Toutes les associations n’ont pas la même utilité sociale et certaines diffèrent peu d’entreprises capitalistes ou d’administrations publiques. D’autres associations relèvent de la paracommunauté : l’association est alors un espace commun où les individus apprennent à se connaître et finissent par s’attacher les uns les autres, en se dotant par eux-mêmes de leurs croyances et principes, toujours fragiles, toujours discutables. En venant tisser de la solidarité au quotidien, les associations paracommunautaires créent des relations et des affinités qui débordent le cadre des objectifs de l’association. L’enjeu de ce texte est de rendre compte de ce type de communautés de base. Ces petites associations paracommunautaires peuvent être un point de départ pour renforcer la démocratisation de nos sociétés. Ces associations peuvent alors socialiser aux vertus du débat et à la recherche du bien commun. C’est là un point essentiel de l’utilité sociale des associations.
Mots-clés : association – paracommunauté – démocratie – émancipation
Associations such paracommunauté and intermediate space
All associations don’t necessarily have the same social utility and some don’t differ so much from capitalist companies or public services. Other associations can be considered as paracommunities : the association is then a common space where people learn to know each other and eventually end up becoming attached to each other, providing by themselves their collective beliefs and principles, always fragile, always debatable. By developing a daily solidarity, paracommunautary associations create relationships and affinities which overflow the goals of the association framework. The stake of this text is to expose this kind of basis communities. These small paracommunautary associations can be taken as a starting point to reinforce the democratization of our societies. In that case these associations can socialize in favor of the virtues of debate and of the common goodness’ research. It’s an essential point of associations’ social utility.
Keywords : association – community – democracy – emancipation
Face aux inégalités croissantes et à l’emprise de plus en plus forte des marchandises sur la vie quotidienne que crée l’économie capitaliste, ainsi qu’au renforcement du contrôle administratif de nos existences (multiplication des règles, codes, normes et moyens de surveillance), « ce qui frappe désormais, c’est la fragilité préoccupante de la démocratie » (Laville, 2010 : 7). Les associations, dont la proximité avec les luttes d’émancipation est avérée par l’histoire de l’associationnisme, sont souvent perçues comme des solutions aux situations de vulnérabilité. Cependant, les associations sont traversées par les mêmes processus que ceux à l’œuvre dans l’ensemble de la société, et certaines associations sont même comparables à des entreprises capitalistes ou des administrations publiques qui ne disent pas leur nom. En même temps, elles peuvent socialiser à des pratiques populaires à la base de l’émancipation, ce qui est évidemment un enjeu dans des situations de diminution de l’intégration par le travail (chômage), d’affaiblissement de la sociabilité directe, de renforcement des inégalités et des risques industriels.
Nous nous proposons ici de relater une partie des résultats de notre recherche doctorale sur les associations, dont le but est de comprendre les facteurs et mécanismes des processus de renforcement de la triade bureaucratisation – marchandisation – stratification, mais aussi la manière dont certaines associations peuvent s’en prémunir et même se constituer en tant que pratiques populaires favorables à l’émancipation. C’est ce dernier point que nous développerons ici. Encore faut-il préciser de quelles associations il s’agit et comment elles la favorisent. Parmi celles-ci, il y a pour nous les associations paracommunautaires, espaces communs où les associés ne font pas que mettre en commun à moyen ou long terme leurs énergies et ressources en vue d’un ou plusieurs buts collectifs autres que partager principalement des bénéfices, mais où les individus apprennent à se connaître et finissent par s’attacher les uns les autres, en se dotant par eux-mêmes de leurs croyances et de leurs principes, toujours fragiles, toujours discutables [1].
Plusieurs associations étudiées dans notre recherche doctorale relèvent d’une création d’un lien social paracommunautaire, par lequel se crée une appartenance commune et des obligations réciproques. Ce n’est pas qu’un contrat social qui unit différentes personnes sur la seule base de leur intérêt à réaliser un même objectif. En venant tisser de la solidarité au quotidien, les associations créent du lien entre ceux qui fréquentent l’association, que ce soit en tant que bénévoles, salariés ou usagers. Et ce lien direct dépasse la relation utilitaire, comme nous allons le voir.
Les systèmes d’échange locaux (SEL), par exemple, s’appuient sur la solidarité et ce sont les valeurs initiales et le projet politique et social qui dirigent l’action associative sans que celle-ci se soit dégradée sur le mode d’un fonctionnement routinier. Il s’agit de « reconnaître que son propre intérêt passe par l’élaboration, avec d’autres, d’un intérêt commun, d’une destinée collective » (Bayon, 1999 : 15). Ce sont des espaces alternatifs – qui proposent d’autres modes de relations sociales que les modes dominants – et même d’insubordination : ils contestent le système économique dominant en créant une monnaie locale et sociale, qui circule par l’échange de coups de main ou d’objets divers.
Ce que déclarent les adhérents de Guillaume SEL, association caennaise analysée dans cette recherche, va tout à fait dans ce sens d’un lien paracommunautaire. Créée en 1997, cette association en perte de vitesse ne comptait en 2009 plus que vingt-six adhérents. La monnaie sociale locale est le « grain de sel », et il est conseillé – mais pas imposé – que l’échange se fasse sur le principe d’une heure travaillée contre une heure travaillée (monnaie-temps) pour les services, une heure correspondant à 60 « grains ». Pour les biens, il y a négociation des prix entre les parties, c’est-à-dire une forme de néo-troc. Des bourses d’échange (les « Blés ») et un bulletin régulièrement édité avec les annonces ont pour but de favoriser les échanges de biens et services, de la proposition de légumes ou de séances de relaxation à la demande d’aide dans la taille des rosiers ou en informatique. En complément à ces échanges, des activités propices au rassemblement sont proposées régulièrement (ballades, pêche à pieds, fabrication de pains et repas etc.).
Pour les associés, l’important, c’est que « ça bouge », selon la formule en usage, qu’il y ait circulation même à perte, puisque les objets comme les services ne sont que les prétextes à une vie commune et solidaire. L’important, c’est ce qui se passe hors SEL, hors échange, les liens affinitaires entre les membres qui se créent, la communauté – et le mot est employé – qui s’élabore, et finalement la “destinée collective” qui se construit. D’ailleurs, il est fréquent que les échanges ne soient pas comptabilisés entre deux participants au SEL qui se connaissent bien et qui ont tissé des liens forts : les liens d’amitiés tendent à suspendre certaines médiations institutionnelles – et a fortiori organisationnelles – de la relation. Et les liens persistent même lorsque les gens quittent le SEL [2]. Les liens qui se nouent dans cette association égalitaire débordent le projet associatif.
Comme toute organisation humaine, les associations sont artificielles : elles contiennent des symboles et des règles, sont chargées de rationalité et de calcul. L’association révèle même une artificialisation encore plus grande de la société : si autrefois les communautés traditionnelles se concevaient, et prenaient l’apparence, d’un fait naturel – pourtant institué –, les associations qui reposent sur l’engagement et le volontariat ne peuvent plus produire cet effet. Stéphane Corbin parle de transfert de relations basées sur l’obligation vers des initiatives personnelles et des relations consenties (2003 : 30). Toutefois, rappelle-t-il, si c’est bien le processus d’individuation qui se dévoile là, nous n’avons pas affaire à des personnes totalement autonomes et souveraines : l’individu ne s’affranchit jamais complètement de logiques sociales qui le surplombent et qui sont, paradoxalement, conditions de son accès à une certaine autonomie.
Pour autant, notre étude montre bien que certaines associations ne se réduisent pas à un contrat et qu’il s’y joue d’autres choses plus fondamentales : il y a de la symbolisation, de la ritualisation, des normes et des valeurs surplombants et inventés, de l’action orientée [3]. Il y a de la création institutionnelle, des normes et valeurs qui s’instituent et s’opposent parfois aux logiques sociales dominantes : chez les selistes, l’échange marchand est mis à distance au profit de la convivialité et de la solidarité. Nous retrouvons là l’idée de Cornelius Castoriadis selon laquelle toute société est à la fois société instituante et société instituée, « de l’histoire faite et de l’histoire se faisant » (1975 : 161). Le social-historique est le collectif anonyme et impersonnel dans lequel se joue cette rencontre entre structures données et institution d’un côté, ce qui structure et institue de l’autre. Toute société n’est donc pas un ensemble homogène, mais contient des forces associatives et dissociatives, de reproduction et de changement. Il existe une nécessaire aliénation à ce qui est institué, c’est-à-dire que les relations et les objets finissent toujours par se figer en partie et apparaître comme s’ils n’étaient pas des constructions sociales en cours. Il existe aussi des dynamiques instituantes qui peuvent favoriser le changement social vers une société plus autonome, c’est-à-dire une société dont les membres se donneraient directement leurs propres lois en sachant qu’ils le font. Les associations peuvent être au cœur de ces dynamiques.
« La société est […] toujours auto-institution du social-historique. Mais cette auto-institution généralement ne se sait pas comme telle (ce qui a fait croire qu’elle ne peut pas se savoir comme telle). L’aliénation ou hétéronomie de la société est auto-aliénation ; occultation de l’être de la société comme auto-institution à ses propres yeux, recouvrement de sa temporalité essentielle. Cette auto-aliénation […] se manifeste dans la représentation sociale (elle-même, chaque fois, instituée) d’une origine extra-sociale de l’institution de la société (origine imputée à des êtres surnaturels, à Dieu, à la nature, à la raison, à la nécessité, aux lois de l’histoire ou à l’être-ainsi de l’Etre) » (1975 : 537).
Tout l’enjeu de l’engagement politique de Castoriadis, indissociable de sa pensée, sera de favoriser les tendances à l’autonomie. Si une société ne peut pas se passer d’institution, ne serait-ce que pour créer un monde commun dans lequel les gens puissent coexister, elle peut être plus ou moins aliénante ou plus ou moins autonome. Lorsque la société se retrouve séparée du processus de production des institutions dominantes et ne se reconnaît pas comme productrice de l’imaginaire qui l’institue, elle est hétéronome. L’aliénation serait au contraire résiduelle dans la société autonome que Castoriadis appelle de ses vœux.
Dans ces “institutions autonomes” que sont certaines associations, cette aliénation est elle aussi réduite, ce qui n’en fait pas pour autant un espace sans épaisseur affective ni charge symbolique. La rationalisation et la dégradation des objectifs en modes de fonctionnement s’apaisent à travers des affects et des rapports sociaux éprouvés, qui n’apparaissent plus comme explicitement institués. Une certaine épaisseur est donnée à ce qui serait sinon qu’un simple contrat rationnel : un contrat passé librement entre deux individus séparés qui s’associent sur la base de l’intérêt ou pour la réalisation exclusive d’un objectif commun, rapport qui tend à l’instrumentalisation réciproque. Or, nous ne faisons pas que passer des contrats. Affects, symboles, obligations et conflits circulent, créant des repères partagés. Les personnes ont un vécu commun, se rencontrent, nouent des relations qui débordent le projet associatif. Ces associations où se tissent des relations de confiance mutuelle, nous les appellerons association paracommunautaire.
Une bonne part de l’utilité sociale de l’association est donc dans cette création paracommunautaire, c’est-à-dire dans la sociabilité et la solidarité entre égaux au sein d’une communauté de base. C’est toutefois principalement entre les adhérents que le lien est fort – même si le but de nombre d’associations est de propager cet élan d’entraide vers l’extérieur ou que certaines arrivent à infléchir la séparation entre aidants-adhérents et bénéficiaires-non adhérents [4]. Nous pouvons dire que l’association a une utilité sociale évidente et de première importance à partir du moment où on y participe. L’association doit davantage être dans le “avec” les autres, selon les possibilités de chacun, que dans le “pour” qui instaure immédiatement une dissymétrie, voire une domination.
Dans une forme paracommunautaire, la personne n’est pas un anonyme au sein d’une institution qui l’écrase, ni un individu isolé mû seulement par ses propres intérêts ou dans des relations d’instrumentalisation réciproque, mais davantage un acteur au sein d’un mouvement porté par des solidarités axiologiques mais aussi affinitaires. La dimension institutionnelle et politique est centrale, mais n’efface pas une épaisseur affective et sensible, qui fait que les personnes avec qui je suis en lien me restent présentes malgré leur absence. Pierre-Joseph Proudhon faisait reposer sa République fédérative des associations – anarchiste, car opposées au pouvoir autoritaire – sur cette faculté du moi à sentir sa dignité en autrui autant qu’en soi, et à s’affirmer aussi bien comme personne que comme espèce. L’association était pour lui explicitement politique et, en même temps, reposait sur le pacte et non le contrat, c’est-à-dire sur une confiance mutuelle construite à travers une expérience partagée. Là où le contrat pose une médiation surplombante d’un tiers – que ce soit l’État ou une bureaucratie associative – le pacte est un rapport direct face à face [5] : les relations se nouent à la base, et ont un caractère d’engagement moral librement consenti davantage que de devoir.
Mais Pierre-Joseph Proudhon n’a fait rien d’autre que théoriser ce qui était en train de se réaliser au milieu du 19ème siècle au sein du mouvement ouvrier. Les associations ouvrières, les sociétés de secours mutuel et les sociétés secrètes se multipliaient et participaient au développement du mouvement ouvrier et du socialisme. C’est particulièrement le cas à Lyon. Un rapport du commissaire central de cette ville, daté de septembre 1849 et cité par Iouda Tchernoff, donne des précisions sur l’associationnisme dans cette ville agitée (1905 : 125-137). Évidemment, il faut prendre avec précaution toutes ces données issues de rapports de police, de justice et du gouvernement. Ces derniers avaient probablement tendance à gonfler les chiffres des socialistes et démocrates pour favoriser l’inquiétude et justifier ainsi la répression vis-à-vis de ceux qui étaient présentés comme une menace. Le commissaire comptabilise quarante mille membres d’associations « voués au désordre, au socialisme, à la communauté », dans une ville de deux cent mille habitants environ. Les sociétés secrètes y sont en lien avec les associations ouvrières, les sociétés de secours mutuel et les cercles de festivités des cabarets.
La paracommunauté n’est pas un retour à une forme holistique communautaire, qui viendrait peut-être provoquer le déclin de l’individualisme, mais probablement aussi de l’individuation. Il faut distinguer l’individualisme comme repli sur soi et égotisme, et l’individualisme comme phénomène historique, qui donne une conception de l’individu comme incarnation de l’humanité entière tout en affirmant son unicité (à la fois singulier et universel). Cette dernière définition correspond en fait à l’individuation, c’est-à-dire à la capacité de la personne à se constituer elle-même. La libre association peut venir à la fois déjouer l’individualisme, sans dissoudre l’individuation.
Les associations paracommunautaires sont un syncrétisme entre tradition et modernité en quelque sorte. Ce sont des communautés sociales, ouvertes et affectives, qui mettent en place une interconnaissance qui rassure, en même temps qu’une organisation collective où chacun n’est plus un anonyme dans un vaste espace dans lequel on se sent dépassé et sans pouvoir. La dimension paracommunautaire fait des associations autre chose qu’une simple coalition d’agents rationnels, comme voudrait les voir la tradition libérale, ou un collectif qui ne serait qu’une communauté d’intérêts rivée aux seuls objectifs affichés. Les relations se tissent et dépassent le cadre organisationnel : les associés apprennent à se connaître et s’attachent les uns les autres [6].
Les associations paracommunautaires vont au-delà d’un simple contrat rationnel entre volontaires, autour d’intérêts partagés, et relèvent bien davantage du pacte. Les associés ne font pas non plus que s’associer autour des objectifs précis de l’association, mais peuvent prendre plaisir dans le simple fait d’être ensemble. Par ailleurs, les associations paracommunautaires sont un prolongement de la sphère intime tout en étant ouvertes à d’autres, donc un espace protégé et pourtant déjà commun. Elles sont des espaces intermédiaires. Qu’entend-on par cela ? C’est en quelque sorte un monde commun proche et constitué d’individus qui se reconnaissent les uns les autres au sein d’un espace public qui est aussi le lieu de l’anonymat, de l’exposition de soi-même et du conflit [7] – et surtout de la concurrence dans un monde capitaliste. Nous empruntons cette conception à André Gorz :
« La communauté de base peut ainsi devenir l’espace microsocial intermédiaire entre la sphère privée et la sphère macrosociale, publique. Elle peut protéger les individus contre l’isolement, la solitude, le repli sur soi. Elle peut ouvrir la sphère privée sur un espace de souveraineté commune, soustrait aux rapports marchands, où les individus autodéterminent ensemble leurs besoins communs et les actions les plus appropriées pour les satisfaire. C’est à ce niveau que les individus peuvent (re)devenir maîtres de leur vie, de leur mode de vie, du contenu et de l’étendue de leurs désirs ou besoins et de l’importance des efforts qu’ils sont prêts à consentir » (2004 : 256).
Certaines associations, en tant que communautés de base, sont des espaces intermédiaires entre la sphère intime et le vaste espace public. Ce sont donc des espaces protégés et pourtant déjà communs ; un prolongement de la sphère privée, mais déjà plus la sphère privée. Et c’est à travers cet espace intermédiaire qu’est alors l’association que les personnes associées peuvent prendre part à l’espace public, et surtout se le réapproprier. En tout cas, elles peuvent créer un espace commun de souveraineté, au niveau mésosocial. Comme le dit André Gorz, les individus peuvent alors se réapproprier un peu leurs besoins et les décisions qui ont trait à leur propre vie.
L’ancrage d’une association dans un quartier, un village ou une région peut être un vecteur de coopération, qui assurerait une qualité de la vie plus grande : sociabilité, mutualisation, entraide formelle comme informelle, échange d’informations, régulation collective. Cela constitue un monde vécu partagé, débordant les relations au sein de l’organisation, qui favoriserait des solidarités de base.
C’est ce qui fait de l’association un maillon essentiel dans une société qui veut renforcer l’autonomie, puisque c’est à travers ce type d’espaces intermédiaires que les personnes peuvent prendre part à l’espace public, et par extension à la politique. Une association découle souvent – pas toujours – d’une volonté de plusieurs personnes de sortir d’un état d’impuissance dans lequel elles resteraient en étant séparées. Et les relations ainsi nouées permettent des capacités d’action que les associés ne possèderaient pas à l’état individuel, ou tout simplement n’oseraient pas s’exposer au sein de l’espace public.
L’association comme espace intermédiaire permet en outre de dépasser les pensées dichotomiques du type espace public/sphère de l’intimité, société/individu, holisme/individualisme, institution/vécu. Le monde est plus complexe que ces oppositions binaires ne le laissent présager. L’être humain se meut dans des lieux abrités, ou plus ou moins exposés à la visibilité, il cherche à être reconnu tout en désirant se lancer dans de nouvelles expériences. La solitude et l’intimité sont aussi des distances sociales à préserver, dans lesquelles il est possible de se ressourcer pour ensuite prendre part à la vie publique. Sortir de soi sans se sentir dépassé par l’étendue de l’espace public passe par des passages dans des espaces intermédiaires. La personne sociale vogue de cercles en cercles, pour le dire comme Simmel dans Sociologie et épistémologie. Les cercles associatifs sont en ce sens des espaces sociaux intermédiaires qui favorisent non seulement le lien social, mais aussi ouvrent à l’espace public et donc au politique. Nous reviendrons sur ce point dans la partie suivante.
Alors que la loi de 1901 n’exige absolument pas une rigueur démocratique, l’ethos associatif – les valeurs originelles qui sont censées engendrer un type de pratiques – promeut un fonctionnement démocratique. Historiquement, il a toujours existé une proximité entre les luttes d’émancipation du 19ème siècle et la forme associative. Pour autant, toute association ne correspond pas à l’ethos associatif, et ce n’est pas parce qu’un principe – ici un fonctionnement démocratique – est mis en avant, qu’il est réellement appliqué dans les actions de l’association.
L’ouvrage de Camille Hamidi La société civile dans les cités (2010) met en évidence les faiblesses démocratiques de petites associations, et relativise de fait la politisation des acteurs par l’expérience associative. Camille Hamidi cherche à vérifier si les associations sont « des écoles de la démocratie » (2010 : 13), à partir de l’exemple de trois associations de jeunes issus de l’immigration, maghrébine essentiellement, de Saint-Denis et de Nantes. Au sein de deux associations, l’une féministe, les Gazelles Insoumises, l’autre de couture, Attitude Cachemire, le pouvoir semble se situer du côté du conseil d’administration, nommé collège de secrétariat pour la première et comité de gestion pour la seconde. Ces deux instances contrôlent les adhésions et dirigent l’action associative. La mise en place d’une structure dirigeante resserrée est à chaque fois justifiée par des prétextes démocratiques et de maîtrise des valeurs initiales. Difficile d’imaginer que ces associations socialisent largement aux vertus du débat et à l’auto-organisation, alors que la plupart des adhérents sont de fait exclus des décisions importantes. L’une des associations étudiées par Camille Hamidi a même changé de président sans consulter les adhérents, et sur le choix exclusif de deux membres influents (2010 : 139).
Par ailleurs, elle relate plusieurs situations qui ont tendance à fragiliser la démocratie interne. Notamment, « la professionnalisation accentue les lignes de partage liées au degré inégal de compétence associative des individus » (2010 : 134). Le fait d’être fondateur confère souvent un statut d’autorité, et le fait que les membres influents entretiennent des relations affectives étroites peut renforcer des hiérarchies internes et conforter ces personnes dans des situations privilégiées (2010 : 136). Nous allons voir que notre étude confirme des disparités selon les configurations associatives. Il existe en fait différentes formes de démocratie associative qui n’ont pas forcément la même qualité.
Typologie des démocraties associatives
Démocratie représentative | Démocratie intermédiaire | Démocratie directe | ||
---|---|---|---|---|
Direction (salariés) | Bureau ou Conseil d’Administration | Délégation sous contrôle | Vote majoritaire | Recherche du consensus |
5/16 associations “classiques” | 6 | 2 | 0 | 3 |
1/8 associations d’économie solidaire [8] | 1 | 2 | 0 | 3 |
0/1 associationiste | 0 | 0 | 0 | 1 |
Le tableau précédent montre qu’il existe de multiples formes de démocratie associative. Notre recherche s’appuie sur une investigation empirique large, essayant le plus possible de correspondre à la diversité du champ associatif. Nous avons effectué vingt-cinq monographies d’associations, réparties en trois catégories : seize d’associations “classiques” (action sociale, humanitaire et caritative, culturelle et de loisirs, sports, militante, environnementaliste, coopérative et mutuelle), huit des nouvelles expériences de l’économie solidaire qui s’en revendiquent explicitement (système d’échanges locaux, AMAP, commerce équitable, boutique sociale et solidaire, développement de l’économie solidaire, jardin collectif, habitat solidaire), une qu’il est difficile de classer autrement que sous le terme d’associationnisme, à la fois coopérative, communauté de vie et action militante de sensibilité libertaire. Cette étude reste pour autant très loin de l’exhaustivité, et elle ne peut viser à repérer que des tendances générales. Afin de réaliser nos monographies, nous nous sommes appuyés à la fois sur des documents officiels (statuts, rapports d’activités, projets associatifs etc.), sur des entretiens non directifs et sur de l’observation directe. La quantité des études de cas n’a pas permis de suivi, et les monographies sont en quelque sorte des photographies de chaque association.
Les appareils associatifs et les associations les plus professionnalisées s’inscrivent en général dans une forme de démocratie représentative, où l’assemblée générale élit des représentants et vote sur le projet associatif. La démocratie représentative repose donc sur l’élection et le vote à majorité simple lors de l’assemblée générale annuelle – obligation pas toujours respectée. Souvent, ce vote se fait à main levée. Si cette pratique favorise l’émergence d’une sorte de consensus, elle relève bien davantage d’une délégation, contrainte ou choisie, des prises de décision au conseil d’administration. Par ailleurs, ce vote peut alors apparaître comme un simple vote de confirmation des responsables et de leur projet.
Nous pouvons séparer en deux cette forme démocratique : celle dont le pouvoir se situe plutôt du côté du bureau ou du conseil d’administration, c’est-à-dire des administrateurs-bénévoles élus ; et celle dont le pouvoir se situe au niveau de la direction des salariés. Cette dernière caractérise des associations très professionnalisées, du fait de leurs activités (action sociale, humanitaire, commerce équitable) ou de leur statut (coopérative), ou alors des associations qui valorisent la professionnalisation.
Il faut cependant relativiser notre typologie : il est difficile de connaître le véritable lieu du pouvoir dans les associations, tant ce sujet est délicat et souvent rendu invisible par un discours de façade sur les valeurs démocratiques mises en avant. Le monde associatif n’est pas épargné par des formes de pouvoir charismatique et non démocratique. En outre, nous savons qu’il existe des abus de pouvoir, des prises de décisions arbitraires, des assemblées générales de façade qui se contentent de confirmer les choix du bureau ou de la direction. C’est dans les formes de démocratie représentative, avec des associations professionnalisées, divisées en plusieurs statuts et plusieurs services ou établissements, que la démocratie est la plus difficile : pour cause, il existe des conflits d’intérêts, et une tendance au monopole d’informations et de compétences de la part des dirigeants et administrateurs. Toutefois, une association qui repose sur la démocratie directe, et qui promeut cette dernière, peut aussi tomber dans des dérives charismatiques, de concentration des pouvoirs et d’expertise par des spécialistes.
Nous avons distingué une forme démocratique intermédiaire : s’il y a délégation de l’exécution du projet à des représentants élus, ces derniers sont toutefois sous un certain contrôle de l’assemblée générale. L’assemblée générale semble rester le lieu central du pouvoir. Par ailleurs, le bureau est parfois ouvert à tous, ce qui suppose un certain contrôle sur les élus. Le formalisme est bien moins prononcé que dans les associations à la forme de démocratie représentative, davantage attachées aux procédures et aux protocoles. Or, la démocratie n’a de qualité que quand elle les dépasse pour se jouer dans la vie ordinaire et s’incarner dans les mœurs.
Toutes les associations précédentes fonctionnent par le vote, au moins au niveau de l’assemblée générale. On peut très bien imaginer que le conseil d’administration ou le bureau fonctionnent sur la base de la recherche du consensus. Nous connaissons une mutuelle de vétérinaires (l’Association vétérinaire des éleveurs du Millavois) qui fonctionne ainsi. Les associations qui reposent sur la démocratie directe ont, quant à elles, deux possibilités : soit elles fonctionnent par le vote, soit par la recherche du consensus. Toutefois, la recherche du consensus n’exclut pas le vote en cas de blocage (le plus souvent à une majorité nette), la délégation à des mandatés (sous la forme de mandats impératifs et révocables et avec le principe de rotation des tâches), ou même le tirage au sort. C’est le cas avec la coopérative de la filière bois du plateau des Millevaches Ambiance bois, qui a réhabilité cette pratique liée à la Grèce antique pour nommer son président, président sans réel pouvoir. La démocratie par consensus, qui est ici celle qui est automatiquement tentée dans les expériences associatives de démocratie directe, repose sur l’interconnaissance, et sur la capacité à savoir ce que les membres de la communauté souhaitent. Elle suppose une communauté où tout le monde se connaît, avec des relations fortes [9]. La recherche du consensus est une pratique basée sur l’ouverture et l’attention à autrui, et non sur la défense de ses propres intérêts. Elle repose sur la volonté d’éviter toute coercition. À l’inverse, la démocratie par vote majoritaire repose au final sur la force : en l’absence de moyen de contraindre une minorité à suivre la majorité, le vote met en danger la cohésion du groupe. Au niveau associatif, les individus minoritaires ont toutefois le choix de quitter l’association, ce qui relativise grandement la dimension coercitive. Il n’empêche que le vote majoritaire, surtout lorsque la majorité dépasse de peu la minorité, fragilise la cohésion interne et peut justifier le départ de nombreux membres [10].
Le fait qu’une association soit une paracommunauté semble une condition favorable pour qu’elle soit réellement démocratique : fonctionnant plus facilement à travers une démocratie à la base, elle est aussi plus souvent un espace de sociabilité directe. Par exemple, l’association Guillaume SEL, système d’échanges locaux, est marquée par une forte sociabilité interne et est en même temps une démocratie qui recherche le consensus. Ce qui veut dire que ce sont souvent les associations dont les personnes se connaissent le mieux et développent une confiance mutuelle – si nous acceptons le postulat que plus la sociabilité est intense, plus se développe la confiance mutuelle – qui sont les plus démocratiques. La communauté n’est pas toujours démocratique, c’est le moins que l’on puisse dire. En revanche, une communauté peut fonctionner concrètement par la démocratie directe. Il est probablement un principe que la hiérarchie se renforce avec le nombre. Rien à voir entre une petite association comme Guillaume SEL, regroupant une petite trentaine de personnes soudée autour de valeurs et principes communs qui lui donnent son sens, et un appareil associatif très hiérarchisé regroupant de cent à plusieurs milliers de personnes en différents lieux géographiques et divisées en différents statuts et services.
La démocratie interne est donc liée au niveau de sociabilité et au choix de forme démocratique (représentative, intermédiaire, directe), choix qui peut résulter lui-même d’autres facteurs : par exemple, la professionnalisation et la taille importante sont handicapantes pour un fonctionnement reposant sur la démocratie directe. Approfondir la démocratie dans la forme n’aurait toutefois pas de sens sans y adjoindre un contenu qui concrétise les principes et modes d’organisation choisis. Une coopérative telle qu’ACOME (Association Coopérative d’Ouvriers en Matériel Electrique), l’un des plus grands industriels de Basse-Normandie et la plus grande coopérative française avec plus de mille quatre cents salariés et quatre cent vingt-cinq millions d’euros de chiffre d’affaire en 2011, pourrait tout aussi bien fonctionner sur des bases de démocratie directe – les associations de lobbying regroupant des grands patrons de l’industrie peuvent fonctionner de façon très démocratique – qu’elle continuerait à ne pas favoriser l’émergence d’une société plus autonome. Ses activités recouvrent à la fois les télécoms, le bâtiment, l’automobile et l’énergie dans les transports – secteurs discutables sur un plan environnemental par exemple. C’est donc une organisation industrielle, organisation qui n’a pas hésité à délocaliser une partie de sa production au Brésil et en Chine comme le font les organisations capitalistes classiques [11].
De manière plus générale, la stratégie visant à développer des pratiques plus solidaires en étant de plain-pied dans l’économie classique aboutit à des contradictions. Certaines coopératives se retrouvent ainsi dans la situation de gérer leurs propres licenciements. Les coopératives restent soumises aux aléas du marché, et en premier lieu à la concurrence, qui pousse au productivisme. Même Ambiance bois, qui incarne un militantisme autogestionnaire soucieux de redonner du sens à ses activités, est rivée à la filière bois, industrie labellisée, structurée, concurrentielle et capitaliste. Ce n’est pas seulement la forme qui importe, mais aussi l’orientation des activités. La question de la forme, si importante soit-elle, ne dit rien du contenu, c’est-à-dire des valeurs, du sens et de l’utilité sociale. L’autogestion sans projet ne transforme pas les structures et institutions dominantes aujourd’hui, qui accentuent le morcellement [12]. Toutefois, la forme est souvent liée au contenu : ce sont les associations les plus démocratiques qui, en général, peuvent socialiser aux pratiques sociales favorisant la démocratisation de nos sociétés.
La pratique associative au sein de paracommunautés peut être un facteur favorable à la politisation, entendue dans un sens large, que ce soit par la confrontation des idées ou la réalisation d’une action collective. Si Camille Hamidi a tendance à fortement relativiser cette capacité des associations, c’est parce que les associations qu’elle étudie ont des hiérarchies internes marquées, mais aussi parce qu’elles portent une visée parfois pacificatrice. L’association féministe Gazelles Insoumises, parmi les trois associations étudiées dans l’ouvrage La société civile dans les cités (2010), est celle qui socialise le mieux à l’action collective et à l’élaboration d’une vision du monde, parce qu’elle porte un fond politique visant à l’émancipation. Elle est, de fait, la seule association à encourager la participation des adhérents, à expliquer le fonctionnement associatif, à proposer des formations (2010 : 129). Par ailleurs, elle a monté un projet humanitaire à Madagascar en invoquant les forces économiques mondiales suscitant des inégalités. Les deux autres associations visent seulement à inculquer des normes comportementales jugées “bonnes” et, de fait, consensuelles, à travers la couture et des activités culturelles. Il n’est pas question d’une visée politique, encore moins de socialiser à l’auto-organisation. Nous sommes là dans un but récurrent d’une partie du monde associatif : favoriser la cohésion sociale, mais entendue dans son sens restreint qui a aussi pour effet de voiler les inégalités sociales et les relations de domination. Le maillage associatif, notamment dans les quartiers de relégation, vient parfois tisser une certaine cohésion sociale dans un contexte qui ne peut peut-être pas prêter à la cohésion. Ajoutons que Camille Hamidi ne relate pas l’histoire de ce type d’associations de quartier, qui ont été parfois très marquées par des visées contestataires avant d’être dépolitisées, notamment à la suite du Mouvement des travailleurs arabes de 1973, ou autour de la Marche pour l’égalité de 1983.
Les associations étudiées par Camille Hamidi sont donc particulières. Seule l’association Gazelles Insoumises semble réellement socialiser aux vertus du débat et à l’action collective, et favoriser l’émergence d’une vision du monde et la recherche du bien commun – et de façon partielle [13].
Nous ne pouvons qu’acquiescer aux faiblesses relevées par Camille Hamidi : le monde associatif est traversé par des obstacles à la « montée en généralité » (2010 : 175), et la tendance est plutôt à renvoyer les problèmes sociopolitiques à un ordre psychologique ou au seul contexte immédiat dans lequel l’association s’exprime, et par des obstacles à l’expression des conflits (2010 : 180), avec une disposition certaine autant à éviter les sujets qui fâchent entre les membres qu’à refuser – surtout – de s’assumer comme force antagoniste par rapport à l’économie capitaliste de marché, y compris au sein d’une économie solidaire largement idéalisée.
Ajoutons que dans notre propre recherche, les associations qui socialisent le mieux aux vertus du débat, à travers une démocratie directe à la recherche du consensus, et à l’action collective, en prenant appui sur une vision du monde, sans chercher à éviter le conflit, et au contraire en l’assumant, sont des associations de sensibilité libertaire. Ce n’est pas pour cela qu’il n’y existe pas des situations hiérarchiques, des membres plus influents que d’autres, une politisation forte parfois excluante. En outre, ces associations attirent des personnes souvent déjà politisées ou en voie de l’être. D’autres associations sont à un degré moindre de politisation, mais sont des paracommunautés à partir desquels des savoirs se transmettent et des solidarités de base se forment, ce qui n’est déjà pas si mal.
La politisation, entendue au sens large, se joue d’abord dans la participation active : « l’expérience associative fournit indéniablement de nouvelles compétences pratiques militantes : […] monter un projet, gérer un budget, employer des salariés, trouver des fonds, etc », rappelle Camille Hamidi (2010 : 203). Son enquête confirme que la politisation par l’expérience associative se joue d’abord dans les discussions ordinaires, quand les acteurs sont exposés à des paroles politisées, notamment des membres influents (2010 : 196). En outre, la cohabitation au sein d’une association peut réduire les préjugés des uns et des autres (2010 : 159), développer une aptitude à voir le monde en termes de clivages généraux (2010 : 205) et favoriser la confiance (2010 : 163) [14]. Ce n’est pas systématique, et des relations distantes n’empêchent pas forcément la poursuite du projet associatif. En outre, la politisation par l’expérience associative est souvent minimale, mais peut être un premier pas. Certaines associations deviennent même plus que des foyers de solidarité et des espaces de socialisation politique minimale. Elles fournissent alors le cadre d’une expression politique contestataire au sein de l’espace public : initiatives qui tentent de sortir un peu de la médiation de l’économie capitaliste de marché et de l’administration étatique, et finalement d’incarner les « brèches pour une politique de la dignité » dont parle John Holloway (2012), ou « l’espace public oppositionnel » évoqué par Oskar Negt (2007).
L’association n’est pas une communauté traditionnelle, communauté de corps où les places sont assignées et les coutumes donnent le sens. C’est au contraire un regroupement de volontaires qui doivent se mettre d’accord sur un projet commun et des valeurs collectives. C’est ce qui donne la consistance au groupe : il n’y a pas seulement des liens organisationnels, mais aussi et surtout des liens institutionnels et politiques. L’association est censée d’abord être délibération sur des principes et des valeurs définis en commun par les associés, et qui va orienter les actions de l’association, ce qui correspond à la définition d’Alain Touraine des mouvements sociaux (1973) : une action collective est une manière de définir et de transformer la situation sociale, une mise en action d’une vision du monde. C’est la logique du mouvement social, et non du contrat interindividuel, qui est censée caractériser l’association. Pour se mettre d’accord, il faut débattre, proposer et respecter des règles de vie commune, créer des liens de confiance et parfois s’opposer, c’est-à-dire s’approprier une histoire commune. Faire l’expérience de l’association, c’est parfois faire l’expérience du débat, de l’action collective, de la recherche du bien commun et tendre à l’auto-organisation [15].
La démocratie se définit d’abord par des pratiques sociales et populaires, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans les mœurs, et ne se limite pas à des procédures et lois qui s’imposent. Certaines associations non seulement familiarisent les personnes aux affaires publiques et amènent à penser le bien commun, mais permettent aussi le passage de ces idées et discussions dans des conduites et des actions collectives concrètes pouvant dépasser le cadre de l’association.
Les associations paracommunautaires sont aujourd’hui l’exception plutôt que la règle au sein du monde associatif. La constitution de paracommunautés pourrait pourtant être un moyen pour l’individu de prendre possession de son existence, vecteur à la fois d’autonomie, d’égalité et de convivialité. Car, non seulement l’association paracommunautaire peut être une condition de la socialisation à l’agir public et à la définition commune des principes et pratiques sociales sur l’espace public, mais aussi et plus simplement peut favoriser le plaisir d’être ensemble et d’appartenir à quelque chose d’à la fois plus grand que soi et dont l’individu fait partie, et qu’il constitue en tant que sujet politique. Que l’association puisse aussi faire émerger l’individu en tant que sujet politique est avéré dans les analyses de La formation de la classe ouvrière anglaise d’Edward P. Thompson (1963). L’émergence d’une conscience politique au sein des classes populaires à la fin du 18ème et au 19ème siècle n’est pas seulement le fruit des conditions sociales, mais aussi du volontarisme de militants qui se sont organisés à travers des formes associatives et se sont appuyés sur la sociabilité de la rue. De la même manière qu’Edward P. Thompson signalait qu’il n’a jamais existé de prolétariat spontané, il ne peut pas avoir d’individu réellement démocratique sans socialisation spécifique à travers des pratiques populaires, que les associations paracommunautaires peuvent commencer à porter. Avant les personnes, il faut changer leur milieu.
Les associations paracommunautaires ne sont qu’un point de départ pour favoriser la démocratisation : socialiser aux vertus du débat, à l’action collective et aux pratiques qui tendent à l’auto-organisation, tout en tissant des relations fortes entre les personnes. Ce sont des foyers de solidarité en puissance. Reste à s’opposer à ce qui réduit l’exercice de la liberté et aux forces qui nient les capacités autonomes des populations à s’organiser par elles-mêmes. Ces pratiques populaires sont une condition nécessaire de l’émancipation, mais non suffisante. Ce point de départ est cependant essentiel, et c’est là que se situe l’utilité sociale – et politique – des associations.
Bayon Denis (1999), Les SEL. Pour un vrai débat, Paris, Yves Michel
Castoriadis Cornelius (1975), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil
Corbin Stéphane (2003), L’utilité sociale des associations. Analyse comparative Ile-de-France et Basse-Normandie, Rapport pour le Secrétariat d’Etat à l’Economie solidaire
Gorz André (2004 [1988]), Métamorphoses du travail, Paris, Gallimard
Graeber David (2006 [2004]), Pour une anthropologie anarchiste, Montreal, Lux éditeur
Hamidi Camille (2010), La société civile dans les cités, Paris, Economica
Holloway John (2012 [2010]), Crack capitalism. 33 thèses contre le capital, Paris, Éditions Libertalia
Laville Jean-Louis (2010), Politique de l’association, Paris, Seuil
Negt Oskar (2007), L’espace public oppositionnel, Paris, Payot
Simmel Georg (1981), Sociologie et épistémologie, Paris, PUF
Tchernoff Iouda (1905), Associations et sociétés secrètes sous la deuxième république, Paris, Félix Alcan
Thompson Edward P. (2012 [1963]), La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Éditions Points
Tocqueville Alexis de (1981 [1840]), De la démocratie en Amérique, vol.2, Paris, Flammarion
Touraine Alain (1973), La production de la société, Paris, Seuil
[1] Cette réflexion sur les pratiques favorisant la démocratisation jalonne l’histoire. Elle occupe déjà des intellectuels comme William Godwin, et ce sera un point central des discussions entre socialistes, de Friedrich Engels à Charles Fourier, en passant par Pierre Leroux et Pierre-Joseph Proudhon.
[2] Même l’assemblée générale se déroule dans une ambiance qui se fait rare dans un monde associatif qui tend de plus en plus vers les seules logiques organisationnelles : il y règne une ambiance conviviale, qui n’empêche pas des débats francs, qui la rend un peu confuse et plus délibérative que décisionnelle. Il n’y a ni différences statutaires, ni bureau, et les mandats se font par rotation, tandis que le mode de prise de décision tend au consensus.
[3] Par exemple, les Boulistes d’Amfreville est une association de joueurs de pétanque qui conjure la compétition par le hasard lors d’une sorte de rituel. Cette association, créée en 1996, compte aujourd’hui une cinquantaine d’adhérents qui se retrouvent du printemps à l’automne pour la pratique de ce loisir convivial. Afin de conjurer la compétition, les lots des gagnants des différents concours estivaux sont symboliques, tandis qu’une tombola réservée aux adhérents distribue des lots conséquents en fin d’année : télévision, machine à laver, etc. Choix est fait de s’en remettre au hasard plutôt qu’à la compétition.
[4] Certaines associations qui ont vocation à prendre en charge des besoins de bénéficiaires tentent d’infléchir fortement cette séparation entre l’associatif qui donne et l’usager qui reçoit. La fête, la convivialité et la sociabilité directe sont favorisées pour sortir du lien contractuel fixé par l’activité tournée vers l’extérieur de l’association, et ainsi effacer en partie la séparation de statut et de position entre adhérents et non adhérents. Une autre manière d’infléchir cette séparation, récurrente au sein des associations, est de favoriser l’adhésion à l’association.
[5] Il y a évidemment toujours médiation, ne serait-ce que par le langage, la culture etc., qui permet l’intercompréhension. Il y a toutefois selon nous une différence de nature entre une relation avec médiation par un tiers, dans le cadre d’un contrat, et une relation directe telle que le pacte.
[6] C’est pourquoi certaines sont tentées soit par la cooptation stricte et la reproduction systématique des principes et objectifs de l’association, soit par la reconduite de leaders charismatiques, voire par une dérive communautaire et l’entre soi. Ces pratiques visent à éviter tout bouleversement risquant de venir fragiliser l’association. Elles peuvent toutefois entraîner d’autres fragilités, et en tout cas s’écarter de la recherche du bien commun.
[7] Il ne faut pas oublier qu’il existe du conflit au sein des associations, comme tout groupe social, et encore plus quand celui-ci est démocratique…
[8] La connaissance insuffisante de la démocratie interne d’une association ne nous permet pas de la classer. Elle tend cependant à une démocratie intermédiaire ou directe.
[9] C’est ce que rappelle l’anthropologue David Graeber : « Il est beaucoup plus facile, dans une communauté où tout le monde se connaît, d’arriver à savoir ce que la plupart des membres de cette communauté souhaitent que de trouver comment convaincre ceux qui ne veulent pas suivre. […] Voter est le moyen le plus sûr de garantir l’humiliation, le ressentiment, la haine ; en fin de compte la destruction des communautés. Ce qui apparaît comme un processus complexe et ardu pour parvenir à un consensus est, en fait, un long processus visant à s’assurer que personne ne reste avec l’impression que ses opinions n’ont reçu aucune attention » (2004 : 140-141).
[10] Il existe toujours des situations d’autorité et de domination qui peuvent émerger à travers la recherche du consensus, le pouvoir étant d’abord un rapport avant de devenir position et statut.
[11] Notons au passage que Manufrance, dont l’activité essentielle est la vente d’armes, a été une coopérative entre 1980 et 1985. Ce statut a été mis en place par les salariés afin d’éviter la liquidation de leur entreprise, et aucun changement dans le type de production n’a suivi cette reprise collective.
[12] Elle peut même parfois les renforcer, et certaines associations au fonctionnement interne très démocratique sont des associations d’une corporation qui participe souvent au morcellement et au développement capitaliste. Nous faisons référence à une association de cadres supérieurs de plus de quarante ans au chômage, Essones cadres, dont le but est d’aider chacun à retrouver un emploi et de socialiser les réseaux et contacts.
[13] Camille Hamidi relativise d’autant plus les effets de la pratique associative qu’elle retient une définition restreinte de la politisation. Du moins, il faut pour elle articuler une définition élargie à une définition plus limitée : il y aurait politisation efficace lorsque les individus parviennent à influencer le champ politique spécialisé (2010 : 174). Or, des mouvements contestataires très politisés ont parfois échoué dans leurs rapports de force à influencer la politique institutionnelle. Il y a confusion entre politisation et réalisation des visées politiques – qui ne cherche d’ailleurs pas toujours à influencer – ne dépendant pas seulement du degré de politisation des individus.
[14] Si Camille Hamidi refuse de voir dans l’établissement d’une confiance partagée une disposition favorable à l’émergence de l’individu comme sujet politique, c’est parce qu’elle semble parfois associer politisation et confiance dans les institutions (2010 : 164). Or, la politisation peut se faire en opposition avec celle-ci, notamment dans des cités où l’expérience a pu susciter une défiance vis-à-vis des institutions et de la politique institutionnelle.
[15] C’est ce qu’exprimait déjà le conservateur hétérodoxe Alexis de Tocqueville, dans son tome 2 de l’ouvrage De la démocratie en Amérique (1981, T.2 : 140 à 151).
Vignet Julien, « Les associations comme paracommunauté et espace intermédiaire », dans revue ¿ Interrogations ?, N°20. Penser l’intersectionnalité, juin 2015 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Les-associations-comme (Consulté le 21 novembre 2024).