Cet article veut mettre en évidence les traits que la communication néomanagériale partage avec les réformes du code du travail français. Notre étude est basée sur l’analyse d’une série de manuels de communication managériale, ainsi que sur deux corpus de lois : les lois Auroux de 1982 et la loi Travail de 2016. Notre hypothèse est que le type de représentation du travail qui les rassemble, est le déni de l’asymétrie fondamentale, entre employés et dirigeants d’entreprise ou (top-)managers, dans le cadre des pratiques langagières au travail. Notre but est de comprendre pourquoi les législateurs, tout comme les théoriciens de la communication néomanagériale, semblent minorer, voire ignorer l’existence de cette asymétrie. Ce déni est aussi celui d’un monde du travail reposant sur la subordination salariale, qui fait que nous ne dialoguons pas “à armes égales” au travail. Cela montre également la prégnance des logiques néolibérales et néomanagériales sur les réformes du code du travail depuis près de quarante ans.
Mots clefs : lois Auroux - communication - loi El Khomri - langage - néomanagement.
Labour law and new management communication : a similar denial of asymmetry in language practices at work ?
This article aims to highlight aspects that new management communication shares with the French Labour Code. Our study is based on the analysis of a series of management communication manuals, as well as two corpuses of laws : the 1982 Auroux laws and the 2016 Labour law. Our hypothesis is that the type of representations of labour which brings them together is the denial of a fundamental asymmetry between employees and leaders or (top-)managers, in the context of language practices at work. Our goal is to understand why legislators, as well as theorists of new management communication, seem to reduce, even ignore, the existence of this asymmetry. This is also the denial of a world where work is based on employees’ subordination, in such a way that we don’t dialogue “on equal terms” at work. That also shows the pervasiveness of neoliberals and neo-managerial logics on the Labour Code Reform for almost forty years.
Keywords : Auroux laws - communication - El Khomri law - language - neo-management.
Les réformes du code du travail animent les esprits depuis les premières moutures de la loi Travail [2] rendues publiques à la fin de l’année 2015. L’ampleur exceptionnelle des débats que cette loi a suscitée a eu tendance à nous faire perdre de vue que la dynamique de réforme du droit du travail en France n’est pas récente. En effet, plus de vingt réformes de grande ampleur du code du travail ont été menées depuis 1982.
Le regard du législateur est susceptible d’intéresser le chercheur qui, comme nous, analyse les discours sur les pratiques langagières au travail. En effet, pas moins des deux tiers des réformes votées depuis 1982 concernent la démocratie au travail, la négociation collective et le dialogue social et donc les interactions verbales entre les différentes strates socioprofessionnelles qui composent une entreprise [3].
L’un des marqueurs de la prise de conscience de l’importance des productions langagières au travail (Boutet, 2008) pour le devenir d’une entreprise ou d’un groupe est le fait qu’une législation spécifique sur l’expression des salariés au travail, ainsi que les prémisses de la communication néomanagériale [4] ont, conjointement, fait leur apparition au tournant des années 1980 (Mariscal, 2015).
L’objet de cet article est de comprendre quels traits la communication néomanagériale partage avec les réformes du code du travail qui se sont succédées depuis les années 1980. Pour ce faire, nous nous sommes particulièrement intéressé aux lois Auroux votées en 1982 et à la loi Travail adoptée en 2016.
Notre questionnement a pour origine le fait que, si les lois Auroux ont voulu prémunir le dialogue social et l’expression verbale des salariés sur leur lieu de travail contre l’arbitraire patronal, toutes les réformes qui ont vu le jour depuis sont allées dans le sens d’une dérégulation destinée à libérer le travail de toute forme de protection étatique. Or, la communication néomanagériale semble être allée dans le même sens depuis quarante ans (Mariscal, 2015 ; 2016).
Notre postulat est que le type de représentation du travail qui les rassemble est le déni de l’asymétrie fondamentale entre employés et dirigeants d’entreprise (ou (top-)managers), dans le cadre des pratiques langagières au travail et, en particulier, dans celui du dialogue social. Pourtant, la subordination salariale et/ou actionnariale (Lordon, 2010), font que nous ne dialoguons pas « à armes égales » au travail (Pezé et al., 2011). Notre but est d’essayer de mieux cerner la forme que prend ce déni dans les discours [5] politique et néomanagériaux.
Comme nous allons le voir, ce déni est ancré dans la position de chaque groupe social, c’est-à-dire dans les manières dont la domination sociale se distribue selon les catégories socioprofessionnelles. Le déni dont nous parlons n’est donc pas synonyme de refus intentionnel de droit, mais le résultat de représentations sociales qui se sont enracinées dans notre société au fil du temps et se sont renforcées notamment par l’intermédiaire du néomanagement.
Les forces semblent aujourd’hui si déséquilibrées dans le cadre des interactions langagières et sociales au travail (Hambye et al., 2013), que tout salarié n’a d’autre choix que de se conformer à la logique néomanagériale pour ne pas perdre son emploi. Ainsi, nous défendons l’idée que ce déséquilibre se manifeste par le déni de l’asymétrie constitutive des relations sociales et langagières au travail. Cela permet à la direction d’une entreprise de dominer les négociations sociales en imposant des normes comportementales et langagières, un référentiel encadrant les relations entre les individus au travail, par le biais du discours néomanagérial et/ou par force de loi (Coutrot, 1998 : 169).
Cet article traite de l’asymétrie langagière. Cette notion a été développée en linguistique, notamment par le réseau Langage et Travail. L’asymétrie en question est linguistique et sociologique, ces deux niveaux étant indissociables dans le domaine. En effet, ce type de phénomène se comprend à travers l’analyse de l’interaction entre les rapports de force constitutifs d’un milieu social particulier et les asymétries langagières qui en sont à l’origine ou qui en résultent selon les cas, par exemple aux niveaux technolectal et performatif, c’est-à-dire dans le cadre de prises de parole dont les effets dépendent du statut socioprofessionnel des locuteurs.
Cet article s’inscrit principalement dans le courant de la sociologie du langage (Achard, 1986). Cependant, il intègre des études et des sources venues d’horizons différents sur le langage au travail (Boutet, 2008). Cette étude est également marquée par la sociologie des idéaux-types circulant dans les manuels de management (Boltanski, Chiapello, 1999). Nous avons aussi mobilisé des travaux issus de la sociologie critique du travail et de la communication (Linhart, 2015). Le corpus ayant servi de base à l’analyse du discours néomanagérial et communicationnel est composé d’une cinquantaine de manuels destinés aux (top-)managers et aux étudiants, dont une étude détaillée a été effectuée dans le cadre de notre thèse (Mariscal, 2015).
Cette étude ne concerne pas la parole en pratique, mais un certain nombre de discours normatifs, de représentations de ce que devraient être, aux yeux des théoriciens du néomanagement et des législateurs, les pratiques langagières au travail. Il s’agit d’une étude comparative entre des textes dont la nature semble, à première vue, différente. Pourtant, le corpus de manuels a en commun avec les deux réformes du travail étudiées une volonté de modifier la vision que les individus ont de leur activité professionnelle et/ou de leurs collaborateurs, et de voir s’appliquer systématiquement un certain nombre de normes langagières et comportementales (Mariscal, 2015, 2016 et à paraître). Le critère qui a « orienté » (Vigour, 2005 : 7) notre stratégie de recherche, est la question des représentations concernant ce que sont censées être les pratiques langagières au travail, en particulier dans le cadre des négociations sociales. Il s’agit de comparer des « faits sociaux » (Vigour, 2005 : 13), dans le sens où nous analysons des discours institués, en d’autres termes des pratiques culturelles s’inscrivant dans des structures sociales, et inversement.
Précisons que nous allons parler de « travail », même si c’est « d’emploi » dont il s’agit, afin de conserver le lexique employé dans les lois Auroux et El Khomri. De cette manière, nous basons notre analyse sur le caractère « émique » (Olivier de Sardan, 1998) du discours, c’est-à-dire sur les représentations des législateurs et des théoriciens du néomanagement communicationnel liées au monde travail [6].
Nous allons voir, dans une première partie, comment ce déni est apparu au début des années 1980, dans le contexte de l’adoption des lois Auroux et de l’apparition de la communication néomanagériale. Dans la seconde partie, nous montrerons en quoi cette forme de communication dénie l’existence d’une asymétrie constitutive des interactions sociales et du langage humain lui-même. Enfin, nous verrons en quoi la loi Travail est le point d’orgue de ce déni et pourquoi cela est en accord avec les théories liées à la communication néomanagériale.
Les deux parties suivantes de cet article s’appuient principalement sur deux types de sources. Premièrement, ils ont pour base l’étude sociohistorique, discursive et sociolinguistique, d’une cinquantaine de manuels de management et de communication publiés entre 1981 et 2011 (Mariscal, 2015). Ces manuels ont été écrits par des théoriciens, qu’ils soient universitaires, autodidactes, entrepreneurs ou qu’ils se définissent simplement comme des « auteurs ». Ils sont destinés dans la majorité des cas aux chefs d’entreprise, aux (top-)managers, aux coaches et aux étudiants. Les théoriciens y développent les problèmes liés au contexte socioéconomique et politique pesant sur les entreprises et des moyens d’agir sur l’organisation et les travailleurs pour pouvoir y répondre. La deuxième source est composée d’analyses de spécialistes du droit du travail et de témoignages d’acteurs, comme des politiques, des syndicalistes ou des chefs d’entreprise, ayant contribué, depuis les années 1980, aux réformes du code du travail (Le Goff, 2008).
Comme Jean-Pierre Le Goff (1989) et Josiane Boutet (2008) l’ont montré, les lois Auroux et, en particulier, la loi « relative aux libertés des travailleurs dans l’entreprise » (Loi n°82-689), adoptées en 1982, représentent un moment charnière dans l’histoire du code du travail en France. Ces lois sont l’aboutissement des réflexions politiques d’après-guerre et, surtout, de celles de la décennie qui précède et qui suit directement Mai 1968 (Boltanski, Chiapello, 1999). Les années 1980 sont ainsi le résultat de plusieurs décennies d’évolutions politiques (Cusset, 2008) et inaugurent une nouvelle manière d’aborder le langage au travail, en essayant d’équilibrer les rapports de force entre patronat et travailleurs dans leur relation à l’expression verbale au travail.
Dans un premier temps, Jean Auroux s’orienta vers l’arbitrage par l’État des négociations sociales, dans le rapport servant de « matrice » à ses lois (Tracol, 2009 : 26) qu’il remit en 1981 à François Mitterrand et à Pierre Mauroy [7]. Jean Auroux avait l’ambition de faire en sorte que le gouvernement ait pour rôle de « fixer les règles du jeu, d’inciter, conseiller, animer les relations sociales » (Le Goff, 1989 : 267) dans les entreprises. Le Rapport Auroux était lui-même, en grande partie, issu des 110 propositions énoncées par François Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1981 [8], dont un certain nombre de points s’inspiraient de revendications de la Confédération générale du travail (CGT) (Tracol, 2009 : 14, 45).
Jean Auroux a ainsi cherché à initier un mouvement vers des garanties de fond contre l’arbitraire patronal et le pouvoir disciplinaire hérités de la révolution industrielle, restés inchangés dans les organisations de type tayloriennes ou fordiennes (Le Goff, 1989 : 273). L’intention du législateur était de protéger les représentants du personnel et de pousser à la négociation par voie syndicale, de manière à donner davantage de poids à la voix des employés dans les entreprises (Le Goff, 2008a : 12). Plus fondamentalement, la loi n°82-689 du 4 août 1982, a autorisé les salariés à s’exprimer de façon directe sur leur lieu de travail et a garanti le droit à une expression collective (Le Goff, 1989 : 279-280). Cette réforme était d’autant plus nécessaire qu’un ouvrier prenant la parole, qu’il s’agisse d’une simple conversation sur une chaîne de montage ou d’une plainte concernant ses conditions de travail, était susceptible de recevoir une amende voire d’être licencié (Boutet, 2008).
Le Conseil national du patronat français (CNPF), devenu le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en 1998, a rejeté d’emblée les lois Auroux (Le Goff, 2008b : 18-21), tout comme ce fut le cas de la Confédération générale des cadres (CGC) et du Sénat (Tracol, 2009 : 208). Ceux-ci disaient vouloir faire barrage au « pouvoir bolchevique » ou encore à la « soviétisation des entreprises françaises » (Tracol, 2009 : 8, 131). Le monde patronal et les cadres dirigeants craignaient que leurs libertés ne soient atteintes par l’État. Ainsi, les revendications concernant la libre expression des travailleurs ne semblent pas conformes à l’esprit du libéralisme défendu par ces institutions. Pour eux, les lois Auroux comportaient également le risque que les employés aillent à l’encontre de l’autorité du chef d’entreprise. Finalement, ces organisations adoptèrent un point de vue libéral classique, au sens d’Alexis de Tocqueville (2015 [1848] : 38, 41), en disant redouter que l’État ne devienne « l’unique organisateur du travail » et ne remette en cause la propriété privée par des lois d’inspiration cogestionnaire, voire autogestionnaire.
Le parti socialiste (PS), au pouvoir en 1982, connut également des contradicteurs internes. En effet, le début des années 1980 vit apparaître la Nouvelle gauche, aussi appelée la Deuxième gauche ou gauche « rocardienne ». Celle-ci se voulait indépendante et critique vis-à-vis de l’intérêt du pouvoir mitterrandien pour le communisme (Halimi, 2012 : 610 ; Mariscal, 2015). Sous l’effet de ces différentes critiques, Jean Auroux allégea ses lois de nombreuses revendications issues de la gauche radicale.
C’est ainsi que les lois Auroux rencontrèrent sur deux plans la communication néomanagériale naissante : d’une part, une volonté modernisatrice semblable à celle de la Nouvelle gauche et, d’autre part, la nécessité d’intégrer la voix des salariés à la vie de l’entreprise, sans pour autant que celle-ci soit imposée par force de loi.
En ce qui concerne l’expression des individus sur leur lieu de travail, le néomanagement va s’attacher, comme Jean Auroux, à délégitimer le taylorisme, ainsi que les modèles d’organisation scientifique qui s’en sont inspirés. Pour les pionniers du néomanagement tels que Thomas Peters et Robert H. Waterman (1984) aux États-Unis ou Georges Archier et Hervé Sérieyx (1984) en France, le taylorisme irait à l’encontre des relations interpersonnelles telles qu’elles devraient exister aujourd’hui pour faire face aux défis de la mondialisation.
Il se développe alors, au tournant des années 1980, un néomanagement se déclarant anti-tayloriste [9]. Il reproche au taylorisme son paternalisme et le fait qu’il impose un travail « routinisé avec une prescription très détaillée de tâches élémentaires et une absence de collectifs de travail actifs » (Coutrot, 1998 : 190). Par l’obstacle qu’il constitue aux échanges langagiers au travail, le taylorisme ne permettrait pas la collaboration entre les acteurs de l’entreprise (Mariscal, 2015), en constituant un système de « non-communication » (Détrie, Meslin-Broyez, 2001 : 24-25).
Une nouvelle rhétorique de la « participation », de la « citoyenneté » et de la « responsabilité » apparaît, visant à faire en sorte que les travailleurs soient les acteurs du changement dans leur entreprise, sans en être les instigateurs (Le Goff, 2008a : 13), ce qui prit le pas sur la problématique, présente dans les lois Auroux, de l’asymétrie sociale et langagière entre dirigeants et travailleurs. Ces thèmes, typiques des discours néomanagériaux, vont nourrir l’ensemble des réformes successives du code du travail, tout autant qu’ils vont constituer l’une des bases de la communication néomanagériale (Mariscal, 2015 ; Tracol, 2009 : 48, 51, 117).
Finalement, le projet Auroux, plutôt que de suivre la voie de la gauche radicale, définit une voie intermédiaire entre cogestion et soumission aux décisions patronales (Leroy, 2008 : 156). Son ambition de protéger l’expression verbale des salariés fut donc significativement réduite et, par cela même, laissa la place à la présupposition, par les législateurs et les théoriciens du néomanagement, d’une symétrie langagière.
Au tournant des années 1980, le discours néomanagérial insistait donc sur le fait que le taylorisme limitait les interactions verbales et ne permettait pas aux salariés de s’investir dans le processus de production d’une entreprise. Au nom de cette posture anti-tayloriste, plusieurs courants néomanagériaux vont se donner pour but d’aller à l’encontre de toute tendance « dirigiste » et d’un management « cloisonné » qui, selon eux, engendrerait des « relations de méfiance » entre salariat, patronat et (top-)management (Archier, 1988 : 240). Ce fut le cas, par exemple, d’un mouvement que nous avons étudié (Mariscal, 2015) : « l’entreprise du 3ème type », mouvement fondé par Georges Archier et Hervé Sérieyx et présenté dans un ouvrage éponyme (Archier, Sérieyx, 1984).
Ces deux auteurs font partie des théoriciens ayant diffusé, en France, le néomanagement dit « participatif » ou « collaboratif », né au Japon dans les années 1970. Pour eux, ce modèle favoriserait « l’initiative, l’autonomie, le consensus et la délégation des pouvoirs de décision » (Archier, 1988 : 240). Ce type de management fait donc écho, sans pour autant y faire explicitement référence, aux idéaux cogestionnaires, mais par l’intermédiaire d’une culture du consensus (Mariscal, à paraître). Cet esprit de consensus impliquerait une forme de « confiance en l’autre », afin d’aboutir à des « accords sur parole » et à la « recherche du compromis dans les conflits » (Archier, 1981 : 162-164). Ainsi, le « 3ème type » ne prend que peu en compte la possibilité de l’expression d’un désaccord et de sa gestion par le (top-)management.
Ainsi, « l’entreprise du 3ème type » se donne pour but « d’horizontaliser » la hiérarchie de l’entreprise, c’est-à-dire de remplacer un modèle où le pouvoir est exercé de manière « pyramidale », où les tâches sont « fractionnées » et où le « savoir sur le sens général de l’action » est « jalousement gardé par une élite » (Sérieyx, Orgogozo, 1989 : 39). Contrairement au taylorisme, séparant strictement conception et exécution, par l’intermédiaire d’un management « directif » et « dirigiste », ce néomanagement veut « réconcilier », en les faisant dialoguer, les dirigeants/managers et leurs subordonnés (Archier, 1981 : 28, 127). Cette horizontalisation présuppose donc une symétrie entre tous les acteurs.
Comme nous l’avons montré (Mariscal, 2015), des modèles comme « le 3ème type » sont déterminants pour le développement de la communication néomanagériale au début des années 1980. Ainsi, ce type de communication va concentrer tous ses efforts sur la manière dont cette “horizontalisation” de l’entreprise pourrait s’opérer. C’est pour cette raison que le néomanagement va axer ses recherches théoriques sur les pratiques langagières et sur la résolution voire l’évitement des conflits notamment dans le cadre des mouvements sociaux (Mariscal, 2015 ; à paraître). C’est ainsi, d’une certaine manière, que le déni de l’asymétrie sociale et langagière s’est naturalisé dans les représentations véhiculées par le néomanagement.
Pour que cette “horizontalité” s’opère, les auteurs de manuels de néomanagement ont voulu donner un cadre théorique et un objet à ce type de communication. Au début des années 1980, le paradigme de la communication néomanagériale va se situer dans une problématique de « circulation des flux », à travers les différents réseaux de l’entreprise. Toute prescription concernant les pratiques langagières devra être en accord avec cette idée de libre circulation de l’information (Mattelart, 2011 : 11, 339). Cela est d’autant plus le cas dans le cadre d’une économie mondialisée où les collaborateurs ne partagent pas nécessairement le même espace matériel de travail (Floris, 1996 : 15, 17, 61, 98-99). Dans ce domaine, le langage est le “liant” devant permettre une certaine harmonie sociale dans l’entreprise. Il doit donner aux acteurs la sensation qu’ils appartiennent à un collectif, à un « village planétaire » (Breton, 1992) dont les valeurs professionnelles font consensus (Linhart, 2015) et où tous sont égaux devant le langage.
Dans de précédentes études portant sur des manuels de communication néomanagériale publiés depuis les années 1980 (Mariscal, 2015 ; 2016), nous avons tenté de comprendre de quelle manière le langage était défini par les spécialistes de ces domaines, en regard avec la construction d’un collectif de travail par le consensus (Mariscal, à paraître). De manière générale, le langage y est défini comme un code. Ce terme est pris dans un sens général dans les manuels car, à travers lui, les théoriciens entendent parler, aussi bien, d’orthographe, de syntaxe, de typographie, de graphisme, que de déontologie et de morale. Le coach en communication Pierre Guilbert (2007 : 55, nous soulignons) prétend même que les pratiques langagières « ne sont que des codes » dont le but est de faire comprendre une information, ce qu’il résume ainsi : « l’important n’est pas ce qui est dit ; l’important est ce qui est compris » [10] par les “managés” et non par leurs managers. Ainsi, les seconds sont les dépositaires du langage quand les premiers en sont le réceptacle. Cette appropriation est constitutive du déni que nous analysons dans cet article.
C’est pour cette raison que Guilbert donne une définition du langage axée sur sa forme, devant correspondre à une sorte de « langage commun » (Mariscal, 2016). Il faudrait que le message soit parfaitement intelligible en toutes circonstances, non dégradé, entre le moment où il est émis et celui où il est reçu. Pierre Guilbert (2007 : 19) résume cela à l’aide du schéma suivant :
Il est manifeste, dans ce schéma, que les pratiques langagières au travail sont envisagées dans une relation parfaitement horizontale entre locuteur et destinataire.
D’une part, cette vision du langage au travail est, par définition, utilitariste car elle vise la transmission d’informations en envisageant toute interaction comme un flux de données ininterrompu, éventuellement perturbé par du « bruit », c’est-à-dire des anomalies, dont la nature et les effets sont rarement explicités dans les manuels de communication (Mariscal, 2015). L’asymétrie sociale et langagière, si elle n’est pas explicitement déniée ici, est une notion tout simplement absente de ce type de théorisation de la communication.
D’autre part, cette vision est paléolinguistique, en étant similaire aux premières formalisations de Ferdinand de Saussure (1972 [1916]) ou de Roman Jakobson (1963). Ces pionniers de la linguistique moderne n’envisageaient pas le langage autrement que comme un tête-à-tête idéal entre deux individus partageant le même code.
Les recherches en linguistique menées depuis ont mis en évidence que l’intercompréhension entre deux acteurs n’était et ne pouvait être que partielle. La linguistique de l’énonciation [11] a montré que de définir le langage comme un code commun et un échange parfaitement symétrique n’était pas tenable. En d’autres termes, réduire le langage à un langage commun signifie que l’on considère les phénomènes linguistiques sous le prisme d’une simple transmission d’informations (Mariscal, 2015 ; 2016). Le déni en question ne se justifie donc pas d’un point de vue scientifique. Dans ce cadre, tout échange langagier n’aurait pour seul et unique but que de mettre son interlocuteur en possession d’informations dont il ne disposait pas auparavant (Kerbrat-Orechioni, 2009 : 14).
Comme Émile Benveniste (1966) l’a écrit, l’asymétrie est même l’une des spécificités du langage humain. Toute relation énonciative est toujours une relation impliquant une subjectivité et une intersubjectivité, prises dans un contexte particulier que chaque individu appréhende à partir de ses propres repères socioculturels. Ainsi, tout échange langagier ne peut être compris, d’une part, qu’à travers les relations entre un énoncé et son cadre énonciatif, c’est-à-dire une situation de communication, des circonstances spatio-temporelles, le canal utilisé, un contexte historique et des contraintes diverses, comme par exemple le genre discursif (Kerbrat-Orecchioni, 2009 : 34-36). D’autre part, comme Pierre Bourdieu (2001) l’a montré, tout échange verbal ne peut être analysé qu’à travers la compréhension des positions sociales des interlocuteurs. Cette compréhension implique celle des relations de domination entre les acteurs, y compris des asymétries langagières.
Cependant, la problématique dans laquelle les auteurs des manuels de communication d’entreprise se situent n’est pas la même que celle des linguistes, le langage y étant envisagé comme un outil et non selon son fonctionnement fondamental. Dans ce cadre, le but de toute élaboration théorique en communication d’entreprise n’est pas de saisir la nature des relations langagières et discursives, ni des interactions langagières au travail. En effet, l’objectif n’est pas de comprendre, de manière fondamentale, ce qui se joue d’un point de vue langagier, tant au niveau linguistique que sociologique. Le but est de faire en sorte que les dirigeants ou les (top-)managers soient compris par leurs subordonnés.
Nous pensons que cette représentation simplifiée du langage donnée par la communication néomanagériale ne dénote pas une méconnaissance, une incompréhension ou un désintérêt pour les recherches en linguistique de la part des spécialistes de la communication d’entreprise. À notre sens, il s’agit davantage de la naturalisation inscrite dans les structures sociales du déni de l’asymétrie dans les interactions langagières et sociales, du fait que l’on ne parle pas et que l’on ne négocie jamais à “armes égales” dans une entreprise. Ce déni s’explique en grande partie par les exigences en termes d’opérationnalité de ces théories, qui font que les communicologues ont besoin d’une représentation minimale et universelle des fonctionnements langagiers.
La source principale de l’analyse présentée ci-dessous est la loi Travail adoptée en France en 2016. Nous nous sommes également appuyé sur des textes de témoins directs des négociations qui ont eu lieu avec les syndicats (Mailly, 2016) ou des analyses contemporaines des protestations contre la loi Travail (Gallo Lassere, 2016 ; Collectif, 2016). Ces textes contiennent des informations précieuses sur le contexte sociohistorique dans lequel cette loi est née et donc sur les représentations qu’elle véhicule.
En observant les réformes conduites depuis plus de trente-cinq ans, reliées au langage au travail et au dialogue social, celle mise en place par Jean Auroux en 1982 semble être la dernière à avoir eu l’ambition de mettre en place une forme de protection de manière à équilibrer les rapports de force entre dirigeants et dirigés. Nous allons montrer, dans cette partie, que les législateurs lui ayant succédé vont, au contraire, rejoindre les théories de la communication néomanagériale dans les représentions sociales inconscientes servant d’ancrage au déni d’une répartition inégale des forces entre les groupes socioprofessionnels, du point de vue des interactions langagières.
Nous ne prétendons pas que ces réformes du code du travail s’inspirent de ou inspirent directement la communication néomanagériale, mais que toutes les deux sont allées dans le même sens depuis les années 1980, en étant le fruit d’un même contexte idéologique.
Les analyses suivantes reposent sur le repérage de locutions revenant systématiquement dans la loi Travail. Nous avons essayé de comprendre l’étendue de leurs « possibles argumentatifs », pour reprendre l’expression utilisée par Olga Galatanu (2007) et ainsi l’axiologisation discursive sous-tendue par l’utilisation de ces locutions.
L’argument avancé pour justifier chaque point du nouveau code du travail est d’assurer le « bon fonctionnement de l’entreprise » [12] (Collectif, 2016 : 25 ; Gallo Lassere, 2016 : 36). En d’autres termes, la loi Travail est centrée sur l’idée qu’il faudrait garantir l’indépendance des acteurs sur le terrain, dans le cadre des négociations sociales et, de ce fait, diminuer au maximum l’intervention de l’État. C’est ce qui justifie ce que l’on appelle « l’inversion de la hiérarchie des normes » [13], ayant fait l’objet de nombreux commentaires (Mailly, 2016 : 17 ; Gallo Lassere, 2016 : 36).
Un élément central, en ce qui concerne cette « inversion » a pourtant été peu discuté par les critiques de la loi Travail. Un certain nombre de formulations approximatives rendent incertaines la limitation de l’arbitraire patronal dans ce nouveau code du travail. C’est le cas de plusieurs locutions, dont la plus fréquente est « à défaut » [14], présente quatre-vingt-six fois dans les cent vingt-trois articles que compte la loi Travail [15]. Concrètement, si aucun accord n’est trouvé entre les partenaires sociaux, il faut alors appliquer un accord d’entreprise ou « à défaut » un accord de branche (Mailly, 2016 : 19, 75) [16]. De nombreuses décisions sont ainsi confiées à la négociation interne par l’intermédiaire d’accords de branches, c’est-à-dire par un texte contractuel conclu, au niveau national, entre les partenaires sociaux et l’employeur dans un secteur d’activité donné. Ici, les normes nationales ne s’appliquent donc plus, comme cela était le cas avant 2016, et l’égalité de traitement des travailleurs n’est plus une question dont semblent se préoccuper les législateurs.
De nombreuses autres locutions impliquent un flou similaire dans la manière dont le dialogue social doit concrètement avoir lieu (Mailly, 2016 : 24). Par exemple, la notion « d’urgence » suppose que, « En cas d’urgence, l’employeur n’est pas tenu de motiver son refus et son silence ne vaut pas accord » dans certains domaines [17]. Là encore, l’idée qu’il devrait y avoir un cadre permettant une négociation collective équitable, dont les conditions d’exercice sont définies à l’avance, n’est pas évoquée.
Des articles comme le L. 3142-45 ou le L. 3142-69 indiquent, de même, qu’un employeur pourra refuser à un travailleur des congés de formation ou un congé de solidarité internationale [18], afin de garantir le « bon fonctionnement de l’entreprise » ou la « bonne marche de l’entreprise » [19]. Dans ce domaine, nous ne connaissons pas non plus les limites de ce qu’il est tolérable d’exiger pour garantir le « bon fonctionnement », la « bonne marche » d’une entreprise. Cela est confié au jugement de l’employeur, du (top-)management ou à une négociation interne. Ainsi, l’idée que la loi pourrait permettre aux travailleurs de peser dans les négociations collectives n’est pas suggérée.
D’autres points sont laissés à une définition ultérieure par décret ou par une négociation dont les conditions ne sont pas définies dans le texte de loi. Rien n’est dit sur la manière dont cela pourrait être discuté de manière équitable par les partenaires sociaux. C’est le cas de la « programmation individuelle » des périodes d’astreinte devant être effectuée « dans un délai raisonnable » [20]. De même, les « modalités d’information des salariés concernés sont fixées par décret en Conseil d’État et la programmation individuelle des périodes d’astreinte est portée à leur connaissance quinze jours à l’avance, sauf circonstances exceptionnelles et sous réserve qu’ils en soient avertis au moins un jour franc à l’avance » [21]. Ici, le législateur n’indique pas les limites exactes de ce que l’on doit considérer comme un « délai raisonnable » ou des « circonstances exceptionnelles », ni selon quels cadres cela pourrait être défini sur le terrain, par un employeur ou le (top-)management. Ainsi, l’idée d’un traitement équitable n’entre pas en ligne de compte.
Dans le cadre de la charge de travail attribuée à chaque salarié, l’employeur doit s’assurer « régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail » [22]. Il « organise une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, qui doit être raisonnable, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle ainsi que sa rémunération » [23]. Le flou sémantique induit par « raisonnable » soumet la charge de travail au risque de l’arbitraire patronal, en particulier dans un contexte où l’intensification a tendance à se banaliser [24]. En soi, cet adjectif, bien qu’il semble être une indication suffisante, ne prend aucunement en compte l’existence de l’arbitraire patronal.
Enfin, à chaque chapitre de la loi Travail, apparaît une section « Champ de la négociation collective » [25], dont le but est de donner un cadre au dialogue social. À de rares endroits, la loi Travail donne un rôle précis aux partenaires sociaux. Il est stipulé dans l’Art. L. 3121-64 qu’une négociation collective est envisageable pour mettre en place des « conventions individuelles », entre l’employeur et le salarié, afin d’assurer « l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail ». Dans le cadre du travail de nuit, la loi indique seulement que les négociations doivent être « loyales et sérieuses », impliquer « les organisations syndicales représentatives dans l’entreprise », permettre à chacun de disposer des « informations nécessaires leur permettant de négocier en toute connaissance de cause » et impose que l’on réponde « aux éventuelles propositions des organisations syndicales » [26]. Comme précédemment, le flou induit par ces locutions laisse à penser que l’asymétrie sociale et langagière entre dirigeants et dirigés est déniée.
L’idée de cogestion, au centre des lois Auroux, n’est donc pas abordée de la même manière dans la loi Travail qui, pourtant, dit vouloir donner une place importante à la négociation collective. En effet, il est inscrit en préambule de la loi Travail, que celle-ci veut « donner plus de poids à la négociation collective » [27] et « Favoriser une culture du dialogue et de la négociation » en définissant « des règles de négociation plus souples et le renforcement de la loyauté de la négociation » [28]. Mais, à l’inverse des lois Auroux, cette volonté s’exprime par le fait d’offrir une autonomie presque totale aux acteurs. Ainsi, si les lois Auroux posaient un cadre visant à garantir la libre expression des travailleurs et donc à équilibrer le rapport de force en reconnaissant un certain déséquilibre entre les parties prenantes de l’entreprise, la loi El Khomri, en disant vouloir offrir une autonomie presque totale aux acteurs, renforce le déni de l’asymétrie langagière et sociale dans le cadre des négociations sociales.
La négociation est rarement imposée ou encadrée, l’idée défendue étant qu’il faudrait lâcher la bride aux employeurs pour que les discussions aboutissent. Pour ne pas biaiser le libre jeu du dialogue social, les conditions précises dans lesquelles les négociations doivent se dérouler sont définies in situ par « des acteurs rationnels qui […] prennent des décisions en fonction d’une conjoncture » (Deneault 2016 : 73). Nous retrouvons encore une fois une idée fondatrice du libéralisme, le laisser-faire, qui permettrait aux individus de dialoguer de manière libre et équitable afin de mener à bien toute négociation.
Des mesures contraignantes pour les employeurs, certes peu nombreuses, existent tout de même dans la loi Travail. Elles concernent le refus éventuel du travailleur de certaines conditions de travail qui ne peuvent pas devenir un motif de licenciement comme, par exemple, le refus de travailler de nuit [29], de passer d’un temps plein à un temps partiel [30] ou de faire des heures complémentaires [31]. Cependant, rien n’est proposé pour empêcher l’arbitraire patronal de peser sur la volonté du salarié, comme si cet arbitraire n’existait tout bonnement pas.
Les locutions exposées ci-dessus montrent que l’on peut interpréter la loi Travail comme étant une loi peu coercitive pour les employeurs (Mailly 2016 : 15, 16), se caractérisant « par des lignes directrices souples et non par des règles strictes » (Hibou, 2012 : 115).
La réforme El Khomri est, en ce sens, une loi typiquement néolibérale, le souci des réformateurs étant d’alléger le code du travail en supprimant les contraintes qu’il impose au dialogue social et, ultimement, à l’organisation telle qu’elle est envisagée par l’employeur ou par le (top-)management. L’autonomie offerte aux partenaires sociaux et à l’employeur tend à être totale et nous comprenons mieux, ainsi, l’idée principale défendue par Myriam El Khomri, qui est de donner à la négociation sociale une place prédominante, celle-ci ayant acquis une importance supérieure aux règles imposées par l’ancienne hiérarchie des normes. De cette manière, la loi ne semble plus avoir de rôle à jouer dans l’équilibrage des forces sociales, car l’idée de déséquilibre en est absente.
Cette logique semble, encore une fois, suivre celle des pionniers du libéralisme, comme Alexis de Tocqueville (2015 [1848] : 46-47), pour qui la démocratie ne peut s’incarner que par la pleine et entière indépendance des hommes, sans régulation de la part de l’État, celui-ci ne devant être, au mieux, qu’un administrateur du dialogue social (Mias et al., 2016). Finalement, les idées défendues par Tocqueville résument bien la manière dont le dialogue social et les pratiques langagières en général, sont conçus aujourd’hui par les législateurs, tout comme par la communication néomanagériale, partageant une « Croyance dans l’homme fixe et ferme », qu’il suffit de « rendre libre pour qu’il n’eût besoin de rien de plus et qu’il pût avec sa liberté acquérir tout le reste » (Tocqueville, 2015 [1848] : 67, 80).
La loi Travail, d’une certaine manière, laisse la place au néomanagement et à la communication d’entreprise, en d’autres termes à la multiplication de soft laws. L’un des meilleurs exemples en la matière sont les chartes éthiques et les codes déontologiques mis en place par les entreprises, pour énoncer leur ligne de conduite (Mariscal, 2011 ; Salmon, 2004). D’une certaine manière, en assumant le caractère “souple” de la loi Travail laissant une large place aux soft laws édictées par la communication et le néomanagement, cette réforme possède un côté indubitablement coercitif, en faisant en sorte qu’il soit impossible, pour les acteurs, d’exister en dehors de la logique de l’entreprise, c’est-à-dire de l’obligation permanente de productivité, d’efficacité et de compétitivité (Aubert, Gaulejac, 1991 : 148, 151).
Le déni de l’asymétrie constitutive des relations sociales et langagières au travail peut paraître surprenant à l’observateur, car cette asymétrie est un fait connu et discuté depuis près de deux siècles. Comme la magistrate Agnès Zissmann (2016 : 30) le rappelle, le « droit du travail a pour objet la relation entre les employeurs privés et leurs salariés, relation inégalitaire par nature puisque l’existence d’un lien de subordination est inhérente à la notion de salariat ».
Les défenseurs du (néo)libéralisme ne paraissent pas reconnaître que ce rapport de subordination fait obstacle à toute négociation équitable en l’absence de contraintes légales. Les réformes du code du travail, comme le néomanagement depuis les années 1980, avancent dans la voie néolibérale, en postulant une égalité de fait entre employeurs et employés.
En déniant ce principe de subordination et en le renforçant par l’intermédiaire de l’inversion de la hiérarchie des normes, le code du travail n’offre plus de protection minimale aux salariés et ne permet plus de déployer une force antagonique au libre marché. La loi Travail marche ainsi du même pas que le néomanagement, en ne voulant qu’assurer, par tous les moyens à sa disposition, le « bon fonctionnement » de l’entreprise, sans que nous ne connaissions les limites de ce qu’il est raisonnable d’exiger d’un travailleur pour atteindre cet objectif. Pourtant, comme Jacques Bidet (2016 : 74, voir aussi Zissmann, 2016 : 30) le rappelle, le droit du travail a bien pour vocation d’imposer une définition du travail respectant la dignité humaine et la démocratie.
Nous avons essayé, dans cet article, de mieux comprendre de quelles manières se manifestait textuellement le déni de l’asymétrie langagière et sociale entre les acteurs, dans les réformes du code du travail et dans la communication néomanagériale. Nous avons vu que nous sommes passés, en près de quarante ans, d’une vision relativement protectionniste de la démocratie d’entreprise à une vision typiquement (néo)libérale, impliquant une forme de “laisser-faire”. Ce “laisser-faire” est, en lui-même, une forme de déni des asymétries sociales et langagières.
Il est possible de saisir les intentions du législateur qui sont de vouloir se conformer à une vision politique aujourd’hui largement répandue dans le monde, liée à l’allègement du cadre juridique contraignant le dialogue social. Cela permettrait de favoriser la négociation entre les partenaires sociaux, sans que l’on eût besoin de surcharger le code du travail. Cependant, il ne nous semble pas souhaitable de livrer les travailleurs à eux-mêmes dans un monde où ils ont de plus en plus de mal à faire entendre leur voix hors des élections professionnelles qui restent des événements ponctuels.
Pour conclure, il semble que le problème majeur de la loi Travail, comme de celui des théories liées à la communication néomanagériale, est tout autant leur contenu que ce qui en est absent, c’est-à-dire un cadre législatif imposant un équilibrage du rapport de force, en particulier lors des négociations sociales, dénotant le déni d’une asymétrie langagière et sociale plus que jamais profitable aux employeurs et aux actionnaires. Ainsi, elles se rejoignent dans le programme néolibéral en marche, en Europe, depuis une trentaine d’années (Cukier, 2016).
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[1] N. d. A. : cet article a été écrit plusieurs semaines avant le début du mouvement dit des « gilets jaunes ». Il ne prend donc pas en compte les évènements survenus depuis le mois de novembre 2018 et les éventuels changements dans les rapports de force entre dirigeants politiques et citoyens qui se sont produits ou qui pourraient advenir.
[2] Dite également « loi El Khomri » du nom de la ministre Myriam El Khomri ayant porté cette loi.
[3] Cf. la chronologie des « relations du travail », publiée sur le site http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/regulation-relations-travail/chronologie/ (consulté le 02 avril 2019).
[4] « Néomanagement » et « néomanagérial(es) » sont utilisés dans le sens de Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999). Les auteurs font référence aux pratiques managériales telles qu’elles se sont reconstruites au début des années 1980 avec le déploiement progressif de ce qu’ils appellent le « nouvel esprit du capitalisme ». Ce « nouvel esprit » est le renouvellement de ce qui justifie l’engagement des individus dans le capitalisme, en particulier à la suite du déclin du taylorisme et du fordisme. Cela a nécessité de nouvelles pratiques d’enrôlement des travailleurs par le management. La « communication néomanagériale » fait partie de ces nouvelles méthodes dont le but est d’impliquer intrinsèquement les acteurs dans la vie de l’entreprise (Mariscal, 2015).
[5] Le terme « discours » est pris ici dans un sens général. Il s’agit d’aborder les discours en fonction de leurs caractéristiques linguistiques telles qu’elles sont en interaction constante avec des contraintes de type sociologique.
[6] Les réformes et les théories néomanagériale dont nous allons parler touchent la forme dominante de la production de valeur économique c’est-à-dire l’emploi tel qu’il est basé sur la subordination à un employeur par un contrat et assujetti au marché du travail (Friot, 2012).
[7] Cf. http://www.vie-publique.fr/documents-vp/auroux.pdf (consulté le 02 avril 2019).
[8] Cf. https://www.legrandsoir.info/110-propositions-du-parti-socialiste-pour-la-France.html (consulté le 02 avril 2019).
[9] Si le management moderne se déclare « anti-tayloriste », cela ne signifie pas que le taylorisme a disparu. Cet article ne porte d’ailleurs pas sur la réalité des pratiques néomanagériales telles qu’elles sont observables sur le terrain, mais sur le discours et les nouveaux types de légitimation du management et du capitalisme qu’ils véhiculent.
[10] L’étude détaillée de ce cas et du schéma suivant a été abordée dans Mariscal (2016). D’autres éléments ont également été développés dans notre thèse (Mariscal, 2015).
[11] Nous reprenons ici à notre compte le cadre théorique définit par Catherine Kerbrat-Orechioni (2009) à propos de l’énonciation.
[12] Article L. 1321-2-1. Cette formulation n’apparaît pas ou apparaît de manière marginale dans les réformes qui ont précédé la loi EL Khomri.
[13] Avant la loi Travail, le plus haut niveau de normalisation dans le domaine du travail était la Constitution et les conventions internationales. Le code du travail était alors considéré comme la norme minimale de traitement des travailleurs, à partir de laquelle les accords nationaux interprofessionnels, les conventions collectives, les accords de branche ou d’entreprise et le contrat de travail pouvaient mettre en place certaines règles tant qu’elles ne dérogeaient pas au droit du travail.
[14] Dans les extraits de lois suivants, nous soulignerons les locutions.
[15] La locution « à défaut » apparaît dans les textes de réformes précédentes, comme par exemple dans deux articles de la loi Bertrand n°2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, dans les articles L. 3152-1 et 3154-2. Mais cela est sans commune mesure avec ce que l’on trouve dans la loi Travail. « À défaut » apparaît ponctuellement dans d’autres textes des années 2000, en particulier dans la loi Sapin n°2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi.
[16] Voir par exemple : Art. L 3121-19 et Art. L 3121-21.
[17] La notion « d’urgence » est reprise dans l’Art. L. 3121-18, 3123-24, 3131-1, 3142-70 et 3142-74. Nous mettons de côté l’Art. L. 3142-7 qui concerne l’urgence médicale et l’Art. L. 3142-49 sur les congés pris dans le cadre d’une catastrophe naturelle. Cette formulation n’apparaît pas ou apparaît de manière marginale dans les réformes qui ont précédé la loi El Khomri.
[18] Voir par exemple : Art. L. 3142-69.
[19] Voir aussi Art. L. 3123-26, 3142-45, 3142-51, 3142-63, 3142-69, 3142-113, article 58. Cette formulation n’apparaît pas ou apparaît de manière marginale dans les réformes qui ont précédé la loi El Khomri.
[20] Voir par exemple : Art. L. 3121-9. Cette formulation n’apparaît pas ou apparaît de manière marginale dans les réformes qui ont précédé la loi El Khomri.
[21] Art. L. 3121-12.
[22] Art. L. 3121-60. Cette formulation n’apparaît pas ou apparaît de manière marginale dans les réformes qui ont précédé la loi El Khomri.
[23] Art. L. 3121-65.
[24] Le terme « raisonnable » apparaît à de multiples reprises, dans les Art. L. 3121-9, 3121-42, 3121-60, 3121-65, 5143-1, article 55.
[25] Cette section n’apparaît dans aucune des réformes précédentes, c’est une nouveauté de la loi Travail.
[26] Art. L. 3122-21. Cette formulation n’apparaît pas ou apparaît de manière marginale dans les réformes qui ont précédé la loi El Khomri.
[27] Titre 1er.
[28] Titre 2.
[29] Art. L. 3122-4 et Art. L. 3122-12.
[30] Art. L. 3123-4.
[31] Art. L. 3123-10.
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