Cet article s’attache à comprendre si et comment le déni de réalité se transforme dans les sociétés où la tâche de la révision des croyances incombe de plus en plus aux individus et moins à la collectivité. Il rappelle les apports d’Octave Mannoni puis de Jean Bazin pour comprendre le déni de réalité, avant de revenir au cas de Madame du Deffand, qui a peur des fantômes sans croire à leur existence. L’article vise ainsi à montrer en quoi l’expérience de cette femme nous oblige à porter un nouveau regard sur l’acte de croire ainsi que sur les demandes de savoir qui cherchent à en percer l’énigme.
Mots clefs : Madame du Deffand, Jean Bazin, Octave Mannoni, croyance, déni de réalité
The riddle of Belief : the contribution of Madame du Deffand’s case to the understanding of the denial of reality
The article aims at understanding whether denial of reality is transforming itself in societies where the change in beliefs is increasingly individuals’ responsibility and less community’s charge. It recalls Octave Mannoni’s and Jean Bazin’s contributions to understanding the denial of reality, before considering the case of Madame du Deffand, who is afraid of ghosts without believing in their existence. The article shows how the experience of this woman leads us to a new understanding of the act of believing.
Keywords : Madame du Deffand, Jean Bazin, Octave Mannoni, belief, denial of reality
« Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur » : cette affirmation célèbre, attribuée à Madame du Deffand (1697-1780) [1], nous interpelle comme tous ces mots d’esprit qui, derrière le sourire qu’ils provoquent, nous laissent entrevoir l’abîme d’une énigme. Le lien paradoxal entre la première et la deuxième partie de l’affirmation de la marquise (ne pas croire aux fantômes, mais en avoir peur) nous révèle que le rapport entre nos croyances et nos conduites ne va pas de soi [2] . La marquise en parle avec légèreté, mais il reste que la nature de sa peur, apparemment dégagée de ses croyances, nous questionne.
L’attitude énigmatique de Madame du Deffand fait l’objet d’une analyse de la part de l’anthropologue Jean Bazin dans l’article « Les fantômes de Madame du Deffand : exercices sur la croyance » (Bazin, 2008b : 381-406). Bazin cherche à en résoudre l’énigme en rapprochant le propos de la marquise de cet acte singulier qu’est le déni de réalité, tel qu’Octave Mannoni l’a analysé tout particulièrement en rapport au cas de Casanova (Mannoni, 1969). Le déni de réalité est ainsi compris comme un mouvement par lequel un sujet ayant rejeté une croyance est à nouveau « attrapé » par celle-ci (Bazin, 2008b : 405) et il semble encore l’entretenir sous une forme nouvelle et inattendue (« je sais bien que les fantômes n’existent pas, mais quand même j’en ai peur »).
Les travaux autour de la croyance et du déni de réalité menés par différents anthropologues du XXe siècle (Lévi-Strauss, 2009 [1952] ; Mannoni, 1969) ont montré le rôle clé des femmes, comme des enfants, en tant que support de croyances que les hommes, ou les adultes, gardent à distance, sans toutefois les abandonner entièrement. Une telle organisation des pratiques de croyance se trouve altérée à l’époque de Madame du Deffand, au moment où certaines femmes de la noblesse, non seulement en France mais aussi à l’échelle européenne (Heyden-Rynsch, 1993), interrogent les croyances traditionnelles et constituent un nouvel espace pratique et symbolique (le « monde ») qui cherche ses propres lois, en se différenciant des régimes de conduites organisées par l’église ou par la cour. La marquise est ainsi, avec les autres salonnières de son époque, engagée dans l’élaboration d’un ordre nouveau, caractérisé par des pratiques inédites de distinction sociale, par la transformation des savoirs, par la place nouvelle des femmes de la noblesse, par les rapports sans précédents qui s’établissent, au sein des salons, entre les hommes et les femmes, et, plus encore, entre les femmes elles-mêmes [3]. L’expression de Madame du Deffand manifesterait-elle alors un déplacement, lié à la remise en cause d’un ordre social, et ce déplacement pourrait-il nous éclairer sur la structure du déni de réalité ?
Notre analyse du déni de réalité met au centre ces questions. Ainsi, les formes du déni sont ici étudiées tout particulièrement en prenant en compte leur émergence au sein de sociétés où non seulement la tâche de la révision des croyances incombe de plus en plus aux individus et moins à la collectivité, mais dans lesquelles aussi il y a des femmes qui mènent, en tant qu’individus, un travail de transformation des croyances instituées. Afin de comprendre le déni de réalité, ainsi que ses transformations au sein de ces sociétés, l’article rappelle d’abord les apports d’Octave Mannoni, qui, en associant psychanalyse et anthropologie, permet de saisir les variations socio-historiques du déni de réalité sans négliger l’analyse de la structure psychique des individus qui accomplissent le déni. L’article revient ensuite aux contributions de Jean Bazin, nous permettant d’élaborer le concept de croyance le mieux adapté pour décrire le déni de réalité de Casanova et de Madame du Deffand, et d’approfondir ainsi l’analyse des formes du déni au sein de sociétés qui accordent progressivement une valeur centrale aux individus [4]. Enfin, en prolongeant l’approche de Mannoni, qui mobilise une « phénoménologie freudienne » (Mannoni, 1969 : 33, accentué par l’auteur), l’article revient au cas de Madame du Deffand, qui a peur des fantômes sans croire à leur existence. Il vise ainsi à montrer en quoi l’expérience de cette femme nous oblige à porter un nouveau regard sur l’acte de croire et sur la fonction que le déni de réalité prend dans des « sociétés individualistes » (Dumont, 1966).
Les analyses ici proposées s’inscrivent dans une démarche de philosophie des sciences sociales [5] intégrant une perspective socio-historique, et en la situant également dans le cadre des études sur le genre. La tendance des auteurs philosophiques à supposer un sujet prétendument neutre et à effacer d’autres pratiques de savoir et d’autres subjectivités, comme celle des femmes [6], a été dénoncée et analysée depuis plusieurs décennies [7]. L’analyse de la production conceptuelle propre à un ou plusieurs textes anthropologiques ou sociologiques (qui montre les critères opératoires permettant d’appliquer un concept, tel que celui de croyance) peut permettre à la pratique philosophique de prendre ses distances d’un ensemble de préjugés et ainsi de reconnaître la différenciation propre au monde social que les sciences sociales cherchent à décrire et comprendre par de tels concepts. Toutefois, la prise en compte de la « distinction de sexe » (Théry, 2007) non pas seulement comme fait social mais aussi comme opérateur de transformation de nos sociétés (Fraisse, 2010) est loin d’être intégrée par ces études. Il s’agit ainsi, par une philosophie transformée par les études féministes et sur le genre, d’accomplir un retour critique sur la conceptualité élaborée par les textes anthropologiques ou sociologiques, afin de montrer si, et dans quelle mesure, les critères de distinction conceptuelle qui y sont mobilisés permettent de saisir l’expérience ou les relations qu’ils se proposent de décrire, sans effacer les processus de distinction de sexe qui les affectent.
Dans son article « Je sais bien, mais quand même… », Mannoni (1969) développe le concept freudien de Verleugnung en analysant plusieurs cas de désaveu, afin de faire émerger une pluralité de formes de déni de réalité. En effet, il est important de reconnaître qu’existent « plusieurs manières de croire et de ne pas croire » (Mannoni 1969 : 24). L’étude se concentre dans la première partie de l’article sur le cas des Indiens Hopi, vivant dans l’Ouest des États-Unis, puis sur le cas de Casanova. Si l’auteur se propose par-là d’établir une sorte de syntaxe du déni de réalité, l’introduction d’une perspective anthropologique, par la référence au cas des Hopi, assume un rôle central, afin d’expliciter les conditions sociales qui doivent habituellement être remplies pour que le désaveu se mette en place. C’est grâce à ce contrepoint comparatif qu’il devient possible d’analyser ce qui se passe dans les cas spécifiques où la révision des croyances est de moins en moins organisée socialement.
À partir de l’autobiographie de l’Indien Hopi Don Talayesva, Soleil Hopi (1959), Mannoni revient sur le rôle des masques, les Katcina, dans les rites d’initiations des Hopi et plus généralement dans la mise en ordre du rapport entre générations. Les Katcina sont des figures qui se manifestent à un certain moment de l’année et qui sont terrifiantes pour les enfants. Lors des rites d’initiation, on révèle aux enfants que derrière les masques, il y avait en réalité les hommes adultes du groupe, les oncles et les pères. Après une telle expérience, la croyance des initiés se transforme : bien qu’ils sachent que derrière les masques des Katcina il n’y a que des hommes, les initiés rejettent seulement la croyance aux Katcina dans sa forme enfantine, pour commencer à croire d’une manière différente, en se figurant que pendant les jours de fête les Katcina habitent les masques d’une manière invisible, mystique. Ainsi, les Hopi distinguent « la mystification par laquelle on trompe les enfants, de la vérité mystique à laquelle on les initie ». De cette manière, le démenti de la croyance enfantine devient le « fondement institutionnel » (Mannoni, 1969 : 16) de la religion hopi, c’est-à-dire le fondement d’une « foi » (Mannoni, 1969 : 17), un engagement qui interpelle le sujet lui-même et non pas une mystification qui s’impose à lui. De cette façon, la croyance aux Katcina n’est pas abandonnée, mais transformée, en gardant en elle le marque du démenti rencontré pendant le rite d’initiation : « [A]près cette épreuve pénible où la croyance infantile a été démentie, elle peut donc continuer son existence sous une forme adulte : quelque chose a pour ainsi dire passé de l’autre côté (c’est la définition de l’initiation) » (Mannoni, 1969 : 16-17). Ce n’est alors pas simplement le contenu de la croyance qui change, mais c’est la forme même de celle-ci, c’est-à-dire la manière d’agir et d’être de ceux qui rencontrent des signes qui leur sont adressés.
Dans l’analyse de ce cas, Mannoni fait émerger deux éléments indispensables à la compréhension du phénomène du déni de réalité ainsi que de ses transformations socio-historiques : d’une part, la nécessité de l’existence, socialement organisée, d’un « support » (Mannoni, 1969 : 22) de la croyance rejetée qui doit continuer à être entretenue par quelqu’un (dans ce cas, les enfants non-initiés) ; d’autre part, une autorité sociale, dont la force s’exprime non pas seulement dans l’organisation collective des croyances, mais aussi dans les dispositifs de leur transformation en foi (par exemple, par l’initiation). La présence de ces deux éléments caractérise le déni de réalité comme une pratique collective, selon le modèle Hopi, qui ne coïncide pas avec la forme du déni que l’on retrouve chez Casanova ou chez le fétichiste [8] (Mannoni, 1969 : 24, 31).
En premier lieu, Mannoni remarque que pour que la croyance se transforme, par le déni de réalité socialement organisé, il faut un support de l’expression initiale de la croyance. Il faut que l’acte de croire se différencie socialement et qu’il ne soit pas pratiqué de la même manière par tous. Un clivage (qui s’opère davantage au niveau social que dans le sujet lui-même) s’instaure notamment entre les non-initiés et les initiés, entre ceux qui demeurent dans la mystification et ceux qui accèdent à une transformation de cette première attitude croyante dans un engagement qui prend le nom de « foi » (Mannoni, 1969 : 17). Les non-initiés, les « crédules », sont d’habitude – comme le remarque Lévi-Strauss (2009 [1952]) – ceux qui se trouvent dans une position marginale au sein de la société, des membres de la société qui ne le sont pas encore pleinement ou qui ne le sont pas à plein titre : les enfants ou les femmes. Bien que les initiés (les adultes, les hommes…) n’entretiennent pas la forme élémentaire de la croyance, il y a tout de même dans leur société quelqu’un qui le fait. La réalité de la croyance est ainsi sauvegardée, même dans sa forme la plus immédiate. Si on développe l’analyse de la figure du crédule dans le cas d’un déni de réalité socialisé, on s’aperçoit que la manière de croire qui le caractérise se rapproche de celle que Bazin qualifie de « délire » (Bazin, 2008b : 394) : dans le cas des Hopi, les masques sont pour les enfants une présence qui est directement présente et non pas le signe de quelque chose qui se situe sur un autre niveau d’existence et que l’on traite de manière symbolique.
À partir de la description que Mannoni propose de la distribution socialement différenciée de l’acte de croire, nécessaire pour qu’il puisse y avoir maintien de la croyance en dépit de la réalité perçue (Vandevelde-Rougale, 2017), il reste encore à expliquer pourquoi le premier degré de la croyance doit être quelque part entretenu dans la société afin que les initiés puissent dépasser ce qui, dans la croyance, apparaît non seulement comme faux mais aussi comme mystifiant. Autrement dit, pourquoi les initiés ne rejettent-ils pas simplement la croyance initiale mais ont-ils besoins qu’elle soit entretenue par les non-initiés ? Bien que l’article de Mannoni ne donne pas une réponse conclusive, l’hypothèse que nous émettons se construit à partir de la question qu’il pose en commentant le moment où, dans le récit de Talayesva, le jeune initié découvre que derrière les masques se cachent les adultes du groupe et, plus encore, son propre père : « [E]n effet, que croire, si l’autorité est mystification ? » (Mannoni, 1969 : 16). Dans la découverte aménagée par l’initiation, vacillent à la fois la place des dieux et celle des pères. L’autorité, établissant à la fois ce qui est et ce qui est bien, semble n’être que mystification. La distribution socialement différenciée de la croyance paraît intervenir alors pour traiter l’instabilité qui affecte les autorités socialement reconnues dès lors qu’elle est pratiquée par les initiés d’une manière plus réflexive, à savoir, d’une manière où « la croyance, abandonnant sa forme imaginaire, se symbolise assez pour ouvrir sur la foi, c’est-à-dire sur un engagement » (Mannoni, 1969 : 17). En effet, « [q]ue le jeune Hopi soit mystifié, c’est l’affaire des adultes, non la sienne, il est mystifié objectivement, sa subjectivité n’y a pas encore part » (Mannoni, 1969 : 29). Pour qu’il puisse y avoir engagement et non pas mystification des sujets, il faut soutenir pendant l’initiation le trouble qui accompagne la reconnaissance de la constitution sociale des croyances, suspendue entre, d’un côté, ce qui après coup est qualifié de mystification et, de l’autre, la religion hopi.
Au fond, cette différenciation sociale des croyances qui accompagne le déni de réalité pourrait être décrite comme un dispositif de gestion d’un moment fort délicat pour toute société. Il s’agit du moment où émerge le « pouvoir instituant » (Castoriadis, 2000) des pratiques sociales, du moins dans la forme de la médiation socialement organisée qui est mise en place pour rendre les Katcina présents dans le groupe. On pourrait dire alors que cette distribution différenciée de la croyance est un dispositif qui clôture et contient les moments où l’on reconnaît l’institution sociale comme telle : le déni de réalité, comme différenciation socialement organisée des manières de croire, permet à la fois de voir et de ne pas voir la force instituante des pratiques sociales – toujours suspendues entre mystification et engagement.
La dynamique qu’on vient de décrire caractérise les sociétés qui organisent collectivement la transformation des croyances produite par le déni de réalité. Mais qu’en est-il des sociétés au sein desquelles les acteurs sont directement exposés, en tant qu’individus, à la reconnaissance du fait que l’ordre de leurs actions semble dépendre d’eux-mêmes ? C’est une telle question qui surgit dans la deuxième partie de l’article de Mannoni, au moment où l’analyse de la structure du déni de réalité est compliquée par l’étude de la forme différente que le déni prend au sein des sociétés de ce genre. Par les vicissitudes de Casanova, Mannoni en vient à saisir une autre figure du déni de réalité, dont on analysera ici l’écart qu’elle marque, par rapport à la structure anthropologique, sur le plan de l’organisation collective du déni de réalité.
Par sa conduite très libre, Casanova « se présente comme le champion de l’anticastration » [9] (Mannoni, 1969 : 25). Si son comportement peut être analysé dans les termes d’une phobie ou d’une perversion, ce qui compte ici pour Mannoni est son attitude à l’égard des croyances : il est un « imposteur » (Mannoni, 1969 : 25). Casanova, cherchant à tromper un paysan et sa fille, joue le magicien et il renvoie la croyance dans la magie « aux crédules ». Il fait cela en tant qu’« imposteur », c’est-à-dire, tout à la fois en se posant lui-même à l’origine d’une telle tromperie et en cherchant à garder cette fiction à distance, en la rejetant intégralement. Sauf que la croyance l’attrape malgré lui, au moment où la place du crédule fait défaut : lorsqu’un orage éclate pendant sa performance, Casanova, tout en sachant que cet orage est naturel, est emporté par la panique. La « magie se venge » (Mannoni, 1969 : 25) et, pendant un moment, seul le cercle que Casanova avait tracé au cours de son imposture lui semble pouvoir le défendre contre les foudres, ou plus précisément contre « un Dieu vengeur » qui voudrait le punir pour ses « scélératesses » et son incrédulité (Mannoni, 1969 : 28). La croyance magique, formée dans un « temps oublié » (Mannoni, 1969 : 31) – au contraire des Hopi qui transforment collectivement leurs croyances – retombe sur Casanova, qui se trouve ainsi face aux « signes non maîtrisés » dont parle Bazin (Bazin, 2008b : 405). Casanova fait ici l’expérience de son impuissance : la croyance d’être tout-puissant est mise en échec en réactivant, selon Mannoni, l’expérience de la crise relative à la castration [10]. Ainsi, Casanova se retrouve seul face à ce trauma.
Au contraire, le jeune Hopi transforme, dans et par le rite d’initiation, sa croyance à la toute-puissance dans une « pensée magique » collectivement symbolisée (Mannoni, 1969 : 29). Il passe de la croyance enfantine à la foi dans les dieux et les ancêtres du groupe et dans leur puissance. C’est ainsi que le jeune Hopi fait face à la crise qui répète la crise de la castration : « [I]l s’agit de la perte de quelque chose qui sera cependant recouvré après transformation, et sous la garantie des autorités » (Mannoni, 1969 : 30). Il est « aidé sur ce point par les institutions mêmes de son peuple » (Mannoni, 1969 : 30), qui président également à l’organisation collective de la crédulité des enfants.
Cette configuration ne s’applique toutefois pas au cas de Casanova : « [L]a crédulité infantile ne l’intéresse plus, mais le monde est plein de crédules, de “sots” qui lui permettront d’échapper à la puissante idée superstitieuse où nous reconnaissons le refus de la castration. À cause de ce refus, la croyance magique par elle-même ne le protège pas » (Mannoni, 1969 : 29). Le choc qui répète la crise de la castration n’est pas socialement aménagé pour Casanova. C’est ainsi que le déni de réalité apparaît chez lui comme le moyen de protection employé par un sujet qui se trouve à supporter seul l’expérience du désaveu de la toute-puissance : « [L]a Verleugnung, ici comme chez le fétichiste, fait partie d’un système de protection […] contre la castration » (Mannoni, 1969 : 29). Dans ce cas, le sujet se trouve pris entre l’imposture – qui n’est pas l’institution – et l’expérience de la fragilité de son “système” subjectif, celui à propos duquel Casanova dit, après l’orage : « [M]on système, que je croyais à l’épreuve de tout, s’en était allé », (Mannoni, 1969 : 29). Un système dont Casanova « était bien incapable de nous dire en quoi consistait exactement », comme le remarque Mannoni (1969 : 28) : le travail de symbolisation manque, dans la mesure où celui-ci ne peut pas être exclusivement individuel.
La nouveauté de cette figure du déni de réalité nous indique alors un écart qui s’est produit historiquement, au sein de certaines sociétés. En introduisant le numéro d’Incidence consacré au déni de réalité, Bertrand Ogilvie remarque que lorsqu’on considère le déni de réalité sous la forme d’un « je sais bien, mais quand même », expérimenté et énoncé comme une question qui interpelle chacun individuellement, on n’est pas en présence d’un « invariant anthropologique » (Ogilvie, 2009 : 18). Au contraire, une telle structure semble avoir des conditions socio-historiques d’émergence bien déterminées, parmi lesquelles Ogilvie attribue une place centrale à l’avènement de la science empirique, qui non seulement a transformé la figure de l’autorité, mais qui a aussi témoigné, en la concrétisant à sa manière, d’une aspiration sociale à une articulation différente des rapports entre autorité, croyance et expérience de la réalité. Depuis le XVIIe siècle, une telle aspiration semble émerger, au moment où les sociétés européennes connaissent la crise des formes instituées qui garantissaient la réalité des croyances, comprises comme des pratiques sociales collectivement transmises.
Par le double regard, anthropologique et psychanalytique, qui y est mobilisé, l’analyse comparative du déni de réalité proposée par Mannoni permet de saisir l’aspect suivant : même pour les individus qui vivent dans les sociétés européennes lors de ce moment de bouleversement, l’expérience des institutions n’est pas réductible à l’expérience d’une mystification. Toutefois, une fois cela établi, une énigme apparaît à nouveau : on peut en effet se demander comment les individus vivant dans ces sociétés ont affaire aux institutions et à ce qui, en elles, excède la mystification. Est-ce qu’ils sont finalement destinés à se rapporter à l’ordre institué selon des formes pathologiques qui les amènent à reconnaître et à désavouer à la fois un tel ordre et leur propre désir de toute-puissance (comme dans les cas des névrosés ou des fétichistes, auxquels Mannoni fait référence) ? Ou est-il possible d’envisager l’existence de sujets qui supportent, en tant qu’individus, la révision de leurs croyances ainsi que leur propre impuissance ? Quelles formes de rapport et quel genre d’institutions peuvent émerger alors dans un tel cadre ? C’est une telle problématique qui va s’imposer dans l’analyse du cas de Madame du Deffand.
Dans son article, Bazin (2008b : 381-406) se propose d’analyser les mots de Madame du Deffand à partir d’une perspective anthropologique. Cela implique tout d’abord d’opérer une césure par rapport à la compréhension spontanée d’un sujet vivant dans les sociétés modernes et européennes : ce qui est en jeu dans les mots de la marquise n’est pas un conflit entre deux représentations opposées (croire aux fantômes vs. ne pas croire aux fantômes). Au contraire, il s’agit d’un rapport entre des attitudes relevant de deux ordres différents : d’une part élaborer des théories sur le monde et d’autre part agir dans le monde. Pour Bazin (2008b, 383), en effet, avoir peur ce n’est pas avoir un certain ressenti intérieur, mais c’est agir d’une certaine manière (par exemple, ne pas rentrer dans une certaine pièce de la maison) ; autrement dit, selon Bazin, l’émotion est une disposition pratique, une certaine manière d’agir (en faisant certains mouvements, en disant certaines choses etc.). Ainsi, la première partie de la phrase de Madame du Deffand (« Je ne crois pas aux fantômes ») fait référence au champ des affirmations sur le monde, susceptibles d’être vraies ou fausses. En revanche, la deuxième partie de la phrase (« mais j’en ai peur ») est plutôt l’expression d’un comportement et non pas simplement d’un sentiment. Madame du Deffand agit comme s’il y avait des fantômes, ce qui ne préjuge pas des contenus mentaux qui devraient accompagner une telle action (Bazin, 2008b : 383). Ce qui apparaît comme un conflit entre des éléments du même genre (deux affirmations sur le monde) n’est en réalité qu’une mise en rapport entre deux champs d’expérience différents, celui des théories réfléchies et celui des comportements, intriqués aux émotions.
La perspective introduite par Bazin opère une dissociation radicale des actions et des représentations : si l’on voit quelqu’un agir comme s’il y avait des fantômes, on ne peut pas lui attribuer une théorie sur leur existence plus ou moins en conflit avec ses actions. Bazin fait valoir un point certes surprenant, mais incontournable : tout discours – émanant d’un anthropologue, d’un observateur, mais même de l’acteur réfléchissant sur sa pratique – qui voudrait expliciter le sens d’un cours d’actions ou déterminer les représentations qui l’accompagnent se situe sur un plan autre que la pratique posée comme objet de réflexion. Lorsqu’un anthropologue cherche à établir un rapport entre une pratique et des représentations, il n’est pas en train de restituer le sens ultime de cette pratique, comme s’il pouvait accéder directement et intégralement au for intérieur des acteurs. Il est plutôt en train d’introduire une nouvelle pratique – celle de la réflexion – qui a ses conditions, ses formes, ses règles et qui, pour cette raison, n’est pas assurée de dire la vérité sur la pratique qu’elle prend comme objet. Même le discours par lequel l’acteur cherche à expliciter le sens de son action « c’est une autre action, ce n’est le sens de la première » (Bazin, 2008a : 461) : l’acteur non plus n’a pas un accès direct et intégral au sens supposé de ses actions. D’une manière ou d’une autre, alors, jamais la pratique ne peut être totalement élucidée par les discours qui voudraient en dévoiler le sens. Une anthropologie orientée, sur ce point, par la conception proposée par Bazin, reconnaît que les actions ont un ordre qui leur est immanent et qui n’est l’application ni d’une intention ni d’un modèle externes à l’action elle-même.
Une fois établie cette distinction entre représentations et actions, Bazin ajoute un deuxième élément, qui s’avère central pour l’analyse du déni de réalité. En anthropologue, on ne peut pas considérer comme allant de soi que la croyance soit simplement de l’ordre des représentations : la croyance est au contraire une « relation d’adhésion qui se manifeste par un certain comportement » (Bazin, 2008b : 381). Selon cette perspective, la croyance de Madame du Deffand n’est pas une théorie sur le genre de présences qui existent dans le monde, mais elle est une certaine manière d’agir.
Jean Bazin se propose de décrire la peur éprouvée par Madame du Deffand comme une forme de croyance pratique. À savoir, comme une « disposition particulière » qui amène à voir des « signes » dans certaines choses qui se passent (Bazin, 2008b : 386). Les signes sont ici compris comme « des messages qui nous sont adressés », le signe étant ce qui « pour un croyant est émis par l’Autre à son intention » (Bazin, 2008b : 402-403). Dans le cas de Madame du Deffand alors, croire ce n’est pas admettre une théorie sur le monde impliquant la présence des fantômes, mais percevoir les bruits de la maison et les craquements des meubles comme des messages qui lui parlent. Dans cette perspective, le signe est ce qui est perçu comme la trace de quelque chose qui existe selon une manière d’être différente par rapport à celle des objets matériellement présents et qui, eux, n’ont pas à laisser des signes pour suggérer leur existence. Se réintroduit ainsi dans la croyance un certain rapport à la réalité, sous une forme qui n’est pas celle d’une correspondance entre des affirmations et des faits, mais celle de la distinction entre ce qui relèverait ou pas d’un « délire » (Bazin, 2008b : 394). Penser que les fantômes auraient la même manière d’être qu’un fauteuil relèverait du délire, de l’incapacité à distinguer les différents plans de la réalité. Au contraire, reconnaître les signes d’une existence qui ne peut pas être matériellement présente – « l’objet perdu » (Bazin, 2008b : 396) – mais qui laisse des traces, et qui les laisse pour nous, caractériserait la croyance en tant que telle.
Bazin conclut ainsi que « la croyance se fonde elle-même et se nourrit d’elle-même. Le croyant ne commence pas à croire parce qu’un fait se trouve désormais suffisamment établi à ses yeux ; c’est l’inverse : à qui se trouve dans une disposition à croire, les signes se mettent soudainement à parler » (Bazin, 2008b : 394). Ce qui caractérise la croyance n’est donc pas son rapport à la vérité, mais la « facticité incontestable » de sa propre existence (Bazin, 2008b : 396). À savoir, le fait qu’un ensemble de personnes, qui ne sont ni folles ni simulatrices, partagent une certaine manière d’être et de se conduire les amenant à voir, dans certains événements, des signes qui leur parlent. Ainsi pour Bazin, l’énoncé qui exprime le mieux l’énigme de la croyance est moins « je sais bien, mais quand même… » que « il y a quelque chose plutôt que rien » (Bazin, 2008b : 396), là où ce « quelque chose » est la croyance elle-même dans sa facticité surprenante.
Si on envisage la croyance selon cette perspective, on ne peut alors pas décrire le déni de réalité comme le désaveu d’une expérience qui falsifie une théorie sur le monde, car, justement, la croyance n’est pas une telle théorie. Il faut au contraire se situer sur le plan des pratiques, afin de comprendre d’abord quelles pratiques sont susceptibles, dans un certain contexte, d’affecter l’attitude croyante existante (par exemple, les rites d’initiation qui, en dévoilant des secrets aux initiés, transforment la manière de croire aux dieux, comme nous l’avons vu dans le cas des Hopi analysé par Mannoni). Ensuite, il faut comprendre par quelles pratiques les sujets (ou les sociétés) gardent quelque chose de la pratique croyante qui a été rejetée, tout en la transformant – à savoir, en introduisant une autre pratique, qui conserve en elle, de manière plus ou moins conflictuelle et consciente, quelque chose de la vieille pratique. Cette description du déni de réalité s’avère singulièrement puissante dans la mesure où elle nous permet de dépasser clairement l’abstraction d’un sujet isolé qui serait en tant que tel producteur de théories et qui serait par lui-même ouvert aux chocs de la réalité, auxquels il lui arriverait parfois de résister [11]. Au contraire, on doit prendre en compte le conflit entre des attitudes pratiques différentes – des attitudes qui sont donc à la fois individuelles et collectives. À partir de cette perspective, on peut alors revenir sur le parallèle que Bazin établit entre le cas de Casanova et celui de Madame du Deffand (Bazin, 2008b : 405), afin de montrer que la prise en compte de leurs pratiques nous oblige plutôt à différencier leurs positions réciproques, tout en reconnaissant que l’une comme l’autre se trouvent devoir supporter individuellement le moment de la révision des croyances.
Par rapport à la définition donnée par Bazin de la croyance, comme « disposition particulière » nous conduisant à voir des « signes » dans certaines choses qui se passent (Bazin, 2008b : 386), Madame du Deffand et Casanova sont situés dans une position spécifique, qui semble être la même pour l’une et pour l’autre. Ils agissent comme si la disposition pratique de la croyance ne les concernait pas : en tant que « philosophes » ou « incrédules » (Bazin, 2008b : 405), ils règlent leur comportement sur d’autres orientations que les signes adressés à ceux qui croient (ils font ainsi référence aux principes de la raison ou au plaisir individuel). Toutefois, il arrive qu’à la fois Madame du Deffand et Casanova soient « attrapés » (Bazin, 2008b : 405) par la croyance, par une certaine disposition pratique qu’ils estimaient ne pas être la leur.
Ce qui déstabilise Madame du Deffand, ainsi que Casanova, est le fait se retrouver, avec d’autres, dans la disposition de voir la réalité comme signifiante, comme porteuse de signes qui nous sont adressés. La surprise, ou l’inquiétude, est celle qui les amène à se demander en quoi leur conduite est façonnée par une telle disposition, en quoi, plus ou moins malgré eux, leurs actions soulèvent des questions dont les signes rencontrés seraient des réponses, les réponses d’une réalité présente sous la forme d’une absence, qui les oriente dans la mesure où elle leur échappe. Selon Bazin, c’est cette inquiétude qui se manifeste dans les mots de Madame du Deffand : « À la limite, même lorsque l’objet de la croyance est reconnu comme imaginaire, reste encore le fait de la croyance : il n’y a pas de fantômes, mais on en parle depuis des siècles, les récits de leurs apparitions rempliraient des volumes ; c’est ce qui vient troubler la raison de Madame du Deffand durant ses nuits d’insomnie » (Bazin, 2008b : 397). Par cette affirmation, on reconnaît une nouvelle configuration de la tension qui habite le déni de réalité : non pas une tension entre les représentations entretenues par un sujet, mais le bouleversement face au fait qu’il y ait de la croyance – une croyance collective, comprise comme une manière collectivement réglée de se conduire, et une croyance à laquelle on participe, ou qui du moins nous attrape malgré nous.
Ce qui trouble Casanova, et qui semble troubler également Madame du Deffand, selon Bazin, c’est le fait de se trouver en présence de « signes non maîtrisés d’une réponse non demandée » (Bazin, 2008b : 405). Casanova et la marquise sont alors troublés dans la mesure où, d’une part, les signes auxquels ils sont exposés ne se donnent pas à eux dans un cadre ordonné de références et de pratiques au sein duquel ils pourraient les traiter (par exemple, des pratiques rituelles) et que, d’autre part, ces signes font apparaître une réponse dont les acteurs ne savent pas à quel acte elle viendrait répondre. En ce sens, on comprend mieux en quoi ils font l’expérience d’être « attrapés » (Bazin, 2008b : 405) par une croyance pratique, par une manière d’être dont ils ont perdu les repères, dans la mesure où y apparaissent des signes qui à la fois leur parlent et ne leur parlent pas. Le déni de réalité prend dans ces cas une forme différente de celle analysée par Mannoni dans le cas des Hopis : la réalité simultanément assumée et rejetée est celle de la croyance elle-même. C’est la facticité de la croyance, comme disposition pratique à recevoir des signes, qui inscrit un clivage dans le sujet.
On peut à ce moment poser la question de savoir si ce clivage s’inscrit de la même manière chez Madame du Deffand et Casanova. Bazin semble en effet les associer dans une même figure du déni de réalité, à partir du trouble que les deux éprouvent lorsqu’ils se trouvent exposés à des « signes non maîtrisés » (Bazin, 2008b : 405) qui affectent leurs pratiques. Mais on peut se demander si leur pratique de non-croyants en est affectée de la même manière et si le déni de réalité qui semble caractériser leurs actes a effectivement la même structure.
Par son analyse des vicissitudes de Casanova, Mannoni nous amène à reconnaître une forme spécifique du déni de réalité qui se manifeste lorsque la révision des croyances, ou du moins d’une partie d’entre elles, n’est pas collectivement organisée. Dans ce cas, les croyances que les personnes rejettent sans pouvoir les abandonner complétement resurgissent sous la forme menaçante et angoissante de ce qui n’a pas connu une transformation stable car socialement instituée. Ni l’altération des croyances ni le support de celles-ci ne sont collectivement organisés. Et cela laisse les personnes désemparées face à la fragilité des approches individuelles des désirs qui les habitent. Plus précisément, lorsque des acteurs reconnaissent d’être affectés par des signes qui leur parlent malgré eux, ils font une place à une conduite croyante par rapport à laquelle ils n’ont pas la possibilité d’un passage au symbolique. À savoir, d’un engagement subjectivement assumé et capable de s’articuler par des mots et des pratiques, comme celui des initiés Hopi. On bute alors sur le paradoxe d’une attitude de révision critique des croyances collectives qui au final, pour autant qu’elle se replie sur l’individu, entrave une prise de responsabilité par rapport à ses propres conduites croyantes et, a fortiori, un développement de celle-ci dans le sens d’une plus grande autonomie.
Si telle est la forme générale du déni de réalité au sein des sociétés dans lesquelles la transformation des croyances semble incomber aux individus, dans la conduite de Madame du Deffand apparaît un élément différent, à même de transformer notre regard sur la forme que le déni de réalité prend dans ces sociétés. En effet, la marquise se trouve dans une position tout à fait singulière. Si les femmes sont traditionnellement l’un des supports permettant aux autres d’entretenir, tout en les gardant à distance, la croyance rejetée ainsi que le désir qui l’habite (Lévi-Strauss, 2009 [1952] ; Mannoni, 1969), Madame du Deffand s’est déplacée, en cessant d’offrir un tel support. C’est un tel déplacement qui se dit alors, plus profondément, dans son « je ne crois pas aux fantômes ». Si pour Casanova la place des crédules est à la fois incertaine, dans la mesure où elle est de moins en moins socialement aménagée, et rétive à ses fictions, pour Madame du Deffand il s’agit au contraire de la place qu’elle a quittée. Et elle l’a fait non pas selon les formes traditionnelles de l’initiation, comme les jeunes Hopi, mais d’une manière nouvelle, par une attitude réflexive dans laquelle apparaissent les aspirations qui orientent la transformation moderne du rapport aux croyances et plus largement aux institutions sociales.
Pour mieux comprendre le déplacement accompli par Madame du Deffand et ses effets, il convient de faire référence aux recherches que Benedetta Craveri a consacrées à Madame du Deffand et à la civilisation mondaine des XVIIe et XVIIIe siècles dont cette dernière a été l’une des protagonistes. Craveri montre que le changement du rapport aux croyances advient, dans la France du XVIIe siècle, au moment de profondes transformations sociales, affectant notamment la place de la noblesse au sein de la société française, suite à un mouvement de centralisation du pouvoir dans les mains du roi et à l’émergence de nouvelles pratiques de guerre qui ébranlent l’ancien principe de distinction de cette classe. La recherche de nouvelles formes de distinction se fait par la création d’un espace (le « monde »), constitué à égale distance de la cour et de l’église, avec « des lois autonomes » dictées par des femmes qui exercent leur autorité sur les manières, le style et le langage (Craveri, 2002 [2001] : 9, 13). Un besoin de compréhension des conduites s’impose chez des femmes comme Madame du Deffand à partir de la position singulière qui est la leur : leur autorité pèse de plus en plus sur l’élaboration de nouvelles manières d’être au sein d’un espace social qui cherche à se libérer de l’emprise de l’autorité royale et ecclésiastique [12]. Ainsi, le déplacement de la position de “support de la croyance” – une position qui se tient entre la mystification et l’acceptation aveugle – laisse apparaître non pas simplement la position d’un initié qui assume consciemment un ordre donné, mais une posture d’interrogation critique des conduites. Comme l’écrit Madame de Deffand elle-même : « [J]’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir » (citée dans Craveri, 2002 [2001] : 524).
On a pu voir dans cette position, à la fois critique des conduites existantes et créatrice de nouvelles conduites, une menace qui pesait sur l’autorité de la tradition et qui avait impulsé à la fin du XVIIe siècle l’émergence de discussions acharnées portant moins sur la supposée “nature” des femmes que sur la place qu’elles occupent au sein de la société (Lougee, 1976 ; Craveri, 2002 : 53) [13]. Toutefois, comme c’est le cas dans toute véritable transformation de l’ordre des conduites, le trouble que ces femmes semaient autour d’elles marque aussi leur propre vécu. Il s’y manifeste sous forme d’un ennui, d’une inquiétude apparemment sans raison. Une angoisse s’impose à ces femmes, qui plonge ses racines dans l’idée même de perfection et de bonheur mondains, comme si la recherche d’une convenance et d’un art de vivre ne pouvait qu’être toujours exposée à l’échec : « [P]ersonne n’allait mieux illustrer que Madame du Deffand l’angoisse pascalienne du vide, l’impossibilité pour celui qui n’était pas soutenu par la présence de Dieu de rester seul avec lui-même dans une chambre » (Craveri, 2002 : 483). Chez celles qui ne rencontrent plus dans le monde les signes “maîtrisés” d’une présence s’adressant à elles et les orientant, la possibilité de comprendre leurs propres conduites, voire même d’agir, semble s’évanouir. Ainsi, Madame du Deffand, « inaccessible à la foi », fait l’expérience de la « tragique absurdité » à laquelle semble assignée la condition humaine dès lors qu’elle s’émancipe du régime des conduites orientées par l’autorité traditionnelle du roi ou de l’église (Craveri, 2002 : 483, 486). C’est à ce moment que les fantômes font leur apparition et l’attrapent.
En nous livrant un portrait de la marquise, Monsieur du Châtel écrivait : « Elle a des moments de ténèbres : on voit s’éclipser tout à coup les lumières de son esprit. Quelques fois, Madame du Deffand semble interdite ; son âme a des temps où elle est, pour ainsi dire, toute délaissée dans son corps ; elle s’y retrouve comme dans une maison déserte, démeublée et abandonnée, où il ne revient que des fantômes qui l’épouvantent et la remplissent d’amertume et de tristesse » (cité dans Craveri, 2017 : 136). Confrontée aux ténèbres, qui sont aussi celles, réelles, d’un corps qui devient aveugle, dans les nuits d’insomnie où elle est laissée à elle-même – « et je ne peux pas être dans de plus mauvaises mains » [14], comme elle le dira – la marquise est exposée aux signes d’une présence énigmatique. Ce sont les signes devinés, malgré elle, dans les craquements des meubles qui lui font peur, mais aussi les signes perturbants qui, non pas métaphoriquement, mais par une continuité d’expérience [15], deviennent les fantômes d’un genre nouveau qui habitent la maison déserte de son corps angoissé.
Sans pouvoir ni vouloir en résoudre l’énigme, on peut toutefois chercher à mieux comprendre ce qui se joue dans les « signes non maîtrisés » (Bazin, 2008b : 405) qui sont attribués par Madame du Deffand à des fantômes. Le numéro de la revue Terrain consacré aux fantômes et tout particulièrement l’article introductif de Grégory Delaplace (2018), qui revient aussi sur Madame du Deffand, orientent cette analyse. Ces recherches nous permettent tout d’abord de saisir un élément que Jean Bazin avait négligé : ce qui est en jeu dans le supposé déni de réalité de la marquise, dans la mesure où elle est confrontée aux fantômes, et non pas à n’importe quelle autre présence qui excède l’horizon mondain, c’est un « passé qui ne passe pas » (Delaplace 2018 : 18). Et, dans ce cas, ce qui ne passe pas est de l’ordre d’une obligation interpellant la responsabilité des vivants à qui les morts ont légué un ordre et des idéaux qui existent seulement dans la mesure où ils se trament dans la continuité des générations : « [I]l semble que l’apparition des morts soit associée, davantage que pour la Vierge ou les extraterrestres, à une certaine forme d’obligation. Les morts ont un pouvoir sur les vivants, ils nous font faire des choses et notre existence trouve un prolongement dans la responsabilité que nous nous sentons de les “accomplir” » (Delaplace, 2018 : 20) [16]. Dans cette perspective, on pourrait imaginer que les signes qui s’imposent à Madame du Deffand et qui la hantent dans ses nuits d’insomnie sont les injonctions de l’ordre qu’elle bouleverse par les « imprudences » qui – dit-elle dans son autoportrait [17] – avaient marqué sa conduite libre, voire même libertine. Il s’agit d’un ordre façonné et transmis dans le temps et qui fait valoir son autorité auprès d’un individu méconnaissant l’ordre établi, voire, potentiellement, tout ordre collectif en tant que tel. Selon cette interprétation, le cas de Madame du Deffand se rapprocherait en effet de celui de Casanova et les deux mobiliseraient le déni de réalité comme forme de protection leur permettant de croire dans leur toute-puissance d’individus.
Toutefois, ce rapprochement méconnait des différences importantes qui distinguent les deux cas, et qui découlent toutes du fait que Madame du Deffand n’a pas la même position que Casanova par rapport à l’ordre collectif des normes et des significations. Casanova agit en effet en « champion de l’anticastration » (Mannoni, 1969 : 25), au moment où, en Europe, les autorités traditionnelles sont affectées par une transformation profonde. Ainsi, Casanova cherche à pratiquer la croyance comme un fait qui semble se prêter aux manipulations individuelles, jusqu’au moment où le retour de la croyance magique dévoile à la fois la présence d’un ordre qui exerce son autorité et le désir individuel de pouvoir toujours s’y soustraire. Face à une telle expérience, qui met en échec la croyance dans la toute-puissance du sujet, Casanova se protège par le déni de réalité, dont on comprend mieux alors le caractère jouissif. Ce dernier est au contraire absent de l’expérience de Madame du Deffand, saisie par la peur et interpellée par sa propre difficulté à donner un sens à cette terreur. C’est bien cette absence qui nous oblige à approfondir la distinction entre les deux cas.
Leur principal élément de distinction tient à la position que Madame du Deffand prend à l’égard de l’émergence d’un nouvel ordre des croyances et des pratiques. Si en effet Casanova cherche à échapper à tout ordre en tant que tel, pour faire valoir ses désirs et pulsions individuels, Madame du Deffand est aussi engagée dans l’élaboration d’un ordre nouveau, qui est censé donner une forme et une régulation nouvelles aux désirs et passions des individus. Sur la base des travaux de Craveri (2002 ; 2013), on peut affirmer que la marquise travaillait – tout comme d’autres salonnières françaises et européennes à la même époque – à l’élaboration d’un espace nouveau de rapports et de paroles (ce que à l’époque on appelait « le monde »), alternatif à la cour et progressivement autonome par rapport aux normes religieuses. Celles qui animent la vie de ces salons s’autorisent à façonner de nouvelles formes de savoir, elles introduisent des pratiques de distinction sociale permettant à la noblesse de redéfinir son propre rôle, et elles transforment leur rapport aux hommes et aux pratiques d’amour (Maître, 1999).
Dans ce cadre alors, et contrairement à Casanova, ce qui compte pour la marquise n’est pas d’entretenir la croyance dans la toute-puissance du sujet, en la rejetant en partie, sous la forme d’un déni. L’enjeu est pour elle plutôt de façonner de nouvelles pratiques permettant d’aménager l’échec de la toute-puissance individuelle et collective. Dans les salons, elle cherche ainsi des paroles pour dire l’impuissance et le vide qui habitent chacun, pour nommer la crise traversée à l’époque par la noblesse (Craveri, 2002 : 483, 486). Mais, par les relations tissées dans les salons, la marquise et les autres salonnières contribuent aussi à élaborer les discours permettant de croire à la puissance structurellement transformée de la noblesse. Celle-ci commence ainsi à se reconnaître elle-même dans et par de nouvelles pratiques de distinction qui ont lieu dans les salons, sous l’influence de ces femmes aristocrates.
Le fait que Madame du Deffand soit de cette manière engagée dans l’élaboration d’un ordre alternatif à l’ordre déjà établi a un effet aussi sur le sens de son propos « je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur ». Si, comme nous venons de le montrer, Madame du Deffand ne semble pas chercher à préserver la croyance dans la toute-puissance individuelle, on formule ici l’hypothèse que son propos exprime moins le désaveu d’une réalité que l’expression, subjectivement vécue, d’un conflit entre deux ordres de croyances : d’une part, l’ordre nouveau, qui se tissait dans les salons sous l’influence de certaines dames de la noblesse et, d’autre part, des normes et des croyances déjà établies et léguées par les morts aux vivants, portant alors la responsabilité de les maintenir. La peur des fantômes qui affecte malgré elle la conduite de Madame du Deffand indique alors aussi une nouvelle manière d’être. C’est l’angoisse face à une transformation qui, sans aucun doute, ouvre des possibilités inouïes pour des femmes comme elle, mais qui en même temps les consigne à la tâche d’articuler, pour elles-mêmes d’abord, mais pour les autres membres de leur monde aussi, à la fois leurs désirs et l’ordre nouveau de leurs conduites [18]. L’énigme de la croyance devient alors l’énigme de l’autorité dont ces femmes sont étonnamment investies et qu’elles prennent le risque d’assumer au moment où les germes d’un monde nouveau apparaissent.
Le double regard anthropologique et psychanalytique sur la croyance développé par Mannoni et la reconnaissance de Bazin selon laquelle les croyances sont des dispositions pratiques permettent de distinguer les différentes formes du déni de réalité et de saisir le caractère spécifique que le déni de réalité assume au sein de sociétés, comme celle de Madame du Deffand, de Casanova ou la nôtre, qui sont caractérisées par l’émergence de sujets auxquels incombe de réviser leurs croyances en tant qu’individus et non pas en tant que membres d’une communauté.
Cette analyse nous a permis de montrer la singularité de la position de parole de la marquise, qui avait acquis, comme d’autres salonnières du XVIIe siècle, une autorité inouïe dans la société de l’époque. La prise en compte d’une telle position de parole nous a permis de mieux préciser la structure du déni de réalité au sein de « sociétés individualistes » (Dumont, 1966). Dans ces sociétés, le déni de réalité devient un opérateur de protection par rapport à l’expérience de l’échec de la toute-puissance du sujet, au sein d’un contexte social où une telle expérience n’est pas socialement organisée, au contraire de ce qui arrive chez les Hopis tels que présentés par Mannoni. Cette forme de déni de réalité semble toutefois ne pas émerger lorsque les individus s’engagent en tant qu’individus – comme dans le cas de Madame du Deffand – dans l’élaboration d’un ordre de croyances alternatif par rapport à celui qui existe, sans se limiter à imaginer pouvoir simplement suivre leurs propres désirs et pulsion, au-delà de toute ordre, comme dans le cas de Casanova. Dans ces situations, les individus se trouvent plutôt pris dans un conflit entre croyances pratiques opposées, car certaines sont orientées par l’autorité de l’ordre traditionnel qui est mis en cause et d’autres sont déjà enracinées dans un nouvel ordre en train de se faire et qui n’a pas encore exprimé les formes d’autorité qui lui sont propres. Par l’analyse du cas de Madame du Deffand, on a ainsi été en mesure de développer la réflexion sur le rapport entre autorité et croyance dans une direction que ni Bazin ni Mannoni ne parviennent à saisir dans leurs études, parce qu’ils méconnaissent les processus de « distinction de sexe » (Théry, 2007) qui sont toutefois présents dans leurs objets.
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[1] La marquise du Deffand avait ouvert un célèbre salon dans lequel se retrouvait l’élite intellectuelle de l’époque. Elle était proche de Voltaire, de D’Alembert, de Marivaux et d’Helvétius. Elle aimait l’intelligence et entretenait avec une grande liberté des relations, même amoureuses. Benedetta Craveri en esquisse avec finesse le portrait dans (Craveri, 2017).
[2] On fera référence dans cet article à une conception pragmatique de la croyance : celle-ci est ici comprise comme une disposition pratique de l’acteur, qui peut être accompagnée par un engagement cognitif concernant un « état du monde » (Audi, 1994). La forme spécifique de cette disposition pratique sera précisée plus loin, à partir de la définition proposée par Jean Bazin. La « conduite » est ici comprise comme une manière d’agir, réglée par des normes et orientée par des finalités pratiques.
[3] C’est le cas par exemple des Précieuses : « avec l’entrée en scène des Précieuses, la condition féminine faisait pour la première fois l’objet d’une réflexion systématique dans un groupe de femmes » (Craveri, 2002 : 48).
[4] Il s’agit de sociétés « individualistes », dans le sens introduit par L. Dumont (1966) qui les différencie des sociétés « holistes ».
[5] L’article se situe ainsi dans un champs d’études actuellement en plein essor (Descombes, 1996 ; Mesure, 2012 ; Karsenti, 2013 ; Callegaro, 2015 ; Joly, 2017 ; Michel, 2018), en suivant tout particulièrement la méthodologie introduite et développée par B. Karsenti et F. Callegaro.
[6] Ici, l’emploi du mot « femmes » n’implique pas une essentialisation, mais la prise en compte d’une distinction de sexe historiquement façonnée, enracinée dans les corps et qui peut avoir une portée politique (Ferrando, 2018).
[7] Parmi ces études, on fait ici notamment référence à (Fraisse, 2010) et (Collin, Pisier, Varikas, 2000).
[8] La position fétichiste est décrite par Mannoni de la manière suivante : « Le fétichiste a répudié l’expérience qui lui prouve que les femmes n’ont pas de phallus, mais il ne conserve pas la croyance qu’elles en ont un, il conserve un fétiche parce qu’elles n’en ont pas. Non seulement l’expérience n’est pas effacée, mais elle devient à jamais ineffaçable, elle laisse un stigma indélébile dont le fétichiste est marqué à jamais ». (Mannoni, 1969 : 11, accentué par l’auteur).
[9] Selon l’analyse de Mannoni, Casanova chercherait à agir comme un sujet tout-puissant, à savoir un sujet qui ne serait limité dans ses actions et pulsions par aucune norme.
[10] Selon Mannoni, l’expérience de la crise relative à la castration a lieu lorsque « l’enfant, prenant pour la première fois connaissance de l’anatomie féminine, découvre l’absence de pénis dans la réalité – mais il désavoue ou répudie le démenti qui lui inflige la réalité afin de conserver sa croyance à l’existence du phallus maternel » (Mannoni, 1969 : 10). Une telle expérience met en cause la croyance du sujet à sa propre toute-puissance (ibid. : 29).
[11] Pour ce qui concerne le risque de formuler une compréhension du déni de réalité, et, plus généralement, de la croyance, à partir d’une approche individualiste ou psychologisant du sujet, voir la lecture critique proposée par (Karsenti 2009).
[12] L’influence de ces femmes s’exerce tout particulièrement dans le domaine littéraire. Leur autorité est avant tout celle de femmes savantes et femmes-auteur (Nativel, 1999).
[13] Les débats de cette époque ne portaient pas sur les qualités supposées naturelles des femmes (sensibilité, faiblesse…) ni sur les effets prétendus de celles-ci quant aux possibilités d’action des femmes (impossibilité de se consacrer aux activités savantes en raison de la faiblesse de leur corps qui entrainerait celle de leur esprit). On retrouve ces débats plutôt aux XVIIIe et XIXe siècle, par exemple chez Rousseau ou les médecins philosophes (Fraisse, 2010). Dans le contexte de Madame du Deffand, les controverses portaient plutôt sur les positions que les femmes pouvaient, ou pas, prendre au sein de la société de l’époque, telles que diriger un salon, être “juge” d’un ouvrage littéraire, être un conseiller politique (Craveri, 2002 : 53).
[14] Madame du Deffand à Madame du Choiseul, 13 juillet 1766, cité par Craveri (2017 : 136).
[15] Cette figure d’un déplacement se réalisant non pas par une analogie d’image, mais par une continuité d’expérience, est qualifiée de « métonymique » par Luisa Muraro (2004). Sa reconnaissance s’avère nécessaire pour comprendre les formes de pensée à l’œuvre dans les pratiques de liberté où des femmes sont engagées (ibid.). Pour une reprise de cette perspective dans le cadre de l’étude de la pensée féministe voir l’article de Bertelli et Equi-Pierazzini (2017).
[16] Le lien qui s’établit entre, d’une part, la transformation moderne du fait de la croyance et, d’autre part, la quête d’une forme moderne du rapport entre les morts et les vivants fait l’objet de l’article de Bruno Karsenti (2009). Il souligne que l’analyse du « gouvernement des morts » dans les textes de Comte montre combien les transformations du rapport aux morts ainsi que, pour chacun, à sa propre mort, pèsent sur la possibilité pour des sociétés postrévolutionnaires de réaliser une nouvelle forme de continuité entre générations et de vie historique des individus au sein de sociétés qui se transcendent elles-mêmes (Karsenti, 2009).
[17] Portrait de Mme la m[arquise] d[u] D[effand] fait par elle-même en 1728 cité par Craveri (2017 : 29).
[18] La peur et les risques associés à la recherche d’une position subjective à part entière de la part de ces femmes ont été remarqués par Carla Lonzi (Lonzi, 1992 : 24-25).
Ferrando Stefania, « L’énigme de la croyance : l’apport du cas de Madame du Deffand pour comprendre le déni de réalité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°28. Autour du déni, juin 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-enigme-de-la-croyance-l-apport (Consulté le 21 novembre 2024).