« Les contributions psychanalytiques à la théorie de la psychologie des groupes et des organisations ont quelque chose de curieux », indique Otto Kernberg (2006) dans un article qui partage son titre avec celui de l’ouvrage recensé ici. Curieux, parce que « en marge du courant général de la psychanalyse » (ibid.), généralement centré sur le sujet singulier. Curieux aussi en tant que la curiosité théorique et méthodologique est un mouvement qui, au-delà des frontières disciplinaires, a généré des travaux féconds pour questionner les processus en jeu dans les organisations. L’ouvrage de Gilles Arnaud (psychosociologue), Pascal Fugier (sociologue) et Bénédicte Vidaillet (psychanalyste) en rend bien compte. Sa lecture est susceptible de nourrir l’intérêt pour le travail de l’inconscient dans les organisations.
La psychanalyse des organisations : théories, cliniques, interventions peut être appréhendé comme un manuel destiné à un public varié, tant étudiant ou chercheur intéressé par les problématiques organisationnelles – la psychanalyse étant « incontournable pour analyser les processus psychiques et intrapsychiques dans les organisations » (p. 347) – que praticien en organisation. Après un rappel des apports initiaux de Sigmund Freud sur le lien social, l’ouvrage se structure en douze chapitres, chacun pouvant être lu indépendamment des autres pour découvrir un courant spécifique (socio-analyse, psychodynamique organisationnelle, psychanalyse appliquée aux groupes et aux institutions, approche lacanienne des organisations, analyse dialectique, psychosociologie d’orientation psychanalytique, sociologie clinique, psychologie sociale clinique, sociopsychanalyse, analyse institutionnelle et socianalyse, psychodynamique du travail) et la manière dont les auteurs-clés des courants cités s’appuient sur la psychanalyse, entre mobilisation implicite et revendication explicite. Les références portées en bibliographie montrent le travail d’exploration théorique et de synthèse réalisé par les auteurs et peuvent permettre d’approfondir certaines des questions abordées.
Une introduction et une conclusion générales donnent une cohérence d’ensemble et soutiennent la mise en perspective des courants présentés successivement. Cette structure fait écho à et prolonge celle retenue par Gilles Arnaud dans son livre Psychanalyse et organisation (2004), alors articulé selon l’origine (anglo-saxonne ou francophone) des courants exposés. Dans le présent ouvrage, l’organisation des chapitres en trois grandes parties rend compte des évolutions de la pensée des organisations et des croisements entre les différents courants d’une « psychanalyse organisationnelle » (p. 10), définie par les auteurs comme « une science de ce qui manque à l’organisation : non pas un quelconque vide à combler ou à “évacuer”, mais, comme l’écrivait Lacan (1973, p. 296), un manque “où le sujet s’expérimente comme désir” » (p. 347, accentué par les auteurs). La rôle de la psychanalyse dans les organisations ne serait alors pas de « participer directement à la conduite même du changement organisationnel, mais […] participer au désir de changement de tous ses agents » (p. 348). Les auteurs défendent en effet l’idée que « [l]a psychanalyse, par la posture maïeutique qu’elle autorise et le travail d’élucidation qu’elle enclenche, permet aux acteurs de porter un regard nouveau sur les situations professionnelles auxquelles ils sont confrontés, sur eux-mêmes et sur ceux avec lesquels ils travaillent. » (p. 347).
Outil de référence auquel le lecteur peut se reporter dans une entrée par courant (via la table des matières), par auteur (via l’index des auteurs) ou par thème (via l’index thématique), La psychanalyse des organisations peut aussi être appréhendé de manière linéaire, pour apprécier les apports de chacune des trois grandes « lignées de contribution » (p. 11), auxquelles correspondent les trois grandes parties : « l’application de la psychanalyse aux groupes, organisations et institutions » (chapitres 2 à 5), « la tradition psychosociologique et sociologique d’inspiration psychanalytique » (chapitres 6 à 9), et les « extensions et métissages théoriques “au-delà” de la psychanalyse » (chapitres 10 à 12). Cette structure permet à l’ouvrage de remplir l’objectif didactique affirmé dans l’introduction, celui de « présenter ici les avancées d’une clinique des organisations à l’intérieur de traditions intellectuelles, plutôt que cerner formellement des constellations théoriques » (p. 11). Chaque partie débute par une synthèse permettant de guider le lecteur en soulignant les auteurs, notions et caractéristiques clés des approches qu’elle regroupe et en pointant les évolutions majeures dans le temps. Cette évocation, qui ne peut pas être exhaustive, permet de montrer l’ancrage d’une approche dans un contexte donné et d’apporter des éléments sur sa portée théorique et pratique. On peut néanmoins regretter l’absence d’un tableau synthétique en fin d’ouvrage, qui aurait pu permettre de rendre plus visibles les croisements et spécificités théoriques et méthodologiques de chacun des courants. Leur multiplicité montre la richesse et le dynamisme des apports de la psychanalyse pour penser les organisations. Elle peut également nourrir une réflexion critique, autre visée affirmée de l’ouvrage (p. 10), par exemple en soutenant un questionnement sur la figure et la place des différents auteurs-clés (« leaders [1] » ?) dans le développement de la pensée. Comme le soulignent Gilles Arnaud, Pascal Fugier et Bénédicte Vidaillet, la proximité de certaines dénominations de courants théoriques peut porter à confusion (« socio-analyse » et « socianalyse » par exemple, p. 44). C’est un symptôme qui mériterait d’être interrogé, pour affiner l’analyse des rapports entre pouvoirs et savoirs et leur implication sur le partage des connaissances.
Parallèlement aux différents apports théoriques, au moyen d’exposés conceptuels présentés dans le corps du texte (par exemple, sur la différence entre « imago » et « fantasme » p. 101) ou au moyen d’encarts (par exemple, sur l’organisation comme « système culturel, symbolique et imaginaire » p. 190), un intérêt majeur de l’ouvrage réside dans son appui sur la pratique, dimension que l’on retrouve d’ailleurs dans les autres ouvrages de la collection « sociologie clinique » dirigée par Vincent de Gaulejac aux éditions Erès. Des exemples d’interventions concrètes en organisation permettent ainsi de montrer comment et avec quel effet peuvent être mobilisés certains concepts et approches nourris des apports de la psychanalyse. Près de vingt pages sont ainsi consacrées à la présentation d’« une méthode d’analyse et d’intervention catalysante » (p. 205-214) développée en psychosociologie par Eugène Enriquez (auteur entre autres de L’organisation en analyse, publié en 1992), puis à sa mise en œuvre lors d’« une intervention dans une organisation sociale » (p. 214-223) qui illustre notamment les phénomènes de transfert et contre-transfert et le travail de certaines pulsions dans l’organisation en question.
Gilles Arnaud, Pascal Fugier et Bénédicte Vidaillet montrent bien dans leur ouvrage l’intérêt des concepts développés en psychanalyse et par les approches cliniques associées pour penser la réalité du vécu dans les organisations dans son épaisseur, incluant les dimensions inconscientes, avec par exemple les concepts d’« idéal du moi » (p. 18), de « pacte dénégatif » (p. 113), de « système sociomental » (p. 167), de « transfert sociologique » (p. 298). Ni dogmatiques, ni naïfs, ils plaident pour l’interdisciplinarité, soulignant que « si la psychanalyse est incontournable pour analyser les processus psychiques et intrapsychiques dans les organisations, y intervenir nécessite la mobilisation d’un regard interdisciplinaire qui excède son champ d’application et met en jeu différents niveaux d’analyse, micro, méso et macrosociaux. » (p. 347). Parallèlement, ils appellent les praticiens mobilisant une lecture psychanalytique des organisations à la vigilance et à une éthique de l’intervention (p. 348), pour que celle-ci soit un support d’émancipation des sujets et non de manipulation et d’adaptation. Ils affirment et défendent l’idée d’une psychanalyse qui conçoit les individus comme agents de leur propre changement.
« Le rôle de la psychanalyse dans la formation [2] de ceux qui travaillent dans les organisations se révèle ici déterminant, afin qu’ils puissent prendre en considération les dimensions latentes de la vie organisationnelles, ainsi que les modalités défensives et la conflictualité du sujet reconnu dans sa singularité. À contrecourant des approches cognitivo-comportementalistes, quantitavistes et utilitaristes qui prédominent toujours dans les sciences de gestion, la psychanalyse soulève des enjeux éthiques auxquels sont confrontés les acteurs organisationnels » (p. 346). À l’heure où la place de la psychanalyse est menacée dans les offres de formation [3] mais aussi où certains jugent que seuls les “vrais” psychanalystes pourraient mobiliser les concepts et approches développés par les pères de la psychanalyse pour penser, la parution et la diffusion d’un ouvrage tel que celui de Gilles Arnaud, Pascal Fugier et Bénédicte Vidaillet est bienvenue. Les auteurs montrent, à la fois par leur exemple, par les auteurs qu’ils citent et les approches qu’ils présentent, qu’il n’est pas nécessaire d’être psychanalyste pour penser avec la psychanalyse. Ils proposent avec cet ouvrage un outil utile à cet égard.
Références
Arnaud Gilles (2004), Psychanalyse et organisation, Paris, Armand Colin.
Enriquez Eugène (1992), L’Organisation en analyse, Paris, PUF.
Kernberg Otto (2006), « Le divan à la mer : la psychanalyse des organisations », Revue française de psychanalyse, 2006/4 (Vol. 70), pp. 919-932.
Lacan Jacques (1973), Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
Vidaillet Bénédicte, Vignon Christophe (2009), « Comment tenir compte de la subjectivité du manager en formation ? », Gérer & comprendre, n°96, juin 2009, pp. 62-74.
[1] Notons, avec les auteurs de l’ouvrage, que l’approche psychanalytique des organisations s’intéresse notamment à cette figure du « leader » et plus largement des figures d’autorité (« cadres », « managers ») au sein des organisations et institutions, mais qu’elle ne s’y réduit pas.
[2] L’ouvrage fait d’ailleurs référence, même si trop rapidement, à une expérience intéressante dans la formation de futurs managers (p. 131-132). Il est possible d’en apprendre davantage sur le dispositif mis en place dans (Vidaillet, Vignon, 2009).
[3] Voir par exemple la « Pétition à l’initiative des enseignant.es et des étudiant.e.s du Département d’Études psychanalytiques de l’UFR l’Institut Humanités, Sciences et Sociétés (IHSS) de l’Université Paris Diderot » lancée le 07 décembre 2018 « contre la suppression de la psychanalyse dans la formation des psychologues cliniciens » suite à la menace de disparition de la licence de psychologie proposée par le Département d’études psychanalytiques de l’Université Paris Diderot (Paris 7). URL : https://psycha-univ.org (consulté le 07/03/2019).
Vandevelde-Rougale Agnès, « Gilles Arnaud, Pascal Fugier, Bénédicte Vidaillet, Psychanalyse des organisations : théories, cliniques, interventions, Toulouse, Érès, 2018 », dans revue ¿ Interrogations ?, N°28. Autour du déni, juin 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Gilles-Arnaud-Pascal-Fugier (Consulté le 21 novembre 2024).