Le défaut du sentiment de soi, issu d’un mauvais accueil dans la petite enfance, provoque un malaise identitaire douloureux qui peut s’améliorer par la projection d’une identité fictive en littérature et plus particulièrement en poésie. L’expression de la souffrance soulage et la mise en forme esthétique étaie le contenant défaillant.
Le sentiment d’identité sera étudié dans ses failles, d’abord par une approche psychanalytique et linguistique : les problèmes psychiques et l’importance du signifiant. Puis nous nous pencherons sur la représentation artistique, notamment poétique, avec des analyses textuelles mettant en valeur l’effet réparateur de l’écriture, dans La Chanson du mal aimé d’Apollinaire et L’Homme approximatif de Tzara. Enfin nous envisagerons certains aspects de l’identité divine issue de la Bible, existence suprême émanant du texte poétique par excellence : un déploiement de paroles invite à la création.
Finalement le malaise identitaire et sa résilience semblent une origine possible de l’écriture, de l’esthétique et de la culture.
Mots-clés : psychanalyse, linguistique, poésie, parole, conscience
The lack of self-consciousness comes from childhood and brings much suffering, which may partly be recovered from thanks to writing fiction, especially poetry. Writing helps feeling better and art may build the lacking envelope for the self.
The lack of self-consciousness will be studied at first with a psychoanalytic and linguistic approach : psychic difficulties and importance of the sounds of language. Then we will look into artistic representation, especially the poetic one, with a textual analysis of Apollinaire’s La Chanson du mal aimé and Tzara’s L’Homme approximatif, so as to show the repairing effect that writing can have. Finally we will consider the divine identity in the Bible, as the archetypal poetic text in which an array of words invites creation.
The lack of self-consciousness and the subsequent attempts to repair this suffering seem to be at the origin of writing, aesthetics and culture.
Keywords : psychoanalysis, linguistics, poetry, narrative, consciousness
Le sentiment de soi sera d’abord envisagé du point de vue psychanalytique et linguistique avant d’être étudié dans ses projections fictives en littérature : dans le genre romanesque et plus particulièrement dans le domaine poétique. Enfin l’identité divine émanant par la parole du texte biblique sera considérée comme un modèle du genre.
Le sentiment d’identité va de pair avec l’image de soi, qui dépend beaucoup de l’accueil des parents dans la vie et de leur désir d’avoir un enfant. Le nouveau-né prend conscience de lui-même en percevant ses propres contours grâce aux câlins et caresses des parents, en se percevant dans leur regard à fonction de miroir, qui donne l’assentiment à la vie ou au contraire darde l’hostilité effrayante du désir de mort. Celle-ci sera ressentie ultérieurement de manière réitérée dans tout regard hostile ou désapprobateur : un tel regard sera perçu comme effarant, menaçant, dangereux. L’angoisse de mort reste alors, à cause du vécu initial, un handicap sérieux à l’installation dans un sentiment d’identité stable.
Etre s’affirme par rapport à son opposé, le non être ou l’anéantissement. L’angoisse de mort due à l’hostilité parentale prend des proportions dramatiques quand il y a tentative de meurtre. Hadju-Gimès attire l’attention sur le fait que les schizophrènes ont parfois subi des situations qui mettaient leur vie en péril par manque de nourriture. Hadju-Gimès [1] attribue la schizophrénie à un traumatisme oral dû à la privation de nourriture « en partie en raison d’une lactation insuffisante de la mère, en partie à cause de la cruauté de cette dernière et de son manque d’amour. ». Dans quatre cas observés, le milieu parental était constitué d’une mère froide, rigide, sadiquement agressive, et d’un père faible et passif. L’enfant victime de frustration prolongée ou répétée devient sujet à des hallucinations compensatoires ; la frustration le conduit à redouter toute tension et à manquer de confiance en sa capacité à les dominer.
Par ailleurs, la souffrance est telle dans la privation de nourriture du petit enfant qu’elle peut le conduire à éviter les contacts humains, ressentis comme dangereux. Enfin, cette douleur affolante du bébé privé d’affection et de nourriture conduit, selon Ferenczi [2], à la « haine inexprimée » assortie d’un sentiment de culpabilité qui incite à la renverser en bonté exagérée.
Certaines personnes, mal aimées dans leur enfance, peuvent se montrer serviables et dociles dans l’espoir de se faire aimer, en compensation affective, ce qui est généralement voué à l’échec parce qu’elles sont simplement exploitées. Mais le schizophrène se sent menacé de mort s’il ne satisfait pas le désir d’autrui : il le fait de peur d’être tué, comme il a failli l’être faute de nourriture. Il ne s’agit plus de manger, mais de ne pas être mangé. Par ailleurs, les observations de Spitz montrent que les bébés privés de leur mère meurent souvent d’« hospitalisme », c’est-à-dire de carence affective due à la séparation brutale d’avec leur mère lors de leur hospitalisation, ou ne peuvent pas se développer normalement. Quand la carence ne mène pas à la mort, elle fragilise terriblement le sentiment d’identité.
La relation duelle entre la mère et l’enfant passe progressivement de la fusion à la séparation au moment de l’apprentissage du langage, mais quand cette relation est défectueuse, elle laisse de graves séquelles identitaires, comme le montre le psychanalyste hongrois Imre Hermann [3]. L’être mal sécurisé tend alors à rechercher alternativement une fusion étouffante, qui ne favorise pas les relations harmonieuses, ou une séparation systématique qui le conduit par exemple à voyager au loin, à fuir ses proches et à s’isoler.
L’angoisse du néant peut se développer dans certaines situations : l’abandon ou les menaces d’abandon sèment le doute sur le droit à la vie ; la possibilité de non procréation effraie quand la naissance est évoquée comme un accident ; dans le cas de naissance illégitime, l’engendrement par un autre père suggère, outre l’absence de racines bien établies, l’idée qu’on aurait pu être un autre, ce qui estompe le sentiment de soi en associant les traits physiques et caractériels au hasard.
Minkowski a vulgarisé [4] une analyse de Bleuler concernant la mise en œuvre de deux principes vitaux : la syntonie et la schizoïdie. Ce sont des tendances normales et opposées que chacun utilise dans des proportions variables. La syntonie consiste à se sentir en harmonie avec l’ambiance d’un groupe et en contact avec la réalité, tandis que la schizoïdie incite à s’éloigner du réel et des humains. Chaque être a besoin de relations humaines, de contacts positifs avec ses congénères, mais aussi de retraits provisoires pour se retrouver lui-même, admirer un beau paysage ou une œuvre d’art, se concentrer pour accomplir un travail intellectuel. L’être à tendance syntone est particulièrement ouvert et apprécié, le schizoïde est solitaire et renfermé jusqu’à décourager les contacts. Quand l’une des tendances devient excessive, elle peut favoriser la maladie mentale : la syntonie exagérée mène à la maniaco-dépression, la schizoïdie outrée mène à la schizophrénie. Le syntone, qui est toujours d’accord avec son entourage, finit par ne plus savoir ce qu’il pense ni qui il est, ce qui lui pose par périodes de sérieux problèmes d’identité, tandis que le schizoïde, à force de se préserver des contacts humains, s’étiole jusqu’à se sentir inconsistant. Les deux tendances extrêmes conduisent au malaise identitaire.
Le lien privilégié entre schizophrénie et poésie [5] est probablement lié à la recherche de l’isolement pour favoriser le rêve ainsi qu’à un vécu particulier de l’ambivalence. La mouvance du moi constitue une richesse en un sens, bien qu’elle aille de pair avec un manque de stabilité parfois douloureux. Un jeu ludique avec le langage, avec décharges de pulsions inconscientes, permet une forme de résilience et favorise parfois la reconnaissance sociale. Freud a révélé l’émergence de l’Inconscient dans les lapsus et les mots d’esprit, Lacan a mis en valeur la voie du signifiant, et Fónagy en a montré le fonctionnement.
Le nom propre qui nous désigne n’a qu’un référent, mais un référent existentiel. En cherchant dans le domaine poétique une adéquation entre le signifiant et le signifié (le premier est approximativement l’image acoustique d’un mot, le second sa représentation conceptuelle), peut-être cherche-t-on à transformer le signifié en représentation d’un référent pleinement existant. En poésie, les mots semblent devenir des choses palpables comme dans l’Inconscient révélé par les rêves et par les discours des schizophrènes. Le fonctionnement du schizophrène n’est jamais qu’une caricature du nôtre. Chacun pratique des identifications projectives, sans cet excès catastrophique du malade mental (la meilleure preuve en est l’empathie, c’est-à-dire la capacité à se mettre à la place d’autrui, sans laquelle il n’y aurait ni compassion ni humanité). C’est par identification projective que nous éprouvons le désir de faire adhérer signifiant et signifié comme si nous voulions personnifier les représentations d’objets, faire en sorte que leur nom corresponde à leur essence. C’est peut-être parce que notre nom n’adhère pas plus à notre être que notre image dans le miroir que nous éprouvons le besoin de combler cette faille par l’adhésion entre signifiant et signifié, entre le son et le sens. C’est ce que cherchent les poètes et leurs lecteurs, quoi qu’il en soit.
La représentation de soi dans la symbolisation de l’art, notamment dans le domaine de l’écriture, procure un plaisir psychique lié à l’affirmation de soi et constitue un premier pas vers la reconnaissance par autrui. Comme les stars et les personnalités politiques, l’écrivain peut éprouver un besoin maladif de reconnaissance par manque d’amour initial. L’élaboration d’une identité fictive en littérature tend à y remédier car l’auteur essaie de s’affirmer, en séduisant et en jouant de son problème douloureux qu’il exploite dans une mise en forme esthétique.
L’expression artistique en général constitue un besoin profond de la psyché. Les mots, apparemment aussi impalpables que l’être même, sont aptes à accueillir une puissance virtuelle infinie issue du plus profond de soi. L’expression littéraire est une forme esthétique de projections psychiques émanant d’un besoin vital de retour à l’équilibre.
C’est aussi un lieu fictif où peuvent s’exprimer avec acuité les malaises identitaires qui ne s’avouent pas ailleurs. La parole constitutive de l’être va y déverser ses malaises en les canalisant dans une forme esthétique et recevable. Dans Les Armes secrètes, les personnages des nouvelles de Julio Cortazar déclinent les variations de la folie sous diverses formes. Dans Lettres de Maman, le personnage essentiel est Nico, un jeune adulte défunt qui a laissé son empreinte dans la culpabilité des survivants au point de provoquer chez eux des hallucinations : d’abord chez sa mère qui écrit à ce sujet, puis chez son frère Luis et sa belle-sœur Laura, qui l’avait délaissé pour une liaison avec Luis. La pleureuse de Bons et loyaux services éprouve un chagrin réel pour le défunt parce qu’il avait marqué sa vie d’une amabilité ponctuelle, ce qui suggère efficacement le désert affectif de sa vie. Ce manque aux allures d’abîme montre implicitement l’impossibilité pour l’héroïne de relations humaines satisfaisantes. Le besoin de raconter une relation imaginaire catastrophique élaborée à partir d’une scène anodine dans Les Fils de la vierge est introduit par une confusion d’identités assortie du souhait de la disparition identitaire, l’idéal étant que la machine écrive toute seule. Or les difficultés identitaires révèlent et provoquent des problèmes d’ordre psychiques. La nouvelle s’achève sur la grisaille et le vide, comme un aveu de la motivation initiale de dire une histoire : l’ennui. Dans L’Homme à l’affût, la fascination du narrateur pour le musicien drogué Johnny dont il écrit la biographie va de pair avec une sorte d’approbation du refus de vivre qui le mène à la mort, une compréhension admirative et globale : une approche émue de son art et de ses douleurs, de ses hallucinations relatives à des urnes contenant des cendres de défunts incinérés. Si la mort de Johnny favorise la réussite éditoriale de la parution biographique, la nouvelle s’achève sur une phrase lapidaire qui marque le rejet de l’attitude cupide et de l’arrivisme généralisé : Ma femme est ravie de cette nouvelle. Enfin, dans la dernière nouvelle qui porte le titre du recueil, les personnages Pierre et Michèle tentent vainement une relation amoureuse, déjouée par leurs problèmes existentiels et leurs non dits. L’achèvement du texte sur un viol et un crime met en évidence les conséquences désastreuses de leur difficulté d’être. Ce recueil de nouvelles est généralement le préféré du lectorat de Cortazar, probablement parce que l’identité fictive des personnages effleure une vérité profondément émouvante.
Dans L’Ombre du vent, de Zafon, l’identité mystérieuse de Julian Carax se démultiplie dans une atmosphère de menaces de mort, d’acharnement du destin, d’amours malheureuses ; et elle se révèle dans une apothéose de haine de soi. La souffrance identitaire, menée dans une intrigue originale avec un suspense extraordinaire, va jusqu’à la défiguration et la mort. Le titre du roman correspond à l’inexistence programmée, poursuivie jusqu’à son paroxysme. C’est l’absence même qui prend valeur de force gigantesque. La valeur littéraire, le seul reste vivant d’une hécatombe, en est prodigieusement amplifiée. Paradoxalement, la présence inaccessible de l’écrivain fictif Julian Carax est ainsi dotée d’une existence hors normes, presque palpable dans son intensité douloureuse.
Le domaine poétique se prête plus que tout autre à la résilience parce que le travail sur les sonorités y contribue, outre une densité particulière d’émotions et d’harmonie esthétique. Si l’écriture constitue un rempart contre le désastre psychique, ce peut être, dans le domaine poétique, – entre autres procédés – par la fusion compensatrice du son et du sens. Comme il n’existe pas de vie sans aucun traumatisme, ni deuil ni blessure, chacun est susceptible de remédier à ses souffrances par leur expression dans le domaine artistique. On peut combler les ruptures par l’adéquation retrouvée ou inventée entre le son et le sens et, inversement, affirmer une séparation salvatrice par la discontinuité opérée grâce à des troncatures en tous genres. C’est ce que font les poètes en travaillant les sonorités, les rythmes et la syntaxe. Le lecteur y trouve une résonance à ses propres déchirures, ce qui participe au plaisir esthétique. Une analyse textuelle d’un passage poétique de Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs décrivant le soleil sur la mer (Recherche Gallimard t. 2 p. 253-255) et celle du poème d’Apollinaire intitulé Mai montrent la résilience à l’œuvre [6]. Une approche d’extraits de La Chanson du mal aimé de Guillaume Apollinaire et de L’Homme approximatif de Tristan Tzara va tenter de montrer la transformation psychique du poète en souffrance : il extirpe les traumatismes destructeurs de son ego et leur donne une forme telle qu’il peut accéder à une meilleure image de lui-même, celle d’un créateur dont la production est belle. En outre la forme poétique adoucit ses douleurs et celles de ses congénères en leur proposant les métaphores et sonorités appropriées. Les psychés entrent alors en résonance.
Les cinq premiers quintils de La Chanson du mal aimé présentent le phénomène de chagrin expulsé en même temps que l’identité : dans Mai, les pleurs sont attribués aux saules, ici ce sont les façades qui se lamentent dans le soleil couchant, via la superbe métaphore des [p]laies du brouillard sanguinolent.
Un soir de demi-brume à LondresUn voyou qui ressemblait àMon amour vint à ma rencontreEt le regard qu’il me jetaMe fit baisser les yeux de honteJe suivis ce mauvais garçonQui sifflotait mains dans les pochesNous semblions entre les maisonsOnde ouverte de la Mer RougeLui les Hébreux moi PharaonQue tombent ces vagues de briquesSi tu ne fus pas bien aiméeJe suis le souverain d’ÉgypteSa sœur-épouse son arméeSi tu n’es pas l’amour uniqueAu tournant d’une rue brûlantDe tous les feux de ses façadesPlaies du brouillard sanguinolentOù se lamentaient les façadesUne femme lui ressemblantC’était son regard d’inhumaineLa cicatrice à son cou nuSortit saoule d’une taverneAu moment où je reconnusLa fausseté de l’amour même
Le cadre spatio-temporel Un soir de demi-brume à Londres installe une atmosphère d’incertitude et de flottement. La fracture de la syntaxe par le rejet du complément d’objet indirect Mon amour (vers 3) représente au moyen d’une innovation poétique la cassure identitaire qui va se confirmer ensuite. Le regard du voyou provoque la honte, analysée par Hermann comme la conséquence d’un regard maternel de disqualification. Le doute destructeur sur sa propre valeur est installé, liquéfiant le sentiment d’identité.
Le voyou se substitue à la femme qu’il aime dans une confusion des genres sexuels. C’est lui qui vint à sa rencontre, mais c’est le poète narrateur qui le poursuit, comme pour dénier l’amour qu’il est en train de chanter et sa propre attirance sexuelle. Il va à sa perte, ce faisant, comme l’indique son association au pharaon tyrannique dans la métaphore de la Mer Rouge, suggérée par la couleur des maisons de brique illuminées par le couchant. Cependant, on peut se demander si ce qu’il poursuit chez ce mauvais garçon, ce n’est pas un fragment de lui-même, plus insouciant, [q]ui sifflotait mains dans les poches.
Son ancien moi, déprécié par les termes voyou et mauvais garçon, avait au moins l’avantage de la décontraction. Associé aux Hébreux, il n’avait pas à s’inquiéter puisqu’il était protégé de Dieu, tandis que le poète dans son état actuel, associé au pharaon, est maudit et voué à une mort prochaine. Le voilà donc honteux, dédoublé, mal assuré de ses tendances sexuelles et menacé de mort.
Cette mort est d’ailleurs défiée au troisième quintil par le souhait de la métaphore filée que tombent ces vagues de brique, bien qu’une condition y soit énoncée sous la forme du vers suivant : [s]i tu ne fus pas bien aimée. Il s’agit d’affirmer son amour de manière hyperbolique pour effacer les doutes possibles à ce sujet, mais le temps verbal employé est le passé simple, qui caractérise une action non seulement passée, mais bornée dans le temps. C’est donc la fin d’un amour qui est proclamée en même temps. Les contradictions entre les termes concernent le genre sexuel, l’attirance sexuelle, le poursuivi transformé en poursuivant, le grand amour qui s’annule en s’énonçant. L’amour n’existe plus, sauf par la douleur et plus particulièrement celle de l’identité perdue, qui se manifeste par une gradation dans l’éclatement démultiplié :
Je suis le souverain d’ÉgypteSa sœur épouse son armée
L’impossibilité s’accroît mais elle énonce en même temps un changement de sexe puis une multitude de fragments internes dissociés en membres d’une armée. La confusion réelle entre la sœur et l’épouse dans la civilisation égyptienne est exploitée pour une confusion sexuelle entre l’homme et la femme, ce qui opère un dédoublement préparatoire à la pulvérisation numérique en multiples soldats. L’agressivité mortifère est intérieure et se retourne contre le protagoniste. La condition qui apparaît au vers suivant [s]i tu n’es pas l’amour unique rime avec les briques, éléments censément solides, mais envisagés dans leur liquéfaction en vagues et leur chute. Par ailleurs le présent est contredit par le passé simple qui précède. Le mélange des temps verbaux peut aussi figurer la perte des repères temporels.
Le quintil suivant, avec sa métaphore du couchant figurant les plaies dont le pluriel n’est pas innocent et suggère une réactivation d’abandon plus ancien, présente une nouvelle occurrence du verbe ressembler :
Une femme lui ressemblant.
Le nom semblance apparaissait déjà dans l’épigraphe, le verbe ressembler au premier quintil et le verbe sembler dans le deuxième. Ce polyptote exprime l’incertitude sur l’identification, qui se réduit à des analogies, entrecoupées des assertions hyperboliques du troisième quintil qui s’apparentent à une démonstration par l’absurde. Rien n’est sûr, sauf le morcellement interne.
La femme est décrite de manière dépréciative dans le cinquième quintil, avec son regard d’inhumaine. Le doute étant semé sur les identités, on peut s’interroger sur l’origine de ce regard : celui de la femme aimée qui l’a abandonné, celui de la mère ou le sien propre, regard égaré de qui a perdu son identité. De même [l]a cicatrice à son cou nu peut s’interpréter comme un trait corporel spécifique ou comme une envie de blesser, ou encore comme une projection des plaies personnelles avec un souhait de cicatrisation.
Le regard du voyou suscitait la honte, celui de la femme saoule se révèle destructeur de l’objet du chant en révélant [l]a fausseté de l’amour même. La guérison envisagée semble nécessiter la négation de l’amour et de soi-même.
Le personnage du Mal Aimé s’impose de manière plus substantielle que l’auteur en chair et en os, Guillaume Apollinaire, auquel on s’intéresse du point de vue biographique par intérêt pour l’identité poétique ainsi créée.
Apollinaire a ouvert la voie de la poésie moderne. Le dadaïste Tristan Tzara accentue les procédés de rupture syntaxique et crie le malaise existentiel jusqu’à réduire son identité à un rêve. Voyons un extrait de L’Homme approximatif publié en 1931 :
(…)les cloches sonnent sans raison et nous aussiles yeux des fruits nous regardent attentivementet toutes nos actions sont contrôlées il n’y a rien de cachél’eau de la rivière a tant lavé son litelle emporte les doux fils des regards qui ont traînéaux pieds des murs dans les bars léché des viesalléché les faibles lié des tentations tari des extasescreusé au fond des vieilles varianteset délié les sources des larmes prisonnièresles sources servies aux quotidiens étouffementsles regards qui prennent avec des mains desséchéesle clair produit du jour ou l’ombrageuse apparitionqui donnent la soucieuse richesse du sourirevissée comme une fleur à la boutonnière du matinceux qui demandent le repos ou la voluptéles touchers d’électriques vibrations les sursautsles aventures le feu la certitude ou l’esclavageles regards qui ont rampé le long des discrètes tourmentesusé les pavés des villes et expié maintes bassesses dans les aumônesse suivent serrés autour des rubans d’eauet coulent vers les mers en emportant sur leur passageles humaines ordures et leurs miragesl’eau de la rivière a tant lavé son litque même la lumière glisse sur l’onde lisseet tombe au fond avec le lourd éclat des pierresqui pense à la chaleur que tisse la paroleautour de son noyau le rêve qu’on appelle nousles cloches sonnent sans raison et nous aussinous marchons pour échapper au fourmillement des routesavec un flacon de paysage une maladie une seuleune seule maladie que nous cultivons la mortje sais que je porte la mélodie en moi et n’en ai pas peurje porte la mort et si je meurs c’est la mortqui me portera dans ses bras imperceptiblesfins et légers comme l’odeur de l’herbe maigrefins et légers comme le départ sans causesans amertume sans dettes sans regret sansles cloches sonnent sans raison et nous aussipourquoi chercher le bout de la chaîne qui nous relie à la chaînesonnez cloches sans raison et nous aussinous ferons sonner en nous les verres cassésles monnaies d’argent mêlées aux fausses monnaiesles débris des fêtes éclatées en rire et en tempêteaux portes desquelles pourraient s’ouvrir les gouffresles tombes d’air les moulins broyant les os arctiquesces fêtes qui nous portent les têtes au cielet crachent sur nos muscles la nuit du plomb fonduje parle de qui parle qui parle je suis seulje ne suis qu’un petit bruit j’ai plusieurs bruits en moiun bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide(…)je pense à la chaleur que tisse la paroleautour de son noyau le rêve qu’on appelle nous
Les vers réitérés sont particulièrement éloquents sur la disparition identitaire : l’écriture aurait pour fonction de cerner un noyau inexistant, le rêve qu’on appelle nous. Néanmoins la chaleur émane de la parole poétique et soigne le froid réfrigérant de la solitude concrétisé par les os arctiques broyés de douleur.
Le vers qui joue le rôle d’un refrain, les cloches sonnent et nous aussi, évoque un bruit de paroles inutiles et démentes qui tinte joliment mais reste négligé d’autrui et n’aboutit pas à la reconnaissance :
je parle de qui parle qui parle je suis seulje ne suis qu’un petit bruit j’ai plusieurs bruits en moiun bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide.
La rupture syntaxique s’accentue par rapport à celles d’Apollinaire, car il ne s’agit plus seulement de rejet d’un complément au vers suivant, mais plus radicalement de la suppression pure et simple d’un élément : je parle de est interrompu par des questions sur l’identité qui parle qui parle. L’absence de ponctuation dramatise en quelque sorte la question redoublée en obligeant le lecteur à reconstruire la troncature qui serait normalement matérialisée par des points de suspension, puis l’interrogation métaphysique qui fait irruption dans le discours. La précision je suis seul focalise l’interrogation identitaire sur le poète et crie en même temps la douleur de la solitude. La formule restrictive je ne suis qu’ réduit son être à sa parole en la minimisant par l’adjectif petit. L’amenuisement s’aggrave d’une fragmentation en plusieurs voix, donc en plusieurs moi : j’ai plusieurs bruits en moi. Le vers suivant opère le mouvement inverse de gradation par amplification des expansions du nom : glacé, froissé au carrefour, jeté sur le trottoir humide. Mais cet accroissement est celui d’un rejet tragique. Ces procédés poétiques mettent en évidence le lien entre la disparition du moi et son rejet par autrui.
Dans ce texte aussi le regard est obsessionnel :
les yeux des fruits nous regardent attentivementEt toutes nos actions sont contrôlées il n’y a rien de caché.
L’être est regardé par un surmoi envahissant qui l’enchaîne et le culpabilise. Le regard, quel qu’en soit l’auteur, est honteux et destructeur : des regards qui ont traîné, rampé, tari les extases. Les regards deviennent autonomes dans une personnification surprenante :
les regards qui prennent avec des mains desséchées. Les regards sont ainsi personnifiés en manifestant une capacité tactile à saisir et agresser. Et finalement ils emportent les humaines ordures et leurs mirages, ce qui manifeste une vision particulièrement pessimiste : l’humain est ravalé au rang le plus vil et soupçonné de proposer seulement des illusions, ce qui peut signifier qu’il est dénoncé comme menteur décevant.
Les mains desséchées trouvent un écho dans l’appel à la mort, plus maternelle que les regards subis :
je porte la mort et si je meurs c’est la mortqui me portera dans ses bras imperceptiblesfins et légers comme l’odeur de l’herbe maigrefins et légers comme le départ sans causesans amertume sans dettes sans regret sans
Le changement de rôle du porteur qui devient porté marque une confusion entre la mort et l’homme, entre la mort et la mère aussi car ses bras sont plus accueillants que les mains desséchées : l’anaphore fins et légers les qualifie positivement. La comparaison des bras de la mort à une odeur et à un départ semble marquer une régression à l’état de nourrisson abandonné. Les monosyllabes mort, meurt, mort accumulés sur un même vers appellent à l’esprit le paronyme mère. Enfin, l’accumulation de groupes parallèles, composés de sans suivi d’un substantif, s’achève sur la préposition sans dépourvue de complément : fracture brutale et inattendue qui laisse sur le manque à l’état pur, sans objet identifiable.
L’identité fictive est représentée dans ce poème comme une disparition dans des gouffres et des tombes d’air qui prend son origine dans une déception faisant passer la victime des extases à leur tarissement, et du ciel à ces écrasements méprisants qui crachent sur nos muscles la nuit du plomb fondu.
Les textes poétiques La Chanson du Mal Aimé de Guillaume Apollinaire et L’Homme approximatif de Tristan Tzara expriment des chagrins métamorphosés en beauté par les métaphores et les sonorités. Les auteurs y trouvent un moyen de cicatrisation en donnant une forme esthétique à leur douleur. Et leurs lecteurs y reçoivent un baume pour leurs propres souffrances.
L’identité littéraire est souvent issue de fragilisations diverses, bien que ce ne soit pas nécessairement le cas. Elle s’affirme par la beauté du verbe et laisse une trace marquante et propice à la nourriture poétique.
Qu’en est-il alors de l’identité divine telle qu’elle s’élabore dans la Bible, texte à la fois littéraire et symbolique au fondement de notre civilisation judéo-chrétienne ? Qu’il s’agisse d’une identité fictive (au regard des incroyants) ou de l’identité essentielle à la source de tout être, Dieu se déploie par le verbe poétique et conçoit l’univers par l’énergie des lettres hébraïques. Celui qui est considéré comme l’Etre suprême s’affirme par la parole associée à la puissance créatrice. Cette figure anthropomorphique serait-elle présentée comme un être en carence affective ? Il s’agit d’un dieu jaloux qui exige un amour exclusif et ne supporte pas l’idolâtrie, qui réclame l’attention à ses paroles et le contact par la prière, et qui propose la grâce de son amour immense en échange d’un dévouement illimité.
L’identité divine s’établit selon la parole rapportée dans le texte biblique. Dieu est d’abord présenté comme un créateur, dès le premier verset : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Et c’est par la puissance de sa parole que la genèse s’accomplit. C’est tout un univers qui se déploie, cosmique et livresque. Cette parole puissante, au fondement de notre civilisation judéo-chrétienne, crée le monde et ses habitants. Par exemple, Et Dieu dit : « Que la lumière soit ! » et la lumière fut. (Genèse, 1 : 3). Dieu crée l’homme aussi, en lui donnant le souffle de vie qui lui permet de respirer et de parler. La parole divine crée un être humain à son image (Genèse 1 : 27), c’est-à-dire un être parlant, apte à créer lui-même par la parole.
Il peut inventer des phrases inédites dès le plus jeune âge, développer son cerveau et sa capacité d’abstraction, créer des liens avec ses semblables et inventer des univers fictifs. Il peut prendre conscience de lui-même grâce à la parole. La première parole que Dieu adresse aux humains (Genèse 1 : 28) est généralement traduite par Multipliez-vous. C’est une traduction possible, mais il en est d’autres. Mot à mot, le conseil donné est Produisez de bons fruits. Or les fruits peuvent constituer les productions verbales aussi bien que les productions charnelles, de manière non exclusive d’ailleurs. L’environnement linguistique des occurrences du mot fruits dans le texte biblique est souvent associé à la parole. L’évangile comporte par exemple Vous les reconnaîtrez à leurs fruits, ce qui est interprété par certaines Eglises comme les actes, par d’autres comme les paroles. Les deux interprétations ne sont pas incompatibles. Ce qui est incontestable, c’est que les propos des gens révèlent leur personnalité. Les actes sont relativement plus faciles à maîtriser et ne révèlent pas nécessairement les motivations profondes.
Quand Moïse lui demande son nom, le créateur répond qu’il est qui il est (Exode 3 : 14). Cela peut vouloir dire que son nom ne le regarde pas, ou que son identité est indéfinissable, mais bien plutôt qu’il est le grand Je suis. Son nom recouvre en même temps un sens futur de je serai, donc je deviens : je suis en perpétuelle évolution. C’est bien le cas de l’homme créé à son image, d’ailleurs, surtout s’il utilise les mots pour penser. La Bible comporte plusieurs désignations de Dieu, mais le tétragramme JHWH est le nom privilégié à ne pas prononcer en vain, à réserver à la prière.
Le Dieu biblique se présente comme un Dieu qui répond, contrairement aux idoles fabriquées par l’homme, telles que les statues [7]. Certains personnages bibliques parlent avec Dieu : c’est le cas notamment d’Adam (Genèse 1 : 28-30 ; 2 : 16-17 ; 3 : 9-12 ; 3 : 17-19), Caïn (Genèse, 4 : 6-15), Abraham (notamment Genèse 12 : 1-7) et Moïse (3 : 4-22 ; 4 : 1-23). Job dialogue longuement avec Dieu, qui fait preuve d’humour envers lui : Je vais t’interroger et tu m’instruiras pour faire taire ses récriminations (Job, 38 : 3 et 40 : 7). Dans le récit de Jonas apparaissent plusieurs formes d’humour. Le pardon divin est souvent évoqué comme l’effacement total des fautes jetées au fond de la mer, par exemple dans Michée 7 : 19. Les marins jettent Jonas au fond de la mer parce qu’ils le pensent coupable de la tempête. Il y a confusion entre la faute et l’homme, traitement inhumain opposé à la clémence divine. Jonas est alors englouti par une baleine, dit-on, mais le terme hébraïque désigne le monstre de la mer, le Léviathan alias Satan, qui se comporte en adjuvant de Dieu. Avec Jonas comme avec Job, Dieu fait preuve d’humour : comme l’homme s’irrite de la magnanimité de Dieu envers les habitants de Ninive, le créateur fait pousser une plante qui protège Jonas du soleil, puis il la fait dépérir. Et quand Jonas a la nostalgie du ricin qui l’avait protégé, Dieu lui explique l’analogie entre ce qu’il vient de vivre et l’intérêt qu’il porte aux habitants de Ninive (Jonas, 4 : 9-11). Il prend soin de l’éduquer, de lui expliquer son point de vue en le lui faisant appréhender concrètement, ce qui constitue une réaction clémente à la mauvaise humeur de Jonas, furieux de la miséricorde divine envers les ninivites. Enfin, Dieu se fait refuge protecteur pour celui qui connaît son nom (Psaumes, 91 : 9-16). Il fait preuve de tendresse envers les humains : La femme oublie-t-elle son nourrisson, oublie-t-elle de montrer sa tendresse à l’enfant de sa chair ? Même si celles-là oubliaient, moi je ne t’oublierai pas ! (Esaïe 49 : 15). Il joue à la fois le rôle de père créateur et de mère attentive, dans son identité multiforme.
L’un des noms de Dieu, Tsevaot, est traduit de manière erronée par Dieu des armées. En réalité, il s’agit de l’armée des anges (au sens de groupe nombreux) ou, sens plus intéressant, de l’armée de lettres (ot) [8]. Le créateur est même si loin d’être le dieu des armées militaires qu’il recommande aux combattants de rentrer chez eux pour honorer leur femme ou pendre la crémaillère ! (Deutéronome 20 : 5-8). Son intérêt pour les mots, en revanche, ne laisse aucun doute. A ce sujet, Ouaknin apporte un éclairage très intéressant de l’arche de Noé, l’arche d’alliance [9]. Le mot hébraïque teva signifie « arche », qui apparaît dans le texte biblique lors du déluge et à propos de Moïse caché sur les eaux du Nil ; mais il a aussi le sens de « mot » dans les expressions teva bat chété otiyot (un mot de deux lettres) et raché tévot (têtes de mots, initiales). En outre la guématria, à savoir l’utilisation numérique des lettres hébraïques pour une meilleure exploration sémantique, permet d’associer les mesures de l’arche et le mot lachone (langue). Il s’agit donc de faire face à la violence du déluge et la souffrance de l’abandon parental avec des mots. Il s’agit même, peut-être, d’entrer dans les mots de la langue comme le seul univers habitable, celui qui apaise et guérit, qui nourrit de poésie.
Si le fait d’entendre des voix peut passer pour étrange, en ces temps bibliques de l’Ancien Testament, ce n’était pas le cas : Et tout le peuple voyant les voix (Exode, 20 : 18). Cela semble si inconcevable que la traduction de ce verset est le plus souvent déformée. Il semble qu’on pratiquait la synesthésie de tous les sens, chère à Baudelaire dans le domaine poétique. C’est ce que pratique également de manière efficace Daniel Tammet, autiste de haut niveau dont la mémoire prodigieuse est liée au syndrome d’Asperger [10]. Le symbolisme phonétique est étroitement lié à l’association de divers modes sensoriels et multiplie la force sémantique des textes poétiques.
Le récit biblique se révèle prodigieusement poétique quand il est lu dans sa langue originelle. Il comporte des allitérations et assonances, des jeux de mots, des chiasmes. En d’autres termes la parole divine est éminemment poétique. L’une des caractéristiques de la poésie est l’expression d’émotions, comme dans tout domaine artistique, en dehors desquelles le lecteur ne peut sentir de résonance en lui. C’est ainsi que le texte incite à lire avec l’émotion et le souffle qui permet non seulement la vie, mais aussi le déploiement de la parole sonore.
L’identité divine telle qu’elle apparaît dans la Bible par les dialogues entre le créateur et les humains est celle d’un dieu qui invite ses créatures à un festin de paroles pour les inciter à s’orienter vers l’excellence par un développement maximal. Mais c’est un dieu ambivalent, l’alliance des contraires étant nécessaire à la vie (comme à l’œuvre d’art). Cette ambivalence apparaît dès l’Exode, quand il veut faire mourir Moïse alors que celui-ci voyage en réponse à son appel (Exode, 4 : 24). C’est un dieu d’amour infini qui menace son peuple de destruction (Esaïe, 3, 4, 5) en représailles contre la violence et de l’injustice. L’ambivalence divine est encore exprimée chez Esaïe (45 : 7) : « Façonnant la lumière et créant l’obscurité faisant la paix et créant le mal moi JHWH faisant toutes ces choses ». Or cette ambivalence s’exerce aussi dans le psychisme humain ; elle est même au fondement de l’Inconscient, avec une accentuation remarquable chez les écrivains.
Plus énigmatique et ambivalente encore apparaît la figure de Jésus, considéré par les chrétiens comme Son Fils bien-aimé. Il est décrit comme le prince de paix et le juge armé d’un glaive. Ses paroles rapportées dans les Evangiles manifestent ce qui pourrait être une inquiétude identitaire : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » demande-t-il à ses apôtres.
Il s’exprime par paraboles, en un langage métaphorique dont on apprécie souvent le caractère didactique et les références concrètes à la vie, sans commenter le caractère indirect de ces discours. Il cite les paroles de son Père, parfois de manière paradoxale, par exemple à propos des yeux destinés à ne pas voir et des oreilles destinées à ne pas entendre. Il peut s’agir de mettre en œuvre la menace paternelle (Esaïe, 5 :8) ou d’appeler à la vigilance attentive.
Enfin, le comportement christique s’apparente à celui des schizophrènes dans la mesure où Jésus ne cherche pas son propre intérêt (il n’a pas de lieu où reposer sa tête), il fuit la foule qui le recherche (Luc, 5 : 16) et refuse le contact (Jean, 20 : 17). Son langage, par certains aspects, va aussi dans ce sens. Le Christ s’exprime par paraboles, en un langage métaphorique dont on apprécie souvent le caractère didactique et les références concrètes à la vie, sans commenter le caractère indirect de ces discours. Il cite les paroles de son Père, parfois de manière paradoxale, par exemple à propos des yeux destinés à ne pas voir et des oreilles destinées à ne pas entendre. Il peut s’agir de mettre en œuvre la menace paternelle (Esaïe 5 : 8) ou d’appeler à la vigilance attentive.
Ces rapprochements conduisent à associer la divinité avec les monstres sacrés que sont les écrivains et avec les malades mentaux : les interprétations d’un phénomène semblable, celui de l’ambivalence, vont respectivement de la déification à l’idolâtrie et au rejet. Ce paradoxe interroge sur le mépris envers la folie.
Quoi qu’il en soit, la poésie est au cœur du langage, comme le disait Jakobson. Cela semblait évident au milieu du XXème siècle sous l’influence de ce grand linguiste, mais le domaine poétique est maintenant relégué sur un domaine connexe à la langue alors qu’il en est le fondement. C’est là que se profère le cri authentique de l’émotion par l’utilisation de tous les potentiels de la langue.
La parole permet à chacun de s’affirmer en tant qu’être, qu’il s’agisse d’une création artistique ou de relations humaines. Même le cri de souffrance de celui qui ne se sent pas exister est encore une affirmation de soi, qui nécessite d’être reçue pour apaiser la douleur. Plus le trouble identitaire est grave, plus la nécessité de le formuler s’impose. L’identité ne se limite pas à un nom et un statut social, mais recouvre quelque chose de bien plus essentiel, impossible à cerner totalement.
Les affres du malaise existentiel constituent peut-être le fondement de la littérature et de la culture, par lesquelles l’être humain se distingue des animaux. Bien évidemment, tous les écrivains ne sont pas des malades mentaux et tous les malades mentaux ne sont pas écrivains. Il ne s’agit pas d’une relation biunivoque, mais d’un lien privilégié entre le génie littéraire et la résilience du malaise identitaire par l’identité fictive de l’écriture et sa forme esthétique.
L’identité divine elle-même proclame sa puissance par la parole et fait preuve d’ambivalence, une source efficace de vie dans l’alliance des contraires, bien que la plupart des religions choisisse un pôle (la clémence) en niant l’autre (la vengeance destructrice). La pensée ambiante est si ambivalente par essence qu’elle admire la puissance créatrice des écrivains et méprise la maladie mentale alors que la même angoisse les suscite.
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[1] cité par Roheim, Magie et Schizophrénie, 1986, pp. 141-142
[2] 1985, p. 271
[3] 1972 p. 19
[4] 2002 pp. 15-16
[5] J. Larue-Tondeur, 2009
[6] J. Larue-Tondeur, 2011 pp. 250-271 et 123-127
[7] Ouaknin, 1999, p. 53
[8] Ouaknin, 2010, p. 276
[9] Ouaknin, 1998, p. 63
[10] 2007, p. 210
Larue-Tondeur Josette, « Résilience du malaise identitaire par l’identité fictive en littérature », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Resilience-du-malaise-identitaire (Consulté le 21 novembre 2024).