersectionnalité. C’est aussi sur la nécessité d’un ancrage « historique, culturel, juridique et socio-économique » que concluent Ait Ben Lmadani et Moujoud dans leur plaidoyer pour une utilisation de l’intersectionnalité et un savoir féministe décolonisés (2012 : 21), déplorant la forte coupure entre théorie et action et utilisant dans le titre même de leur article l’expression « faire de l’intersectionnalité » [16].
À l’opposé de la fluidité des identités, de la complexité des positionnements et des dissonances identitaires que nous venons d’évoquer, symboles tant d’une vision compartimentée de l’identité que des politiques de mise en œuvre de la diversité, se trouvent les cases que les individus sont invités à cocher. Utilisées notamment pour faciliter la collecte de statistiques, non seulement ethniques mais, plus largement, identitaires, au Royaume-Uni, ces cases ont suscité chez les enquêtées de l’étude des prises de position qui permettent d’éclairer utilement l’articulation identité/intersectionnalité et dont l’article propose une courte synthèse en deuxième partie.
La nécessité ou l’impossibilité de rentrer dans une, ou dans des “cases” (boxes) est un thème qui est apparu de manière récurrente dans les entretiens, souvent de manière spontanée de la part des enquêtées. Question féconde pour aborder la question de l’identité, ces cases sont également à mettre en regard avec l’intersectionnalité, qui interroge précisément l’assignation des personnes à une ou à plusieurs cases, dont l’apparence même – petit carré unidimensionnel transparent en son centre – reflète la volonté structurelle d’identification immédiate et simplifiée des individus qui forment la société. Cette volonté de simplification est fréquemment remise en cause, comme le rappelle cette avocate :
« “Dans quelle case rentrez-vous ?” […] Mon père déteste les cases, donc il coche toujours “Autre”. Il ne se considère pas comme Noir – ça vous force à rentrer dans une case. Mais c’est la structure tout entière de la société occidentale. C’est de nous faire rentrer dans des cases. En conséquence de quoi les lois visant à lutter contre les discriminations, etc. sont elles-mêmes créées sur le présupposé que chaque personne rentre dans une case – c’est de cette manière que les lois visant à lutter contre les discriminations, etc. évoluent. Tout vient de cette histoire de case, c’est ce qui explique le principe comparatif. » [Entretien n°1]
Les cases sont perçues comme réductrices, étant donné qu’elles ne permettent la prise en compte que d’un nombre limité de catégories, ou facteurs, dont la présence ou l’absence même sur les formulaires à remplir est intimement politique et participe, en termes bourdieusiens, de la violence symbolique des institutions (telles l’État moderne), qui s’exerce à travers leur pouvoir de nomination, d’identification et de catégorisation visant à imposer des définitions légitimes de la réalité (Bourdieu, 1998 :40-41) [17]. Par ailleurs, ces cases fonctionnent indépendamment les unes des autres et ne permettent donc aucunement de rendre compte des intersections, des imbrications. L’attitude du père de cette avocate tient alors de la contestation de cette violence symbolique et rappelle la nécessaire distance critique qu’il convient de prendre avec les diverses catégories auxquelles a recours l’intersectionnalité pour tenter de rendre compte des rapports sociaux (McCall, 2005).
La graphie, la disposition même de ces cases, est en contradiction avec la métaphore de l’intersection, du carrefour routier, fréquemment reprise depuis son introduction par Crenshaw (1989, 1991). Or, cette métaphore, pour beaucoup, n’est plus à même de représenter les multiples réalités que recouvre le concept. Ses limites ont été exposées notamment par Cooper (2008 : 306-08), pour qui il est plus juste de voir l’intersectionnalité comme un processus bicéphale : d’un côté, l’intersectionnalité est une série de prismes différents à travers lesquels on interprète les relations interpersonnelles sans que la réalité sociale soit modifiée ; d’un autre, l’intersectionnalité représente une série de voyages, de trajectoires, ou d’itinéraires conceptuels. En effet, Cooper rappelle que l’articulation des différentes facettes identitaires d’une personne change selon le lieu et le temps. Ce raisonnement entre encore davantage en dissonance avec la question des cases.
Ces cases ont gagné en importance, au Royaume-Uni notamment, depuis la mise en place de procédures en faveur de l’égalité des chances. Une avocate noire évoque ainsi l’importance de remplir les formulaires d’égalité des chances, manière d’aider les administrations à rendre compte de la diversité et de favoriser la mise en œuvre de processus d’inclusion lorsque l’audit des pratiques permet de constater la permanence des schémas discriminatoires :
« Pour les autres je ne sais pas, mais moi je coche les cases, et la raison pour laquelle je le fais est que je comprends le besoin de mesurer, d’évaluer, de montrer que cette diversité est bien présente et que cocher les cases aide les organismes à le faire. En dehors de cette situation, je ne pense jamais à ces cases. Elles n’influencent aucunement la perception que j’ai de moi-même. Je coche ces cases pour aider les organismes à collecter les données et parce que je crois que ces données sont collectées dans un but positif. Sinon, je ne le ferais pas. » [Entretien n°9]
Bien que l’objectif vers lequel tendent ces cases soit positif, point sur lequel insiste l’avocate, il en découle une forme de réification qui contribue souvent à leur perception négative par les personnes que ces procédures sont censées protéger. En effet, ce n’est pas parce que l’on coche plusieurs cases que l’on est sélectionné pour tel ou tel poste, même si cette croyance a la vie dure, comme le montre le débat qui entoure toujours toute forme d’action positive. Dans le milieu des avocats, ces formulaires semblent souvent avoir été réduits à l’état de formalité administrative et n’ont que peu d’influence sur les décisions relatives à l’embauche. Ainsi, certaines des enquêtées, loin de remettre en cause le principe de la sélection sur la base du mérite, en viennent tout de même à ressentir un découragement, provoqué par la culture discriminatoire qui perdure dans la profession et qui confère à ces cases l’apparence de la mascarade, puisqu’elles ne les aident aucunement à intégrer un cabinet : « À chaque fois je me dis : “j’ai coché les cases qui conviennent sur le formulaire d’égalité des chances de ce cabinet de barristers : je suis plus âgée – coche la case –, je suis une femme – coche la case –, je ne viens ni d’Oxford ni de Cambridge – coche la case” » [Entretien n°2].
Cette avocate s’interroge donc sur la pertinence de l’utilisation de tels formulaires, qui ne semblent pas mettre fin aux pratiques de sélection discriminatoires qui perdurent dans nombre de cabinets. D’autres témoignages concordent pour souligner que l’aspect qui semble primer sur les qualifications lors de l’embauche est celui d’avoir « la tête de l’emploi », pour reprendre l’expression familière utilisée par une autre enquêtée noire : « Je suis allée à un entretien où il n’y avait que des hommes blancs. Il n’y avait qu’un seul employé noir. C’était un cabinet de taille moyenne, spécialisé en droit fiscal. Ils ne m’ont pas embauchée et le poste est resté vacant pendant un an. […] J’ai vu l’annonce passer et repasser. Ils préféraient prendre quelqu’un qui leur corresponde plutôt que quelqu’un comme moi. Les diplômes, je les avais, mais ils pensaient juste que je n’avais pas la tête de l’emploi. » [Entretien n°1]
Ce témoignage résume l’attitude insultante et cynique à laquelle se confrontent souvent les femmes qui souhaitent entrer dans la profession, mais qui dérogent encore plus que certaines à la norme traditionnelle des candidats, principalement du fait des préjugés qui sont projetés sur ces candidates “atypiques”. Nulle autre explication au refus d’embaucher cette candidate, dont les diplômes et l’expérience correspondaient au poste à pourvoir, la vacance du poste étant contraire à tout raisonnement rationnel, y compris à tout raisonnement de nature purement économique.
Le scepticisme auquel donne lieu l’utilisation des cases est tout particulièrement perceptible chez ces femmes à l’identité plurielle, qui ne perçoivent presque plus dans leur logique que leur côté réducteur et binaire : « À cause du fait qu’on se penche sur la question d’une façon aussi binaire – cocher une case ou non – on ne peut cocher qu’un nombre limité de cases. Impossible de trouver une case qui me décrive » [Entretien n°10]. Les enquêtées insistent en effet sur la multiplicité de leurs expériences, de leurs rôles sociaux et de leurs facettes identitaires. Pour utiliser la terminologie de Brubacker, leur auto-compréhension tient compte de la pluralité de leurs sphères d’appartenance et des intersections entre ces différentes sphères. Néanmoins, si elles contestent la légitimité de ces cases, les avocates rencontrées sont souvent réalistes quant aux difficultés qui émaneraient d’un arrêt de leur utilisation, du moins tant qu’une autre manière de rendre compte de la diversité de la société et d’en faire le suivi n’a pas été inventée. Une avocate ouvertement lesbienne déclare ainsi : « Je crois que ce serait beaucoup plus sain de s’en débarrasser, même si – dans un sens – j’imagine que les cases aident à suivre l’évolution de la situation et si on ne contrôle pas, comment être sûr qu’on ne pratique pas la discrimination ? […] Donc je pense que c’est un peu utopique de vouloir se débarrasser de ces cases. » [Entretien n°14]
Le discours produit autour de cette question des “cases” fonctionne également comme une mise en garde contre ce que Bilge nomme blanchiment (whitening) de l’intersectionnalité, processus qui tend à vider le concept de son potentiel radical et transformateur, à évacuer ses aspects non politiquement corrects, à neutraliser, en quelque sorte, l’intersectionnalité (Bilge, 2013). En effet, la conception de la diversité telle qu’elle est promue par les sphères de pouvoir néolibérales, relève d’une sorte d’ouverture en trompe l’œil aux valeurs fondamentales qui sous-tendent la notion d’égalité. Il est maintenant très bien vu de recruter ou de nommer à certains postes clés (et donc visibles) des personnes qui non seulement sont compétentes, mais ont aussi « l’allure de la diversité » [Entretien n°13], notamment pour des comités de direction, des conseils d’administration, où le besoin se fait sentir d’“afficher” la diversité :
« C’est une période propice pour les femmes originaires du Moyen-Orient qui vivent en Angleterre. Beaucoup de portes s’ouvrent à elles car les gens sont très ouverts et ils veulent en savoir plus sur le potentiel qu’elles ont d’apporter une contribution différente. Je suis presque sûre que certaines des opportunités qui s’offrent à moi le sont en partie parce que les gens pensent “Non seulement elle a plusieurs cordes à son arc, ce qui est bon pour notre comité, mais en plus elle vient du Moyen-Orient, et c’est une femme – mon dieu, il faut absolument qu’on la nomme”. Parfois, je me dis que si j’étais handicapée, alors je pourrais cocher beaucoup de cases… » [Entretien n°13]
Il s’agit alors d’une façade dont les dynamiques peuvent s’avérer porteuses au niveau individuel, telle « la cerise sur le gâteau » [Entretien n°9], mais qui participent à la neutralisation politique de l’intersectionnalité en l’intégrant à une logique néo-libérale, ce qui prive le concept de ses possibilités transformationnelles et subversives. Mais nul ne peut nier que les cabinets d’avocats, en particulier les grands cabinets d’affaires, sont partie prenante de cette économie néo-libérale. Si les femmes qui possèdent une identité plurielle minoritaire veulent s’y faire une place, elles n’auront souvent d’autre choix que d’utiliser les armes de leurs adversaires. En témoigne cette associée dans l’un des plus grands cabinets d’affaires de Londres : « La perception des gens est toujours très intéressante. Moi, je ne me réveille pas le matin en me disant “Oh, je suis une femme, je suis jeune et je suis chinoise, donc tout le monde devrait me traiter différemment !” Quand je vais au travail, je ne m’attends pas à être traitée de manière particulière juste à cause de ces motifs, et dans un sens, je n’attends pas non plus de traitement spécial juste parce je suis associée, par exemple. Mais malgré cette absence d’attentes de ma part, les gens me traitent différemment. » [Entretien n°10]
Ce témoignage insiste sur l’absence de corrélation entre l’auto-compréhension des personnes et la perception de leur identité par autrui. Ce hiatus est d’autant moins négligeable que la perception compte pour beaucoup dans la progression professionnelle, dans les possibilités qui sont offertes ou non aux femmes de transpercer le plafond de verre. Cette solicitor associée se perçoit elle-même, comme elle le dit ensuite, avant tout comme une avocate talentueuse. Néanmoins, elle a bien conscience que les personnes avec qui elle travaille, en particulier ses clients, ont davantage tendance à la considérer comme une débutante, une collaboratrice “junior”. En effet, ainsi qu’elle le rappelle, elle cristallise l’intersection de trois sphères d’appartenance donnant souvent lieu à des discriminations : c’est une femme, elle est jeune et d’origine chinoise. Ayant pris conscience du décalage entre son identité et la perception de son identité par ses clients, elle en joue avec dextérité pour retourner les situations à son avantage et prendre le contrôle des négociations qu’elle mène : « Ils peuvent penser “Oh, elle est très jeune, qu’est-ce qu’elle y connaît ?”, ou “Elle ne comprendra sûrement pas ce qui se passe”. Quand le dossier avance, ils commencent à comprendre, et ils se disent “Ah d’accord, en fait elle sait tout à fait ce qui se passe“ ou encore “Mon dieu, c’est elle qui s’est saisie de l’accord. Elle a pris le dessus. Elle contrôle tout. On ne peut plus rien faire pour l’arrêter”. Tout ça, c’est lié à la perception des gens. Et parfois on peut l’utiliser à son avantage ; et plutôt deux fois qu’une, à mon avis. » [Entretien n°10]
L’exemple de cette jeune associée fréquemment prise pour une stagiaire, ou du moins dont les clients minimisent l’importance et l’expérience, illustre à merveille le renversement des jeux de pouvoir qui peut s’opérer lorsque l’identité plurielle est mobilisable de façon stratégique, soulignant les capacités d’agent des personnes et mettant à distance une perspective trop victimisante. Néanmoins, on a vu que ce renversement ne semble possible que lorsque la personne à l’identité plurielle possède déjà un certain pouvoir. Le renversement n’est alors que partiel, le contexte hiérarchique conditionnant l’utilisation de cette identité plurielle à des fins stratégiques. Il convient de souligner ces limites, qui proviennent du fonctionnement structurel de la profession et des rapports de domination tels qu’ils se déploient dans la société britannique plus largement.
Bien que la diversité de façade puisse passer pour une mascarade, il appartient donc aux femmes à l’identité plurielle de se saisir de l’opportunité qui leur est donnée d’occuper certaines positions de pouvoir et de réinvestir ce trompe-l’œil pour introduire une diversité “véritable” au sein de ces cabinets, pour perturber le statu quo en mettant à mal les stéréotypes et les assignations qui en découlent, non seulement à travers des déclarations ou dans les codes de bonnes pratiques, mais dans la pratique professionnelle même de ces avocates, dans le “faire” plus encore que dans le “dire”.
Cette récupération, cette “prise en otage” par le monde des affaires en particulier, ne figure pas parmi les moindres défis auxquels l’intersectionnalité doit faire face. Pour Hill Collins par exemple, le terme serait si dévoyé qu’il conviendrait de se préparer à son abandon, au profit d’un nouveau terme. La théoricienne, qui souhaite que les idées qui sous-tendent le concept perdurent, déplore l’insertion de l’intersectionnalité dans le scénario ordinaire des entreprises, sa privatisation en quelque sorte, et la perte de puissance critique qui était à l’origine du projet porté par l’intersectionnalité [18].
Il semble néanmoins difficile de plaider pour une telle cause lorsque l’on mesure à quel point la mise en application de l’intersectionnalité peut s’avérer fructueuse, au niveau analytique notamment. Ainsi a-t-il permis, dans cette étude des femmes de loi à l’identité plurielle, de mettre à mal un schéma additionnel réducteur et de révéler les dynamiques liées à l’entremêlement des catégories dans des contextes et des positionnements particuliers. L’un des intérêts spécifiques de cette étude réside dans la mise en application du concept dans un contexte privilégié, la profession exercée par ces femmes les plaçant d’emblée dans un milieu socio-culturel favorisé. Ce positionnement permet ainsi d’explorer des interactions intersectionnelles moins souvent analysées, tels les rapports hiérarchiques. Les avocates à l’identité plurielle apparaissent ainsi dans toute leur complexité, faisant voler en éclat le modèle de la case, bien trop étriqué. À la question : « Dans quelle case rentrez-vous ? », il devient alors impossible d’apporter une réponse simpliste. Si le risque est un glissement vers l’échelle individuelle sans possibilité d’analyse des effets à des niveaux plus structurels, le danger du prisme déformant que représentent l’unification et l’homogénéisation est explicitement évité. Par ailleurs le discours généré autour de ces cases souligne une fois de plus le fossé existant entre le cadre théorique qui sous-tend la législation anti-discrimination en vigueur et la collecte de données statistiques d’une part, et leur mise en pratique au niveau le plus pragmatique d’autre part, et rappelle les limites du droit lorsque celui-ci va à l’encontre de certaines pratiques sociétales ou corporatistes.
Autre possibilité de mise en œuvre pratique de l’intersectionnalité : la mise en place de politiques publiques, ciblant en priorité des populations défavorisées et marginalisées, à l’inverse donc de cette étude. Souvent associé, dans le cadre de l’Union européenne, aux difficultés particulières que rencontrent les femmes Roms, le concept s’est révélé être un atout majeur dans la prise en compte des discriminations multiples dont elles sont victimes, ainsi que dans la mise en place de politiques de santé mieux ciblées, en particulier [19]. L’exemple du mouvement de femmes noires du Brésil en donne une autre illustration. Et l’on arrêtera à deux cette liste d’exemples – que l’on pourrait multiplier à l’envie – qui souligne la fécondité du concept et les avancées qu’il a permises au niveau structurel et politique, mais aussi sa plasticité, sa capacité d’adaptation à chaque contexte particulier, l’intersectionnalité étant, pour paraphraser Pons Cardoso, un concept qui vole de ses propres ailes [20].
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[1] Sirma Bilge, Séminaire du Réseau Transdisciplinaire Genre « Cedref@Sorbonne Paris Cité » 2013-2014, « Approches transdisciplinaires sur le genre et l’intersectionnalité ». Séance du 24 mars 2014.
[2] Outre-Manche, la profession d’avocat se divise en deux catégories majeures. Traditionnellement, les barristers dispensent des conseils juridiques spécialisés et représentent leurs clients au tribunal (plaident). Les solicitors, avocats conseils, donnent des conseils d’ordre juridique et préparent les écritures mais plaident plus rarement.
[3] La difficulté à établir le contact avec des avocat.e.s LGB va décroissant mais a, par exemple, fait l’objet d’une remarque méthodologique dans l’étude menée par Tara Chittenden pour la Law Society, intitulée « Career Experiences of Gay and Lesbian Solicitors », (2006 : 12). De façon similaire, la prise de contact avec des avocates présentant un handicap s’est révélée particulièrement difficile.
[4] Voir par exemple Chittenden, 2006 ; Schultz et Shaw, 2003 ; Sommerlad 2007 et 2008 ; Wilkins, 2000 ; etc.
[5] Afin de préserver l’anonymat des enquêtées et conformément à la procédure de l’université Queen Mary (Londres), où l’enquête a été élaborée et encadrée, qui garantissait une gestion des données en accord avec les dispositions relatives à la confidentialité du Data Protection Act 1998, les entretiens ne sont pas référencés avec croisement des variables. Ce choix répond également à l’approche holiste privilégiée ici, propre à l’intersectionnalité. qui préconise une prise en compte des personnes dans leur entièreté, minimisant le risque de glissement vers l’essentialisme.
[6] Constitutional Reform Act 2005, ayant mené à la création de la Judicial Appointments Commission et de la nouvelle procédure de sélection des Queen’s Counsel. Voir : http://www.legislation.gov.uk/ukpga/2005/4/contents, http://jac.judiciary.gov.uk et http://www.qcappointments.org (consultés le 07/11/14).
[7] Selon les résultats du dernier recensement, effectué en 2011, [en ligne] http://www.ons.gov.uk/ons/rel/census/2011-census/key-statistics-for-local-authorities-in-england-and-wales/rpt-ethnicity.html#tab-Ethnicity-in-England-and-Wales (consulté le 07/11/14).
[8] Courts and Tribunals Judiciary – Gender statistics (chiffres de mars 2010) : http://www.judiciary.gov.uk/publications/gender-statistics/ (consulté le 07/11/14)
[9] Voir les statistique de la magistrature, synthétisées par exemple dans cet article du Guardian : http://www.theguardian.com/news/datablog/2012/mar/28/judges-ethnic-sex-diversity-judiciary (consulté le 07/11/14).
[10] L’EHRC fut mise en place suite à l’adoption de l’Equality Act 2006. Plus d’informations sur leur site internet : http://www.equalityhumanrights.com (consulté le 07/11/14).
[11] Traduction de l’auteure. L’ensemble des citations a été traduit par l’auteure, sauf lorsqu’un autre traducteur est mentionné.
[12] La misogynie et l’hétérocentrisme conservateurs dont fait parfois preuve la pensée de Bhikhu Parekh n’empêchent de voir dans sa vision de l’identité une contribution intéressante à l’analyse de cette question.
[13] Référence au poème « Song of Myself » (1855), qui cristallise la poétique de Walt Whitman (« I am large, I contain multitudes. »).
[14] Le modèle de la travelling theory a été mis en lumière par Edward Said (1983 : 226-47).
[15] Kathy Davis, « Intersectionality as Travelling Theory » pour le séminaire du Réseau Transdisciplinaire Genre « Cedref@Sorbonne Paris Cité » 2013-2014, « Approches transdisciplinaires sur le genre et l’intersectionnalité ». Séance du 27 janvier 2014.
[16] Emphase de l’auteure.
[17] La pensée de Bourdieu de la domination masculine est ici mobilisée non sans conscience des critiques qu’a suscitées sa pensée du genre, notamment liées au fait que n’est jamais posée la question de sa propre contribution à la reproduction de la domination masculine, comme l’a par exemple analysé Nicole-Claude Mathieu (1999).
[18] Intervention « Intersectionality, a Knowledge Project for a Decolonizing World ? » lors du colloque « Intersectionnalité et colonialité : débats contemporains ». Paris Diderot – Sorbonne Paris Cité, 28 mars 2014. Patricia Hill Collins y dénonçait notamment cette dérive en ces termes : « corporatization », « business as usual », « commodification », « high-jacking ».
[19] Barbara Giovanna Bello, « The Case of Roma Young Women in Italy and Germany : “One, Nobody, and One Hundred Thousand” » lors de la journée d’étude « Race et sexe, l’approche intersectionnelle ». Paris Diderot – Sorbonne Paris Cité, 28 mars 2014. Voir également la revue du European Roma Rights Center (2009).
[20] Claudia Pons Cardoso, intervention « L’intersectionnalité du point de vue du mouvement de femmes noires du Brésil », lors du colloque « Intersectionnalité et colonialité : débats contemporains ». Paris Diderot – Sorbonne Paris Cité, 28 mars 2014.
Guyard-Nedelec Alexandrine , « « Dans quelle case rentrez-vous ? » Identité et intersectionnalité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°20. Penser l’intersectionnalité, juin 2015 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Dans-quelle-case-rentrez-vous (Consulté le 21 novembre 2024).